Vercors dans les années 60-70: un libéral de gauche? un anticapitaliste? un conservateur bourgeois?
Ce 8e article appartient au cycle d'étude sur Vercors et le capitalisme. Il suit l'article sur le roman Colères. Pour prendre connaissance de tous les articles et de la logique du positionnement de celui-ci, allez à la rubrique Thèmes.
Sommaire
Argumentaire ou résumons pour avancer
Jean Bruller hérita du socialisme de ses parents, celui d'une gauche modérée acquise à l'idée de réformes successives et progressives au sein du cadre systémique en place. Il hérita dans le même temps d'une approche libérale de la société. L'extraction bourgeoise de Jean Bruller explique cette approche intellectuelle.
- Pour approfondir le sujet sur son héritage familial, allez lire mon article Jean Bruller face au bouillonnnement intellectuel et politique des années 1930, dans Journalisme et littérature dans la gauche des années 1930, Rennes, PUR, 2014.
Le Jean Bruller de l'entre-deux-guerres fut donc un bourgeois libéral de gauche. D'ailleurs, le citoyen et l'artiste coïncident et se rejoignent dans cette vision libérale de la société. Dans la conclusion de mon article Le capitalisme est-il soluble dans La Danse des vivants?, j'avais donné les critères principaux: l’addition des actions individuelles fait la société; les individus autonomes et rationnels sont responsables; l'éducation et le dialogue raisonnable sont primordiaux.
Parce que son projet La Danse des vivants se déroula entre 1932 et 1938, il connut une inflexion et des chaos à cause du 6 février 1934 qui heurta les convictions de notre dessinateur. Le manichéisme ontologique s'assouplit (voir ses dessins pour « Rien est perdu » de La Danse des vivants), les rapports sociaux antagonistes de la société prirent davantage de place. Toutefois, la poursuite du projet fut mise à mal. Je postule qu'alors Jean Bruller délaissa de plus en plus La Danse des vivants pour ce motif et qu'il scinda son art en deux: d'un côté les dessins militants contre le monde capitaliste (dans l'hebdomadaire Vendredi entre 1935 et 1936), de l'autre côté des albums autonomes familiers de sa pensée originelle (L'Enfer, Visions intimes et rassurantes de la guerre).
Après la Seconde Guerre mondiale, Jean Bruller devenu l'écrivain Vercors ne se transforma pas idéologiquement, du moins dans ses fondements. Son essai La Sédition humaine offre cette vision libérale qu'on lui connaissait avant guerre, malgré la première apparition de la réflexion scientifique (à cette époque plus précisément paléo-anthropologique). De son imprégnation de la vision libérale d'avant découla le schéma de l'essaimage que j'ai appelé à cette page la « stratégie de la masse critique ». La transformation individuelle, reposant sur la raison interrogative, est première dans l'ordre des actions pour Vercors. Et chaque transition intérieure est censée induire par rayonnements successifs une transformation globale de la société toute entière.
S'il pensa le capitalisme à ce moment-là, ce fut de l'extérieur, comme si réflexion philosophique et réflexion politique étaient posées côte à côte sans véritable jonction. Ses fictions des années 40 sont des mises en scène de sa philosophie morale tournée vers l'Homme personnellement responsable de ses actes (im)moraux. Parallèlement, Vercors assistait à de multiples réunions politiques comme compagnon de route du PCF et parlait conflit de classes dans un système capitaliste.
C'est à partir des années 50 qu'il infléchit cette marche parallèle en tentant cette archipélisation dont j'ai parlé à propos de son ambitieux roman Colères. A cette époque - rédaction de ce roman entre 1954 et 1956 -, Vercors était Président du CNE dans l'orbite du PCF, il avait découvert la Chine en 1953 grâce au financement de son voyage par le Mouvement pour la Paix. Son ambition romanesque, philosophique et politique n'est donc pas le fruit du hasard. Avant Colères, et même de façon minoritaire, son conte philosophique Les Animaux dénaturés connut une intrusion du capitalisme dans une réflexion scientifique et philosophique sur l'Homme.
