L'Enfer (1935)
Le contexte de cet album
L'Enfer fut édité le 20 octobre 1935. Vercors l'évoqua à peine rétrospectivement. Il nous faut nous contenter d'un court paragraphe. Cet allbum fut-il inspiré par les événements historiques et politiques contemporains, à savoir la non-intervention du Front populaire français en Espagne ? Vercors donna la réponse suivante:
Oui, en partie sans doute. Mais l'idée d'origine en est plus ancienne. Quand un jour, à la neige, un tout jeune pasteur pour la première fois sur ses skis tombait et retombait sans fin, alors qu'autour de lui tout un ballet de skieurs gracieux et de skieuses légères apparaissaient, disparaissaient comme des étoiles filantes. " J'ai eu là, me dit-il, un avant-goût de ce que doit être l'Enfer ". L'image m'a frappé: l'Enfer, non pas le séjour de flammes et de supplices, mais un mauvais moment terrestre poussé à l'éternité. La vraie damnation c'est cela: l'éternité. L'écrivain éternellement en panne devant sa page vierge. Le jaloux éternellement déchiré de soupçons sous sa fenêtre. Ou simplement le coureur automobile éternellement au pas derrière une charrette à boeufs...
L'Enfer, pour Léon Blum, peut-être serait-ce de vivre éternellement l'instant où, contre sa propre conscience, il abandonne l'Espagne.
Ainsi, des décennies plus tard, Vercors reconnut du bout des lèvres l'explication politique de la raison d'être de son nouvel album. Il mit des bémols à ce motif (« sans doute », « peut-être »). Toutefois, il n'écarta pas cette hypothèse, parce que depuis le 6 février 1934, date des émeutes anti-parlementaires, Jean Bruller était travaillé de façon accrue par la question politique. J'en parle dans mon article désormais en ligne Jean Bruller face au bouillonnement intellectuel et politique des années 30 et son complément dans ce site: Jean Bruller signataire du manifeste « Réponse au 64 » en 1935. De mon côté, j'écarte cette hypothèse précise: l'album date de la fin 1935. Les élections législatives eurent lieu en avril-mai 1936, Blum présenta à l'Assemblée son premier gouvernement en juin.
Mais je postule la théorie selon laquelle l'année 1935 fut le point de départ d'une dissociation dans son art. En effet, ses dessins qui tentent de cerner l'essence de l'Homme, en particulier depuis 1932 dans La Danse des vivants, sont anthropocènes. Majoritairement, ils évoquent l'Homme, mais sans l'épaisseur historique. Ils vont interroger la nature humaine, mais sans le contexte systémique. Les hommes sont, ils ne deviennent pas. Or, les événements historiques firent découvrir au dessinateur les variations que le contexte réel peut faire peser sur un fond caractéristique de l'humain. Cela change beaucoup les perspectives. Jean Bruller, de sensibilité socialiste par tradition familiale mais de filiation libérale par extraction bourgeoise (voir mes articles sur le capitalisme), vit à partir de 1934 ces deux trajectoires converger de plus en plus. La posture de gauche gagna en cohérence. La permanence immuable (et négative) de la nature humaine se fissura dans son esprit. Il commença à militer concrètement dans le même temps qu'il fit évoluer la teneur de ses dessins dans le chapitre « Rien n'est perdu » de La Danse des vivants de l'hiver 1934. L'argument qui accompagnait ce chapitre, pointant les méfaits de l'ordre établi sur l'Homme, gauchit sa philosophie. Sauf que cela le perturba grandement. C'est pourquoi 1935 fut une année de flottement: il persista dans la parution de La Danse des vivants, avec toutefois seulement la moitié du nombre habituel de dessins, avant de stopper 3 ans ce projet. Il participa à Vendredi à partir de la fin de 1935, arrêta au mitan de l'année suivante, tout en continuant à assister aux réunions et à applaudir avec ses pairs la victoire du Front populaire.
C'est donc au dernier trimestre de 1935 qu'il mena conjointement la suite des Relevés trimestriels de La Danse des vivants, ses débuts à Vendredi et la publication de son album L'Enfer. Il le fit donc concomitamment tout en scindant art intemporel et art engagé en deux. Il fut double - une image qui le définit si bien. Aussi Vercors est-il proche de la réalité de l'époque quand, parlant de son album L'Enfer, il écarta davantage la référence politique pour se focaliser sur une vision plus élargie des hommes qui, dans leurs activités, peuvent vivre « un mauvais moment terrestre poussé à l'éternité ». Les deux explications par ailleurs ne s'excluent pas forcément. C'est peut-être la manière qu'eut Jean Bruller d'appréhender cette année terrible, avec le polissage psychologique, intellectuel, culturel, etc., de sa trajectoire individuelle cernée par des habitus de classe.
