Le Silence de la mer (1942)
- Pour prolonger la réflexion autour de cette oeuvre emblématique, allez lire en ligne mon essai La bibliothèque dans Le Silence de la mer, un espace symbolique aux pages 166-173 de la revue Conserveries mémorielles. Et la dernière partie de cet article évoque Le Silence de la mer.
- Allez lire également mon article Positionnement familial, transposition littéraire qui interroge le protestantisme du personnage de l'officier allemand Werner von Ebrennac, descendant d'émigrés protestants français.
Sommaire
Une oeuvre de circonstance
Création et parution de la nouvelle
Le Silence de la Mer est intimement lié à la création de la maison d’édition clandestine Les Éditions de Minuit. Cette nouvelle, écrite dès 1941, devait initialement paraître dans La Pensée libre. Mais cette revue est anéantie définitivement par une perquisition de la Gestapo. Vercors se trouve ainsi sans éditeur ! Il imagine alors de créer avec Pierre de Lescure sa propre maison d’édition dans des conditions qui la rendraient moins vulnérable. Cette maison d’édition se veut résolument un acte de Résistance littéraire et intellectuelle comme s’en explique l’écrivain dans La Bataille du Silence : « la naissance, l’existence et la réalité pratique d’une telle maison avec son mouvement de pensée, ne serait-ce pas pour l’étranger la preuve de la survivance sous la botte nazie de la vie spirituelle française ? ». Le Silence de la Mer sort donc le 20 février 1942 dans la clandestinité, sous un nom d’emprunt qui restera mystérieux tout au long de la guerre et qui projettera son auteur dans une nouvelle carrière
- Pour en savoir plus, consultez la page Du dessinateur-graveur Jean Bruller à l’écrivain Vercors.
Vercors a longtemps cherché un titre à sa nouvelle ; il se décide enfin pour une image symbolique que le courageux éditeur Oudeville - qui s’est lancé dans cette aventure périlleuse - ne comprend pas : « Moi je dirais plutôt le silence de la nièce ». C’est pourquoi Vercors ajoutera à la fin du récit un commentaire plus explicite : « sous la tranquillité trompeuse de la surface des eaux, [se cache] la mêlée incessante et cruelle des bêtes dans les profondeurs ». Ce récit se présente comme une métaphore de la condition de l’homme face à la guerre qui lui interdit la liberté.
Le Silence de la Mer est précédé d’une dédicace : A la Mémoire de Saint Pol Roux, Poète assassiné. En effet, pendant l’été 1940 à Camaret, des Allemands envahissent le manoir de cet inspirateur des Surréalistes ; ils abattent la gouvernante, violent sa fille Divine et blessent mortellement « ce vieux chantre de l’amour humain ». Ce meurtre apparaît comme un symbole supplémentaire de la barbarie nazie.
La nouvelle est courte, ce qui met en exergue la richesse d’une parole concise au pouvoir de suggestion intensifié. Vercors semble avoir choisi une forme littéraire relativement dépouillée pour s’opposer à l’inflation verbale de la Propagande. Ce choix a également des causes plus matérielles à cause du danger de la diffusion clandestine et de la carence du papier.
Le réel, source d’inspiration
Vercors puise son inspiration dans son propre vécu tant pour les lieux que pour le sujet et les personnages principaux comme secondaires.
L’écrivain choisit pour cadre de ce drame sa propre maison à Villiers-sur-Morin qu’il a regagnée avec sa famille au cours de l’été 1940. Ainsi le décor est l’exacte réplique de sa demeure qui abrite le sombre huis-clos entre l’oncle, la nièce et l’officier allemand Werner von Ebrennac. Dès l’incipit, le lecteur apprend que la grange attenante à la maison sert d’atelier à l’oncle. Or, dans La Bataille du Silence, Vercors insiste souvent sur son goût pour le travail du bois qui l’a conduit à construire plusieurs meubles, un clapier et même son bateau Paludes. C’est d’ailleurs, ne l’oublions pas, ce talent qui lui a permis d’être pour un temps menuisier dans son village afin de gagner modestement sa vie entre l’automne 1940 et l’été 1941. De même, l’officier devait au préalable habiter non dans cette maison, mais dans le château du village qui se situe « un peu plus haut sur le coteau ». Dans le village de Villiers- sur-Morin, ce château existe bel et bien : un Allemand, au cours de l’été 1941, entre dans le jardin de la famille Bruller en se croyant arrivé au château ; et plus tard, un autre Allemand, qui servira de modèle pour les traits caractéristiques de Werner von Ebrennac, fait la même erreur que le premier et s’exclame comme l’officier du Silence de la Mer : « Ici c’est un beaucoup plus beau château ». La maison de l’oncle est donc comme le lieu fixe du théâtre où vont se tendre les ressorts de la tragédie, puisque l’ennemi l’occupe tout comme celle de Vercors avait été occupée. Mais, dans la réalité, les Allemands consentent à évacuer les lieux quand la famille Bruller revient en 1940, alors que la nièce et l’oncle sont obligés de côtoyer l’occupant pendant six mois. Même ce qui peut sembler des détails apparaît dans ce récit : Werner von Ebrennac évoque l’arrivée des Allemands à Saintes : « j’étais heureux que la population nous recevait bien ». Ces deux détails sont réels. Avant de retourner dans son village de Brie, Vercors rejoint sa famille dans cette ville tranquille de Saintes qu’il ne souhaite pas quitter avant de savoir que sa maison serait libérée à son retour. Et sa mère lui apprend que ses habitants ont effectivement « fait aux vainqueurs un accueil chaleureux » (La Bataille du Silence).
