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Pourquoi Vercors est-il entré en Résistance?

Préambule

Dans cette crise actuelle, on se demande comment la majorité peut se soumettre à son malheur, pourquoi elle semble ne pas s'interroger et se révolter (deux mots-clés du système philosophique de Vercors), comment aussi de multiples prises de conscience réelles visibles dans divers medias hors de l'orthodoxie puissamment établie n'arrivent toujours pas à se fédérer en force subversive. La soumission à l'ordre a été pensée par maints intellectuels, l'essai le plus célèbre étant celui de La Boétie, Discours sur la servitude volontaire. D'autres s'y sont aussi essayés, Vercors compris. Celui-ci connut la peste brune et il entra en Résistance avec un courage exemplaire. Pourquoi donc a-t-il résisté sous l'Occupation ?

Je souhaite confronter le récit qu'il en fit dans Le Démenti à la théorie kantienne qu'il en tira a posteriori. Il est passionnant de constater qu'il y a contradiction dans ses explications. Il y a souvent contradiction entre sa littérature et sa philosophie, et... c'est magistralement porteur de sens. Je tente donc de vous le démontrer, d'en comprendre les motifs, d'avancer des réponses auxquelles Vercors ne songea même pas. Avec l'aide d'Hannah Arendt et son concept de banalité du mal, concept repris dans un essai captivant de Michel Terestchenko, Un si fragile vernis d'humanité. Banalité du mal, banalité du bien. Avec l'aide également d'Olivier Maurel, en particulier à partir d'un ouvrage avec lequel je me sens très proche, à quelques nuances près, Oui, la nature humaine est bonne! Comment la violence éducative l'a pervertie.

L'entrée en Résistance pendant  la Seconde Guerre mondiale: contradictions entre le vécu et le conceptuel

De la version littéraire avec le récit Le Démenti...

Vercors publia ce récit à haute teneur autobiographique en 1947. Il relata ce qu'il considéra comme une conversion soudaine, un tournant radical incompréhensible par rapport aux convictions pessimistes sur la nature humaine qui alimentaient son œuvre graphique, en particulier dans sa Danse des vivants (1932-1938). Le dessinateur Jean Bruller devint (presque) définitivement l'écrivain Vercors. Le nihiliste de l'entre-deux-guerres devint le Résistant à la tête des Éditions de Minuit clandestines. Le pessimiste foncier devint l'humaniste qui se décrivit comme pessimiste-optimiste, puisqu'il reprit ses conceptions de la nature humaine passées en greffant une explication supplémentaire moins radicalement négative, à cause même de son expérience concrète de sa propre insoumission au nazisme et de celle des autres Résistants. Face au concret des conditions historiques extrêmes, il dut repenser ses théories sur l'homme. Métamorphose artistique et philosophique qu'il raconta comme une rupture brutale, un saut qui départagea à tous points de vue son existence en deux parties nettes (avant/après la guerre), très certainement parce qu'il le vécut subjectivement ainsi. Métamorphose qu'il convient plutôt de dérouler plus objectivement dans une progressivité depuis la fin des années 20, j'en ai déjà parlé sur ce site.

Rétrospectivement, Vercors mit en scène cette (r)évolution mentale, radicalisée dans la conscience et dans les actes, dans Le Démenti au titre symbolique. Le lecteur découvre Arnaud, seul avec une mitraillette à la main, pestant d'avoir accepté d'apporter aide à trois Résistants qu'il n'a vus qu'une seule fois. La moitié du récit montre ce double de Jean Bruller en train de s'interroger sur son incompréhensible décision de se lancer dans la Résistance, contre sa « belle construction de quinze ans de désespoir ». Lui qui avait pris la ferme décision de rester à l'écart des passions humaines jugées forcément  néfastes, attend les ennemis, arme à la main. Sa raison lui trouve tous les motifs de fuir, pendant que son corps ne lui obéit pas, immobilisé qu'il est par une force jusqu'à présent inconnue. C'est encore cet homme nouveau qui, après un bref combat, se laissera torturer et tuer par les ennemis, alors que la délation aurait été la solution en adéquation avec sa philosophie nihiliste. Quand Arnaud comprend qu'il restera muet même sous la torture, il éprouve une joie incommensurable: la joie d'être en adéquation avec lui-même, la joie de se sentir proche des hommes au point d'accepter un sacrifice qui ne relève en rien du devoir.