Dans ces années 50, Vercors mit en scène les rouages du capitalisme industriel, mais il avait déjà le regard porté sur le capitalisme de la séduction, celui qui s'imposa en France surtout dans les années 60-70 avec le consumérisme. Un article dans le journal Les Lettres françaises prouve dès cette période-là son acuité concernant l'aliénation consumériste rampante.
On peut donc dire qu'en 1956 Vercors restait le libéral de gauche anticapitaliste d'avant guerre, mais que la proportion s'équilibra mieux entre sa philosophie idéaliste libérale et sa position anticapitaliste. Même, il tenta d'articuler les deux, de plus en plus, alors qu'auparavant elles existaient en parallèle sans bien se rejoindre. On peut être en effet un anticapitaliste libéral.
Années 60-70 et au-delà: un anticapitaliste toujours libéral?
A partir de ces années-là, Vercors proposa davantage de récits ancrés dans le réel. Et si sa pensée théorique - visible dans sa correspondance, dans ses essais comme Sens et non sens de l'Histoire et Ce que je crois, dans ses entretiens comme A dire vrai - est encore et toujours imprégnée d'idéalisme et de libéralisme, en revanche sa littérature dévie davantage qu'auparavant de son dire théorique.
- Allez lire mes deux articles sur les oppositions entre ses théories et ses fictions: à cette page et à celle-ci.
D'abord, si sa philosophie resta libérale, on le perçut moins. En effet, Vercors s'appesantit davantage sur les origines biologiques des racines de l'Homme. Cet intérêt constant n'élimina pas sa théorie basée sur le volontarisme conscient de l'individu d'être plus ou moins homme, du moins depuis Colères des individus acteurs de leur temps et de leur loisir car nés du bon côté de la barrière sociale. Depuis 1956 s'accroît une tension entre réflexion ramenée au niveau strictement individuel et réflexion basée sur l'antagonisme entre dominants et dominés. Davantage que dans La Danse des vivants, Vercors sait distinguer les responsabilités différentielles.
Et dans ses oeuvres des années 60-70, Vercors accentua cette approche plus historicisée. Du roman militant Colères, l'écrivain passa à des romans politiques. Les personnages sont plus nuancés, moins manichéens. La classe populaire est présente, certes à l'arrière-plan puisque Vercors ne s'aventura pas davantage dans un monde qu'il ne connaissait pas, mais il ne l'oublia pas: il montra les conséquences néfastes des effets de la caste dirigeante et des puissances du capitalisme sur cette population plus fragilisée à cause de leurs conditions concrètes d'existence.
Dans ses romans des années 60-70, Vercors resta moins au niveau de la révolte individuelle contre soi-même. Il souligna surtout la nécessité d'un refus organisé et interclassiste de ce système politique et économique imposé. Il s'agit de Quota ou les pléthoriens (1966), du Radeau de la Méduse (1969) et de Comme un frère (1973). Il faut ajouter sa représentation théâtrale politisée Le Fer et le Velours (1969), adaptation de sa nouvelle des années 40, Un mensonge politique. Ces fictions sont créées dans le bouillonnement ante et post-années 68. Elles doivent donc être comprises dans leurs relations avec l'actualité de ces années-là. Je vous renvoie donc à ma page Vercors face à mai 68.
Vercors commença ses fictions anticapitalistes par Quota ou les pléthoriens (1966), dystopie écrite à quatre mains avec Paul Silva-Coronel comme je l'explique déjà dans la page consacrée à ce roman. Le déplacement géographique de cette expérience de manipulation des clients pour les pousser à la consommation rapproche le lecteur des Etats-Unis, épicentre du capitalisme. Les employés de l'entreprise qui innove grâce au mystérieux personnage de Quota ne sont pas les ouvriers de Colères. Pourtant, ils sont amenés par les nouvelles techniques de vente à être exploités et à n'être plus que des objets aliénés. Leur existence ne tourne plus qu'autour de la mégamachine production-consommation. Ils sont les rouages de cette machine infernale partie en roue libre, prête à tout détruire sur son passage: humains, relations sociales, environnement. Les producteurs-acheteurs-consommateurs pourraient stopper cette pulsion d'achat arrivée à un point de non-sens. Le système les pousse à acheter en plusieurs exemplaires un même objet qui encombre leurs habitats en indexant l'achat à des augmentations de salaire. Si l'on y réfléchit bien, quel intérêt puisque ces objets sont désormais de trop dans leur vie ? C'est sans compter sur la consommation ostentatoire que René Girard appela le « désir mimétique » et Thorstein Veblen la « consommation ostentatoire de la classe de loisir ».