Le cadre réel de cette nouvelle est tellement reconnaissable que Vercors décide de ne pas mettre au courant ses proches jusqu’à la Libération. Quand Robert Ganzo vient rendre visite à la famille au cours de l’été 1943, il évoque les Editions de Minuit. Chacun cherche à savoir qui se cache derrière ces éditions clandestines et la première femme de Vercors, se fiant à la rumeur, indique que ce sont les éditions Gallimard. De même, au printemps 1944, à la demande de Vercors, elle accepte de sortir pour ne pas entendre la radio qui évoque explicitement ces Editions clandestines. C’est seulement lors de la Libération que Vercors donne à lire sans explication Le Silence de la Mer à son épouse qui tombe des nues.
Les trois personnages de la nouvelle ne sont pas totalement tirés de l’imagination de l’écrivain.
La nièce, qui reste obstinément silencieuse et raide devant l’officier allemand, est une émanation de la propre expérience de Vercors. Dans La Bataille du Silence, celui-ci rappelle qu’il ne tourne pas la tête vers l’officier qui avait occupé sa maison et qui est en train de le saluer en souriant. La deuxième fois, circulant avec l’entrepreneur de maçonnerie de son village humilié par la défaite de la France, il passe devant l’officier « la nuque raide, sans un regard ni une inclination », ce qui signifie en apparence pour cet Allemand que son « refus de saluer manifestait un parti pris, une détermination réfléchie, volontaire ». Et durant des semaines, la même scène se poursuit, Vercors ayant pris conscience qu’il lui est désormais impossible de changer son attitude sous peine de se donner tort et de se renier. En élaborant la trame de son récit, Vercors repense à ces rencontres réitérées devenant un supplice pour bâtir le personnage de la nièce du Silence de la Mer qui s’enferme dès l’arrivée de l’officier dans un mutisme intransigeant, symbolisant ainsi la résistance digne du pays : « Et soudain je pensai, un jour que je tondais la pelouse en évitant d’abîmer les iris : “Elle ne dira pas un mot ”. Car je compris qu’elle se trouverait dans la situation où je m’étais trouvé moi-même à l’égard de l’officier qui s’obstinait à me saluer et que je ne saluais pas ».
Mais Vercors s’interroge sur sa propre attitude à plusieurs reprises tout comme l’oncle qui est le narrateur-témoin de la nouvelle et qui, porte-parole de l’écrivain, s’exclame : « je ne puis sans souffrir offenser un homme, fût-il mon ennemi ». Par un accord tacite avec sa nièce, il s’enferme dans le silence dès que l’officier descend dans la salle à manger, mais il est embarrassé de l’attitude correcte de cet homme qui a « l’air convenable ». Vercors lui-même a éprouvé ce malaise à offenser un homme dans l’épisode déjà évoqué de l’officier qui le salue vainement ou encore dans celui au cours duquel il incite deux jeunes marins allemands à descendre du train à Angoulême en leur assurant qu’ils sont arrivés à Bordeaux. L’oncle est séduit par certains propos de Werner von Ebrennac ; il pense souvent à lui, qu’il soit présent à l’étage ou même en permission dans la capitale : « Cette absence ne me laissait pas l’esprit en repos ». Plus conciliant que sa nièce, il s’interroge un soir- quoique vite arrêté dans ses propos par le regard furieux de la nièce : « C’est peut-être inhumain de lui refuser l’obole d’un seul mot ». L’oncle doute néanmoins des véritables et obscures raisons qui les ont poussés tous deux à accepter ces visites répétées du soir : « Nous ne fermâmes jamais la porte à clef. Je ne suis pas sûr que les raisons de cette abstention fussent très claires ni très pures ». Par le biais de la focalisation interne, le lecteur est au courant des réflexions de l’oncle partagé entre deux attitudes contradictoires.