Cette histoire de conversion mentale, c'est celle que Jean Bruller vécut au moment de ses premiers pas dans la Résistance. Certes, le récit est rétrospectif. Nous pouvons donc nous interroger sur la possible reconstruction, plus ou moins consciente, de cette évolution, comme pour toutes écritures de soi, que le pacte autobiographique ait été ou non signé. Toutefois, l'antinomie entre cette version littéraire et ses essais philosophiques est suffisamment criante pour que le lecteur y voie tout l'impensé de Vercors. Quel impensé? Celui de s'accrocher aux leçons idéalistes qu'il avait reçues depuis des années, de proposer une fable anthropologique qui ne puisse trahir la vision négative de l'homme que la tradition philosophique majoritaire lui légua, tout en osant lui faire subir quelques aménagements à la marge. Et, pendant que sa ligne philosophique rebâtie dès 1949 dans La Sédition humaine reconsolide les fondations de l'ancienne (quoi qu'il dise), sa version littéraire livre une vérité autre: celle d'un émotionnel positif vécu comme une seconde (?) nature.

En effet, Arnaud sent que toute sa décision d'opposer une Résistance au nazisme se fait au-delà de sa raison. Ce n'est pas l'homme rationnel qui prend un positionnement face à la barbarie nazie. C'est l'homme émotionnel. Celui qui s'est enfermé dans sa tour d'ivoire pendant des années, parce que rien n'a de raison d'être en ce monde pullulant de « fourmis féroces», sent son cœur déborder d'empathie. Le vocabulaire autour de la raison et de l'émotion, de la réflexion et d'un élan spontané se présente dans ce récit comme une dichotomie. C'est celui de l'émotion qui guide la décision et les actes du héros.

Ce récit de 1947 illustre pour une bonne part les deux ouvrages d'Antonio Damasio, L'erreur de Descartes: la raison des émotions et Spinoza avait raison. Joie et tristesse, le cerveau des émotions. Vercors décrivit parfaitement le processus interne qui le conduisit à résister. Il s'approcha de la vérité...pour mieux s'en éloigner dans sa construction théorique.

... à la version philosophique contradictoire

La version philosophique (dont je parle notamment dans mes pages La Sédition humaine, Anthropologie brullerienne, Anthropologie vercorienne) prédomine dans l'ensemble des écrits de Vercors. Elle contredit la version littéraire. Ainsi, Vercors reprend le concept principal de sa philosophie brullerienne: l'homme est mauvais par son état de nature. Après guerre, l'écrivain greffa une preuve qu'il voulait indiscutable car scientifique: les théories darwiniennes. Or, je l'ai déjà dit à maintes reprises sur ce site, précisément dans ces 3 pages que je cite quelques lignes plus haut, Vercors effectua une lecture partielle et erronée de l'oeuvre de Darwin, la lecture spencériste majoritaire de son époque. A cause de ses origines, dixit Vercors, l'homme est un être agressif, violent, un loup prédateur pour l'homme. Cette ontologie marquée du signe de la méchanceté consubstantielle explique l'état de la société. A cette philosophie brullerienne assombrie par le modèle des moralistes du Grand Siècle, le Résistant Vercors adjoignit, Kant à l'appui, l'idée que l'homme culturel s'oppose à l'homme naturel, que l'homme rationnel (positif) livre une lutte sans merci contre l'homme passionnel (négatif). J'avais démontré que le matérialisme scientifique de Vercors vacillait sur son socle dès qu'il était question de l'homme moral (au point même qu'il versait dans le moralisme répressif lorsqu'il abordait la sexualité et son rapport au deuxième sexe). Son monisme, parfaitement rigoureux dans le premier versant de la spécificité de l'homme (l'interrogation), dérive vers le dualisme dans son second versant, à savoir sa révolte contre la/sa nature. N'oublions pas le titre éloquent de son conte philosophique, Les Animaux dé-naturés.