Quota ou les pléthoriens est un titre au nom symbolique: le système fonctionne grâce aux quotas d'objets achetés qui déclenchent une augmentation automatique des salaires afin que pléthore d'autres objets soient acquis. Vercors et Paul Silva-Coronel mettent en scène l'inquiétante mégamachine décrite par Günther Anders, vectrice d'un homme unidimentionnel dans ce monde devenu totalitaire évoqué par Herbert Marcuse.
Après mai-juin 68, Vercors publia Le Radeau de la Méduse (1969) et Comme un frère (1973). Ces deux romans fonctionnent en dyptique quant à la composition des personnages. En effet, Fred et Remi, deux personnages de la fiction de 1969, anticipent le dédoublement de Roger-Louis Touhoine de celle de 1973. Fred et Remi sont des doubles antagonistes comme Roger et Louis. Ces deux récits intègrent des éléments narratifs anticapitalistes et contrebalancent en partie la philosophie libérale théorique de Vercors.
A la page Sociologie de la grande bourgeoisie, j'ai déjà parlé de la présence de la réflexion politique anticapitaliste de Comme un frère et de la prévalence de l'union des opprimés sur la démarche volontariste isolée de sa théorie libérale de 1949, La Sédition humaine.
Fred et son cousin Remi du Radeau de la Méduse sont eux aussi comme des frères: ils ont été élevés sous la même toit, dans la famille de Fred, mais ils ne sont plus frères à cause de leur comportement divergent. Fred se révolte contre son milieu bourgeois hypocrite, essentiellement à cause des mensonges de ces couples infidèles alors que la fidélité fonctionne comme un des principes éducatif et moral de cette classe sociale. Or, Fred découvre que ces couples - dont son propre père - sont inconstants. Remi, quant à lui, quoiqu'informé de cette duplicité, accepte sans sourciller. Fred se révolte, écrit un pamphlet, quitte son milieu. Sauf qu'avec le temps, Fred se comporte sur le plan des mœurs exactement comme sa classe sociale. La différence - du moins le croit-il - tient dans le fait qu'il fait comprendre à son épouse qu'il a des aventures amoureuses extra-conjugales. Surtout, Fred se tient à l'écart des questions politiques et ne lutte pas pour un monde meilleur: « la politique, je n'ai jamais voulu m'y frotter ». En revanche, la guerre métamorphose ce Remi si sage et si intégré à la bourgeoisie. Il côtoie des communistes, entre en Résistance:
nous nous sommes tous fameusement trompés, il n'a rien fallu de moins qu'une guerre, et que l'occupation, et cette immense boucherie, et les Juifs vendus à Hitler, pour nous faire faire ce chassé-croisé, pour nous remettre à notre place.
Remi, dessillé sur son milieu selon « l'éthique sociale qu'on adopte », combat un membre de la famille:
L'affaire des mines d'Anzin, naturellement tu [=Fred] ne sait pas ce que c'était, les gars comme toi ne savent jamais rien. Une tentative de grève, suivie d'une décimation des grévistes, comme du temps de César et des légionnaires. Un fusillé sur dix. Et les remerciements de Korninsky [=le patron des mines et le beau-père de Remi] à l'occupant, au nom du patronat français.
[...] J'ai toujours soupçonné Korninsky. De toute façon ç'aurait fini par là, si je voulais garder quelque estime de moi-même: ce qui se passait dans le pays, à commencer par la famille Provins, ne me laissait pas d'autre choix.
Le regard de Vercors, double de ce personnage fictif Remi, est donc politique. La lutte est solidaire, et non pas solitaire dans ce roman où la philosophie libérale est mise en veilleuse.
