Anthropologie brullerienne: changer l'homme?
Sommaire
Préambule
Au cours de l'entre-deux-guerres, Jean Bruller dressa un constat accablant sur l'humanité. C'est en particulier dans son album La Danse des vivants (1932-1938) qu'éclate son anthropologie pessimiste. Mais dans son troisième album de 1929, Un Homme coupé en tranches, on décelait déjà cette vision sombre par le biais du personnage de Polymorfès uniquement préoccupé de lui-même, de l'image qu'il renvoie aux autres, qui s'aliène dans son propre regard et est aliéné dans l'opinion des autres. Et dans Visions intimes et rassurantes de la guerre (1936), le dessinateur s'inquiète de la fascination intemporelle de ses semblables pour la guerre, toujours prompte à se réactiver dans les périodes historiques troublées. La nature humaine est mauvaise, l'homme est déterminé ab origine. Tout est dit. Aussi pourquoi agir si, dès lors que l'essence de l'homme est figée, il semble impossible de changer l'homme, de l'améliorer? Cela rend stérile tout propos du moraliste dessinateur, et inutile toute action citoyenne et politique.
Pourtant, l'anthropologie brullerienne est une anthropologie en devenir, qui, tout en gardant un fond résolument pessimiste, constate aussi le potentiel positif de l'homme générique. Celui-ci, homme réel dans des circonstances de vie concrète (milieu, éducation, conditions socio-économiques...), actualise ou non ses talents personnels, ses capacités intellectuelles, ses sentiments moraux. Dans son heurt avec les événements mondiaux, Jean Bruller devenu le Résistant Vercors, historicisa son propos. Jamais il n'abandonna sa réflexion anhistorique sur l'homme, mais il lui ajouta un ancrage réel, une praxis utile pour penser l'émancipation de l'homme et la réalisation totale de ses potentiels par une actualisation dans un projet social, donc politique. Aussi convient-il d'étudier l'anthropologie brullerienne dans sa complétude.
Je reprends sciemment en partie le titre de l'ouvrage du philosophe Yvon Quiniou, L'Ambition morale de la politique. Changer l'homme? (2010), qui, entre autres, souligne que la politique doit fournir à l'homme les conditions de son émancipation, dans des transformations économiques et sociales incontournables. C'est pourquoi, je continue dans le prolongement de mon analyse du Contrat social de Vercors dont l'un des articles s'intitulait justement Morale et politique. La lecture de L'homme selon Marx. Pour une anthropologie matérialiste (2011) se révèle tout aussi éclairante puisqu'Yvon Quiniou propose des liens - identiques ou divergents - avec Lucien Sève et son livre Penser avec Marx aujourd'hui. Tome 2: L'homme? (2009), dans des apports enrichis de Marxisme et théorie de la personnalité (1969); ainsi qu'avec l'économiste Frédéric Lordon qui lie la pensée de Marx avec celle de Spinoza. Ces ouvrages stimulent les parallèles avec Vercors, que ce soit dans les ressemblances comme dans les différences.
Les Caractères de Jean Bruller
Le rapprochement de Jean Bruller avec les moralistes du XVIIe siècle est nécessaire pour comprendre sa pensée. Avec Pascal dont il prend ouvertement en charge l'héritage, et dont j'ai déjà parlé à plusieurs endroits de ce site au sujet de La Danse des vivants: l'homme, solitaire ciron dans un vaste cosmos indéchiffrable (dessin « Mutinerie à bord »), est un être voué à la finitude (dessin « Le condamné à mort »). Roseau par nature, de constitution fragile, soumis à une imagination trompeuse, ce roi sans divertissement au moi haïssable (visible dans le journal intime de Polymorfès, cet Homme coupé en tranches) s'en invente (dessins « Un horrible accident », « Présence du Mystère ou les amateurs d'événements », « Les Pompiers ou le secret espoir »). Mais il ne peut soulager son angoisse existentielle dans le système de Jean Bruller: le ciel est vide, le Da sein est vertigineux. Le pari qu'a fait cet ecclésiastique mis en scène dans le dessin « L'athée » est illusoire.