Werner von Ebrennac représente comme un kaléidoscope de plusieurs Allemands que Vercors a rencontrés. Se présentant physiquement comme l’archétype du Germain, il ressemble à l’officier qui avait occupé sa maison de Villiers-sur-Morin : « grand, blond, souriant » et n’ayant pas l’air de « nourrir pour la France de mauvais sentiments ». Werner lui-même, homme cultivé et extrêmement poli, voue une admiration sans faille à la France. C’est la raison pour laquelle il est frustré de voir la France se refuser à lui tout comme l’Allemand en tenue de tennis entré dans le jardin de Vercors qui est ennuyé « de ne pas trouver en France les contacts qu’il avait espérés pour parler d’art et de littérature ». Werner espère sincèrement que les deux pays vont enfin s’unir éternellement avant de comprendre douloureusement le vrai motif de cette guerre. Or, ce personnage est directement issu de la réalité : en vacances à Montana en Suisse en 1925, Vercors rencontre un avocat berlinois qui, chaque soir au coin du feu, dévoile son amour pour la France et sa certitude d’une entente possible avec l’Allemagne ; rencontré quelques années plus tard à la terrasse Saint-Mathieu, boulevard Saint-Michel, il exprime alors son désespoir de s’être trompé sur les desseins cachés de ses chefs. Cette attitude trompeuse et sournoise des Allemands doit être dévoilée. Le long monologue de Werner dans la deuxième partie de la nouvelle est une anecdote rapportée par Jacques Vallette venu rendre visite à Vercors : un de ses amis a entendu deux Allemands se confier le but ultime de l’Allemagne : « Laissez les Français s’endormir sur leurs illusions (…). Vous ne comprenez pas que nous les roulons ? (…) Ch’emprasse mon rival mais c’est pour l’étouffer ». Werner entend de cruelles paroles de la part de ses amis qui désirent ardemment vaincre l’âme de la France et faire de cette patrie une « chienne rampante ». Cet homme n’a certes pas été le complice du régime nazi, mais il en a été la dupe. Ce trait de caractère est encore une fois tiré de l’expérience de Vercors qui vient de lire Jardins et Routes de Ernst Jünger. Cet écrivain allemand célèbre la France dans ce livre dont la parution paraît dangereuse à Vercors : « quelle tentation de voir en cet Allemand le porte-parole de la pensée allemande à notre égard ! Quel danger que cette tentation ! ». Cette publication semble encore plus pernicieuse dans la mesure où ces vainqueurs offrent un visage amical aux Français. Dans La Bataille du Silence, Vercors témoigne de cet aspect insidieux à Saintes : « aimables, empressés, payant rubis sur l’ongle, attentifs et câlins avec les enfants, charitables avec les réfugiés… ». Il n’en est pas dupe et il ne voit dans l’accueil enthousiaste des Français que « lâcheté ou aveuglement », blâme qu’il met dans la bouche même de Werner von Ebrennac. La nièce, que Werner approuve pleinement, incarne donc ce qu’aurait dû être la France et ce qu’elle n’est malheureusement pas.
Même le personnage secondaire de la fiancée de Werner a elle aussi des liens réels avec Nana, la nourrice allemande que la famille Bruller a embauchée jusqu’au jour où elle arrache l’une après l’autre les pattes d’un moustique. Cette fiancée, vite délaissée après cet incident, incarne l’Allemagne tout comme la nièce incarne la France. Cette anecdote est donc le signe de la cruauté de l’âme allemande que Werner craint.
Néanmoins, des sources littéraires ont aussi inspiré Vercors, en particulier le roman Colette Baudoche de Maurice Barrès. Après la défaire de 1870, un jeune professeur allemand est logé chez une famille française. Bien que sensible aux qualités de cet homme épris, la jeune fille de la maison refuse de l’épouser. La ressemblance avec la nièce du Silence de la Mer est ainsi perceptible.