La rupture entre la nature (mauvaise) et la culture (bonne) de l'homme devint le pivot conceptuel de Vercors, à l'image de la majorité de ces intellectuels aux habitus identiques. Biberonné à la philosophie idéaliste par son entourage familial et par l'école, l'écrivain ne parvint pas à s'en libérer. Aussi échauffauda-t-il une théorie qui faisait fi du principe d'économie propre à la démarche matérialiste qui, ne cessa-t-il de marteler, le guidait pourtant. Ainsi tout le caractère émotionnel de la décision et des actes du héros Arnaud de la nouvelle Le Démenti est balayé dans sa version philosophique. Ce Démenti est justement vite enterré. C'est l'homme rationnel et culturel qui, en lutte contre sa nature émotionnelle mauvaise, bascule du côté de la Résistance. Quelle antinomie plus éclatante que cette confrontation du récit littéraire et de la version philosophique !

Plusieurs hypothèses à ce preste revirement:

  • Jean Bruller-Vercors fut conditionné dès son plus jeune âge par ce modèle philosophique idéaliste dominant et par cette terrible vision de l'homme originellement mauvais. Bergson était un familier de la famille du jeune Jean; Platon et Kant (pour ne citer qu'eux) trônèrent dans sa bibliothèque sur les conseils de l'Ecole Alsacienne; Théodore Monod, Paul Misraki, Louis Martin-Chauffier, Emmanuel Mounier, sont quelques noms d'une longue liste de son réseau de sociabilité; Freud se cache dans son album de 1934 Nouvelle clé des songes et dans des propos ultérieurs (par exemple dans son conte philosophique Sylva quand le narrateur-personnage valide la sur-répression des instincts, particulièrement sexuels, au nom du Malaise dans la civilisation).
  • Jean Bruller-Vercors se trouva dans la délicate position d'avoir vécu dans sa chair et dans son esprit un événement qui, dans les conditions les plus concrètes, aurait servi de contre-modèle théorique. Des difficultés s'amoncelaient: assumer ce modèle novateur contre l'opinion commune et ancienne de ses pairs, devoir chercher les origines de cette empathie naturelle dans un quasi-désert théorique, confronter l'imaginaire collectif aux données paléontologiques, anthropologiques et éthologiques encore à leurs balbutiements, accepter l'idée désagréable de ne pas avoir perçu ce filtre qui l'éloignait du réel.
  • Jean Bruller-Vercors peignit une bonne partie de ce réel hélas sombre, dans ses albums  et dans ses écrits. Des hommes violents, égoïstes, chicaneurs, persifleurs... Le double artiste vit dans ce constat le résultat d'une nature mauvaise ab origine. Il chercha la cause dans l'être. Un être désespérément fixe, sauf s'il se réforme et s'améliore en se révoltant contre lui-même, dans sa version vercorienne teintée de l'imaginaire chrétien. La Résistance démontra à Vercors qu'il y avait étrangement peu « d'élus », que beaucoup se soumirent passivement ou activement au nouvel ordre, voire s'en donnèrent à cœur joie dans les actes violents contre un ennemi désigné. Face à ce réel qu'on ne peut occulter, Vercors trouva la cause dans l'être de l'homme, non dans ce qu'on le conduit à être.

Penser à l'homme/aux hommes au berceau de l'humanité, c'est passionnant et instructif quand on ne fait pas une lecture erronée et partielle de Darwin. Penser à l'homme/ aux hommes dès son/ leur berceau, c'est tout aussi passionnant et instructif pour comprendre le penchant que l'on donne à la nature humaine.