Mais aussi avec La Bruyère et La Rochefoucauld. La vision anthropologique de ces deux penseurs du Grand Siècle est noire, Jean Bruller s'en inspira autant dans le fond que dans la forme. En effet, La Danse des vivants se présente comme un ensemble fragmenté, entre 1932 et 1938; les dessins, intrinsèquement brefs, sont concis. Ils concentrent en une sentence bien sentie, qui réside dans l'alliance du dessin et de son titre souvent antinomiques, une pensée sans concessions. Et le morcellement propre à la prose de ces moralistes rappelle celui de Jean Bruller, puisqu'il dissémina ses 160 estampes dans des Relevés Trimestriels publiés tout au long des années 30. Néanmoins ce morcellement dispersé compose au final une architecture construite et cohérente.
Maxime 563
Jean Bruller pratiqua l'art du portrait. Telle notamment la maxime 563 sur l'amour-propre de La Rochefoucauld, le dessinateur croque dans La Danse des vivants ce vice universel des hommes, décliné en de nombreux autres travers, le journal intime de Polymorfès, cet Homme coupé en tranches, en témoigne. Leur comportement individuel est guidé par leur intérêt personnel, leur égoïsme. Cet intérêt individuel est le moteur de leur conduite, il pousse à chercher les honneurs (dessins « Au but », « L'arriviste ou les efforts fructueux », « L'ami du grand homme, ou l'orgueil au rabais »), quitte à se montrer hypocrites et à écraser leurs semblables s'ils se mettent en travers d'une route qui les obnubile et les aveugle.
D'ailleurs, l'intérêt égoïste et envieux commence dès le plus jeune âge, à en croire le dessin « Le jouet de l'autre, ou la possession des biens » qui présente deux enfants lorgnant sur le jouet de l'autre, pourtant parfaitement identiques, quand d'autres jouent à la guerre « Dans les steppes de l'Asie centrale, ou la Possession du monde ». Devenus adultes, ils se confronteront dans une guerre larvée, pour une conquête sentimentale ou sociale, et si l'un d'entre eux se rend « Le Maître des hommes », alors la machine de guerre s'enclenche. Si les dessins sur la guerre se multiplient dans les derniers Relevés trimestriels et relèvent donc davantage de l'actualité, Jean Bruller les ancre dans un caractère intemporel néanmoins. Les hommes politiques portent la responsabilité du conflit mondial, mais toutes les strates de la société, d'autant plus conditionnées par les discours belliqueux de leurs dirigeants que la fascination pour la guerre semble inhérente à la nature humaine, réfléchissent bientôt aux intérêts personnels qu'elles peuvent en tirer, et c'est l'objet de Visions intimes et rassurantes de la guerre (1936).
A cette nature fixiste de l'homme, Jean Bruller ajouta toute une série de dessins dans le prolongement d'Un Homme coupé en tranches, au caractère mouvant et insaisissable. Comme Théodas des Caractères de La Bruyère, il est double, voire multiple: « Comment le fixer, cet homme inquiet, léger, inconstant, qui change de mille et mille figures ? » (Les Caractères, "De la mode », 19). Jean Bruller lui emboîta le pas, notamment avec ses dessins « Journal intime ou les beaux mensonges », « Introspection, ou la connaissance suspecte ».
« Des biens de fortune »/ « De l'homme », 128
Dans ces deux parties des Caractères, La Bruyère condamna l'organisation sociale en peignant dans « Des biens de fortune » les parvenus malhonnêtes et les hommes corrompus par l'argent. Il se récria contre l'injustice sociale dans le fragment 128 où « l'on voit certains animaux farouches, [qui] sont des hommes », ces travailleurs aliénés aux terribles conditions d'existence.