La composition et le contenu de l'album
Le titre de l'album est complété par une courte citation anglaise de Milton. C'est une pratique que Jean Bruller utilisa abondamment dans son éphémère revue L'Ingénu, dans sa chronique « Les Propos de Sam Howard » au début des années 20, et qu'il reprit dans Couleurs d'Egypte. D'ailleurs cet indice, associé à d'autres, le trahit en exhibant le fait que Jean Bruller écrivit des parties de cet album de Paul Silva-Coronel, sans jamais le révéler.
L'album s'ouvre par un long texte littéraire intitulé « Confession d'un damné pour servir de prologue ou les bonnes raisons ».
Suivent 27 dessins qui se déclinent sous forme de 27 damnations des condamnés que nous sommes sur cette terre. Rappelons que la pratique d'un album pourvu de textes et de dessins est antérieure à 1935.
Jean Bruller reprend la plume pour « La dernière damnation ou l'hésitation éternelle » qui clôt l'album.
Le premier texte - « Confession d'un damné pour servir de prologue ou les bonnes raisons » - s'ouvre de manière malicieuse. Dans l'incipit, Jean Bruller parodie les préfaciers de récits qui prétendent n'avoir fait que trouver le manuscrit et qu'éditer ce dernier après avoir corrigé de menues fautes. Jean Bruller reprend le topos littéraire avec un clin d'oeil: « Pourquoi, moi qui dessine, ne trouverais-je pas des dessins? ». Il poursuit ce second degré en racontant les circonstances de sa découverte: dans son canoë sur les bords du Grand Morin - où effectivement le dessinateur habitait -, il voit une bouteille flotter. Le manuscrit dans ce flacon lui est directement adressé. Le damné est également un artiste qui confie à Jean Bruller la tâche de mettre en forme ses croquis - ce qu'il se refusera de faire, se contentant de publier le tout -, afin que « les hommes connaissent la figure horrible de leur destin. De leur destin à tous, s'ils ne se décident promptement à la sincérité ».
L'artiste décédé bascule dans un univers où une voix des Enfers lui parle. Cette voix lit dans les moindres recoins de sa pensée. Impossible dès lors de mentir ou de trouver de fausses bonnes raisons à ses actes et ses paroles.
Majoritairement, cet artiste se présente comme le double de Jean Bruller. Est-ce étonnant? Pas du tout pour ceux qui savent qu'il mit toujours beaucoup d'éléments autobiographiques dans ses oeuvres, tout en maintenant un cadre fictionnel. Au fond, se connaître en toute conscience et entièrement n'est-il pas déjà une fiction ? Son album Un Homme coupé en tranches nous avertissait déjà de l'échec de cette entreprise orgueilleuse.
La voix qui lui parle consent à dresser d'abord un portrait assez flatteur de l'artiste: celui-ci a « méprisé la gloire, fui les honneurs, ignoré l'argent ». N'est-ce pas s'ériger en contre-modèle des hommes que Jean Bruller fustigeait au même moment dans La Danse des vivants? Rapidement, la voix soulève les intentions obscures de cet artiste qui se gargarise trop tôt de son bon comportement. Si celui-ci ne s'est pas servi de son réseau de sociabilité, ce n'est pas pour les raisons susdites. C'est parce qu'il n'est pas mondain, ou qu'il est trop timide, ou trop paresseux, ou tout cela à la fois. De même, il n'a pu s'empêcher de ressentir une pointe de jalousie face à d'autres artistes, ou d'accepter d'écrire les articles qu'on lui proposait. La voix brocarde le degré de sa sincérité (« Si tu avais été tout à fait sincère... »), de facto son hypocrisie. Ce que la voix hait par dessus tout, pour cet artiste comme pour l'humanité dans son ensemble, c'est « l'hypocrisie envers soi-même", l'incapacité à « s'avouer la vérité », les « bonnes raisons » que chacun se trouve pour se mentir à soi-même. La conscience aiguë qu'était Jean Bruller façonné par l'éthique protestante de l'Ecole Alsacienne, la quête absolue de la vérité et de la sincérité sont au cœur de cet album de 1935. Et elles taraudèrent continuellement ce double artiste, notamment dans sa planche « Journal intime, ou les beaux mensonges » (Relevé trimestriel n°15, 1938) et dans son récit L'Enfant et l'aveu (Voir Sept Sentiers du désert).