Après ce roman de 1973, Vercors proposa des récits de l'évasion et de l'ailleurs: le récit fortement autobiographique Tendre Naufrage (1974), les nouvelles fantastiques Les Chevaux du temps (1977). Comme pour La Danse des vivants, Vercors scinda en deux ses ouvrages à ce moment-là. D'un côté les fictions d'évasion loin du réel, de l'autre des essais - Ce que je crois - et des prises de positions politiques dans les journaux contre les ravages du capitalisme. Pour quelle raison renonça-t-il à ce type de romans politiques? A cause de sa déception post-68. Vercors observait avec espoir le rapprochement du PS et du PCF. Le programme commun élaboré en 1972 rompu, notre penseur vit s'effondrer son rêve d'un « front » des gauches qui lui rappelait le Front populaire des années 30.
Pour conclure sur le sujet, Vercors fut constant dans son anticapitalisme. Par contre, sa vision libérale, pourtant ancrée en lui fortement, subit des évolutions. Cet article que j'avais déjà cité ailleurs distingue essentialisme fort, essentialisme faible et essentialisme minimaliste. Je postule qu'avant la Seconde Guerre mondiale, Vercors - inspiré de Thomas Hobbes - développait dans ses oeuvres un essentialisme fort - que La Danse des vivants couronne -, avant d'être heurté par l'Histoire d'abord en 1934 puis à partir de 1939. Après guerre, il évolua vers un essentialisme faible que La Sédition humaine illustre, jusqu'à progressivement et surtout à partir des années 50 s'engager dans un essentialisme minimaliste que Colères, puis Quota ou les pléthoriens, Le Radeau de la Méduse et Comme un frère représentent. En d'autres termes, à l'essentialisme ontologique, Vercors ajouta une dimension sociologique indispensable à une vision plus concrète et réaliste de l'humain.
La contre-révolution sexuelle expliquée à la jeune génération
Le conservateur devenu réactionnaire
Le corps est politique: corps contraint ou libéré, corps hypo- ou hyper-sexué, corps confiné ou déconfiné, corps soumis au rapprochement ou à la distanciation physique donc sociale.
La morale que l'on fait peser sur le corps, quelle que soit cette morale, dirige politiquement un type de société. Et, par une oscillation du balancier, avec des idées morales sur le corps et des idées philosophiques sur l'humain, on produit des effets politiques.
Autour des années 68, Vercors porta un regard politique sur les insurrections ouvrières et estudiantines. Il les accompagna parce que celles-ci s'opposaient à l'exploitation capitaliste et à l'aliénation provoquée par le consumérisme. Il approuva les mouvements des corps à partir du moment où c'était des corps à l'arrêt dans les usines pour lutter en faveur de l'amélioration des destins opprimés par la machine capitaliste, à partir du moment où c'était des corps se mêlant dans le flux des manifestations pour redynamiser la quête du sens de l'existence au-delà des contraintes capitalistes. Si Vercors s'enthousiasma de ces insurrections qui enraillaient la bonne marche de l'espace-temps du capitalisme, c'est parce que ces corps pensants s'interrogeaient sur le sens du monde et de la condition humaine. Première étape d'une brèche dans le mur du capitalisme pour passer à l'étape suivante ardemment désirée par Vercors: la libido sciendi ou le mouvement convergent de tous les corps des humains tendus vers l'activation neuronale, solidaires dans la communion de cerveaux libérés prêts à découvrir la Vérité (majuscule propre à Vercors) sur l'Homme et le monde.