Vercors, un homme exceptionnel?  Non, l'exception d'une parentalité positive

Dans sa version philosophique, Vercors avança donc l'idée que l'insoumission au nazisme relèverait d'une violence de l'homme contre ses pulsions sadiques originelles, dans un tour de force mental rationnel appuyé sur la morale. La raison, les valeurs culturelles  et morales n'ont certainement pas été un motif suffisant pour résister. La preuve en est la confrontation avec ces nombreux hommes soumis ou avec ces autres collaborant à cette idéologie destructrice. Vercors oublia la sociabilité positive dans laquelle il baigna dès sa petite enfance, ce qui lui permit de développer une véritable estime de soi, un espace relationnel bienveillant avec les autres, une empathie pré-existante non étouffée voire détruite par la violence d'un dressage « éducatif ».

Le Sagouin: la violence éducative ordinaire, un contre-modèle pour la famille Bruller

Pourquoi me soutenir que tu sais ta leçon? Tu vois bien que tu ne la sais pas!... Tu l'as apprise par coeur? vraiment?"

Une gifle claqua.

Voici l'incipit du Sagouin de François Mauriac. Ce terrible récit témoigne de la maltraitance des enfants au XXe siècle. Ce pauvre enfant subit la violence physique et psychologique de sa mère, comme le Poil de carotte de Jules Renard, ou Jean victime de Folcoche dans le roman largement autobiographique Vipère au poing d'Hervé Bazin. Ce petit être innocent ne peut pas compter sur l'aide d'un père sans caractère, passif et soumis qui, comprenons-nous progressivement, connut lui-même une parentèle autoritaire et vindicative.

En lisant Oui, la nature humaine est bonne! d'Olivier Maurel, héritier avoué de la psychanalyste Alice Miller, j'ai découvert une autre citation de Mauriac dans un article intitulé « Enfants martyrs » (1936): « Où finit la correction? Où commence le martyr? [...] Des milliers d'enfants peuplent un enfer qui ne fait pas de bruit ». La littérature à travers les siècles, mettant en scène le milieu familial et scolaire, est un des révélateurs d'une enfance battue, violée, privée des « nourritures affectives » primordiales dont parle le psychanalyste Boris Cyrulnik. Mais elle en est un des révélateurs ponctuels et imparfaits. Cette violence éducative est tellement intégrée et perçue comme normale et pertinente qu'on la passe sous silence ou qu'on la justifie. « Qui aime bien châtie bien », « c'est pour ton bien » (que je te fais du mal) sont de terribles expressions paradoxales que trop de personnes récitent comme des leçons bien apprises, comme des évidences qu'on ne doit pas remettre en cause.

La littérature préfère révéler les violences des adultes, souvent en cherchant les causes dans cette nature humaine supposée agressive, en occultant les conditions concrètes de l'éducation de ceux qui sont désormais adultes. Lorsqu'elle raconte les méfaits d'enfants sadiques, elle remonte souvent à la nature intrinsèquement mauvaise d'un être qu'on se représente comme coupable (à cause du péché originel ou de ses versions sécularisées). Elle ne s'interroge que très peu sur les mauvais traitements subis dans l'enfance qui engendrent dans de plus fortes probabilités l'indifférence ou la cruauté face à son semblable, plutôt que l'empathie et la bienveillance.

Vercors ne s'interrogea pas sur l'enfance maltraitée et ses conséquences. J'avancerai plusieurs motifs:

  • Vercors, né en 1902,  fut entouré de parents aimants, équilibrés et bienveillants qui, par ailleurs, prirent soin de lui choisir des nourrices, puis une école respectueuses de l'enfance. Le petit Jean grandit « entre la ferme douceur de papa et la douce fermeté de maman ». Ses récits à caractère autobiographique décrivent un jeune héros sécurisé par des parents soucieux de son bien-être. Ces relations de confiance décidèrent de ce souci de l'autre, parce que ses parents permirent le développement des capacités empathiques inscrites dans la nature humaine. Vercors ne vécut pas assez vieux pour connaître les avancées prodigieuses de la primatologie, de la Préhistoire, de l'éthologie, de la neurobiologie, etc., dont vous pouvez prendre connaissance dans L'Age de l'empathie de Frans de Waal ou dans La Bonté humaine de Jacques Lecomte. Au contraire, il reprit à son compte la philosophie pessimiste sur la nature humaine qu'Olivier Maurel recense avec précision dans son ouvrage: Saint-Augustin et le dogme du péché originel comme vecteur du mal héréditaire, Freud et sa théorie des pulsions qui protège les violeurs (les enfants coupables séduisent les adultes innocents!) et les violents; la férocité animale de l'homme que de nombreux philosophes reprennent comme cause explicative, Vercors compris. Cette dernière théorie, omniprésente dans sa philosophie, est contredite dans sa littérature, notamment par ses fameux tropis des Animaux dénaturés, qui devraient représenter des singes destructeurs et lubriques, quand ils sont le reflet de bons sauvages.