Cette introspection inquiète n'est pas nouvelle sous son trait de crayon (et plus tard sous sa plume). Néanmoins, elle semble réactivée fortement dans cette période de flottement que constitue l'année 1935. La voix relève toutes ses contradictions: « tu n'as donc cessé de proclamer ton mépris pour cette humanité erratique », en particulier dans La Danse des vivants qu'il élaborait au même moment que L'Enfer, et il espère secrètement l'admiration de ces hommes qu'il méprise?!
J'ai dit que ce double était le portrait de Jean Bruller. Nonobstant, un élément diverge. Il assombrit le personnage en l'affublant d'un comportement qui ne fut pas le sien. Ce sera une habitude de sa part que de mixer plusieurs personnes réelles de son entourage en un seul personnage fictionnel. Dans son roman Le Radeau de la méduse par exemple, le personnage de Fred, enfant, est un agrégat de Jean Bruller et de sa sœur Denise. Revenons à l'album L'Enfer:
Et ton jeune élève, qu'en fais-tu? Celui que tu aidas de tes conseils et de ton appui - tant qu'il fut ignoré. Ne lui barras-tu pas la route, dans la mesure de tes forces, dès que certains suffrages...
- Mais il me plagiait honteusement! m'écriai-je indigné.
Au moment de l'écriture de cet album, Jean Bruller était déçu par celui qu'il considéra comme son maître: Gus Bofa. Ils s'étaient rencontrés dans les années 20. L’aîné invita le jeune dessinateur à exposer ses dessins dans son Salon de l’Araignée qu'il avait créé en réaction à la médiocrité du « Salon des humoristes ». Il prit ombrage de son album Hypothèses sur les amateurs de peinture à l’état latent qu'il jugea trop inspiré de ses Synthèses littéraires et extra-littéraires (1923) puis, à partir de 1932, des Relevés Trimestriels à succès qui consommèrent le divorce entre les deux hommes. Des partisans de Gus Bofa défendirent le maître et critiquèrent Jean Bruller. Allez lire par exemple dans L'Intransigeant du 30 août 1934 l'article acerbe de Pierre Mac Orlan: « De Gus Bofa à Jean Bruller ». Manifestement, Jean Bruller montre son amertume dans son album de 1935. Entre octobre et décembre 1950, il prendra l'initiative de renouer un contact épistolaire avec Bofa. Bruller, à la recherche de la vérité de ce qui s'était passé entre eux et dans l'espoir d'une entente sur de meilleures bases, reçut des réponses brèves, à fleurets mouchetés, d'aucuns diraient méprisantes.
La voix satanique punit l'artiste par une faveur empoisonnée. En effet, il l'oblige à choisir entre divers châtiments qu'il vivra éternellement. Châtiments rigoureusement sélectionnés pour correspondre à l'individu qu'est cet artiste.
Les thèmes, les tournures phrastiques, les topoï littéraires de ce prologue démontrent avec éclat le pastiche que Jean Bruller savait inventer avec brio. C'est un exercice qu'il lui était facile de faire. Il n'est pas étonnant qu'il ait voulu publier un récit policier en cette même année, nourri qu'il était d'une solide culture.
Suivent 27 eaux-fortes qui, par leurs traits, rappellent ceux de sa Clé des songes (1934), plus tard de Silences (1938). Les parallèles sont également frappants avec les planches antérieures ou postérieures de La Danse des vivants.
Châtiment de:
- la peur éternelle (lien avec tous les dessins de La Danse des vivants montrant un personnage seul, à l'intérieur ou à l'extérieur, en proie aux fantasmes que suscite le noir/la nuit)
- l'attente éternelle (lien avec tous les dessins de La Danse des vivants montrant un personnage irrémédiablement seul en extérieur)
- l'emmerdeur éternel (lien avec « L'heure du bavard » - Relevé trimestriel n°10, été 1934)
- l'impatience éternelle: (lien avec « Le salaud » - Suite des Relevés trimestriels n°15, 1935/ Et sa reprise sous le titre « Salopard" dans Vendredi, le n°13 du 31 janvier 1936).