C'est dans La Danse des vivants que Jean Bruller offrit une sociologie plus complète de ses personnages. En effet, beaucoup de ses albums ont un caractère autobiographique, et c'est autant de variations sur un auteur soucieux de lui-même, comme il l'avoua au journaliste Gilles Plazy dans A Dire vrai. Sinon, les personnages appartiennent au même milieu bourgeois, un milieu auquel le dessinateur était habitué. Ses personnages sont donc plutôt homogènes, et ses albums, de belle facture, n'étaient pas à la portée de toutes les bourses. Jean Bruller s'adressait à son milieu, et les oeuvres qu'il illustra (d'André Maurois, Alphonse Crozière, André Chamson...) également. Il illustra des albums pour la jeunesse certes, mais destinés aux parents ayant les moyens d'acheter à leurs enfants de la Belle Ouvrage.
Il en est de même pour La Danse des vivants. Toutefois, comme l'artiste moraliste entendait révéler la comédie humaine dans son ensemble, il diversifia l'approche de la société afin de montrer que si les hommes sont dans leur ensemble aliénés à cause d'une nature universellement mauvaise, certains le sont plus que d'autres dans des conditions sociales données.
Salauds de pauvres ou charité chrétienne
Les petites gens sont quantitativement moins nombreux dans La Danse des vivants. Pour autant, quand ils sont mis en scène, dans le cadre ou hors cadre des dessins, ils permettent la satire féroce de la classe dominante. Certes, dans « Au faîte des richesses » (été 1933), l'homme aisé que l'on contemple derrière sa fenêtre d'un immeuble cossu éprouve la même solitude que les autres hommes, mais il ne subit pas les avatars d'une condition socio-économique épouvantable. Par « Amour du prochain », titre au sens ironique de l'une des sections de cet album, il consent à ouvrir sa fenêtre, ainsi que tous les habitants de l'immeuble, pour jeter une pièce de monnaie aux pauvres hors cadre: « Charité, ou le devoir accompli » (RT, automne 1933, voir le dessin à cet endroit). Charité chrétienne qui donne bonne conscience à ces riches quand il leur arrive de penser aux pauvres. Surtout, cette charité bien ordonnée est le fruit d'un intérêt tout autant individuel que collectif. Ces riches agissent dans un intérêt de classe, « la somme d'intérêts individuels reliés et solidarisés par des conditions sociales objectives communes » (Yvon Quiniou dans L'homme selon Marx. Pour une anthropologie matérialiste, p. 64). Cette conscience de classe les rend solidaires entre eux, et les enjoint à se montrer charitables envers les autres pour éviter l'implosion populaire. Rien à voir avec la solidarité égalitaire. L'architecture de l'immeuble tout en verticalité symbolise la pyramide sociale et en avalise sa hiérarchie.
Le pauvre qui se met en travers du chemin de la classe dominante devient ipso facto « Le salaud », un dessin paru dans la première suite de 1935 des Relevés Trimestriels. C'est toute la symbolique contenue dans ce dessin dans lequel un cycliste avec ses maigres bagages sur les épaules, et sous une pluie battante, a l'audace d'empêcher une voiture de le dépasser. Une voiture dont les passagers n'auront pas l'envie de proposer de l'aide. La charité a ses limites. Jean Bruller aimait à recycler ses dessins. Celui-ci possède une variante plus explicite encore, puisque « Le salopard » transporte, cette fois-ci à pieds, ses quelques effets personnels (matelas, chaise) dans une charrette qui obstrue le passage d'un conducteur excédé, que l'on voit cette fois-ci en plan rapproché. Un « Salopard » qui trouva refuge dans Vendredi, le journal de soutien du Front populaire auquel Jean Bruller participa, précisément dans le n°13 du 31 janvier 1936.
Tripalium
Le travail des classes laborieuses est une souffrance, une torture, comme l'indique son étymologie. Pendant que les uns s'offriront une confortable croisière (« Tour du monde à prix fixe, ou l'aventure sentimentale »), d'autres resteront dans les soutes pour faire avancer le navire dans un travail épuisant (« Le " pacific ", venant de Sydney, passe en vue des îles Paradis »). « L'envers du palace » (RT n°11, automne 1934) montre ostensiblement l'entrée misérable du personnel d'un hôtel, uniquement visible dans son côté sordide, celui qui est caché, avec façade délabrée et détritus en tous genres. Et avant que les nations ne pourvoient radicalement à l'« extinction du chômage » (RT n° 15 de 1938) en faisant de la population de la chair à canons comme solution ultime, elles règlent ce problème par des travaux pénibles, et, comprenons-nous, sous-payés: dans le dessin au titre ironique « Du travail, ou la misère vaincue » (RT n° 15 de 1938), nous constatons que ce travail de force collectif aliène un être ressemblant davantage à une mécanique sans pensée qu'à un homme.