Une nouvelle de la guerre et de la Résistance
Occupés contre occupant : Silences contre Paroles
Par patriotisme, la nièce se refuse obstinément de parler à l’officier allemand malgré son attitude respectable. Jamais le lecteur ne visitera « sa calotte crânienne » suivant la technique rigoureuse de Joseph Conrad qui sert de modèle à Vercors. La nièce est décrite extérieurement par les yeux de l’oncle, témoin du refus digne de celle-ci. Dès l’arrivée de Werner, son comportement témoigne de son intransigeance et de sa détermination grâce à un silence farouche, signe d’une forme de Résistance à l’envahisseur et unique refuge de la dignité. Ce mutisme ostensible est accompagné d’un figement rigide de son corps plaqué contre le mur de la maison en attendant que Werner franchisse le seuil. Et à cette immobilité « de plomb » s’adjoint une volonté inébranlable de ne pas regarder l’ennemi. Ce retrait et cette réserve hostile restent constamment affichés pendant leur cohabitation. Celle qui se présente comme une « statue » devant Werner offre un visage toujours fermé, « impitoyablement insensible », un visage penché sur son ouvrage qui empêche Werner de contempler son regard lumineux. Raide et droite sur sa chaise, elle ne donne de son apparence que le profil ou la « nuque frêle et pâle ». La nièce se caractérise donc par trois mots qui reviennent imperturbablement : le silence, l’immobilité, l’absence de regard.
Elle est imitée par son oncle qui mesure souvent leur silence, mot qui revient treize fois dans le récit sous forme de polyptote. L’oncle insiste sur le silence ambiant « épais comme le brouillard du matin », « immobile », « long », d’une « pesanteur » qui envahit la pièce.
Accaparant exclusivement la parole, Werner rompt ce silence en prenant l’habitude de venir se chauffer au coin du feu le soir. Ses monologues portent sur des sujets divers tout au long de ces six mois. Le premier mois, il devise sur des sujets anodins. Les choses changent le jour où il descend de sa chambre en civil, alors qu’il s’était toujours présenté en uniforme. Le contenu de son discours évolue vers des confidences intimes : il avoue son amour pour la France que lui a transmis un père désespéré par la défaite allemande lors de la première guerre mondiale. Lui qui croyait possible l’union de leurs deux pays grâce à Aristide Briand est déçu par cette nation menée par « de grands bourgeois cruels » ; il fait donc promettre à son fils de pénétrer en France « botté et casqué ». Ses paroles dévoilent par la suite son extrême sensibilité à la culture et toute la passion qu’il éprouve pour une France caractérisée par le raffinement spirituel ; d’après Werner, d’innombrables écrivains font la gloire et la richesse d’une incomparable littérature française présente dans la bibliothèque de l’oncle qu’il parcourt avidement des yeux. Cet amour pour la France s’explique aussi peut-être pour une raison plus historique : Ebrennac n’est pas un nom allemand ; l’oncle l’imagine plutôt celui d’un protestant réfugié en Allemagne après la révocation de l’Edit de Nantes en 1685.
Ce rituel de la parole obéit à un cérémonial précis, puisque la sortie du personnage s’accompagne systématiquement d’un « Je vous souhaite une bonne nuit ». Chacune de ses interventions est ponctuée par un regard appuyé sur la nièce. A son arrivée, « ses yeux se pos[ent] sur [la] nièce, toujours raide et droite » ; puis à toutes ses visites, « ses yeux s’attardaient sur le profil incliné de ma nièce » ; « en parlant, il regardait ma nièce » ; « ses yeux souriants se posèrent sur le profil de ma nièce »… Dans cette nouvelle plutôt courte, l’écrivain mentionne douze fois le regard de Werner posé sur la jeune femme qui, elle, ne lui en accorde aucun. Ses yeux ne quittent la nièce qu’une fois pour regarder l’oncle au moment où il évoque les habitants de Saintes : « Son regard se porta sur le mien- que je détournai ». La fixité de son regard est souvent accompagnée par l’immobilité de son corps ; et son « interminable monologue » est coupé par de nombreux silences qu’il provoque lui-même et qui ne le gênent pas, puisqu’ « il laissait le silence envahir la pièce ». Or, ces silences qui règnent pesamment quand il se tait, créent un malaise chez ses auditeurs. Paradoxalement, ses paroles qui pourraient passer pour importunes – tout comme sa présence – semblent souhaitées afin d’atténuer la tension ambiante. Jamais durant son séjour chez ses hôtes, il n’a réclamé, sous quelque forme que ce soit, une réponse. Il approuve au contraire ce silence, symbole de hauteur digne, car c’est cette attitude qu’il aurait aimé rencontrer partout. La nièce est donc bien l’allégorie de la France qu’il exalte. Il la regarde avec une « approbation souriante et grave ». tout comme il parcourt souvent des yeux leur maison qui « a une âme » et qui se présente tel le microcosme de la France digne. Au fur et à mesure, son amour pour la France se porte sur la jeune femme et son discours élogieux sur ce pays, d’une portée générale, passe explicitement à une déclaration d’amour délicate et progressive pour la nièce.