Dans une dualité que l'on connaît bien de notre penseur, Vercors réprouva la libération sexuelle des corps. J'avais évoqué cette double direction opposée à ma page Vercors face à mai 68, et j'avais fourni des exemples fictionnels contemporains aux événements 68. Cette contre-révolution sexuelle expliquée à la jeune génération est-elle due à l'évolution moralisante d'un vieux penseur qui dit ne plus comprendre la jeunesse sur ce sujet (notamment au début de Tendre Naufrage)? Absolument pas. Depuis toujours, Jean Bruller-Vercors est un conservateur sur le plan des moeurs. Dans cette émission de Politikon, le conservatisme est défini comme la "conservation d'un ordre social et politique qui repose sur des valeurs traditionnelles et contre des volontés de changement et d'émancipation". Si autour des années 68 Vercors agit pour ne pas conserver l'ordre politique dans une critique radicale du capitalisme, il voulait conserver à l'inverse l'ordre social que souvent on nomme sociétal. Les fictions Le Radeau de la méduse et Tendre Naufrage, dans une mesure moindre Comme un frère, sont écrites en réaction à la demande de libération sexuelle de la société. Dans ce contexte et par la force des événements historiques, le conservatisme de Vercors devint donc visiblement contre-révolutionnaire. Il se montra favorable au droit à l'avortement, convaincu par la liberté de choix des humains (surtout des femmes dans ce cas). Et, les rares fois où il réfléchit sexualité au-delà de la moquerie et de l'anathème, c'était dans le sens d'un hygiénisme plutôt que dans le sens d'une libération sexuelle. Parler avortement et contraception (2e sujet que Vercors évita), c'est totalement nécessaire mais non suffisant puisqu'on n'évoque que la moitié du sujet sur la sexualité.
Le conservatisme de Vercors est hérité de sa famille « d'une excessive pruderie » (Le Radeau de la méduse), microcosme d'un milieu bourgeois favorable à la répression sexuelle. Ce mode de fonctionnement reprend la trilogie mortifère de la vierge, de la maman-bourgeoise et de la putain, mutile psychiquement les femmes pour annihiler au maximum leur désir et leur plaisir, absout tacitement les hommes du recours à la prostituée comme remède à la misère sexuelle (en réalité comme accentuation de cette misère et sacrifice de femmes des classes populaires désargentées dans une société capitaliste génératrice du chômage et de la pauvreté). Allez relire ma page sur Vercors et le deuxième sexe.
Jean Bruller-Vercors approuvait-il la morale sexuelle bourgeoise et son application? Il approuva jusqu'à la fin de son existence la morale sexuelle théorique imposée aux humains et réprouva les entorses pratiques à ces règles répressives. En effet, comme il le raconta dans de nombreux récits à teneur autobiographique, il fut marqué du sceau éducatif de la pureté de l'âme humaine corrélée à la pureté du corps. Autrement dit: le corps sexué est condamnable et il est tacitement condamné par le silence de plomb qui entoure la sexualité. Le Vercors transhumaniste rêva d'une fusion de l'esprit d'un Homme débarrassé de son corps dans les particules du monde - la pureté absolue, le monde des Idées platonicien par excellence -, mais il dut se contenter d'un réel quotidien en proie au mariage des corps. C'est pourquoi sa crainte d'une sexualité culpabilisée et son approche du corps de l'autre - en l'occurence le corps féminin dans une dimension hétéro-normée - exaltent de tous ses voeux pieux la vierge puis la maman-bourgeoise. La morale de Vercors contraint le corps des femmes - d'où son conservatisme par rapport à l'ordre déjà établi depuis des millénaires.
Mais la morale de Vercors contraint aussi le corps des hommes - d'où sa position cette fois-ci réactionnaire par rapport aux pratiques cachées de son milieu bourgeois. Ainsi Vercors condamne l'instauration de la prostitution, d'abord en n'y recourant pas (il signale dans Le Radeau de la méduse qu'il condamne ses jeunes camarades bourgeois s'initiant à la sexualité de cette manière), ensuite en montrant les effets délétères de la prostitution à laquelle les femmes les plus pauvres sont contraintes. Dans son récit Clémentine, la jeune héroïne possède une haute valeur morale que l'hypocrite société masque en la ramenant à sa condition de prostituée créée par ladite société.