Constats d'étape
Au terme de ce parcours (partiel) de certains albums de Jean Bruller, en particulier La Danse des vivants, on posera deux constats:
- Le dessinateur est un moraliste dans la veine des auteurs du XVIIe siècle à l'anthropologie pessimiste et désabusée. La nature humaine est mauvaise, elle détermine des comportements égoïstes dessinant une société inégalitaire. Homo est homini lupus. L'artiste reprit la philosophie de Hobbes, dans ces années 30 visiblement, mais aussi ultérieurement, même lorsque son anthropologie prit un tournant avec l'expérience de la Résistance intellectuelle. Plusieurs fois, Vercors suggéra que Rousseau, avec sa vision de l'homme naturellement bon, se trompait. Ce qui paraît étonnant pour un penseur du XXe siècle, c'est qu'il prit le parti de l'un contre l'autre, tout comme à l'inverse il paraîtrait étonnant qu'il penchât pour Rousseau, et non pour Hobbes. Ces deux philosophes sont antérieurs à Charles Darwin, ils bâtirent leurs fables anthropologiques respectives en fonction de leur siècle. Vercors, quant à lui, bénéficia des avancées fulgurantes de la science. Comment donc peut-on encore trancher la vision de la nature humaine aussi radicalement quand on est riche intellectuellement des recherches scientifiques nouvelles dont l'apport affine l'anthropologie? Dans son entretien avec le journaliste Gilles Plazy (A dire vrai), Vercors en resta à cette vision peu nuancée de l'homme en se demandant à son sujet: « Est-il bon? Est-il méchant ? ». Il n'ignorait pourtant pas les théories du naturaliste du XIXe siècle, il les mit même à l'origine incontournable de l'hominisation et de l'humanisation de notre ancêtre dans son essai La Sédition humaine (1949). Alors pourquoi Vercors, avec également de nombreux autres penseurs du XXe siècle demeurèrent-ils fixés sur cette peinture manichéenne? Vercors fit une lecture de Darwin, hélas, erronée, celle que Herbert Spencer véhicula, et qui forme le terreau du « darwinisme social ». Plutôt que de « darwinisme social », il conviendrait de parler de sociologie spencérienne ou de spencérisme. Le philosophe et historien des sciences Patrick Tort fait depuis des années une mise au point des plus efficaces à ce sujet (Voir son site officiel). Vercors ne lut certainement pas La Filiation de l'homme (1871), il s'arrêta à L'Origine des espèces (1859), retint surtout la lutte pour la vie, et tira de là cette « loi de l'entre-dévorement universel » des hommes qui, dans son système, sépare radicalement nature et culture. Dès les années 30 néanmoins, et malgré un fond premier de pessimisme immuable du dessinateur à l'écrivain, des prémisses d'évolution de son anthropologie commencèrent à se faire voir dans quelques dessins et à fissurer ledit système pour l'assouplir. C'est ce que j'étudie plus loin dans cette page.
- Cette fissure de son anthropologie brullerienne provient de sa confrontation de plus en plus grande avec le réel, dans la montée des fascismes et la mise à mal de son pacifisme. Quoique visant l'intemporel, ses dessins sont en prise directe avec l'actualité, ils ont moins la force de s'en détacher. Le moraliste confronté au monde enrichit son anthropologie d'une historicisation. Cette évolution ne surgit pas ex abrupto en 1942 quand il publia Le Silence de la mer, elle est déjà en gestation dans La Danse des vivants. Les dessins qui confrontent les classes sociales sont plus tardifs, ils sont moins nombreux. Nonobstant ce constat, ils dénotent une prise de conscience d'un artiste au réseau de sociabilité élargie, et conduisent à orienter son anthropologie et sa philosophie vers une autre voie. Il n'existera cependant pas de retournement complet de sa pensée: chez lui, et dans le sillage de Spinoza, la nature humaine, la psychologie de l'homme conditionne l'Histoire, et non l'inverse. Pour Marx, « ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur vie, c'est leur vie qui détermine leur conscience ». C'est le contraire pour Jean Bruller, bien qu'il voie sa philosophie s'enrichir d'apports conceptuels nouveaux qui sourdent de Relevés Trimestriels chronologiquement plus tardifs de La Danse des vivants.
