Les Éditions de Minuit
Pour une histoire détaillée et complète des Éditions de Minuit, il faut lire Les Éditions de Minuit. 1942-1955. Le devoir d'insoumission d'Anne Simonin. Dans cette page, je ne fais que reprendre les éléments essentiels.
Sommaire
Les éditions sous l'Occupation
- Lisez Les Éditions françaises sous l'occupation: 1940-1944 de Pascal Fouché.
Au début de l’année 1940, les éditeurs français fonctionnent au ralenti du fait de la mobilisation mais aussi de la censure exercée depuis le mois d’août 1939 par le Commissariat général à l’Information. Fin septembre les réimpressions sont également soumises au visa de la censure. Le 4 avril 1940, est créé par décret un ministère de l’Information suite à la formation du cabinet Paul Reynaud le 21 mars ; son titulaire est le député Louis Frossard. Un décret du 10 avril nomme Jean Giraudoux président du Conseil supérieur de l’Information. Le 15 mai, sont créés des groupements chargés de recenser les besoins en papier et de sa répartition.
Ce constat dressé par Pascal Fouché dans l’introduction de son ouvrage souligne à quel point les autorités allemandes sont conscientes de l’enjeu stratégique de la mise sous tutelle des éditions françaises.
Dès leur arrivée, les Allemands mettent en place deux administrations pour contrôler les Editions Françaises :
- la Propaganda-Abteilung Frankreich dont dépendent des services régionaux appelés Staffeln.
- L’Ambassade d’Allemagne de qui dépend l’Institut allemand.
Comme ces deux administrations veulent toutes deux s’occuper de la propagande et de la surveillance de l’édition, elles vont souvent entrer en conflit durant ces années d’Occupation, et notamment, en juillet 1942, la Propaganda-Staffel de Paris est supprimée.
La Propaganda-Staffel promulgue des listes d’interdiction de livres : pendant l’été 1940, la liste Bernhard censure 143 livres à caractère politique. La liste Otto, plus complète que la première et datée du 28 septembre 1940, interdit des ouvrages jugés anti-allemands, des œuvres d’écrivains juifs (et même des livres antistaliniens tant que dura le pacte germano-soviétique). Tous ces ouvrages ne doivent plus se trouver en vente. Les Allemands prennent en outre le soin d’y insérer un préambule qui attribue aux éditeurs la responsabilité de cette liste. Le 4 juillet 1941 sont ajoutées les réimpressions et les nouvelles publications des ouvrages anglais et américains. Le 22 mars 1942, une deuxième liste Otto intitulée « liste de la littérature indésirable » nommément signée par le Président du Syndicat des Editeurs est publiée. Elle est classée par auteur et non plus par éditeur. S’adjoint à ces listes d’interdiction une « Liste globale de la littérature à promouvoir ».
Les éditeurs, revenant progressivement de la zone libre, reprennent leur activité en ayant signé une « Convention de Censure » qui les engage à publier sous leur propre responsabilité et à s’auto-censurer.
Pour renforcer leur contrôle sur l’édition française, les Allemands demandent au Comité d’organisation du Livre d’estimer les besoins en papier des éditeurs, puis ils répartissent cette matière première en récompensant ceux qui se plient aux nouvelles exigences (ceux qui apportent par exemple des traductions d’ouvrages allemands). Les difficultés d’approvisionnement s’accroissent : en 1942, on passe de 2500 tonnes de papier à 1200 tonnes dont 20% revient de droit à la Propaganda-Abteilung ; et jusqu’en 1944, l’attribution du papier est de plus en plus restreinte.
Ces diverses mesures restrictives engendrent un marché noir : les éditeurs peuvent y trouver le papier qui leur est refusé et les lecteurs peuvent se procurer à un prix prohibitif les livres des grands écrivains qui ont été mis à l’index.
Pour les écrivains restés en France qui refusent de publier par le biais de ces éditions sous contrôle allemand s’offrent deux solutions : opposer à l’Occupant un silence digne mais frustrant quand des voix d’écrivains s’élèvent et acceptent de se faire publier dans ces conditions ; ou, pour ne pas rester muselés, choisir l’écriture de la clandestinité.
Les Éditions de minuit sous l'Occupation
Jean Bruller devait publier clandestinement Le Silence de la mer dans La Pensée libre dont il composa le numéro avec son ami Pierre de Lescure. La Gestapo démantelant ce projet, Jean Bruller et Pierre de Lescure pensèrent à créer leur propre maison d'édition, Les Éditions de Minuit.
James Steel, dans Littératures de l’ombre. Récits et nouvelles de la Résistance 1940-1944, précise :
Ainsi, dès le départ, les Editions de Minuit ont deux buts précis : permettre à des écrivains français d’être publiés en France sans avoir à se soumettre à la censure de l’occupant, et projeter à l’étranger une image de la France qui fasse concurrence à celle de Vichy.