L’éloquence d’un amour réciproque silencieux
Werner dévoile son amour pour la France qu’il souhaiterait marier à l’Allemagne : ce musicien virtuose rêve d’une alliance consentie et passionnée entre l’incarnation de la supériorité littéraire française et celle du génie musical allemand. Il espère de la France qui se refuse un « mouvement et un sentiment maternels » ; il espère donc de la nièce un regard qui ferait don de son amour. Cette alliance des deux éléments réside dans le bonheur de Werner devant le « visage sévère » de la France, donc de la nièce ; elle est résumée juste avant l’apologue de la Belle et la Bête : « Je suis heureux d’avoir trouvé ici un vieil homme digne. Et une demoiselle silencieuse. Il faudra vaincre ce silence. Il faudra vaincre le silence de la France. Cela me plaît ». Cet apologue est autant un plaidoyer général qu’un plaidoyer pro domo : sous le joug de la Bête « maladroite » et « brutale », la Belle « si fine » et si « fière » doit déceler l’amour de cet être mal « dégrossi » et aspirer à l’aimer réciproquement pour que leurs deux âmes s’élèvent. Cette Belle sensible et digne permettrait d’atténuer et même de faire disparaître la cruauté et la brutalité de l’Allemagne que Werner met en exergue sous plusieurs formes :
- par l’interprétation du VIIe Prélude « inhumain » de Bach, c’est-à-dire « pas à la mesure de l’homme ».
- par la comparaison entre l’hiver en France avec ses arbres fins et sa neige telle une « dentelle » et l’hiver rude de l’Allemagne avec ses « forêts serrées » et sa « neige lourde » qui fait penser à « un taureau, trapu et puissant ».
- par l’évocation de ses compatriotes qu’il juge brutaux, mais « La France les guérira » et « Ils savent que la France leur apprendra à être des hommes vraiment grands et purs ».
- par la rupture avec sa fiancée qui arrache les pattes à un moustique pour se venger d’avoir été piquée.
L’amour qu’il éprouve pour la jeune femme n’est pas unilatéral. Malgré le silence obstiné de la nièce, le narrateur - comme le lecteur - comprend par les gestes de celle-ci l’amour naissant pour Werner, amour qui s’épanouit au fil des visites. Pour se donner une contenance et pour signifier son indifférence apparente à l’officier, elle passe ses soirées à tricoter. Si ses yeux ne dévoilent absolument rien (et pour cause ! le lecteur ne les voit pas plus que Werner), ses mains montrent son attention aux discours de cet homme. Le soir où l’officier arrive tardivement dans la salle à manger, l’oncle est agacé par le fait que Werner « occupait sa pensée » et la nièce « tricotait lentement, d’un air très appliqué » avant de tricoter « avec une vivacité mécanique » quand il descend enfin. Ces trois compléments circonstanciels de manière témoignent de son agitation intérieure. Cela se confirme lorsque Werner von Ebrennac dit vouloir vaincre le silence de la France et de la nièce : « Je la voyais légèrement rougir, un pli peu à peu s’inscrire entre ses sourcils. Ses doigts tiraient un peu trop vivement, trop sèchement sur l’aiguille, au risque de rompre le fil ». Et le fil se casse net dès qu’elle écoute l’histoire de la fiancée ; sa « grande application » à enfiler un nouveau fil dans le chas très petit de l’aiguille donne raison à l’oncle qui remarque le « léger tremblement des doigts » de sa nièce dont l’âme s’agite « dans cette prison qu’elle avait elle-même construite » par refus de tout compromis.
Après son séjour à Paris, Werner ne vient plus dans la salle à manger et « cette absence ne laissait pas l’esprit [ de l’oncle comme de la nièce] en repos ». La nièce pressent qu’il s’est passé un événement à la Kommandantur entre l’oncle et l’officier, car « Tout au long de la soirée, elle ne cessa de lever les yeux de son ouvrage, à chaque minute » pour sonder le visage de son oncle ; elle n’obtient aucune réponse et ses mains dénotent alors son impuissance et sa tristesse : « elle laissa tomber ses mains, comme fatiguée » et « Elle passa deux doigts lentement sur son front comme pour chasser une migraine » avant d’aller se coucher. Le silence n’est plus un silence de connivence entre eux.