Une anthropologie en devenir
De ce qui précède, on retient que l'homme est par essence mauvais. La société, dans toutes ses composantes, hérite ainsi des dysfonctionnements engendrés par la nature immuable de l'humain. Cette pensée mena donc Jean Bruller à l'inaction citoyenne et politique, du moins jusqu'au « péril fasciste » du 6 février 1934. Sa geste artistique, qui avait pour matière première l'homme, a donc l'efficacité du constat, mais revêt une inefficacité performative en vue d'un changement de l'humain. La nature de ce dernier le déterminerait de manière inflexible et fataliste. Rétrospectivement d'ailleurs, le mémorialiste Vercors s'interrogea sur la vanité de son entreprise artistique et intellectuelle et s'amusa de cet aiguillon inexplicable qui le poussait à continuer son œuvre graphique à portée intellectuelle, en dépit de l'impuissance générale à transformer l'homme.
A cette réflexion sur l'inanité de tout acte artistique tel que l'entendait Jean Bruller s'ajoute un questionnement d'ordre politique: comment changer la société si la nature humaine est irrémédiablement mauvaise, dans la mesure où ce sont ces mêmes hommes qui font la société? Ce déterminisme de nature invaliderait tout projet politique de gauche et, pire, assoirait, via la sociobiologie à l'idéologie para-scientifique, la justification du capitalisme concurrentiel. Cette dernière question fut fondamentale pour Vercors (Voir une analyse dans la page consacrée à l'anthropologie vercorienne). Voyons ici si dès les années 1930 Jean Bruller envisageait la transformation de l'homme, ses raisons et ses modalités.
Maxime 168
Là encore, on peut mettre en parallèle les moralistes du XVIIe et le dessinateur du XXe siècle. La maxime 168 de La Rochefoucauld apporte une note d'espérance dans un tableau foncièrement pessimiste de l'humain: « L'espérance, toute trompeuse qu'elle est, sert au moins à nous mener à la fin de la vie par un chemin agréable ». Réside quelque espérance également chez Jean Bruller. Le dernier chapitre de La Danse des vivants, s'intitule, contre toute attente vu le caractère sombre de l'ensemble du projet, « Rien n'est perdu », et contient cinq dessins dont le sens tranche avec le reste.
- « Le marchand de canons » met en scène un homme dans un intérieur cossu en train de jouer de la flûte traversière. Moment de bonheur musical.
- « Le mouchard » prend le temps de jeter des miettes de pain à une multitude d'oiseaux dans un parc public. Moment d'altruisme.
- « Le multimillionnaire » s'extasie, accroupi, sur la première pousse de la nature. Emerveillement botanique face à la nature, symbole de vie.
- « Le larbin » dans sa mansarde modeste contemple, rêveur, le ciel étoilé. Instant poétique, espoir d'une autre vie.
- « L'aide-comptable » est parvenu à gagner son challenge de grimper en haut d'une montagne. Extase face à ce dépassement de soi-même.
A ces dessins, il convient d'ajouter « Sensibilité », paru dans RT n°7 de l'automne 1933, dans lequel un boucher sur son lieu de travail recueille délicatement dans sa main un oiseau pour lequel il éprouve une pitié visible.