- du fiasco éternel (lien avec tous les dessins de La Danse des vivants montrant la faillite du couple et de l'amour, autant sentimentale que sexuelle).
- du fourvoiement éternel (lien avec tous les dessins de La Danse des vivants montrant un personnage irrémédiablement seul en extérieur, visiblement perdu dans l'immense nature)
- la recherche éternelle
- l'amnésie éternelle (lien avec tous les dessins de La Danse des vivants montrant un intellectuel en proie à l'oubli, à l'inspiration tarie, à la recherche infructueuse. Ici un acteur ayant oublié son texte)
- du retard éternel (lien avec tous les dessins de La Danse des vivants montrant un personnage irrémédiablement seul en extérieur, dans l'immense nature)
- de l'insomnie éternelle (Référence autobiographique: un père tient dans ses bras des jumeaux pleurant. A cette date, les fils de Jean Bruller venait d'avoir un an)
- de l'ennui éternel (lien avec « Au faîte des richesses » - Relevé trimestriel n°6, été 1933)
- de l'ignorance éternelle (lien avec tous les dessins de La Danse des vivants montrant un intellectuel en proie à l'oubli, à l'inspiration tarie, à la recherche infructueuse. Ici, un homme ne sachant rien face à un immense tableau noir)
- de la déception éternelle (ce dessin représente un pirate face à un énième coffre sans trésor. Peut-on y voir un lien symbolique avec tous les dessins de La Danse des vivants montrant un intellectuel en proie à l'oubli, à l'inspiration tarie, à la recherche infructueuse?)
- de l'humiliation éternelle
- de l'appréhension éternelle (le thème de ce dessin sera repris dans l'album suivant, Visions intimes et rassurantes de la guerre)
- des regrets éternels (lien avec tous les dessins de La Danse des vivants montrant la faillite du couple et de l'amour, autant sentimentale que sexuelle).
- du soupçon éternel (lien avec tous les dessins de La Danse des vivants montrant la faillite du couple et de l'amour, autant sentimentale que sexuelle).
- de l'écoeurement éternel (ce dessin sera repris dans La Danse des vivants: « Erotisme » - Relevé trimestriel n°15, 1938)
- de l'amertume éternelle
- de la timidité éternelle
- de la stérilité éternelle (lien avec tous les dessins de La Danse des vivants montrant un intellectuel en proie à l'oubli, à l'inspiration tarie, à la recherche infructueuse. Ici un acteur ayant oublié son texte)
- de la clairvoyance éternelle (dessin d'un artiste mécontent de son oeuvre. Il est lié aux dernières phrases du prologue accompagnant cet album: « Il se peut qu'aux yeux de leur auteur [ces dessins] paraissent insuffisants. Pour moi, je m'avoue humblement, à cette heure, incapable de faire mieux »)
- de l'heure H éternelle (lien avec tous les dessins de La Danse des vivants mettant en scène la guerre).
- de la lâcheté éternelle (lien avec tous les dessins de La Danse des vivants montrant un personnage seul, à l'intérieur ou à l'extérieur, en proie aux fantasmes que suscite le noir/la nuit)
- des transes éternelles (lien avec tous les dessins de La Danse des vivants montrant un personnage seul, à l'intérieur ou à l'extérieur, en proie aux fantasmes que suscite le noir/la nuit)
- de l'espoir éternel (Lien avec « Le condamné à mort »)
- de l'agonie éternelle
Le texte de la fin - « La dernière damnation ou l'hésitation éternelle » - fait revenir la voix satanique auprès de l'artiste qui hésite et hésitera jusqu'au bout dans le choix entre les 27 châtiments proposés. Voilà la punition la plus cruelle pour son cas personnel, parce que c'est un éternel indécis et parce que choisir entre Charybde et Scylla est une torture psychologique. Cette hésitation symbolise-t-elle celle d'un dessinateur heurté par l'Histoire en 1935, donc tiraillé entre sa philosophie anthropocène habituelle et un début d'art militant? Si tel était le cas, on comprend l'enfer que durent être à la fois cette remise en question idéologique et philosophique et cette vision angoissante de la montée des périls...
Article mis en ligne le 1er janvier 2021