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La Danse des vivants (Relevés trimestriels 1932-1938)

Ce 3e article appartient au cycle d'étude sur Vercors et le capitalisme. Il suit l'article sur le petit Jean dans un monde capitaliste.

Pour prendre connaissance de tous les articles et de la logique du positionnement de celui-ci, allez à la rubrique Thèmes.

Présentation générale de La Danse des vivants

La composition de l’album

La Danse des vivants est incontestablement l’œuvre graphique la plus imposante de Jean Bruller, celle de la maturité personnelle et artistique.

Cette oeuvre s'ébaucha progressivement entre 1932 et 1938, sous forme de Relevés Trimestriels. Elle fut couronnée dès la première livraison par un projet global, celui de la peinture d'une sorte de « comédie humaine » à la manière de celle de Balzac et des Hommes de bonne volonté de son ami l’écrivain Jules Romains:

de même qu'en une dizaine d'années Romains exprimerait, par son roman, sa vision exhaustive de notre malheureuse espèce, de même dans un temps égal j'exprimerais la mienne - toutes proportions gardées - en ne me contentant plus du hasard de l'inspiration mais en l'infléchissant en un système cohérent, propre à l'exprimer, si possible, comme une totalité.

Le système d'ensemble se déclinait en planches s'insérant dans des chapitres arrêtés. Jean Bruller les publia par groupe de dix en un ordre qui ne préjugeait en rien l’organisation définitive, mais qui laissait une place prépondérante à sa liberté créatrice. Pourtant, il prévint que ce désordre n’était qu’apparent, et que l’homogénéité et le sens mûriraient au fur et à mesure.

 

 

Au printemps 1926, juste après la publication de son premier album 21 Recettes de mort violente, Jean Bruller, qui rétrospectivement se décrivit comme un jeune homme frivole et immature, fut brutalement frappé d’une angoisse existentielle. Ses albums suivants, Hypothèses sur les amateurs de peinture (1927) et Un Homme coupé en tranches (1929), se nourrirent de ce tourment moral et philosophique. Mais c’est en particulier La Danse des vivants qui porte ce pessimisme profond aux accents pascaliens : l’homme, jeté dans ce vaste univers absurde où rien n’a de raison d’être, est faible et misérable. Il est un « condamné à mort » en sursis, selon le titre de l'un des dessins, insignifiant à l’échelle du Cosmos. Son existence est une longue suite de chaînes que la société lui impose et qu’il s’impose lui-même. Dans la société, l’homme se pare d’autres « chaînes adorées » par ambition et vanité. Les gloires et les honneurs avivent hypocrisies, mesquineries et compromissions. Titres et dessins créent souvent des discordances significatives.

On appréciera dans de nombreuses estampes la verticalité du trait qui écrase les hommes sous le poids de leur inexorable insignifiance dans un univers sans transcendance (« L’Ecole du découragement, ou les mauvaises fréquentations », « Tristesse de l’astronome », « A la poursuite du néant, ou le retour sur soi-même », « L’athée »).

A posteriori, Vercors épingla son angoisse existentielle qu’il définit comme une position sentimentale. L’Histoire lui fit remplacer ce pessimisme par la Résistance et l’action solidaire. Dès lors, il chercha la définition de l’homme, cet animal dénaturé (titre d’un conte philosophique de 1952, repris sous forme théâtrale en 1963, Zoo ou l’assassin philanthrope). Mais plutôt que de parler de rupture brutale au moment de la Seconde Guerre mondiale, il convient plus justement de déceler un humanisme déjà latent chez le dessinateur. Le dernier chapitre de La Danse des Vivants, inventé pour le Relevé Trimestriel de 1935, s’intitule « Rien n’est perdu ». Et, l’ironie et l’humour corrosif de ses dessins sonnent comme une réponse à ce non-sens, au moment même où Jean Bruller assistait au « péril fasciste ». C'est à cette époque qu'il participa aux comités antifascistes. Et, à partir de l’Occupation, il partit en quête d'une signification de ce monde.

Technique et fabrication

  • Lisez mon article en ligne Vercors et l'imprimerie dans L'écrivain et l’imprimeur, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, Collection Interférences, 2010, pp. 337-358: je décline les trois parties comme suit : Jean Bruller, un artiste familier des ateliers d’imprimerie ; Le réseau auteur-éditeur-imprimeur ; Une étude de cas : les callichromies (1952-1958).

Le capitalisme est-il soluble dans La Danse des vivants ?

Son album La Danse des vivants est centré sur l'homme seul et sur l'homme en relation avec les autres. Donc Il s'attarde judicieusement sur tous les aspects de la vie quotidienne des humains. Plus précisément, sur le vécu ordinaire des occidentaux, ce qui limite déjà la portée de la généralisation de la leçon philosophique. Ma critique ne concerne pas que Jean Bruller-Vercors, elle englobe de trop nombreux intellectuels qui essentialisent sans avoir à l'esprit les rapports sociaux.

Ce qui est intéressant, c'est que le dessinateur décortique des pans entiers des vies ordinaires. Son objectif annoncé est de détecter les tares humaines, dans une visée pessimiste à la manière des moralistes du Grand Siècle, et de brocarder ce que serait l'homme par essence. Sauf que Jean Bruller n'est plus au XVIIe siècle. Il serait dommage d'avoir occulté les enjeux de l'Histoire au sein de sa philosophie.

Dans cet article, il s'agira de se poser deux questions:

  • Le dessinateur a-t-il oublié de réfléchir à l'essence humaine à l'aune du capitalisme? Il a connu, rappelons-le, une première évolution entre 1928 et 1931: grâce à son réseau de sociabilité accru, il a pris conscience du racisme inconscient de la population. Il a lui-même fait évoluer son crayon sur le sujet comme je le prouve dans cet article de Strenae. Auparavant, le jeune homme uniquement préoccupé de lui transposait ce souci de soi dans ses albums, surtout dans Un Homme coupé en tranches. Désormais pourvu d'une conscience historique et politique plus aiguisée, il se lance dans ce qu'il considérait comme son grand oeuvre, La Danse des vivants.
  • La seconde question portera sur l'évolution de son invention et de sa pensée en fonction de la collusion historique entre 1932 et 1938. Le choc du réel se lit dans ses dessins et dans la parution plus chaotique de ses Relevés trimestriels à partir de 1935. Certains de ses dessins sont liés au capitalisme. Nous mettrons en exergue leurs dates de parution et ferons un parallèle avec l'intervention du dessinateur dans le journal Vendredi.

Radiographie de la vie quotidienne

Commençons par faire l'inventaire global des thèmes des dessins de La Danse des vivants. Quel(s) mode(s) d'existence des individus Jean Bruller dessine-t-il? Quel est le vécu ordinaire des hommes? Quelle est la quotidienneté des hommes ordinaires

Division des classes sociales/ Division du travail

Jean Bruller s'appesantit surtout sur sa classe sociale et sur la classe politique. Les classes populaires, qu'il connaît mal, qu'il côtoie peu à cause de la segmentation capitaliste de l'espace (Lire notamment l'ouvrage de Lewis Mumford sur l'histoire de la ville à ce sujet) et des distinctions matérielles et culturelles des modes d'existences, sont peu représentées.