Quoique de manière parcellaire et ponctuelle, le dessinateur nuance sa peinture, et suggère que la nature humaine est plus complexe que ce que la majorité de ses dessins signifie. L'homme est un être naturel vivant certes, mais aussi un être de culture. La marche historique à l'humanité en fait un être composite doté d'intérêts personnels égoïstes, mais aussi capable de générosité, d'altruisme, de désintéressement et de sacrifice. Il serait erroné de voir dans ces actes une quelconque volonté de rédemption. Jean Bruller n'est pas Pascal, son pari se centre sur l'homme (malgré une réintroduction d'une sorte de péché originel de l'homme contre la nature dans la fable anthropologique vercorienne. Il aurait pu s'en passer et déchristianiser son récit pour éviter le caractère illogique de sa démonstration tant d'un point de vue chronologique que conceptuel, j'y reviendrai).
Que nature et culture soient analysées dans une rupture (comme Vercors) ou bien dans une continuité ne nous retiendra pas dans cet article-ci. Je pars de cette description plus objective de l'humain qui commence à peine à poindre dans La Danse des vivants. Jean Bruller ne s'engagea pas encore dans une réflexion sur l'intérêt général, il le fera une fois l'expérience de la Résistance littéraire vécue, dans le sacrifice et la solidarité. Les personnages dessinés de ces six estampes rêvent ou s'adonnent à une activité solitaire, dont la cause relève d'un intérêt particulier. Toutefois ce n'est plus le même intérêt négatif évoqué dans les autres planches; il s'agit au contraire de l'intérêt que l'individu prend à quelque chose et qui le meut. Les six individus s'attachent moins à une « vie intéressée » qu'à une « vie intéressante », pour reprendre le troisième concept d'intérêt que développe Yvon Quiniou dans L'homme selon Marx. Pour une anthropologie matérialiste.
Dans ses six dessins, Jean Bruller ne projette pas une vision manichéenne des hommes: « Le marchand de canons » et « Le multimillionnaire » font partie des dominants, exploiteurs s'appropriant les richesses matérielles, les liens avec bien d'autres dessins de cette œuvre graphique sont indéniables. Ils agissent dans un intérêt économique de classe. Que Jean Bruller en soit ou non conscient, il rejoint Marx dans l'idée (non débrouillée encore à ce stade et peut-être non aboutie par la suite) que cet intérêt économique n'existe que dans l'existence de classes. Certains intérêts égoïstes sont donc historiques et sont activés dans une structure sociale déterminée. Ils n'appartiennent pas à un fond irréversible de la nature humaine. On saisit implicitement que dans une autre organisation sociale, le changement de l'homme est réalisable. « Le marchand de canons » et « Le multimillionnaire » aspireraient davantage, dans le temps consacré à cette activité et dans son intensité, à un intérêt d'ordre supérieur, source de « manifestation de soi » (Marx).
Du moins ces dominants ont-il des conditions de vie qui sont facteurs d'épanouissement de cette « vie intéressante ». « Le larbin », quant à lui, tout comme ces personnages des dessins précités « Le salaud », « Du travail, ou la misère vaincue », etc., sont des individus aliénés et mutilés dans leurs besoins, dans leurs capacités et dans leurs satisfactions. Là encore ce sont les structures sociales liées aux conditions historiques qui empêchent « le libre développement de l'individu total » (Marx). Le décalage entre ce que ressent « Le larbin » et les conditions de vie qui lui sont imposées par le système socio-économique l'empêche de se réaliser pleinement en tant qu'individu. Le potentiel qu'il a en lui ne peut s'actualiser à cause de conditions historiques données. « Le larbin » prend conscience de cet état de faits, et on peut s'interroger sur la frustration que cela engendre; les personnages de « Du travail, ou la misère vaincue » semblent conditionnés au point de ne pas même s'apercevoir de cette mutilation. Quelles conséquences dans le comportement? Acceptation fataliste et inconsciente comme dans « Du travail, ou la misère vaincue » ; agressivité accrue comme dans beaucoup d'autres dessins; ou bien révolte positive pour se libérer de ses chaînes, de manière isolée et ponctuelle comme dans « L'aide-comptable », mais sans remise en cause de la hiérarchie sociale; enfin, révolte positive de manière collective et revendicatrice, cette dernière option étant encore absente de La Danse des vivants. L'anthropologie brullerienne dut se heurter à l'Histoire pour penser les révoltes. L'agressivité naturelle, que personne ne conteste, trouve son point d'exacerbation dans une organisation sociale particulière. Elle est inscrite dans la nature humaine, elle est soumise à variation historique selon les structures sociales. On comprend que dans un projet politique d'une société autre, plus égalitaire, elle trouverait à s'atténuer, au profit des potentialités positives inscrites en chaque homme, actualisées et développées par l'éducation (devoirs pour intégrer le vivre-ensemble, affection bienveillante...), l'instruction, le milieu, une politique culturelle, et ce que Vercors appela de ses voeux: la recherche dans tous les domaines du sens de l'homme, dans un double intérêt, individuel et collectif.
