De Jean Bruller à Vercors
Sommaire
1940 : le tournant de la vie de Jean Bruller
Avant de devenir un écrivain célèbre grâce à la publication clandestine du Silence de la mer sous le pseudonyme de Vercors, Jean Bruller poursuivait avec succès sa carrière de dessinateur et de graveur. Pourtant dès 1938, il était déjà en relation avec de nombreux écrivains comme Jules Romains et il fut admis dans « le royaume des lettres »2 et plus exactement dans le PEN Club qui défendait en littérature la liberté de pensée et d’expression, car ses albums contenaient d’importants commentaires littéraires « qu’on voulut bien appeler de la littérature »2.
Mais la seconde guerre mondiale éclate. « Officier skieur dans l’infanterie alpine » sur une route « trop glissante, avec un sac trop lourd »1, il se casse la jambe et ne peut combattre l’ennemi. Pendant l’invasion allemande, il est alors affecté au dépôt de Romans, sans armes. Et à l’armistice, il regagne son village de Villiers-sur-Morin. Cette « étrange défaite » (Marc Bloch) enterre définitivement sa carrière si prometteuse : « Jean Bruller est mort et bien mort en 1940, au purgatoire depuis ce temps sans trop de chances d’en sortir un jour »1.
Pourtant, à cette même date, le dessinateur était prêt à éditer un livre pour compléter ses 160 estampes de La Danse des vivants. Mais il y renonce : publier sous l’Occupation, c’est demander la permission à l’occupant et « consentir publiquement à sa tutelle », ce que Jean Bruller se refuse de faire.
Pour survivre, il devient alors menuisier, « travail de force » qui le fatigue et l’abrut[it]: « J’étais en danger de m’abêtir complètement »1.
Il s’astreint donc à écrire deux pages tous les soirs, parce que « depuis longtemps me trottait vaguement en tête l’idée d’écrire quelque chose sur un amour pathétique de ma jeunesse »1.
Cet amour de jeunesse s’appelle Stéphanie ; en vacances dans le massif du Mont-Blanc avec ses parents, Jean Bruller tombe instantanément sous le charme de cette jeune fille de 15 ans. Une idylle se noue, même si elle reste muette. Mais la fin des vacances un mois plus tard et le retour à Paris les éloignent inexorablement l’un de l’autre. Jean Bruller ne l’oublie pas et dans cette année de crise il éprouve le besoin d’appeler à son secours « le souvenir d’une pureté perdue, le fantôme réapparu de la limpide jeune fille de Combloux »2. Ne pouvant se décider à lui écrire, il cherche un exutoire à sa douleur par le biais de l’écriture pour s’ « en délivrer un peu par procuration »2.
Il écrit une soixantaine de pages de ce « candide récit », source de « soulagement étrange »2. Cette première ébauche constitue ainsi le commencement véritable de sa nouvelle carrière : « c’était aussi mes premières armes comme écrivain, et j’ignorais encore quel apaisement l’on éprouve à coucher sur le papier une épreuve confuse »2.
Cette volonté d’écrire n’est pas non plus sans lien avec son amitié pour Pierre de Lescure. Leurs conversations littéraires poussent le dessinateur dans la voie de l’écriture : « A parler si souvent avec lui de technique romanesque, je sentais mes doigts chatouillés du désir de troquer un jour le crayon contre la plume »2.
Il serait donc partiellement erroné de dire que l'écrivain Vercors est né d'un seul coup des circonstances historiques. Jean Bruller a été tenté par l'écriture bien avant la guerre, puisqu'il agrémentait ses albums de textes; et il a même fait ses premières armes en 1935 en écrivant un roman policier que son ami Pierre de Lescure tente de faire publier chez Gallimard dans la collection « Détective ». Il récidive en 1936 par une nouvelle fantastique. Il n'a certes rien publié avant la guerre, mais il s'est essayé progressivement à l'écriture. Plus que de rupture entre ses deux carrières artistiques, on peut parler de continuité entre Jean Bruller et Vercors.