La planche « Charité ou le devoir accompli » symbolise parfaitement cette division des classes sociales. J'en avais déjà parlé ici dans son analyse autobiographique (avec l'image) ou là dans son analyse générale. Pour évoquer la division des classes et du travail, Jean Bruller se montre plus acerbe vis-à-vis des bourgeois que des classes exploitées. S'il montre la solitude du riche - expérience collective - dans un espace confortable - élément non collectif cette fois-ci - afin de signifier la condition humaine dans « Au faîte des richesses », il critique la suffisance du bon bourgeois dans « La belle barbe, ou la confiance en soi » et l'arrogance malveillante contre les pauvres gens dans « Le salaud ».

En revanche, il prend pitié de l'exploitation des employés pauvres en peignant leurs insupportables conditions de travail: travail de force dans « Le " Pacific ", venant de Sydney, passe en vue des îles Paradis », travail épuisant dans « Du travail, ou la misère vaincue », travail monotone et isolé dans « La morte ».

 

Dans « Plaisir de l'Action, ou la conquête d'un marché », le dessinateur met en vis-à-vis deux travailleurs. Le petit commerçant de la buvette ouvre à 5h du matin et nettoie le lieu avant l'arrivée des clients. Il n'a pas le choix pour gagner sa vie. Cette aliénation en rejoint une autre, celle du commercial aliéné par sa poursuite de l'argent et du succès, prêt à tous les efforts (se lever tôt par exemple, s'acharner au travail...).

Il réserve un sort particulier aux grands capitalistes et aux hommes politiques. La malhonnêteté du milieu des affaires est mise en scène tout en ironie dans « Finances » et dans « L'honnête homme ». Les grands de ce monde sont fascinés par les armes et l'univers militaire (« Au but », « Hommage au progrès, ou l'encouragement au bien », « L'animateur »). Il ne manque plus qu'un leader pour installer un projet politique belliqueux et fasciste ( « Le maître des hommes », « Les martyrs bénévoles »). Selon la perspective brullerienne, le conditionnement et la soumission sont possibles grâce à la complexion particulière de la nature humaine.

 

Producteur, consommateur

Au-delà du travailleur, ce producteur est un consommateur effréné. Consommation de biens matériels futiles dans « Fin de journée ou la vie oisive ». Néanmoins, les planches sont peu nombreuses. Le dessinateur préfère souligner le mécanisme du conditionnement avec le matraquage publicitaire dans « Capitulation, ou le libre-arbitre » et dans « Le retour écoeurant ».

Mais c'est surtout la consommation de loisirs dispendieux et la consommation amoureuse que Jean Bruller fustige.  

Loisirs

Le temps libéré est consacré aux loisirs et aux plaisirs.

Les loisirs bourgeois sous forme de croisières sont mal vus par Jean Bruller comme nous le remarquons dans les dessins « Tour du monde à prix fixe, ou l'Aventure raisonnable », « Les bonnes vacances », « Rien que la terre, ou le plaisir monotone ». Le tourisme en groupes envahit les espaces au point que le farniente tranquille en est dérangé (« Le fou »). Ces loisirs de classes contrastent avec « Le   Pacific ”, venant de Sydney, passe en vue des îles Paradis » (voir plus haut) et avec « L'envers du palace », dessins dans lesquels les conditions inhumaines des exploités pour les plaisirs des classes supérieures sont exhibées. Et ces loisirs ne sont pas donnés à tout le monde. Quand les uns partent, les autres restent à quai (« Spleen »).

Les départs en vacances pour une journée ou pour plusieurs jours ne trouvent pas davantage grâce à ses yeux: « Dimanche! Dimanche! », « Symphonie pastorale, ou le bienheureux aveugle et sourd », « La belle saison » (voyez le contraste entre cette file de véhicules et le paysan modeste sur sa cariole tirée par son âne). Le moraliste voit les humains comme des moutons de Panurge qui s'éloignent des villes pour se précipiter à la campagne ou à la mer dans un bruit assourdissant de klaxons et de vrombrissement de voitures. Sauf que cela ne concerne qu'une infime partie de la population française dans les années 30. Aussi la peinture négative des hommes qui se veut générale ne l'est-elle pas.

 

                                       

Jean Bruller offre des planches d'un autre type de vacances: le départ tranquille dans une nature bucolique pour des heures de farniente bienvenues, dans une vie minimaliste et à l'arrêt: « La belle histoire », « Aventures ».

« Le Fou » adhère à ce bien-être, mais il est perturbé par une horde de touristes avec de nouvelles pratiques.

Si Jean Bruller fait l'éloge du déplacement, alors il sera celui de gens plus modestes qui se lancent un défi et savent faire des efforts physiques afin de se surpasser, comme « Le fanatique » et « L'aide-comptable ».

Dans cette peinture des loisirs, le dessinateur oppose la ville à la campagne. C'est un topos (=lieu commun) de la littérature et de la morale philosophique. La ville est signe de mort  Agonie » - 1935 -, « Scène de la vie future » - 1932 - , « Bourgeons de Paris » - 1934, « Printemps, ou l'obstiné » - 1932), pendant que la campagne est synonyme de liberté, d'espace pour respirer et de repos. Rappelons-nous toutefois que ce topos a aussi un aspect autobiographique, car c'est à cette époque que Jean Bruller décide de quitter Paris pour s'installer en Seine-et-Marne. C'est le moment où il a assez économisé pour s'octroyer deux années de liberté (Voir cette page de mon site concernant l'année 1932).

Rapport à l'autre, rapport au temps

Accélération de la vitesse et omniprésence du temps dévoreur. « Les horloges, ou l'esclave de l'heure » rappelle « Plaisir de l'Action, ou la conquête d'un marché » (voir plus haut). Dans la vie privée, les rencontres amoureuses se font à toute vitesse, à l'image de l'accélération de la société grâce à la voiture (« Amour au 1/100e de seconde »). Tout aussi vite, les couples se font et se défont, et, s'ils ne se défont pas, ils se trompent.

Quant aux rapports interpersonnels, ils sont plutôt superficiels (même dans une famille), fugaces, voire hostiles vis-à-vis des étrangers. La Danse des vivants regorge de ce thème.

Essentialisation versus logique systémique

A partir de cet inventaire de la vie quotidienne des hommes, Jean Bruller conclut que les désordres de la société et les mesquineries de chacun relèvent de l'essence mauvaise de l'humain. Malgré son héritage familial de gauche et sa propre orientation socialiste, le dessinateur trouve malgré tout, et en opposition à sa filiation politique, une origine ontologique implacable qui explique l'Homme. J'avais commis un article au titre un peu provocateur: Ce que la littérature de Vercors veut dire de sa philosophie (ou comment être un homme de gauche avec une philosophie de droite?). Je vous invite à le relire, parce que Jean Bruller représente bien l'homme de gauche soucieux d'égalité et de justice, mais empêtré jusqu'au bout dans une pensée majoritaire ambiante incorporée dès l'enfance et théorisée par le vecteur qu'est l'école. Après guerre, il trouvera une solution à ce constat pessimiste sur l'Homme: la réforme individuelle par la lutte contre soi-même et la bataille contre la Nature (divinisée). C'est une réponse consensuelle, qui est logique par rapport à sa philosophie de toujours, et si conflictualité il y a, celle-ci est déplacée des rapports sociaux inégalitaires liés au capitalisme aux rapports inégalitaires entre les hommes et le monde. D'hier à aujourd'hui, Jean Bruller-Vercors symbolise ce balancement de nombreux esprits, en particulier ceux de gauche, entre consensus et conflictualité. Or, c'est porter un regard naïf sur la nature même du capitalisme et sur les dominants qui oeuvrent - c'est logique - pour la perpétuation de leurs intérêts. Ces dominants, lorsqu'ils sont acculés en temps de crise, orientent d'ailleurs évidemment les puissances d'agir vers les solutions du consensus, du moment que cela ne remet pas en cause le système.  