Vercors vécut son enfance dans la douceur du foyer parental. Aurait-il néanmoins occulté une violence éducative dont il aurait été l'objet et qu'il passerait sous silence ? Une anecdote suggère à quel point son éducation fut déterminante pour l'éducation de ses propres enfants. Dans Les Occasions perdues, ses mémoires des années 80, il raconte en effet que la gouvernante allemande de ses jumeaux d'à peine un an (soit en 1935) eut un jour le goût pervers d'acheter la tête d'un Christ supplicié. Puis:

nous la voyons venir avec un minuscule moustique dans ses gros doigts, s'écriant - et elle fait ce qu'elle dit: " Voyez! Voyez! pour le punir je lui arrache les pattes l'une après l'autre! " [...] Et je ne peux m'empêcher de penser: Hitler, et ses nazis, et cette bonne grosse nounou...la cruauté sadique serait-elle inscrite dans l'âme allemande? [...] un autre jour, la voici qui nous raconte, toute joyeuse, son rêve: elle est en train de baigner l'un des jumeaux, oublie la bassine sur le feu et, quand elle revient, " il était, croyez-vous madame, tout bouilli! " [...] un soir, des hurlements m'attirent, j'accours et je trouve un des enfants, tout nu, qui porte sur son petit corps fragile la trace encore rouge de cinq doigts. Une heure après, elle sera dans le train.

Cette nourrice allemande, vite renvoyée pour cause de violence, qui prend un plaisir sadique dans le mal, devient, dans Le Silence de la mer, la fiancée de l'officier allemand Werner von Ebrennac: elle s'amuse à arracher les pattes d'un insecte et y prend grand plaisir. Après guerre, en accord avec ses théories philosophiques, Vercors expliqua cette cruauté par le fait que ce peuple s'est perçu comme Allemand avant de se voir comme des hommes, là où il aurait dû relier cette violence extrême à une éducation d'une grande férocité en Allemagne à cette époque.