1941-1944 : l'entrée dans la carrière littéraire
La situation historique est pourtant trop grave pour songer à écrire une histoire personnelle. Il l’abandonne donc rapidement pour rédiger les premières lignes du Silence de la Mer. Ce n’est que bien plus tard qu’il en reprendra l’idée et que paraîtra en 1974 Tendre naufrage.
En 1940, Jean Bruller constate que de nombreux écrivains français sont séduits par la propagande de Vichy et par celle de l’occupant. Il relate ainsi sa rencontre avec André Thérive. Celui-ci a décidé de reprendre sa fonction de critique littéraire dans le quotidien Aujourd’hui devenu pétainiste :
Après tout, me dit-il, c’est mon métier. Un garçon de café sert bien un bock à un Allemand, pourquoi un chroniqueur ne pourrait-il publier un article ?1
Attitude dangereuse que celle de ce représentant de l’intelligentsia française d’autant plus que cet « antifasciste virulent » publiera un an plus tard « des articles en faveur de l’ordre nazi ». Jean Bruller refuse cette soumission : « D’où mon souci : comment empêcher l’image de la France de se dégrader dans cette gangrène de son intelligentsia ? »1
Ecrire devient donc aux yeux de Jean Bruller une nécessité liée aux contingences de l’époque : « cette situation, ce transfert n’ont en rien été le fait de ma volonté, d’un choix délibéré. Tout avait changé entre-temps du dehors, et chez moi petit à petit pareillement »1
Jean Bruller aurait pu exprimer sa révolte à travers l’activité qu’il avait toujours pratiquée : le dessin. C’est oublier la coloration humoristique de ses albums. Or, « la catastrophe (de la guerre) avait tari en moi toute source d’humour et d’inspiration »1. Par ailleurs, ce changement de mode d’expression correspond à une évolution intérieure du dessinateur qui pense que le meilleur moyen d’expression passe désormais par l’écriture :
C’est la lecture de Joseph Conrad qui a éveillé en moi le sentiment que j’aurais des choses à dire, que le dessin ou la gravure ne sauraient exprimer.
C’est ainsi que le dessinateur et graveur Jean Bruller devient l’écrivain Vercors lorsqu’il publie clandestinement aux Editions de Minuit Le Silence de la mer en février 1942. Il est vrai que le jeune Jean Bruller s’était adonné à 18 ans à l’écriture de contes humoristiques « pour gagner quelque argent », mais « jusqu’à la guerre et l’Occupation, je n’ai jamais écrit qu’en amateur »1.
Comme les Editions de Minuit sont clandestines, Jean Bruller doit se choisir un pseudonyme pour publier Le Silence de la Mer. S’il choisit le nom du massif montagneux, c’est parce qu’il en a gardé un souvenir inoubliable en le découvrant pour la première fois sur la route d’Embrun à Romans et cela bien avant qu’il ne soit plus tard une citadelle de la Résistance. Ce « massif puissant » à la « noblesse hautaine » et à la « grandeur indomptable » exerce sur lui une « fascination croissante »2. C’est par une coïncidence étonnante que ce nom de Vercors à la « sonorité impressionnante » deviendra le symbole de la lutte armée des maquis mais aussi de la Résistance intellectuelle.