L'intuition du consensus, si noble soit-elle diront d'aucuns, est fausse. Elle démontre un défaut dans le degré de conscience politique face au réel. De plus, elle souligne probablement les effets du libéralisme sur les esprits. Le fait que, pour tant de gens, il soit plus confortable de parler de sa propre réforme individuelle que de changement systémique est un produit du libéralisme. Après bien des résistances au moment de l'instauration du capitalisme, ce dernier a réussi à contaminer nos corps et nos cerveaux. Il a été incorporé, digéré et intégré au point de nous avoir colonisés. Jean Bruller n'échappe pas à ce phénomène. Là où il préconise aux hommes de s'arracher à notre/la nature, il faut - pour être au plus près du fonctionnement du réel et du mode d'organisation sociale - s'arracher au conditionnement que le capitalisme exerce sur nous.

Le capitalisme n'est pas qu'un système économique comme le croit Jean Bruller (Voir ma page d'introduction générale des théories de notre penseur sur le sujet). C'est un ensemble de relations entre les hommes et le monde. C'est lui qui détermine à grande échelle l'organisation sociale et économique et qui s'immisce dans les interstices de la vie quotidienne des hommes. Jean Bruller est plutôt à l'aise lorsqu'il fustige la division du travail et les inégalités sociales. Mais le monde du travail ne peut pas être considéré comme la seule sphère où s’exercent les rapports de domination constitutifs de la civilisation marchande. Si le dessinateur perçoit dans le monde du travail les antagonismes inhérents aux logiques de fonctionnement du capitalisme, il s'éloigne de cette analyse en ce qui concerne le vécu quotidien des hommes, alors même qu'il a su rappeler la multiplicité des formes que prennent ces antagonismes (comme nous l'avons vu plus haut dans cette page). A ce moment, il essentialise là où il faudrait comprendre les formes de vie sous le capitalisme. La mauvaise nature de l'homme - vision qui plus est très partielle comme je l'ai dit à maintes reprises dans ce site - n'est pas rédhibitoire. Elle est une manifestation de la contrainte de ce système sur chaque existence.

Ainsi, la violence des formes de vie capitalistes génère souvent le ressentiment et la haine. Tous les dessins de Jean Bruller suggérant les petites violences ordinaires au sein des familles comme au sein des relations quotidiennes dans la société, mais aussi la haine de l'étranger, la jalousie, le racisme et l'antisémitisme avec d'inquiétantes prolongations politiques vers le fascisme, sont orientés dans le sens de la faute ontologique de l'Homme. C'est le projet interprétatif global de Jean Bruller. Or, dès 1928, ce dernier avait déja entrevu une autre lecture du monde, il avait déjà levé le voile du fonctionnement du capitalisme. Pourquoi ne pas avoir étendu la réflexion à toutes les sphères de la vie quotidienne des hommes ? Ceux-ci se jalousent de manière ouverte ou larvée, ils se jaugent et se jugent négativement, ils s'envient, ils se copient les uns les autres, dessine Jean Bruller: pourquoi ne pas avoir perçu qu'on n'échappe pas aux mécanismes sociaux, que le mimétisme ostentatoire dans une structure sociale donnée conduit à certains comportements ?

Dans toutes les classes sociales, le besoin de consommer en tant que tel n'est pas prédominant. Dans un monde capitaliste, la consommation est stratégique, elle permet d’afficher un niveau de vie supérieur à celui de son voisin.

Les humains sont sans cesse pressés et il est urgent de ralentir, semble nous dire l'album: ce n'est pas en responsabilisant l'Homme à un niveau individuel, en le culpabilisant, dans une démarche essentialiste, que la société s'arrangera. Ce sont des voeux pieux, loin de toute considération sur le système capitaliste qui presse chaque maillon des existences quotidiennes. Ralentir les flux des marchandises, des biens voulus par les capitalistes pour ralentir le rythme des vies aliénées qui pousse à la frénésie de profiter du temps libéré, contrer les vies mutilées à cause de l'expérience de chacun de la dépossession (de son temps, de la maîtrise de sa vie...), là se trouve plus certainement la réflexion politique adjointe à un souci moral.

Les relations interpersonnelles sont quasi-inexistantes, elles sont viciées, la solitude est inexorable: pourquoi ne pas constater, toujours à cause de ce système capitaliste, l'atomisation des vies des hommes ? Jean Bruller l'a pourtant senti dans sa planche « Solitudes » qui montre le caractère solitaire lié à la condition humaine, quand on pourrait lire autrement ce dessin: le regard attentif parcourt les visages hagards de Parisiens dans le métro, atomisés dès potron-minet par un déplacement inconfortable vers le labeur quotidien auquel ils sont contraints. Les perspectives pour un même dessin essentialisent sans épaisseur historique ou bien contextualisent en ayant toujours à l'esprit le mode de fonctionnement d'une société.

Le moraliste de La Danse des vivants n'a pas replacé les actes individuels des humains dans une logique systémique, sauf lorsqu'il dénonce les inégalités liées aux divisions des classes sociales et à la division de l'emploi.

Evolution de sa lecture du monde en fonction de l'Histoire?

Nuançons cependant. Les dates de publication entre 1932 et 1938 sont signifiantes d'une certaine évolution. Du moins d'une certaine gêne à poursuivre dans une veine moraliste détachée de l'Histoire. D'une panne aussi puisque les publications se firent plus distantes et aléatoires entre 1935 et 1938.

J'ai déjà postulé et je postule encore le motif de cette interruption, puis de cet arrêt du projet de La Danse des vivants: le 6 février 1934, date des émeutes antiparlementaires interprétées comme des émeutes fascistes, ébranla profondément le citoyen et l'artiste Jean Bruller.

C'est à cette date-là que celui-ci commença à se rapprocher des associations d'intellectuels antifascistes, qu'il manifesta, qu'il participa à l'hebdomadaire Vendredi tenu par une triade des diverses sensibilités des gauches partisanes du Front populaire, qu'il vota pour l'élection de ce bloc politique. C'est ce que j'analyse - archives à l'appui - dans mon article Jean Bruller face au bouillonnement intellectuel et politique des années 1930, dans Journalisme et littérature dans la gauche des années 1930, (Rennes, PUR, 2014).

De part et d'autre de cette date, la teneur des dessins ainsi que la répartition dans le plan d'ensemble de La Danse des vivants évoluent. La politisation de son geste créateur est patent, et ce, contre son intention originelle. La perception du monde qu'il dessine dévie davantage de l'orientation ontologique qu'il suivait. Il reste de nombreux dessins critiquant les tares individuelles et les difficiles relations interpersonnelles, évidemment, mais, après 1934 ils côtoient désormais les planches qui délaissent l'essentialisation pour dénoncer les formes inquiétantes prises par la société. Jamais Jean Bruller n'écrira les mots de « capitalisme» et de « productivisme » dans ses argumentaires, mais des dessins donnent de l'épaisseur historique à des thèmes qui peuvent garder le caractère intemporel que Jean Bruller souhaitait. Du moins un caractère intemporel dans le cadre de la forme historique capitaliste de la société: la soumission à marche forcée des peuples, le conditionnement de leurs opinions, les choix politiques de la centralisation du travail productif dans les existences, l'option fasciste de l'ordre établi pour sauver le système capitaliste en crise travaillent le crayon du dessinateur.