Si l’idée des Éditions de Minuit est bien arrêtée pour Pierre de Lescure et Jean Bruller-Vercors, il restait désormais à réaliser le plus difficile : mettre concrètement en œuvre ce projet ambitieux et périlleux pour publier le premier recueil de Vercors.
Le circuit éditorial comporte trois temps : l’impression, le brochage, la diffusion.
Pour l'impression, Jean Bruller s'adressa à Aulard qui savait faire un travail de grande qualité, parce qu’ils souhaitent que les volumes des Editions de Minuit soient élégants et luxueux. Le dessinateur avait travailler avec lui dans les années 30 pour ses albums.
Aulard se propose d’emblée, mais Vercors lui fait remarquer que son personnel est trop nombreux pour qu’un tel secret soit bien gardé. Le chef d’atelier Pierre Doré ne peut qu’acquiescer dans son sens.
Deux jours plus tard, Vercors revient voir Aulard qui lui propose de travailler avec Claude Oudeville qui tient une petite imprimerie boulevard de l’Hôpital. Oudeville a l’avantage de travailler seul et il accepte de tirer Le Silence de la Mer feuille à feuille entre deux faire-part de deuil, juste en face de l’Hôpital de la Pitié, devenu sous l’Occupation hôpital militaire allemand.
L’impression de la nouvelle de Vercors prend deux longs mois et n’est achevée que le 20 février 1942. Le deuxième volume, A travers le désastre de Jacques Maritain, sera imprimé en novembre 1942 en douze jours seulement grâce à Oudeville qui contacte le linotypiste Maurice Roulois, habitant rue Friant près de l’église de Montrouge. Ce dernier composera tous les volumes suivants. Les plombs sont transportés dans la voiture de Pierre Massé jusqu’en octobre 1943.
Après ce deuxième volume, Oudeville ne peut poursuivre l’aventure, car il a embauché un compagnon qu’il connaît peu. Ernest Aulard prend le relais avec l’aide de son contremaître Pierre Doré, du typographe Marcel Bâcle et du pressier Léon Tessier. Jusqu’au jour de la Libération, il tire tous les volumes dans son imprimerie déserte le dimanche.
Jean Bruller confia le brochage à son amie Yvonne Paraf. Aidée de plusieurs femmes de la Résistance, elle s'acquitta de cette tâche dans son petit appartement parisien situé au 5e étage, rue Vineuse. Ces femmes courageuses mettaient environ 15 jours pour brocher 500 volumes pendant que Vercors, dans la cuisine, repliait et collait les couvertures.
Les volumes furent entreposés au café La Halle des taxis avant leur distribution.
La distribution en zone sud fut plus aléatoire : les valises contenant les précieux volumes clandestins se perdent souvent ou reviennent pleines à leur point de départ. On peut cependant citer quelques diffuseurs dans la zone sud tels Yves Farge avec lequel Vercors entre en contact grâce à son ami Claude Aveline réfugié à Lyon et Maurice Noël à Lyon, Aragon dans la Drôme, Jean Cassou et Georges Sadoul à Toulouse.
Lescure fut obligé bientôt de se cacher au printemps 1942, puis de quitter la France pendant l’été de la même année. Néanmoins Paulhan, connaît le projet grâce à la relation que Lescure entretient avec Jacques Debû-Bridel, dont le surnom est Lebourg. Jean Bruller décida alors d’ « assurer par intérim » la direction des Éditions. Lescure fut de retour pour un temps bref, avant de disparaître de nouveau en juin 1943 et de rester caché dans le Haut-Jura, il confie la direction littéraire des Éditions de Minuit au Poète Paul Eluard, sorte de tuteur pour Jean Bruller-Vercors. Entre l'automne 943 et août 1944, Les Éditions de Minuit connurent le temps de la maturité et un succès avec une publication de 26 ouvrages clandestins.
Peut-on parler d’indépendance des Éditions de Minuit ?
Jean Bruller-Vercors et Yvonne Paraf réussirent à garder pour l’essentiel un circuit éditorial efficace et indépendante des mouvements de Résistance. De plus, les fonds nécessaires à l’entreprise furent toujours été trouvés sans l’aide de la France Libre ou de la Résistance intérieure. Pour le lancement des Éditions de Minuit, Jean Bruller-Vercors alla trouver son ami banquier André Robillard, avenue de l’Opéra, qui lui avança 3000 francs ; le Professeur Debré donne lui aussi 5000 francs. Ernest Aulard fournira presque la totalité du papier que les Editions n’auraient pas obtenu autrement que par le marché noir. Par souci d’indépendance, Vercors refusa 50 000 francs proposés par le chef de l’OCM, refusant d’être « inféodé à un seul secteur de la Résistance ». Et dès 1943, les livres se vendant 100 francs et étant tous écoulés, les Éditions de Minuit furent totalement autonomes financièrement.