Définitivement écrivain
A la Libération, Bruller ne revient pas au dessin humoristique et il s’en explique à Gilles Plazy :
Croyez-vous que le fascisme de Vichy, la chasse aux Juifs, les otages fusillés, la Milice et sa cruauté étaient propres à inspirer l’humour ? Le rire du désespoir, peut-être . Mais on ne passe pas de l’humour au rire de ce genre-là. Ils ne sont pas de même nature et ce ne pouvait être le mien. Puis le fait même de résister , d’écrire, ne laissait pas de place au rire désespéré1
D’autres motifs se greffent également sur ce choix : Vercors, symbole de la Résistance littéraire, voyage dans le monde pour expliquer dans des interviews le refus des Résistants de se soumettre et le combat contre l’idéologie nazie. Il n’a donc plus le temps de reprendre son activité première. De plus, le silence du dessinateur pendant 8 longues années le plonge dans l’oubli, les bibliophiles ayant disparu, les librairies ayant été remplacées par d’autres et l’impression coûtant extrêmement cher :
Peu à peu Jean Bruller s’effaçait dans Vercors, et puis il l’est devenu tout à fait…L’inspiration avait passé du crayon à la plume et Bruller cessé d’exister1
Néanmoins, Jean Bruller se consacre encore quelque temps à sa première activité : même s’il ne publie rien sous l’Occupation, il fait imprimer à 12 exemplaires 3 contes d’Edgar Poe ainsi que des exemplaires de The Rime of the Ancient Mariner (Le Dit du vieux marin) de Coleridge. A l’automne 1942, ayant cessé définitivement son métier de menuisier, il passe deux jours à Paris pour poursuivre le projet des Editions de Minuit et le reste de la semaine il retourne à Villiers-sur-Morin pour son travail d’illustrateur qui lui permet d’assurer son existence matérielle et financière. Il entame ainsi 12 eaux-fortes pour illustrer Hamlet, tâche qu’il ne reprendra et ne finira que dans les années soixante : « L’ouvrage ne paraîtrait pas tant que les Allemands seraient là, mais pendant les deux ou trois ans que durerait le travail, mon existence serait assurée. Goldschmidt, mon éditeur, depuis Alger où il s’était replié, m’avait en effet donné « le feu vert »2.
Une révélation personnelle
Lors de ses entretiens avec Gilles Plazy, Vercors récuse l’expression de « métamorphose exceptionnelle » :
Bien des peintres ou dessinateurs avant moi (un Fromentin, un Mac Orlan) sont entrés un jour en littérature. Et inversement on ne compte plus les écrivains (un Hugo, un Cocteau) qui se sont adonnées au dessin1.
Vercors décèle plusieurs étapes-clés dans sa vie qui font de lui des « personnages successifs » :
J’ai été le garçon frivole, assez stupide, irréfléchi, en somme retardé jusqu’à ma vingt-troisième année. J’ai alors, comme on dit, viré ma cuti et suis devenu le personnage sceptique, pessimiste, voire nihiliste, qu’a exprimé mon œuvre dessinée. Nouvelle métamorphose après la guerre et la défaite, le virage à 180° qui a fait de ce nihiliste un homme engagé, solidaire des autres hommes, et du dessinateur un écrivain1.
Cette évolution irréversible n’est pas uniquement le reflet d’un changement d’expression ; c’est aussi et surtout un changement moral qui s’est opéré chez cet homme :
chez le pessimiste endurci, inhibé jusqu’à la guerre, l’occupation nazie a réveillé ou révélé un personnage imprévu, ignoré de lui-même : sinon un optimiste, du moins un lutteur prêt à tout pour défendre des valeurs auxquelles, la veille encore, il prétendait ne pas croire1.
Cette évolution a également eu des conséquences sur son mode de vie : l’inspiration ne vient pas aussi facilement à l’écrivain qu’au dessinateur ! Se jugeant « flemmard », il s’oblige chaque matin « à s’installer stylo en main devant le papier blanc »1 et il ne publiera pas moins de 40 œuvres. Mais toujours humble et modeste face à son activité littéraire, il se récrie lorsqu’on lui demande en 1948 pourquoi il écrit :
je n’ai jamais écrit pour écrire. D’où il apparaît clairement, je le crains, que je ne suis pas écrivain.(…) Ni moraliste, ni philosophe, ni romancier, ni conteur, ni rien de bien précis, en définitive. Heureusement je ne me sens aucun besoin « d’entrer dans une catégorie, fût-elle la moins estimée ». Etre un homme suffit à mon ambition3.
1. A dire vrai
2. La Bataille du Silence
3. Pour Prendre Congé (P.P.C)
Article mis en ligne le 10 juin 2006