Les Relevés trimestriels n°1 à 8 (1932-1933)

Dans les 8 livraisons échelonnées entre 1932 et 1933, nous trouvons seulement quelques dessins tournés vers la dénonciation capitalocène parmi une majorité de dessins liés à l'anthropocène, c'est-à-dire à la critique ontologique de l'Homme.

Relevons-les de façon exhaustive. Deux dessins évoquent le travail salarié dont nous avons parlé plus haut: « Le " Pacific ”, venant de Sydney, passe en vue des îles Paradis » (Relevés trimestriels n°1= RT n°1) et « Plaisir de l'action, ou la conquête d'un marché » (RT n°6). Deux autres - déjà analysés également - suggèrent la hiérarchisation pyramidale orchestrée par un type de société: « Charité ou le devoir accompli » (RT n°7) et « Au faîte des richesses » (RT n°6). Et les six autres se focalisent surtout sur l'industrie de guerre et la préparation des esprits au patriotisme haineux au service de l'impéralisme belliqueux: « Hommage au progrès, ou l'encouragement au bien » (RT n°1), « Congrès des nations, ou le destin des peuples » (RT n°1), « L'Animateur » (RT n°2), « Les Martyrs bénévoles » (RT n°2), « Au but » (RT n°3), « Dans les steppes de l'Asie centrale, ou la possession du monde » (RT n°4).

Dans « Congrès des nations, ou le destin des peuples », Jean Bruller voit dans les hommes politiques une frivolité et une légèreté davantage qu'une orientation politique consciente. Mais les conséquences pour les peuples sont identiques.

Les Relevés trimestriels n°9 à 16 (1934-1938)

Le 6 février 1934 fonctionne comme un pivot dans la conscience, donc sur le crayon de Jean Bruller. Le Relevé trimestriel n°9 va paraître au printemps. Or, du n°9 au n°11, le dessinateur se réfugie d'abord dans deux thématiques majeures: la vie amoureuse et la justification essentialisante de l'intérêt des hommes pour la guerre.

Les RT n°9 et n°11 contiennent pour l'essentiel le parcours amoureux hétérosexuel. Jean Bruller s'emploie à démontrer l'infléchissement forcément malheureux des relations entre hommes et femmes. Après des débuts fulgurants, l'amour s'émousse avec le temps, l'infidélité s'installe dans le couple. Là où Jean Bruller croit viser l'intemporel de la réflexion, il faut plutôt y déceler sa propre déception en ce domaine. Celui qui va bientôt devenir père cette année-là généralise son cas personnel.

Les dessins sur les raisons de l'intérêt des hommes pour la guerre semblent répondre à ceux des RT n°1 à n°8 dont on vient de parler. L'homme accepte la guerre moins par conditionnement de son esprit que par tare ontologique. Il est guidé par la recherche des honneurs: « L'ombre de la croix, ou le pamphlétaire apprivoisé », « Le traître », « Pour acquit, ou le marché avantageux » (RT n°10) et on retrouve ce sujet dans le n°12 avec « L'arriviste, ou les efforts fructueux ».

Seule une planche rejoint le thème de la dénonciation du travail laborieux avec « L'envers du palace » (RT n°11).

Nonobstant cet apparent désintérêt pour l'événement historique de février 1934, du moins cette absence de transposition coutumière dans son art, Jean Bruller hanta les réunions des associations antifascistes. Il fut ébranlé dans ses convictions antérieures. Aussi son argumentaire s'infléchit-il fortement comme je le montre en mettant certains de ses propos en italique et que je souligne:

LES HONNEURS, préférés à l'honneur tout court, but suprême que les âmes sans grandeur se moquent bien d'atteindre par d'autres voies que le mérite; commode machine par laquelle la Société obtient sans mal les trahisons à son profit,  ceux qu'elle n'eût pu corrompre par l'intérêt; avantageuse monnaie dont elle paie la vie ou le bonheur de ceux qu'elle a sacrifiés à son égoïsme.

Le chapitre intitulé LIBERTE, LIBERTE CHERIE! sera le pendant de celui déjà commencé sous le titre: LES CHAÎNES ADOREES. Mais tandis que ce dernier montrait l'homme prisonnier de contraintes inventées par plaisir, le premier veut peindre celles qu'il subit du seul fait qu'il vit en Société, qu'il est d'un " milieu ", et dont il se fût, sans doute, passé volontiers.

C'est nouveau dans son discours de mettre la société comme actrice première des désordres humains. Certes, il aime les majuscules pour écrire le mot « Société », certes il ne définit pas le type historique de la société (capitaliste et productiviste), mais il prend désormais bien mieux en compte l'environnement qui pèse sur les variables ontologiques.

Cette nouveauté est telle que dans le Relevé trimestriel n°12 de l'hiver 1934 intitulé « Aspects du progrès » et « Rien n'est perdu », à côté des dessins distinguant villes et campagnes (déjà étudiés plus haut)  se glissent en plus des dessins singuliers par rapport au projet initial de La Danse des vivants.

Contre toute attente vu le caractère sombre de l'ensemble du projet, une partie de cette livraison contient cinq dessins dont le sens tranche avec le reste.

  • « Le marchand de canons » met en scène un homme dans un intérieur cossu en train de jouer de la flûte traversière. Moment de bonheur musical.
  • « Le mouchard » prend le temps de jeter des miettes de pain à une multitude d'oiseaux dans un parc public. Moment d'altruisme.
  • « Le multimillionnaire » s'extasie, accroupi, sur la première pousse de la nature. Emerveillement botanique face à la nature, symbole de vie.
  • « Le larbin » dans sa mansarde modeste contemple, rêveur, le ciel étoilé. Instant poétique, espoir d'une autre vie.
  • « L'aide-comptable » est parvenu à gagner son challenge de grimper en haut d'une montagne. Extase face à ce dépassement de soi-même.

A ces dessins, il convient d'ajouter « Sensibilité », paru dans RT n°7 de l'automne 1933, dans lequel un boucher sur son lieu de travail recueille délicatement dans sa main un oiseau pour lequel il éprouve une pitié visible.

Je renvoie à mon ancienne page qui explique les enjeux de ces dessins.

   

Jean Bruller veut-il conjurer le sort avec ces dessins illustrant son titre « Rien n'est perdu » ? Dans son argumentaire, le dessinateur reste sur sa ligne anthropocène. Il nuance sa vision de l'Homme et reconnaît enfin de manière plus réaliste ses aspects positifs...tout en restant sur son obsession ontologique. Ce qu'il faut retenir, c'est que le réel a fait bouger les lignes de son cadre de pensée:

le cri d'espoir de l'auteur, qui se refuse à croire définitive la victoire des méchants, puisque le plus méchant porte en lui tel élément de bonté, et le plus médiocre tel élément de grandeur, que dans l'état actuel la Société humaine étouffe, mais auxquels un Progrès digne de ce nom doit permettre de fleurir

C'est certainement la raison de sa première interruption trimestrielle de La Danse des vivants. En 1935, Jean Bruller n'offrira qu'une seule livraison. Cette suite regroupe les n°13 et n°14 quand on attendait 4 numéros même si la régularité n'était plus au rendez-vous. Dans cette vingtaine de dessins, certes nous relevons toujours des thèmes traités dans sa ligne philosophique anthropocène, mais les dessins politisés se concentrent à cette période. De plus, une bonne majorité des dessins est répertoriée  dans le tome II (« Copies conformes") comme si, au final et contrairement à ce qu'il projetait en 1932, le réel orientait le classement à partir de cette période historique.