Quand Werner vient les voir pour la dernière fois de sa vie, elle regarde intensément son oncle avec la « fixité inhumaine d’un grand-duc », puis fixe le bouton de la porte au moment où Werner, contre son habitude, frappe pour demander la permission d’entrer dans la pièce. Par le premier discours direct notable (« Il va partir… »), elle montre par là son évolution intérieure par rapport à Werner en suppliant son oncle de prier l’officier d’entrer. L’oncle prie Werner d’entrer, mais cette première et unique parole adressée à l’ennemi ne reflète pas la victoire de ce dernier. La même scène semble ensuite se répéter : elle baisse la tête, soustrait son regard à Werner et joue avec sa pelote de laine. Les premières paroles graves de Werner sont des paroles de défaite, puisqu’il demande à ces Français d’oublier ses six mois de paroles qui dénotaient sa pureté de pensée. Elles font vite céder ses défenses dérisoires. Deux gestes hautement significatifs se succèdent : « La jeune fille lentement laissa tomber ses mains » qui demeurent « inertes comme des barques échouées sur le sable, et lentement elle leva la tête » pour lui faire l’offrande de la luminosité de son regard. Un processus inverse se produit alors : lui qui fichait constamment ses yeux sur la nièce ne peut cette fois-ci soutenir les « yeux pâles et dilatés » et les pupilles comme un fil tendu de sa bien-aimée ; il les baisse et les ferme même pendant que son corps devient statique. Il ne peut plus voir l’incarnation de son rêve utopique après avoir compris qu’il s’était lourdement leurré sur les intentions de son pays vis-à-vis de la France. Mais ses mains qui, pendant tout son discours tragique, sont les seules à se tordre et à s’agiter ne trompent pas l’oncle ; elles révèlent mieux qu’un visage les émotions de Werner, car elles échappent « davantage au contrôle de la volonté ».
Au moment ultime de son départ définitif pour le front de l’Est, il reprend le rituel établi en souhaitant une bonne nuit à ses hôtes, phrase apparaissant bien dérisoire à ce moment du récit. Les jeunes gens se regardent dans une immobilité douloureuse. Et la nièce répond à l’amour de Werner par un pathétique et bouleversant « adieu », seul mot qu’elle profère devant cet homme, ce qui le rend encore plus lourd de sens d’autant plus qu’il est théâtralisé par le discours direct. Ses deux phrases lapidaires ont dévoilé explicitement son amour pour cet Allemand.
Vercors s’interroge sur l’épilogue de son récit. Le synopsis initial faisait éclater l’amour de ces deux êtres, comme il le révèle dans sa Bataille du Silence, « mais ce happy end m’apparut sans tarder comme un artifice littéraire, historiquement faux ». Il opte donc pour un autre épilogue qui laisse le lecteur sur une impression forte quand, le lendemain matin du départ de Werner, il quitte les deux héros sur un court paragraphe dans un style sobre empreint d’une émotion puissante et intense. Un autre silence s’installe entre la nièce et l’oncle, qui n’a plus la valeur de connivence et de Résistance comme dans les soirées précédentes.
Réception de l'oeuvre
La fortune de la nouvelle
Le Silence de la Mer a été accueilli fort diversement à l’époque comme le précise Vercors dans sa Bataille du Silence.
Le premier lecteur de cette nouvelle est Pierre de Lescure, l’autre père des éditions clandestines qui incite Vercors à écrire. Impassible pendant son heure de lecture, il « posa [enfin] sur moi un regard brouillé, humide, et prononça : “ De longtemps je n’avais plus ressenti une pareille émotion ” ». Ce premier avis favorable de cet homme expérimenté rassure Vercors même après que Marcel Arland suppose que l’auteur de ce récit n’est pas un écrivain de métier. Dès la parution du récit, il est bientôt suivi d’autres propos élogieux que Vercors entend avec d’autant plus de plaisir que ses interlocuteurs ne savent pas qu’il en est l’auteur. Ainsi l’imprimeur Claude Oudeville, qui accepte courageusement de se lancer dans cette aventure dangereuse, aurait aimé serrer la main de l’auteur, car « Elle est bonne, cette histoire ». Son ami Robert Ganzo déclare que c’est « un récit bouleversant » qu’il est prêt à faire lire à Vercors ! Mais le retentissement de cette nouvelle dépasse largement le cadre relationnel et amical de l’écrivain. Le Silence de la Mer circule non seulement en France où on le commente de plus en plus, mais aussi à l’étranger où on le réédite largement : il parvient à Londres, car « Claude Bellanger avait remis un exemplaire à Yvon Morandat, qui l’avait transporté, au clair de lune, dans l’avion sans lumière venu d’Angleterre le chercher » ; le Général de Gaulle, chef de la France Libre, ordonne de le rééditer et un soir son porte-parole, Maurice Schumann, évoque à la radio la presse clandestine en déclamant : « Et je m’adresse à vous, Vercors, encore inconnu et déjà célèbre… ». En hiver 1944, depuis Londres, les Français libres fondent, à l’image des Editions de Minuit, une maison d’édition qui publie, entre autres récits, Le Silence de la Mer dans Les Cahiers du Silence avec une préface de Maurice Druon saluant ce « grand écrivain » qui « a mis sa tête à prix ». Quant au journal des Français en exil, La Marseillaise, il publie la nouvelle en feuilleton.