La position morale de Vercors vient également en réaction aux mensonges de son milieu qui affiche pourtant ses bonnes mœurs et la sacralisation du mariage. On apprend ainsi dans Le Radeau de la méduse que la sainte famille bourgeoise fonctionne sur l'infidélité tue par tous mais sue de tous: le jeune Fred s'offusque du rire sous cape de ces bonnes dames bourgeoises, sa mère y compris, qui se racontent les péripéties polygames de l'oncle. Il démasque son père aux « attitudes puritaines » qui entretient des maîtresses dont Elise la cousine de Fred. Précisément, la fille de la sœur de la mère de Fred. Ce détail, quoique détournée en partie puisque ce n'est pas la sœur de la mère de Fred qui a une aventure avec le père, révèle que très probablement Vercors était informé du lourd secret de ses parents. Dans ce récit comme dans les autres, Vercors se focalisa exclusivement sur les infidélités plutôt que sur le véritable problème de l'insatisfaction sexuelle ou du désir émoussé. J'ai dit également à plusieurs reprises que cette généralisation d'un problème personnel était tendancieuse, pour ne pas dire dangereuse. Il est ridicule de penser que tous les couples sont infidèles. Il est réducteur de rabaisser les mésententes conjugales au seul problème sexuel, que ce soit infidélité ou insatisfaction sexuelle fidèle. Il est aveugle de bannir toute réflexion sur le temps qui pèse sur les couples: la morale monolithique se fracasse quand le couple amoureux s'éloigne parce que l'avancée dans l'âge est susceptible de faire évoluer les individus et de conduire à une simple amitié, à une mésentente progressive, voire au désamour ou tout autre scénario possible; quand le couple n'a plus de désir mais s'aime encore (rester et se couper de tout désir, rester mais chercher ses désirs ailleurs, etc.). Tous ces questionnements sont ancrés dans le réel. Dans la petite biographie Vercors l'homme du silence, ce secret des parents de Vercors est éventé, et le vrai souci de Vercors et de sa première épouse - l'insatisfaction sexuelle commune - est mis en avant. Dès lors, pourquoi rentrer de nouveau dans l'orthodoxie en parlant des « intérêts bien compris » (= la fidélité des corps) de Vercors et de sa seconde épouse ? On nous reparle de fidélité/infidélité comme facteur explicatif, là où on tait ce qui était le vrai problème qui avait pourtant était soulevé: l'insatisfaction sexuelle. Pourquoi s'aligner sur un Vercors qui s'est constamment ingénié à détourner le regard hypocrite de la source véritable de son problème ? Et si la seconde épouse éprouvait peu/pas de plaisir, le retour à la problématique erronée valide la morale réactionnaire patriarcale, qui plus est au détriment des femmes sur laquelle la répression éducative est la plus féroce. « Mal nommer un objet, c'est ajouter au malheur du monde » (Camus).
Du moins cette posture conservatrice devenue réactionnaire en 68 explique-t-elle la mise en scène de certains de ses personnages féminins à haute tenue morale: la nièce du Silence de la mer et son double modernisé du Piège à loup, Nicole des Armes de la Nuit, et les diverses déclinaisons fictionnelles de Stéphanie l'amour de jeunesse de Vercors. L'intransigeante posture morale de la nièce du Silence de la mer est un refus politique à pactiser avec l'ennemi allemand. Le corps de la jeune fille est inflexible, à quelques détails prêts qui révèlent son sentiment amoureux naissant. Ce corps sexué féminin pourrait donc être une conquête supplémentaire du territoire ennemi et une faille de la nation dominée si la nièce venait à oublier sa probité morale. Il est un champ de bataille entre ennemis masculins qui sont en guerre l'un contre l'autre. Le corps des femmes relève de cette symbolique. Vercors réfléchit dans le cadre de l'ordre traditionnel ancestral: le corps sexué féminin est tributaire de héros virils qui s'arrogent un droit de propriété et d'usage sur cet objet politique.
- Allez lire également La dignité chez Vercors: sources et héritages.
Le capitalisme et le corps sexué: idéal ascétique et Pornland comme effet de balancier d'un même système en place
Vercors assimilait la libération sexuelle des corps à un frein à l'exercice de la pensée consciente tendue, je le rappelle, vers la quête exclusive du savoir intellectuel qui frise souvent le spirituel. L'intérêt sexuel est un obstacle au travail et à la création comme le suggérait déjà Jean Bruller dans « Le sang du poète » de La Danse des vivants:
Ne peut-on postuler que la pensée de Jean Bruller-Vercors, par l'incorporation d'une morale de l'idéal ascétique transmise par son extraction bourgeoise, incarna en partie L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme (1904-1905)? Cet ouvrage de Max Weber a été critiqué, il comporte des failles, mais a été réactualisé par Luc Boltanski et Eve Chiapello dans Le Nouvel esprit du capitalisme (1999).