Jean Bruller dénonce les inégalités  Le salaud » peut être mis en perspectives avec deux dessins étudiés plus haut dans cette page: « Finances » et « L'honnête homme »), le colonialisme (« Documentaire, ou les blasés » et « Retour du colonial, ou le prestige des latitudes »), les futurs chairs à canons (« Naissance d'un homme libre ») et les guerres impérialistes (le titre « Massacres, pestes et famines » laisse hors cadre ces guerres lointaines pourtant fomentées par les pays industriels et tranche avec ce lecteur de ces nouvelles confortablement installé).

 

Suit une interruption de 3 ans. Dans son argumentaire, Jean Bruller s'explique:

Les raisons de ce silence sont indirectement liées aux événements de tous ordres qui ont assailli notre pauvre humanité avec une fréquence à peine supportable: comment dans ces conditions être sûr de garder son sang-froid - je veux dire: sûr que les idées suggérées à l'artiste par ces événements ne sont pas déformées par l'émotion (partisane ou simplement personnelle), et, de ce fait, privées de l'élément universel qu'elles doivent contenir pour être valables, du moins dans un ensemble qui a quelque prétention aux " idées générales ".

Disons d'emblée que des dessins antérieurs à prétention universelle sont en réalité des émanations autobiographiques. Lui qui ne veut pas être guidé par ses émotions et veut se croire parfaitement rationnel dans sa création nous indique déjà que sa séparation dualiste raison/passions ne tient pas (et c'est normal, et c'est tant mieux!). Par ailleurs, dans cet argumentaire, Jean Bruller met un bémol à son projet philosophique comme s'il en comprenait la limite depuis son choc avec les événements historiques: la vocation universelle de ses dessins est possiblement valable seulement dans le cadre restreint de son grand oeuvre, donc dans un cadre subjectif dont il a conscience qu'il est peut-être erroné.

Dans le n °15, les dessins politisés rappellent encore le travail pénible imposé à certains (« Du travail ou la misère vaincue »), la dérive totalitaire et fasciste (« Le maître des hommes ») et son corollaire imminent (« Menaces de guerre », « Guerre de prestige »). Toutefois, le dessinateur garde sa lecture essentialiste puisque la domination est ancrée dans la constitution de l'Homme comme le prouve « Le jouet de l'autre, ou la possession des biens ». Si cet aspect ontologique est vérifiable, Jean Bruller a ajouté une explication historique qui suggère que, dans un autre contexte de société, cet aspect serait une variable plus ou moins activée. C'est la confrontation et la mise en parallèle de ces deux types de dessins (anthropocènes et capitalocènes) qui permettent de comprendre que Jean Bruller oscilla désormais entre deux lectures du monde. Jamais il ne bascula définitivement et totalement dans l'interprétation capitalocène. Il resta rivé à la conception première de sa classe sociale renforcée par les leçons orthodoxes de l'école.

Dans le n°16, l'artiste rappelle que le travail est aliénant (« La morte » dont l'image se trouve plus haut dans cette page), que les êtres sont conditionnés par la publicité (« Capitulation, ou le libre arbitre » étudié plus haut également), que le chômage peut être résorbé cyniquement par la guerre et par l'extermination (« Destins » et « Extinction du chômage »).

    

Sa participation à l'hebdomadaire Vendredi: 1935-1936

Pendant que Jean Bruller voyait son projet de La Danse des vivants cahoter en 1935, puis s'interrompre jusqu'en 1938, et ce, au gré de l'Histoire, il produisit deux albums: L'Enfer (1935) et Visions intimes et rassurantes de la guerre (1936). Il ne resta donc pas muet artistiquement. En étudiant ces deux albums, il convient de savoir si Jean Bruller y trouva un refuge sécurisant pour sa philosophie originelle anthropocène ou s'il développa la philosophie capitalocène qui commença à le tarauder à partir du 6 février 1934.

Dans le même laps de temps, il accepta de participer à l'hebdomadaire littéraire, politique et satirique Vendredi, dès sa fondation. Le radical André Chamson, le socialiste Jean Guéhenno et la compagne de route du parti communiste Andrée Viollis dirigèrent ce journal de soutien au Front populaire, entre 1935 et 1938. Jean Bruller connaissait déjà Chamson pour avoir illustré son ouvrage Compagnons de la nuée en 1930.

Ses dessins figurèrent dans ce journal, essentiellement en première page, à partir du n°2 du 15 novembre 1935, jusqu'au n°21 du 27 mars 1936. Ils furent publiés régulièrement, tous les 15 jours (à 2 exceptions près). Et, mise à part l'illustration d'un récit dans le n°16 du 21 février 1936, tous ses dessins furent militants.

Tous reprirent la teneur des dessins capitalocènes de La Danse des vivants. Un dessin fustige les militaires (« Les fanatiques » - n°2 du 15 novembre 1935), deux épinglent la joie macabre des industriels dont la production est relan cée grâce aux conflits et à la guerre qui se prépare (« La situation s'aggrave » - n°6 du 13 décembre 1935 - et « Revalorisation des machines agricoles » - n°21 du 27 mars 1936).

Deux brocardent la guerre d'Ethiopie (« Dernières nouvelles - Le Maréchal de Bono est à trois étapes de Rome » - n° 4 du 29 novembre 1935 - et « Etrennes utiles ou la culture des bons sentiments » - n°9 du 3 janvier 1936 - dont je parle et que je montre à la fin de mon article en ligne de la revue Strenae). Le premier dessin sur la guerre d'Ethiopie rappelle « Convictions, ou une conscience pour 5 sous » du RT n°7 de l'automne 1933. Mais les titres soulignent la différence radicale de traitement du sujet. En 1933 le dessin fustige l'Homme, en 1935 il montre l'intérêt de l'Homme pour les événements historiques. En deux ans, le crayon de Jean Bruller est passé d'une critique ontologique au militantisme plein d'espoir.

 

L'anti-carte du Tendre résume la compromission des élites et les troubles que leurs actes engendrent pour la marche du monde.

Deux autres n'oublient pas les formes de vie dans la société. L'un évoque les inégalités de classes sociales, l'autre les contraintes qu'exerce la forme sociale dans laquelle les hommes évoluent. Ces deux dessins sont des copies ou des variantes de dessins de La Danse des vivants. « Le salaud » (Suite des RT de 1935) trouve une variante dans le n° 13 du 31 janvier 1936 de Vendredi, avec un suffixe encore plus dépréciatif  « Le salopard ».

 

La seconde planche s'intitule « Liberté, liberté chérie ». Avec 11 dessins, l'artiste déploie dans une pleine page du n°8 du 27 décembre 1935 de Vendredi tous les conditionnements qui réduisent les potentialités humaines, de la naissance à la mort. Certains de ces 11 dessins sont des calques de La Danse des vivants. Il en va ainsi de « Naissance d'un homme libre » et de « En vue des Iles Paradis » (ci-dessous) qui était paru sous le titre « Le " Pacific ", venant de Sydney, passe en vue des îles Paradis » dans le RT n°1 du printemps 1932 (image plus haut dans cette page).

 

L'un des 11 dessins de cette planche l'inspira ultérieurement pour La Danse des vivants. Dans son RT n°16 de 1938, Jean Bruller reprend le thème des hommes conditionnés par la publicité dans « Capitulation, ou le libre arbitre ». Dans l'image ci-dessus, j'ai laissé en haut à gauche une partie de ce dessin sur l'omniprésence de la publicité.