Ce récit est également édité « en Algérie, au Sénégal (par Théodore Monod), en Australie, en Suisse, à Québec, à Beyrouth… » et même à New York sous le titre Les Silences, le traducteur « ne pouvant consulter l’original ni l’auteur ». L’écrivain découvre même dans son jardin son récit parachuté par la R.A.F sous forme de « minuscule brochure en papier bible ».
La nouvelle est traduite en anglais par Cyril Connolly…puis à Tunis un écrivain, Pierre Moinot, la retraduit en français d’après cette version étrangère ! Et le récit paraît en version américaine dans le numéro de Life. Le succès du Silence de la Mer est donc retentissant.
Chacun cherche à savoir qui se cache sous le pseudonyme de Vercors. Seul Pierre de Lescure connaît ce secret afin d’éviter de mettre en danger tous les acteurs de la maison d’édition et l’écrivain lui-même. Pourtant, ce ne sont pas les suppositions qui manquent : Yvonne Paraf, amie d’enfance de Vercors qui participe activement aux Editions de Minuit, devine juste grâce à une faute d’orthographe sur le mot « dégingandé » qu’il a écrit avec un « u » ! Il réussit à se tirer d’affaire en affirmant avoir rajouté cette voyelle en pensant qu’il s’agissait d’une « coquille du typo » ! Son ami Robert Ganzo voit ce récit comme « un chef d’œuvre de Roger Martin du Gard ». Malgré ces multiples suppositions, son identité ne sera révélée qu’à la Libération, ce qui fera dire à Aragon que Vercors a été le « secret le mieux gardé » pendant cette guerre.
Une fois son identité révélée à la Libération, l’abondant courrier qu’il reçoit témoigne du succès de sa nouvelle.
Mais, parallèlement à cet engouement pour Le Silence de la Mer, s’élèvent des voix, surtout à l’étranger, pour critiquer ce récit. Une controverse s’installe.
A Londres, dans le périodique Tribune en novembre 1943, Arthur Koestler désapprouve le personnage de Werner von Ebrennac: comment un homme peut-il s’aveugler aussi longtemps sur les intentions de son pays ? et pourquoi opposer un silence farouche à un antinazi ?
En Algérie, les communistes soupçonnent l’écrivain de cette nouvelle d’être un collaborateur à cause de la mise en scène de cet Allemand trop sympathique. De même, l’écrivain soviétique Ilya Ehrenbourg, admiré par Vercors, croit lui aussi à l’œuvre d’un collaborateur et s’insurge contre ce récit suspect.
Vercors est ainsi obligé de s’expliquer sur ses choix à diverses reprises. Il a puisé dans le réel ce Werner von Ebrennac qualifié par certains d’irréaliste ; notamment cet Allemand policé ressemble à Ernst Jünger dont Vercors a lu le journal Jardins et Routes dans lequel il voue un amour pour la France. Montrer un personnage raffiné plutôt que barbare est plus efficace et plus réaliste quand on sait que dans les premiers temps de l’Occupation les Allemands se conduisaient avec correction et courtoisie avec la population française comme l’analyse dès 1945 le philosophe Jean-Paul Sartre. Dans Situations III, il rappelle : « Il faut nous débarrasser des images d’Epinal : non, les Allemands ne parcouraient pas Paris, l’arme au poing ». Il faut donc être deux fois plus vigilant et ne pas se laisser endormir par ces attitudes de façade, met en garde Vercors. Sartre poursuit en rappelant que le récit n’avait « rencontré que de l’hostilité dans les milieux émigrés de New York, de Londres, parfois même d’Alger (…) c’est que Vercors ne visait pas ce public-là ». L’efficacité de son récit réside en effet dans le fait qu’il écrit pour les Français qui côtoient quotidiennement ces Allemands qu’une propagande habile rend plus humains, alors qu’ailleurs on les perçoit d’un bloc de manière manichéenne, parce qu’il « est compréhensible que les journaux d’Angleterre ne perdissent pas leur temps à distinguer le bon grain de l’ivraie dans l’armée allemande ».