L'éthique calviniste du travail pousse les hommes notamment vers la valeur travail et la discipline, donc vers la morale de l'ascèse des corps. Voici ce que Vercors écrivit en juillet 1968:
Mes convictions socialisantes sont la projection dans la praxis de mes convictions éthiques. L’homme, objectivement, se définit par le travail, mais éthiquement (pour moi) il se définit par le refus de sa condition originelle (c’est ce que j’appelle sa rébellion). Sa lutte contre la nature suit deux chemins parallèles : l’un mène à soumettre celle-ci à ses besoins matériellement vitaux, l’autre à l’obliger à livrer ses secrets, à commencer par ceux qui le concernent lui-même et son destin.
Lutter pour obtenir les secrets de la nature, c'est bel et bien se contraindre au travail cérébral et intellectuel, c'est mettre son énergie au service de l'esprit. On peut légitimement se demander jusqu'où iraient le sacrifice de soi (l'individuel dans le collectif) et la privation des plaisirs ( pas uniquement sexuels) dans ce monde d'après le capitalisme de Vercors. Le corps, donc le corps sexué, est oublié dans cette optique. Vercors, en accord avec le moralisme du PCF, aspirait ainsi à un socialisme puritain, loin du « socialisme gourmand » qu'évoque Paul Ariès (qui n'est pas un synonyme de débauche). Dans ses fictions et ses mémoires, l'analyse de la représentation des corps et des sens ainsi que de leur place dans son projet de libération individuelle et collective le démontre amplement. Son socialisme austère rejoint l'une des deux branches originelles de ce courant politique.
De nombreux intellectuels des années 68 - les psychiatres délaissant les théories freudiennes, les philosophes (notamment Henri Lefebvre), les situationnistes, les féministes - réfléchirent à l'impact du capitalisme dans la vie quotidienne. Ils oeuvrèrent pour la libération sexuelle. Vercors confondit cette aspiration d'une sexualité libérée des carcans étouffants d'une grande partie de la société avec le libertinage souhaité par une minorité. Il généralisa ainsi la volonté de la licence sexuelle à la jeunesse entière, ce qui l'amena à exalter dans ses romans de l'époque - Le Radeau de la méduse et Tendre Naufrage - la retenue sexuelle et l'abstinence de son jeune temps (du moins la sienne et celle imposée à de nombreuses jeunes femmes puisque l'écrivain raconta la sexualité prostitutionnelle à laquelle recouraient ses jeunes congénères).
En refusant cette libération de la société de 68, il perpétuait la soumission des corps à la misère sexuelle, il allait à contre-courant de la libération progressive des femmes. Et si l'on prend le terme de libération dans un sens plus large, on doit parler de la libération corrélée des enfants, alors même qu'il déclara dans Le Radeau de la méduse que « c'est la malédiction de l'enfance qu'elle soit dépendante ». Ajoutons: encore plus quand le joug patriarcal pèse sur les destins. La libération des femmes et des enfants est lente, l'évolution des mentalités étant la plus difficile à mouvoir et les contre-pouvoirs idéologiques luttant pour maintenir l'ordre établi. Ce n'est que récemment que la parole contre les violences sexuelles commence à être audible, alors que les mouvements féministes se battent depuis des décennies. Beaucoup de militants voulaient renverser l'ordre social, mais pas forcément l'ordre genré.
- Allez écouter cette émission et cette émission sur France culture.
Certains hommes ont profité de ces années d'effervescence pour réclamer l'autorisation au grand jour des relations sexuelles entre adultes et enfants. Dans une tribune du journal Le Monde du 26 janvier 1977, des artistes de renom se fourvoyèrent dans cette pédocriminalité. Il n'y est question ni de viol ni d'inceste, mais de consentement. Or, et le récit récent de Vanessa Springora le démontre, l'emprise d'un adulte sur un enfant malléable est facile. Le consentement d'un enfant ne peut être éclairé. Cette dérive inacceptable ne ressemble en rien à de la libération sexuelle. Le nom de Vercors ne figure pas dans cette tribune. Et on comprend pourquoi.