Les dessins que Jean Bruller fournit au journal Vendredi sont pleinement engagés et ils relèvent tous de la dimension capitalocène, ce qui souligne à quel point le réel historique et les rencontres avec son réseau de sociabilité encore plus élargi firent vaciller son cadre de pensée bien ancré depuis l'enfance. C'est pourquoi les parutions et le contenu de La Danse des vivants hoquetèrent à partir de la fin de l'année 1934 jusqu'à 1938. Comment mettre dans une même œuvre les intentions de la première heure et celles que lui dicta le réel ? Il maintint les deux tendances au sein de cette Danse des vivants tout en avouant dans ses argumentaires les difficultés de cette entreprise contradictoire. De même, il fut forcé d'arrêter sa collaboration à Vendredi au bout d'à peine deux années tant cette nouvelle posture le dérangeait. Aussi trouva-t-il une solution: cet artiste double à la conscience duelle et à la philosophie dualiste sépara son art anthropocène dans L'Enfer (1935) et Visions intimes et rassurantes de la guerre (1936), et son art capitalocène dans l'hebdomadaire Vendredi (1935-1936). En 1937, il réitéra la manœuvre par le caractère intemporel de son album Silences d'une part, par la veine militante de ses illustrations de Baba-Diène et Morceau-de-Sucre d'autre part (ouvrage pour la jeunesse de Claude Aveline dont je parle à la fin de l'article dans Strenae). Bien plus tard, il fera de même autour des événements de mai 68, comme je le démontre à cette page.

Conclusion: La Danse des vivants ou la vision libérale d'un dessinateur de gauche

Je postule qu'avant l'éruption historique de la Seconde Guerre mondiale qui conduisit Jean Bruller à la Résistance, ce dernier connut deux secousses intellectuelles.

La première, la moins intense, surgit entre 1928 et 1931, au moment où son réseau de sociabilité s'élargit et se renforça à gauche de l'échiquier politique. C'est sa bande dessinée  Le Mariage de Monsieur Lakonik qui nous renseigne sur sa prise de conscience des méfaits du colonialisme et du conditionnement raciste. J'étudie son évolution intellectuelle par le prisme de son art dans la revue Strenae. Toutefois, cette interrogation lucide sur les clichés racistes ne le fit pas dévier de ses pensées sur l'Homme. Pour preuve La Danse des vivants dont la publication débuta un an plus tard. Cette première secousse consolida son orientation socialiste, mais n'inclina pas sa philosophie pessimiste idéaliste.

La seconde secousse, je l'ai étudiée dans cette page, fut provoquée par le 6 février 1934. Cette date est charnière dans la conscience du citoyen Jean Bruller au point qu'elle engendra des perturbations artistiques. Le dessinateur-moraliste qui stabilisait les contours de sa philosophie essentaliste dans cette somme synthétique que fut La Danse des vivants vit son trait de crayon hésiter, obvier dans le RT n°12 de l'hiver 1934, vaciller dans la régularité de sa publication entre 1935 et 1938, se faire double dans la teneur des dessins, enfin disparaître un an avant l'entrée en guerre.

Ce fut une secousse bien plus profonde, bien plus puissante que la première. L'Histoire fit trembler ses convictions philosophiques. Elle introduisit dans l'esprit du dessinateur des soupçons quant à la validité de ses théories. C'est évidemment une situation inconfortable que, dans les argumentaires accompagnant ses Relevés trimestriels, Jean Bruller évoqua comme la résultante à la fois d'un défaut d'inspiration et d'une volonté de ne pas céder aux sirènes du temporel. L'irruption de l'Histoire dans son œuvre à vocation intemporelle mettait en réalité à mal ses convictions philosophiques, donc son projet dans son entièreté. Il maintint tant bien que mal les deux orientations dans La Danse des vivants, mais trouva une meilleure solution en scindant d'un côté sa philosophie originelle dans deux albums autonomes de 1935 et 1936, de l'autre côté sa philosophie nouvelle pour lui (donc dérangeante) dans le journal Vendredi.

Comment concilier les deux? C'était un numéro d'équilibriste dans La Danse des vivants qui, de ce fait, périclita. La Seconde Guerre mondiale que le mémorialiste présenta comme la cause de son œuvre inachevée ne constitua pas la seule cause, et d'ailleurs, peut-être ne fut-elle pas la cause première. Séparer les deux comme il le fit ne tint pas davantage, et c'est sa perspective capitalocène qui en pâtit. Il arrêta vite sa participation à Vendredi. Le mémorialiste raconta que la temporalité du réel et la réactivité rapide obligée par l'objet même d'un hebdomadaire l'enveloppèrent dans un tourbillon impossible à gérer pour ce penseur de l'intemporel, du retrait et du temps ralenti. N'oublions pas aussi que ce regard plus jeune et récent sur le monde doté d'une épaisseur historique avait besoin d'un substrat réflexif impossible à solidifier en un si court laps de temps. De plus, ce nouveau regard porté sur le réel heurtait de plein fouet la philosophie à laquelle il était habitué et dans laquelle il était confortablement installé.

Du moins peut-on identifier et commencer à cerner ses convictions philosophiques et politiques.

On pense toujours depuis sa classe. L'opinion qu'on a est une projection des intérêts de sa propre classe. Or, La Danse des vivants illustre une vision libérale de la société. Vision bourgeoise par excellence. L'extraction bourgeoise de Jean Bruller explique sa vision libérale. Cette dernière est celle d'un bourgeois de sensibilité socialiste, ce qui ne tarda pas, dans la crise historique qu'il vécut difficilement surtout à partir de 1934, à questionner sa perspective ontologique sur l'Homme d'abord face à ce réel oppositionnel à ses théories, ensuite face à son positionnement à gauche.

La Danse des vivants dévoile la conception des fondements de la société de Jean Bruller. Ce libéral bourgeois, parce que positionné depuis une classe sociale dont les idées sont issues de la culture capitaliste, a une vision individualiste de la société. L'unité de base de la société repose donc sur un ensemble d'individus juxtaposés. La personne est distincte du groupe social. Aussi comprenons-nous mieux pourquoi Jean Bruller eut du mal à penser véritablement et jusqu'au bout de la logique l'antagonisme de classes, et à insérer dans  son système non pas l'Homme mais les hommes existant dans un espace relationnel.

La nature de la logique libérale est idéaliste. La société est une addition d'idées, de pensées et d'attitudes. Les actions d'individus seulement juxtaposés sont autonomes et intentionnelles, loin des déterminismes sociaux. Les déterminismes, quand ils sont pensés, sont naturalisés, donc ils sont des marqueurs ontologiques. On saisit dès lors le cœur de la philosophie de notre dessinateur. On embrasse ainsi d'un seul regard les dessins anthropocènes de La Danse des vivants. Or, ces dessins représentent numériquement la majorité de l'album.