  • Bercé par la douceur de sa famille, aveuglé par l'omerta autour des violences éducatives, Jean Bruller ne prit pas conscience de l'ampleur de celles-ci. Ce fut probablement une raison supplémentaire pour ne pas intégrer cette donnée à ses concepts philosophiques. Il me semble même que ses préjugés de classe le portaient à croire que la maltraitance était un phénomène propre aux classes laborieuses. Etrangement, la seule enfance martyrisée que l'on décèle dans sa prose provient du récit de 1960, Clémentine. Cette héroïne est brutalisée et violée par son père et ses frères dans son enfance.
  • Rivé à la philosophie idéaliste, Vercors omit trop systématiquement la dimension relationnelle des hommes. La nature humaine n'est pas une entité hors de conditions concrètes. Malléable, elle co-évolue avec l'environnement. Je me sens presque totalement dans la ligne d'Olivier Maurel. J'ai toutefois trois réserves (et des interrogations que je passe sous silence dans cette page pour ne pas alourdir celle-ci): 1) le titre de son ouvrage qu'il semble avoir choisi (et non son éditeur). Son titre est dans sa formulation trop rousseauiste, même si l'auteur, conscient de ce malentendu latent, récuse cette filiation. Son explication arrive trop tardivement dans l'ouvrage. La nature humaine est composite, du fait de l'histoire évolutive de nos ancêtres. Ni Hobbes, ni Rousseau, ai-je déjà dit ailleurs. Darwin avant tout qui, contrairement à Huxley, analysa la morale dans le prolongement de l'évolution. Olivier Maurel le dit avec pertinence dans son livre (page 170). C'est cet « effet réversif de l'évolution » que le philosophe et historien des sciences Patrick Tort étudie depuis des années dans l'oeuvre darwinienne. 2) Autre réserve: la notion de résilience qu'Olivier Maurel récuse largement. Quoique rare, contrairement à ce que peuvent nous laisser croire Boris Cyrulnik et Jacques Lecomte, elle est possible. S'il existe des probabilités très fortes de reproduction, il n'existe pas de déterminisme fataliste immuable. Des tuteurs de résilience, réels ou même symboliques, sont susceptibles d'aider l'enfant maltraité. 3) Olivier Maurel évoque les violences psychologiques qui, souvent, accompagnent les violences physiques, mais il n'insiste pas. Or, il me semble qu'elles sont tout aussi essentielles dans les causes de la violence ou de la soumission à celle-ci.
  • Un dernier motif: ce sont les hommes qui parlent de la nature humaine dans leurs oeuvres. Ces hommes qui, dans une société patriarcale distribuant les rôles sexués de chacun,  sont des géniteurs plus que des pères. L'éducation des enfants, surtout des bébés, relève du rôle maternel. Ces intellectuels qui scrutent attentivement l'humanité adulte et fixent leur feuille de papier pour rédiger de belles théories sur la nature humaine, paraissent détourner leurs regards du berceau de leurs enfants. Et pourtant, ils ratent l'essentiel: ils ne voient pas (ou ne veulent pas voir) que, tout petits, les enfants captent le regard de l'autre, miment, coopèrent, recherchent la relation humaine. Dans le film de Ken Loach, La Part des anges, la jeune héroïne, venant d'accoucher, déclare au jeune père qui a connu et a commis la violence gratuite, mais tente de s'en sortir, que leur nouveau né n'a qu'une moitié de cerveau et que l'autre moitié dépendra fortement de l'éducation et de l'affection qu'il recevra.

Graines de violence ou comment tuer l'humanité dans l'oeuf versus Vercors ou la présence à soi

La littérature, si elle se tait globalement sur les violences éducatives et n'y décèle pas la cause principale de la violence humaine, se fait prolixe pour peindre ses conséquences, tout en rattachant celles-ci à la nature ontologiquement mauvaise. Les quelques oeuvres qui se penchent sur l'enfance maltraitée décrivent bien les dégâts de telles pratiques:

L'homme fossilisé/ Lambeaux

Le Sagouin de Mauriac, si malheureux dans sa famille, aura l'espoir d'être sauvé par un instituteur bienveillant auquel on voudrait confier son instruction. Espoir de courte durée. Désespéré, le sagouin finit par se suicider, accompagné de son père, un double adulte du fils. Le père est un homme fossilisé, c'est-à-dire dépossédé de ses caractéristiques humaines. Ayant coupé tout contact avec le corps martyrisé de l'enfant qu'il fut, s'étant « blindé » émotionnellement, il n'a pas accès à la sensibilité, la sienne, mais aussi celle des autres. Son isolement, sa solitude, sa dépression muette ne sont pas consubstantiels à l'humain, mais plutôt le résultat de cette méfiance des autres et de cette mésestime de soi. L'enfant suit les traces du père, et préfère la mort.

Cet ancien maltraité qui ne va pas obligatoirement vers le suicide est cependant celui qui risque le plus de connaître la dépression. Je ne sais si un critique l'a déjà étudié ainsi, mais le mal du siècle des Romantiques, leur spleen avant Baudelaire ne s'expliquent peut-être pas uniquement par ce que Musset en dit dans sa Confession d'un enfant du siècle. En ce début du XIXe siècle, dans cette ascension de la Bourgeoisie, un nouvel ordre moral rigoriste se mit en place. Retour en arrière dans l'histoire des enfants et des femmes, les premières victimes désignées. Violences physiques, psychologiques et sexuelles seraient-elles susceptibles d'expliquer cette mélancolie qui étreignit cette jeunesse romantique?