Toutefois, Vercors prêta sa plume à Plaidoyer pour une âme. L'affaire Gabrielle Russier (1970). Cet ouvrage défend une institutrice dans une affaire sensible de détournement de mineur. Il s'appesantit surtout sur les errances de la justice et l'acharnement de cette dernière sur la protagoniste. Vercors intervint ainsi dans le livre sous cet angle:
L'Affaire Gabrielle Russier m'apparaît comme une survivance des plus vieux préjugés que nourrit la classe dominante, aggravée par la sclérose d'une justice à son service. Il n'est pas dit, malheureusement, que ces préjugés ne survivraient pas à un changement du système social.
La participation de Vercors à cette défense est étonnante quand on sait notamment tout ce qu'il préconise dans ses fictions concomitantes, à savoir la chasteté des jeunes le plus longtemps possible. Il reste des mystères dans une personnalité et celui-ci en est un.
La société pornographique actuelle n'est pas non plus synonyme de libération sexuelle, bien au contraire. Pornland est notre contemporain inquiétant: corps dénudés à profusion, sexualité humiliante, violente, dégradante, soumission à des normes de performances et de mécaniques corporelles. Société d'un spectacle mensonger qui maintient la misère sexuelle. Cette société est la conséquence de l'inaboutissement de la libération sexuelle. Elle est le reflet d'une restructuration d'un capitalisme souple qui a su dès les années 68 récupérer les revendications. La société de consommation a évolué en capitalisme de la séduction. La séduction est une industrie à créer et à façonner les désirs. Le capitalisme a su se renouveler et survivre en intégrant les nouvelles exigences de la société de 68, mais dans un détournement et un dévoiement propices au profit.
L'émancipation n'est ni dans l'idéal ascétique de L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme auquel Vercors souscrivit, ni dans la porn society vulgaire d'un capitalisme qui transforme l'humain en marchandise. Ce sont les deux faces d'un même système aliénant et mortifère. Leurs effets sur la vie réelle sont désastreux.
Conclusion
Dans ces années 60-70 et jusqu'à sa mort, Vercors accentua sa critique radicale du capitalisme. Il s'allia à un socialisme démocratique, anticapitaliste, antistalinien et antiproductiviste. En juillet 1968, dans une lettre, il s'inquiétait de:
[...] la forme même que prennent les sociétés modernes, du seul fait de la production industrielle. Dans les sociétés capitalistes, par la force des choses, et les USA en donnent l’avant-goût, le phénomène du couple production-consommation prend le pas sur tout le reste, et son développement devient un but en soi, qui stérilise d’avance toute naissance d’une éthique fructueuse pour « l’humanisation » en devenir. Mais les sociétés capitalistes sont-elles les seules à courir ce danger ? Je ne le crois pas. Où que se développe le couple production-consommation, la force des choses tend à produire le même effet, qui est de devenir un but en soi, même dans les sociétés socialistes.
Vercors s'opposait donc à la gauche productiviste et militait pour un « socialisme à visage humain ». Le marxisme, dit-il toujours dans cette lettre, ne l'intéressait que dans la mesure où il a pour vocation de libérer les humains de l'exploitation et de l'aliénation d'une forme d'emplois et d'une forme de vie contrainte. Il est l'étape première indispensable pour pouvoir débuter les propositions éthiques de Vercors. Ce dernier estimait que le marxisme n'envisageait pas ce post-capitalisme:
Il faut libérer l’homme pour qu’il puisse réaliser toute son « humanité » ; mais ce que cette « humanité » devra être chez l’homme ainsi libéré, le marxisme ne le dit pas, parce qu’il tient cette « prospective » pour illusoire et prématurée. Et c’est en quoi je ne suis pas d’accord. A mes yeux, il y a là un « vide » que les hommes comme moi essaient de combler, car il comporte divers dangers. L’un est que les moyens employés en cours de route pour cette libération n’en viennent, quand ils sont mauvais, à altérer d’avance cette « humanité » en gestation.
- Allez lire l'utopie post-capitaliste selon Vercors
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Article mis en ligne le 15 juin et le 1er juillet 2020