Les dessins capitalocènes sont ponctuels mais existants avant l'année 1934. Après cette date-pivot,  ils se multiplient et perturbent la vision libérale de Jean Bruller. Ce dernier avait été amené entre 1928 et 1931, avons-nous dit plus haut, à penser l'oppression et la domination par le biais du colonialisme décrié par ses pairs. De 1934 à 1938, c'est le réel, puis sa présence inquiète dans les associations antifascistes d'obédience socialiste et communiste critiques du capitalisme qui l'interrogèrent. On le fit donc s'interroger. Cela eut plusieurs conséquences:

  • Sa vision libérale s'en trouva perturbée. Interroger le monde comme un continuum systémique plutôt que comme une somme de pathologies individuelles fit cahoter son projet. Nous l'avons étudié plus haut.
  • La Danse des vivants se présente comme un constat sur l'Homme. Le but  consiste à tendre vers l'humanisme, un concept-clé qui ne varia jamais chez lui. Sa modalité réside dans le fait de dessiner pour dire, selon son expression, c'est-à-dire pour espérer ouvrir les consciences, voire avoir un impact sur celles-ci. L'album contient donc une forme de volonté d'éduquer. Or, la pédagogie et l'éducation sont le propre de la vision libérale. Dans cette vision, le débat rationnel est le moteur de l'action poussant au changement individuel. Aussi, même si l'album pose des constats sans apporter encore de réponse, tout est déjà en germe de cette philosophie développée après guerre (dès 1949 avec La Sédition humaine). Ce ne fut pas une nouvelle philosophie radicalement divergente de celle des années 30. Après guerre, il prolongea son ancienne philosophie, il resta dans la veine libérale, nous le voyons à cette page, mais il y agrégea davantage une réflexion explicite sur le capitalisme.
  • Son interprétation du monde - plus infléchie à partir de 1934 - le poussa à voter pour la première fois de son existence. La coalition des gauches ne manqua pas de le réjouir (elle le fit également espérer dans les années 70 au moment du programme commun entre socialistes et communistes). Pour changer le monde, Jean Bruller s'en remit ainsi au réformisme politique du Front populaire.
  • Jean Bruller tenta d'interpréter le monde dans La Danse des vivants. Il se rendit compte de ses apories, ou plutôt le réel ne manqua pas de le lui rappeler. La Seconde Guerre mondiale le jeta dans l'action résistante. Ce n'était plus le temps d'interpréter le monde (qu'on juge ses interprétations erronées ou non), c'était le moment d'agir pour changer sa marche inhumaine. Pour le dire en termes non plus marxistes, mais pour emprunter les concepts de Vercors, après l'interrogation tout au long de la montée des fascismes dans les années 30, le temps de la révolte était venu.

Article mis en ligne le 5 novembre, les 3, 9 et 29 décembre 2019

L'année 1938 dans la carrière de Jean Bruller

Jean Bruller vit son activité professionnelle ralentir en cette année 1938. Du 6 février 1934 à cette année-là, il connut un engagement plus prononcé, et une interrogation sur la teneur de son trait de crayon qui hésita dans son œuvre intemporelle - La Danse des vivants - mais sut se révéler dans des choix militants.

L'année 1938 permit la finalisation de son album Silences  qu'il avait lui-même progressivement imprimé à partir de l'été 1937 à 305 exemplaires. Et, après 3 longues années de silence, il édita les Relevés trimestriels n°15 et 16, soit 20 dessins, quand jusqu'à l'hiver 1934 Jean Bruller en publiait le double chaque année.

L'année 1938 ne fut donc pas aussi intense en projets que les années antérieures. Il est à noter qu'elle est un carrefour dont le mot-clé est le silence: silence pour la création de nouveaux albums après cette année-là, silence rompu pour La Danse des vivants avant un silence définitif malgré sa volonté après-guerre de finir cet album inachevé (volonté concrète par des recherches techniques qui se transformèrent en la création des callichromies), futur Silence de la mer.

De manière militante, Jean Bruller adhéra au Pen-Club dont la fédération internationale était dirigée par son très proche ami Jules Romains. C'est ce dernier, préfacier de La Danse des vivants, passeur de son réseau de sociabilité auprès de Jean Bruller, qui l'incita à entrer dans cette association, selon les dires du mémorialiste Vercors. Dans le Journal des débats du 2 juillet 1938 fut annoncé qu'à l'occasion du 16e Congrès international du Pen Club un déjeuner fut donné par le Ministre de France à Prague. Jean Bruller et son épouse furent conviés à ce petit comité privilégié (voir la page de ce journal en haut à droite). Dans ses mémoires, Vercors évoqua son séjour à Prague en juin au titre de membre du Pen Club.

Production et réception des Relevés trimestriels n°15 et 16

Production

Il est intéressant de confronter les arguments de Jean Bruller qui justifient les Relevés trimestriels de 1938 et la promotion de ceux-ci dans deux journaux de l'époque.

Dans le n°15, le dessinateur avoue qu'il « ne prévoyai[t] pas ce long silence » en ajoutant immédiatement que ce silence prouve qu'il ne s'astreignait pas à « paraître coûte que coûte » comme il le signalait déjà au début de son projet. Surtout, il développe les raisons de ce silence: les événements historiques graves risquaient de générer dans son esprit des idées « déformées par l'émotion (partisane ou simplement personnelle), et, de ce fait, privées de l'élément universel qu'elles doivent contenir pour être valables... ». Ainsi, son projet initial de peindre la condition humaine de façon anthropocène ayant été mis à mal par le contexte, Jean Bruller s'abstint de poursuivre régulièrement La Danse des vivants. Il le dit clairement dans ce Relevé trimestriel n°15. Toutefois, pensons que de la fin 1934 jusqu'à 1938 le dessinateur réussit à créer des albums autonomes dans une perspective anthropocène (L'Enfer (1935), Visions intimes et rassurantes de la guerre (1936), Silences - 1938), pendant qu'il proposait en même temps des dessins militants (dans le journal Vendredi notamment). Donc s'il réussit à universaliser dans ces 3 albums de 1935 à 1938, comment n'aurait-il pas pu dupliquer pour la suite de La Danse des vivants ? Certes, les 3 albums ont une focale plus restreinte. Il n'empêche: ils ont vocation à mettre en scène une anthropologie universelle.

A la fin de son Argument du Relevé trimestriel n°15, Jean Bruller prévient que, malgré tout, des dessins sembleront peut-être « ressortir à ces préoccupations actuelles qu['il] préten[d] éviter. On s'apercevra [...] qu'elles ne font que peindre sous une forme actuelle des sentiments, hélas, ou des conjonctures infiniment plus anciennes ». Ce commentaire appelle plusieurs remarques:

  • Jean Bruller souhaitait aborder l'Homme par un biais objectif et rationnel, débarrassé de toute émotion. Vercors ira en ce sens lorsqu'il basera sa philosophie de la nature humaine sur les sciences. Or, un être humain peut-il vraiment avoir une vision du monde sans la conjonction de l'émotion et de la raison, et sans le contexte dans lequel il vit personnellement et collectivement? Cette scission est l'un des nœuds de sa pensée dualiste. Malgré lui, il dira dans sa littérature le contraire de ce que dit sa philosophie (Voir cette page).
  • Des dessins dépassent apparemment le contexte: « Erotisme », « Journal intime », « Insomnie » et « Le vaincu ». Ils évoquent la part atavique de l'Homme comme la sexualité, la connaissance de soi, la peur. Pourtant, et j'ai déjà questionné ce point, l'érotisme qui est de convoiter l'autre que l'on n'a pas pendant qu'on délaisse celui/celle qui partage son existence est-il véritablement consubstantiel à la nature humaine ? L'érotisme ne peut-il être vécu réellement ? Jean Bruller a tout l'air de parler plutôt de son expérience amoureuse personnelle. S'il l'observait autour de lui, alors cette insatisfaction n'est-elle pas le signe d'un type de société ? Cette forme actuelle des sentiments de Jean Bruller ou des conjonctures sociales modifiables n'aurait de ce fait pas de portée universelle. Comme Jean Bruller le percevait ainsi, du moins, il établit un parallèle entre « Erotisme » et « Le jouet de l'autre » où l'on voit deux enfants lorgner sur la possession de son prochain, pourtant parfaitement identique. Pourquoi ne pas s'octroyer ce second jouet puisque comme dans « Erotisme » on désire ce que l'on n'a pas? Aussi ce désir d'appropriation serait-il inscrit dans nos gènes.
  • De ce parallèle en découle un autre: s'approprier le partenaire ou le jouet de l'autre, c'est se positionner dans une attitude belliqueuse. Or, les dessins sur la domination et la guerre sont légion dans ce Relevé trimestriel n°15: « Menaces de guerre », « Guerre de prestige » , « Le Maître des hommes ». Jean Bruller avait raison de mettre en garde sur la teneur actuelle des dessins qu'il souhaitait pourtant éviter. Il les universalise néanmoins, ne serait-ce que par le rapprochement avec l'album de même acabit Visions intimes et rassurantes de la guerre (1936) qui part d'une crainte contextuelle pour produire l'effet d'un invariant ontologique.