Cette incompréhension provient essentiellement d’un décalage entre la date de création du Silence de la Mer - octobre 1941 - et son impression effective en février 1942. En quelques mois, l’attitude des Allemands évolue. Les lecteurs de la nouvelle, surtout à l’étranger, sont donc surpris par ce Werner qu’ils suspectent d’être la création d’un collaborateur. Sartre explique dans Qu’est-ce que la littérature ? que « son public, c’était l’homme de 1941, humilié par la défaite, mais surpris par la courtoisie apprise de l’occupant (…) égaré par les discours de Pétain ». Il convenait alors de montrer à ces lecteurs de 1941 que « il faut lutter contre un régime et une idéologie néfastes même si les hommes qui nous les apportent ne nous paraissent pas mauvais ». Mais « dès la fin de 1942, Le Silence de la Mer avait perdu son efficace : c’est que la guerre recommençait sur notre territoire ».
Même après guerre, deux producteurs de la télévision de Hambourg se décident à diffuser l’adaptation de la nouvelle en peignant Werner comme un militaire grossier et haïssable. Vercors se souvient dans A dire vrai de leur étonnement « quand je leur expliquai que si l’officier n’était pas le meilleur des Allemands possibles, la nouvelle perdrait sa signification ».
Vercors a pris en compte ces remarques négatives à l’encontre de son récit. Il prend conscience que ce personnage a été mal compris. C’est pourquoi, à la réédition de son œuvre en 1951, il ajoute une réflexion de l’oncle au moment où Werner décide de rejoindre le front de l’Est par un geste totalement suicidaire : « Ainsi, il se soumet. Voilà tout ce qu’ils savent faire. Ils se soumettent tous. Même cet homme-là ». Dans son Discours aux Allemands, il insiste sur le sens de l’épilogue : « On n’a pas su reconnaître qu’il se termine sur la mise au tombeau d’un ultime espoir, d’un espoir désespéré qui vient d’être assassiné de la main même du meilleur des Allemands possibles, puisque ce meilleur des Allemands possibles, loin de céder à la révolte, trouve le chemin de son devoir dans la soumission à ses maîtres, dans la mort pour ses maîtres, dont il a pourtant mesuré la forfaiture ». Il condamne donc sans appel cet officier qui se soumet.
Une œuvre de circonstances est vouée intrinsèquement à sombrer dans l’oubli une fois la situation historique révolue. Sartre insiste en ce sens : « Un an et demi après, il était vivant, virulent, efficace. Dans une demi-siècle il ne passionnera plus personne. Un public mal renseigné le lira encore comme un conte agréable et un peu languissant sur la guerre de 1939 ». Et pourtant…si l’on consulte le Quid 2006, on peut lire que Le Silence de la Mer s’est vendu à 3 290 000 exemplaires en France ! sans compter les traductions de cette nouvelle en 72 langues ! Notons en outre qu’Ilya Ehrenbourg, qui dénonçait ce récit comme la provocation subtile d’un collaborateur, est revenu de sa première impression et l’a fait traduire et publier en URSS.
C’est peut-être parce que Vercors n’a pas voulu faire du Silence de la Mer une œuvre qui soit uniquement de circonstances, mais une œuvre de « méditation que ne peut pratiquer au jour le jour le rédacteur hâtif d’articles de combat ». Dans La Bataille du Silence, il explique qu’il a trouvé sa place « non dans l’action, dans ses violences et parfois dans ses erreurs ; mais dans la sauvegarde, la persistance et l’exactitude de la pensée, à travers l’oppression, l’asservissement, l’intolérance (…). N’était-ce pas déjà ce que j’avais tenté de faire en écrivant Le Silence de la Mer ? ».
Paradoxalement, Le Silence de la Mer est donc bien devenu à la fois le livre-culte qui a assuré la notoriété de Vercors et le livre qui a fait de lui l’homme d’une seule œuvre, rejetant plus ou moins dans l’ombre ses nombreux autres ouvrages.
Prolongement de ce récit dans les autres arts
A la Libération, Vercors découvre le succès de sa nouvelle par les propositions pour la prolonger dans d’autres arts : « le Comité de Libération avait reçu des offres pour en faire une pièce, un film – et même un ballet… » (La Bataille du Silence).
Quoique réticent au début, Vercors finit par accorder à Jean-Pierre Melville les droits d’adaptation du Silence de la Mer qui ne sortira sur les écrans parisiens qu’en avril 1949 alors que le tournage avait eu lieu en 1947.
De même, Le Silence de la mer fut porté à la scène dans ces années-là. Allez lire la page consacrée à sa version théâtrale.
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Article mis en ligne le 10 juin 2006