La création de ces cinq dessins du chapitre « Rien n'est perdu » a une explication d'ordre historique. Si « Rien n'est perdu » se présente comme chapitre ultime dans l'architecture complète conçue par Jean Bruller dans La Danse des vivants, en revanche les cinq dessins furent publiés dans le Relevé Trimestriel n°12 de l'hiver 1934. Date essentielle: ces dessins sont postérieurs au « péril fasciste » et concomitants avec le travail des comités d'intellectuels pour pousser à la formation progressive de l'union des gauches dans un rassemblement populaire. L'année 1934 catalyse une révolution mentale chez Jean Bruller. Celui-ci suivit de près le CVIA (comité de vigilance des intellectuels antifascistes), il participa dans un acte artistique militant au journal Vendredi, il vota pour le Front populaire. Les événements mondiaux auraient dû logiquement lui prouver que la nature humaine mauvaise, qu'il décrivit si abondamment, précipite le monde à sa perte. Impossible ipso facto de changer l'homme. Et pourtant c'est à ce moment historique précis que l'espérance naquit et que Jean Bruller abrita dans le chapitre « Rien n'est perdu » cinq dessins à l'anthropologie plus optimiste.
Conclusions d'étape
Au cours de ces années 1930, l'anthropologie brullerienne, quoique toujours dépendante vis-à-vis de l'ontologie, s'enrichit d'apports nouveaux, certes encore minimes, mais fondamentaux pour saisir l'évolution de Jean Bruller à Vercors. Une évolution faite de constantes. La nature humaine est foncièrement mauvaise, signifia Jean Bruller; cette explication se révéla partielle, se rendit-il compte quand il se heurta de plein fouet à l'Histoire. Au facteur psychologique prégnant dans ses dessins, il commença à ajouter un facteur historique. Ce n'est qu'après guerre qu'il posa ses concepts à plat pour les repenser dans un sens matérialiste. Au matérialisme psychologique, il greffa un matérialisme historique et un matérialisme biologique. L'articulation des deux premiers est à peine ébauchée dans son art de dessinateur, elle se combina plus fermement dans son art d'écrivain et dans son système de philosophe. Il reste donc à savoir comment il les articula, s'il réussit à maintenir un équilibre entre les trois facteurs pour affiner la compréhension de l'humain, s'il donna un poids plus déterminant à l'un plus qu'aux deux autres en dernière instance. La dernière instance est de l'ordre de l'économique chez Marx. Qu'en est-il dans le système vercorien?
Ces trois déterminismes invalident tout libre arbitre, et toute liberté. Rappelons-nous du dessin « Liberté, liberté chérie », tout en ironie. Il faut ainsi se demander si la liberté humaine reste illusoire dans l'anthropologie vercorienne.
Il est intéressant de constater que Jean Bruller avait déjà espoir dans le changement de l'homme. Cet espoir devint certitude après guerre, vecteur de son engagement politique et de sa quête philosophique du sens de l'homme. Il fonda son anthropologie dans l'assurance d'une plasticité de l'humain. Pour nous en convaincre, il écrivit dans son essai Sens et non sens de l'Histoire (1971) : « [...] Ce serait vrai si, d'une part, nos structures mentales étaient inamovibles (ce qu'elles ne sont nullement) [...] ». A l'anthropologie brullerienne pessimiste succéda donc une anthropologie vercorienne plus optimiste dont vous prendrez connaissance en allant à cette page.
Article mis en ligne le 24 octobre 2012