En septembre 1938 parut le Relevé trimestriel n°16. Jean Bruller jette un regard rétrospectif et surplombant sur son œuvre qui s'étoffe. Ces trois années l'ont fait réfléchir, dit-il dans son Argument. Et il se propose dans l'avenir de faire un « Cahier de redites » afin de remplacer les « planches refusées », c'est-à-dire les anciens dessins qu'il juge désormais sévèrement. Il souhaite des modifications dans l'ordre et l'organisation de l'ensemble de son album: le classement ancien répondait à « certaines considérations aujourd'hui sans poids », ou bien « l'apparition de nouveaux dessins [a] infléchi l'espèce de trajectoire qu'[il a] voulu imposer au chapitre ». Il critique également la qualité - médiocre selon lui - de certains de ses dessins.

Nous n'en saurons pas davantage. Nous ne saurons donc pas dans quel sens Jean Bruller avait l'intention d'infléchir la perspective: anthropocène ou capitalocène ? Les 10 dessins de ce Relevé trimestriel n°16 oscillent entre les deux. L'artiste rappelle que le travail est aliénant (« La morte »), que les êtres sont conditionnés par la publicité (« Capitulation, ou le libre arbitre »), que le chômage peut être résorbé cyniquement par la guerre et par l'extermination (« Destins » et « Extinction du chômage »). A côté de ces planches, les autres se penchent sur les tares humaines universelles, mais apparemment sans réflexion plus complète sur l'articulation entre l'héritage naturel et les dispositifs culturels qui sont venus soit le renforcer, soit le neutraliser : la méfiance face à l'altérité (« L'Obstacle »), la jalousie (« Le confrère »), l'objectivisation sexuelle (l'adage « une femme (prostituée) dans chaque port » avec « L'Astre-des-mers »). Face à ces deux pôles bien pessimistes en cette année 1938, le dessinateur propose des évasions - illusoires car fictives ou éphémères - vers un ailleurs avec « Tentation » et « Aventures ».

Réception

Dans Le Figaro littéraire du 10 septembre 1938 sont édités deux dessins du Relevé trimestriel n°16: « Capitulation ou le libre arbitre » et « Tentation ou la liberté ». C'est le commentaire qui est intéressant puisqu'il se focalise sur la signification capitalocène. Le premier, avec son titre ironique, fustige la publicité omniprésente comme vecteur de la consommation et instrument de l'ingénierie sociale. Le second identifie l'homme tenté de tout abandonner - en l'occurence femme et enfants- comme un petit bourgeois qui s'est conformé à la pression de l'ordre social et regrette ce choix étouffant sans avoir le courage de rompre les amarres. Le choix des deux dessins sur les dix et le commentaire brocardent le système en place. Et n'oublions pas que « Capitulation ou le libre arbitre » est une variante d'un dessin antérieur paru dans le journal engagé Vendredi, le n°8 du 27 décembre 1935. En pleine page, Jean Bruller décline dans 11 dessins intitulés ironiquement « Liberté, liberté chérie » tous les conditionnements qui réduisent les potentialités humaines, de la naissance à la mort. Le dessin consacré à la publicité montre un passant qui a sous les yeux de grandes affiches vantant l'alcool. En 1938 dans « Capitulation ou le libre arbitre » le dessinateur va plus loin puisque le passant est attablé. Ce dernier a succombé à ce désir, preuve que la réclame est toute puissante.

Trois mois plus tôt, le 12 juin dans le journal Ce Soir, Luc Durtain écrivit un article élogieux sur les Relevés trimestriels. Il faisait partie du réseau de sociabilité de Jean Bruller et rappelons qu'il assista aux côtés des Bruller au déjeuner du Pen Club mentionné plus haut sur cette page. La première moitié de son article décrit quelques planches du n°15 et de numéros antérieurs: ceux-ci relèvent autant de l'intention universelle du dessinateur que d'une perspective plus actuelle (« Menaces de guerre », « Travail ou la misère vaincue », « Le Pacific »). La seconde moitié de l'article plaide en faveur d'un art graphique pour dire, c'est-à-dire pour que la forme ne soit pas le seul but de l'art et que le fond soit aussi important que le trait de crayon.

Ce Soir était un journal très récent, dirigé par Louis Aragon et Jean-Richard Bloch, créé en 1937 par le Parti communiste mais dénué de la volonté d'être l'organe de presse du Parti. Sans infléchir la pensée de Jean Bruller, sans rendre son article militant, Luc Durtain s'engage par petites touches dans la perspective politique de son journal: insistance sur le but de l'art, mention de 3 dessins sur le travail comme tripalium (=torture) surtout parmi les classes laborieuses et l'ordre social comme générateur de conflits. Se profile donc les conséquences d'un système politique et d'un ordre social que le PCF combattait. Luc Durtain tira-t-il trop en ce sens les intentions universelles de Jean Bruller? Revenons à l'Argument du Relevé trimestriel n°15. Jean Bruller éclairait ses souscripteurs dans le classement des planches. Ainsi, stipula-t-il, « Menaces de guerre » doit être classé après « Congrès des Nations », et « Guerre de prestige » après « Menaces de guerre ». Quant à « Du travail », il se situe entre « Pitié » et « Congrès des Nations ». Le fil conducteur est ce dessin du « Congrès des Nations » qui fustige l'inconséquence des hommes politiques dans la conduite des pays européens vers l'entente et la paix. Jean Bruller, admirateur du Pélerin de la Paix Aristide Briand, envisage  l'échec politique de la SDN comme cause d'un avenir belliqueux imminent et cause des inégalités sociales. Ce classement signifiant souligne le régime d'historicité particulier circonscrit dans le temps davantage que l'atavisme consubstantiel à la nature humaine. A moins que, comme je le disais dans l'introduction générale sur les liens entre Vercors et le capitalisme, Jean Bruller estimait comme Adam Smith que le capitalisme est le prolongement naturel du troc, de la monnaie, de l'échange des premiers hommes. Le capitalisme est donc perçu comme le stade suprême de la nature humaine dont l'une des caractéristiques serait sa tendance inhérente de l'humanité aux échanges, d'où l'apparition d'une spécialisation accrue entre les hommes, laquelle accentua la division du travail. L'ambiguïté conceptuelle travaille donc, à partir du 6 février 1934, cette Danse des vivants.

Article mis en ligne le 1er mars 2021