Au XXe siècle, dans un extrait de Lambeaux, Charles Juliet décrit l'internement de sa mère que le personnel infantilise, isole. Leur indifférence, l'absence de communication avec le psychiatre accentuent le malaise. Du temps de Vercors, le milieu psychiatrique utilisait la camisole notamment. Aujourd'hui, c'est la camisole chimique qui atténue quelque peu la douleur, mais cette psychiatrie, largement sous la férule de Freud en France, est bien impuissante, si ce n'est à soigner (même si je le crois tout à fait possible), du moins à soulager plus solidement. Prévenir plutôt que guérir: agir en amont, et du côté de la parentalité. La guérison est hélas impossible pour certains gravement atteints dans leur approche émotive et cognitive. Ce n'est pas de ma part une attaque butée de la psychanalyse, mais une attaque d'une certaine psychanalyse, celle qui ne fonctionne pas et refuse l'expertise de ses résultats. Il existe une psychanalyse bienveillante, empathique, une psychanalyse matérialiste partant des conditions concrètes, elle reste trop marginale dans les mentalités, ipso facto dans les pratiques.

L'homme masochiste/ L'homme sadique

Cette violence subie a toutes les probabilités fortes de se transformer en violence contre soi-même ou contre les autres. Le héros de Vipère au poing, pensant sortir victorieux de ce duel avec sa marâtre, bercera dans son cœur le poison de la haine de l'homme. Portrait de sa mère sur ce plan, il devient un des maillons de la transmission générationnelle de la violence. Sur combien de générations? Et qui ne connaît le masochisme de Rousseau? Il raconta à quel point il avait été battu. Et cette fameuse fessée de Mademoiselle Lambercier, source d'excitation sexuelle qui le plonge définitivement dans la souffrance jouissive! Les difficultés relationnelles de Rousseau, sa paranoïa de persécution n'ont pas surgi ex nihilo. Autre exemple célèbre: Sade, battu dans sa jeunesse, devint un criminel sexuel, un tortionnaire. Les épisodes littéraires d'une perversité sans bornes, multipliés ad nauseam, ne furent pas de simples inventions nées d'une imagination débridée.

Dans ses albums des années 30, Jean Bruller dessina les violences ordinaires des adultes, leurs phrases assassines destinées à blesser l'autre psychologiquement, le persiflage, la solitude et l'incommunicabilité, mais aussi la méfiance et l'hostilité face à l'étranger, la soumission aux meneurs et dans un dessin prophétique l'obéissance aveugle au « Maître des hommes » (La Danse des vivants). C'est ce qu'il constata autour de lui, ce qu'il lut dans les oeuvres contemporaines (Roger Martin du Gard, etc.). Ce n'est pas ce qu'il vécut et ressentit au sein de sa famille. Sa philosophie nihiliste, au diapason de son époque, sa distance d'avec les hommes pour se protéger de cette violence larvée, vola en éclats dès qu'il s'agit de sauver l'homme du nazisme et de toute forme d'oppression. Tel le héros Arnaud du Démenti, il sentit de façon innée que sa voie était celle de la Résistance. Dans Un si fragile vernis d'humanité. Banalité du mal, banalité du bien, Michel Terestchenko démontre les failles de la théorie de l'égoïsme irrémédiable de l'homme. Il s'attarde sur ces « justes » qui sauvèrent la vie de Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale: il rattache leur comportement altruiste à une éducation centrée sur le respect de leur individualité par leurs parents, sur l'empathie de cet entourage qui leur permit de s'ouvrir à l'autre. Ces « justes » ont eu un comportement altruiste qui leur parut naturel, spontané. Ils ne pouvaient pas faire autrement que d'aider leurs semblables, expliquèrent-ils. Une force intérieure les y poussait. Michel Terestchenko nomme ce ressort intérieur une « présence à soi ».

C'est cette présence à soi, cette présence à son humanité pleine et entière que Vercors sentit quand il s'engagea spontanément dans la Résistance. Il l'évalua mal dans ses concepts philosophiques, mais sa littérature reste un précieux témoignage des pistes positives dans lesquelles notre société actuelle doit puiser.

Article mis en ligne le 7 juin 2014