De plus, les acteurs de ces Éditions, sentant la volonté de mainmise des communistes sur leur maison, ont habilement manœuvré quant à certaines publications : quand, en juin 1943, Louis Aragon proposa une autobiographie de Gabriel Péri, Vercors y adjoignit Charles Péguy : « j’en aurai entre-temps rédigé la préface, pour faire ressortir le côté symbolique de ce rapprochement, de cette unité d’esprit au fond de convictions pourtant antagonistes, dès lors qu’il s’agit de défendre l’âme de la patrie ».
Les acteurs des Éditions de Minuit sont, pour la grande majorité d’entre eux, des hommes de gauche, communistes ou non. Tous les écrits sont une condamnation virulente du Régime de Vichy et plus particulièrement La Marche à l’Etoile, la deuxième nouvelle de Vercors publiée clandestinement. Ils font une distinction entre les Allemands et l’Allemagne pour laquelle ils vouent une admiration et les nazis qu’il faut dénoncer, « non dans l’action, dans ses violences et parfois ses erreurs ; mais dans la sauvegarde, la persistance et l’exactitude de la pensée ». Pour cette maison d’éditions clandestines, il faut maintenir le flambeau de la pensée française, et non pas créer une littérature de combat.
Vercors et les Éditions de Minuit après la Libération
Vercors devint alors le symbole de la Résistance littéraire. Il subit et assuma les conséquences de cette renommée fulgurante : conférences, voyages comme celui de 4 mois aux Etats-Unis au début de l’année 1946, des articles tels celui qui sera apprécié par le monde des lettres et qui s’intitule Souffrances de mon pays pour l’hebdomadaire américain Life.
Doit-on ou non poursuivre l’aventure des Éditions de Minuit, qui, par leur nom même, étaient vouées à disparaître dès la fin de la guerre ? Vercors ne le souhaitait pas. Mais il céda à la mi-août 1944 aux instances notamment d’Yvonne Paraf et de Paul Eluard. Ainsi le 3 octobre 1944, la marque Les Éditions de Minuit fut déposée au registre du commerce. Pourtant, la création et l’exploitation de cette société d’éditions ne sera effective que le 15 octobre 1945.
Vercors en devint le Président-directeur général, Yvonne Paraf la directrice générale adjointe et Léon Motchane, le futur mari de cette dernière, en établit la structure financière. Grand absent: Pierre de Lescure qui resta définitivement en froid avec Vercors. Lescure refusait de toucher de l'argent d'une entreprise clandestine. Il jugea que la Résistance intellectuelle était valorisée par rapport à la Résistance active dans l'ouvrage Historique des Éditions de Minuit écrit par Jacques Debû-Bridel. Il estima également que son rôle avait été minoré dans cette entreprise clandestine.
La survie des Éditions de minuit fut bien fragile entre janvier 10945 et le printemps 1947. Les auteurs célèbres étaient retournés vers leurs éditeurs habituels. La maison d'édition est acculée à publier des ouvrages de qualité inégale sur la Résistance et écrits par des Résistants, qu’ils n’arrivent pas à refuser. L'quipe s'avéra instable: Jacques Goldschmidt qui avait publié une partie de La Danse des vivants, Paul Silva-Coronel l'ami avec lequel il avait publié Couleurs d'Egypte (1935), Jean Lescure...
Entre 1946 et 1947, la maison perdit 1/3 de son capital. Une augmentation du capital fut décidée, ainsi que la création de l’association des Amis des Éditions de Minuit : la souscription d’un abonnement pour la production annuelle aurait dû assurer l’année 1947-1948. Mais c’est un nouvel échec, le nombre d’ adhérents prévu n’ayant pas été atteint. Les Éditions de Minuit étaient donc au bord de la faillite.
Entre mai 1947 et mai 1950, Jérôme Lindon, jeune homme de 22 ans, aida financièrement la maison d'édition grâce à son beau-père Marcel Rosenfeld, véritable bibliophile admirant le symbole que représentaient les Éditions de Minuit. Pour s’adapter au monde des lettres et aux réalités économiques de l’édition, Vercors accepta partiellement une nouvelle ligne éditoriale.
Le 31 mars 1948, une troisième augmentation du capital, apportée pour moitié par Marcel Rosenfeld, donna la majorité à la famille Lindon. Vercors démissionna le 25 mars 1948 de son poste de Président-directeur général au profit de Jérôme Lindon. Il exigea cependant un droit de veto afin de conserver véritablement la première place dans cette entreprise et de pouvoir contrôler la production littéraire. Jérôme Lindon refusa. Vercors démissionna de l’ensemble de ses fonctions et, le 9 mars 1949, grâce à une clause particulière, il dénonça alors ses contrats d’auteur, la librairie dépendant de la maison vendant des ouvrages d’auteurs figurant sur la liste noire du CNE. En mai 1950, les deux parties trouvèrent un compromis : Vercors n’avait plus droit de regard sur les Éditions de Minuit, mais il reprit ses œuvres et il se fera désormais publier chez Albin Michel.
Article mis en ligne en 2006, remanié en 2024