Positionnement familial, transposition littéraire
Ce 2e article appartient au cycle d'étude « Vercors et le judéo-protestantisme ». Pour prendre connaissance de tous les articles et de la logique du positionnement de celui-ci, allez à la rubrique Thèmes.
Positionnement familial
Sa mère Ernestine Bourbon
Vercors s'appesantit davantage sur la généalogie paternelle que maternelle. En effet, c'est son père Louis Bruller qui montra davantage de militantisme. Surtout, à partir de la Seconde Guerre mondiale, c'est la filiation paternelle qui lui servit de source d'identification. Pour autant, sa mère Ernestine Bourbon transmit à ses enfants plusieurs solides valeurs qui expliquent en grande partie les positions idéologiques et politiques de Vercors. Valeurs qu'elle partagea avec son mari.
Vercors s'en ouvrit essentiellement dans un article de la revue littéraire Europe de novembre-décembre 1975 dont le sujet portait sur « 1875: La République ». Vercors publia aux pages 3 à 5 un article au titre sobre: « 1875 ». Cette date est un « centenaire doublement maternel »: la mère-patrie proclama la IIIe République et sa mère Ernestine Bourbon naquit cette année-là. Vercors fut biberonné aux « convictions démocratiques » de sa mère:
Pendant toute mon enfance, la France et la République se sont confondues dans mon esprit. Elles s'y confondent toujours.
Et, ajouta Vercors, même lorsque la République fut ligotée sous Vichy, la France resta encore et toujours une République:
Je ne puis la concevoir sous d'autres traits.
Ernestine hérita des idéaux de son père Jean Bourbon (1829-1885), tailleur en chambre à Saint-Amand-Montrond, décédé lorsque sa fille a 14 ans. La famille était modeste et nombreuse. Ernestine était la cadette d'une fratrie de trois: Louis né en 1864 et Marguerite (Amélie) née en 1868. Mais sa mère Marie Bluzat (1837-1894) avait été mariée en première noce à Michel Nermon (1827-1862), avec lequel elle eut des jumeaux Gabrielle et Isidore morts l'année de leur naissance en 1858, puis Catherine « Angelle » née en 1860.
Dans un « petit bourg berrichon réactionnaire », catholique, le père d'Ernestine s'afficha ouvertement républicain. Il emmena sa fille de 6 ans voir planter l'arbre de la Liberté. La petite Ernestine grandit entre un père incroyant et une mère pieuse. Au décès de son mari, cette épouse, quoique fort dévote, respecta le choix de son défunt mari d'être enterré sans sacrements. Elle résista courageusement à la pression sociale de ce petit coin de France.
Ernestine Bourbon fut marquée par cette figure du père républicain et incroyant, et sa rencontre avec Louis Bruller renforça ses convictions premières. Vercors conclut:
On voit dans quelle ambiance farouchement républicaine ont grandi mes jeunes années.
Son père Louis Bruller
Dans A dire vrai, Vercors explique que l'histoire de son passé familial fut transmis oralement de génération en génération. La famille Bruller, juive, était originaire des Vosges au XVIIIe. Un des membres de cette famille se convertit et devint évêque. Il fit tout ce qui était en son pouvoir pour chasser les siens. Vercors ne sait pas pourquoi la famille émigra en Hongrie. Attachés à la tradition de France, les exilés de la famille Bruller transmirent aux garçons la langue du pays d'origine de leurs pères. C'est pourquoi son père Louis Bruller savait parler le français avant son périple qui le conduisit dans le pays de ses ancêtres.
Ce n'est pas son père Louis Bruller qui détailla à Vercors sa propre histoire. Le fils n’apprit véritablement l’histoire de son père qu’en 1942. Passé en zone sud pour son activité clandestine, il rencontra une vieille amie de ses parents qui lui raconta son « odyssée à seize ans depuis sa Hongrie natale, sa marche à l’étoile vers le pays de Victor Hugo et de la révolution française, maint détail que j’ignorais (…). En fait, la jeunesse de mon père trop discret m’était plus mal connue qu’à cette vieille amie ; trop discret moi aussi je ne l’avais jamais interrogé » (La Bataille du silence).
Vercors précisa les raisons de son départ de Hongrie dans La Marche à l'Étoile, comme je l'avais déjà expliqué à la page qui est consacrée à ce récit de 1943.
L'histoire de Louis Bruller est celle d'une intégration réussie. Il ne parla jamais la langue de son pays natal lorsqu'il s'installa en France en 1880 à l'âge de 16 ans, il ne l'apprit pas à ses enfants. Naturalisé en 1895, il adopta les valeurs de la République naissante, milita en faveur de la laïcité, fut un dreyfusard. Dans A dire vrai, Vercors le décrit comme « un bon radical-socialiste » qui « se voulait bon citoyen, et bon propriétaire et bon père de famille et rien de plus » (page 42). Il refusa la Légion d'honneur. Il ne voulut pas se présenter à la députation, mais il milita dans les cercles radicaux. En particulier, « Il allait chaque jour au cercle républicain de l'avenue de l'Opéra, où il rencontrait le gratin du parti, le comité Mascuraud ».
Pour comprendre le rapprochement de Louis Bruller avec le comité Mascuraud, il faut lire l'intéressant ouvrage Des commerçants à la conquête de la République. Mascuraud et son comité (1899-1926) de Jean-Loup Vivier. Nous apprenons l'histoire d'Alfred Mascuraud né en 1848 d'une famille de libres penseurs. Enfant de petits artisans parisiens, il fonda en 1873 une chambre syndicale de la bijouterie. Cet incroyant, Républicain modéré, avait une orientation sociale assez conservatrice. Il prétendit que c'est Waldeck-Rousseau qui, en 1898, l'aurait poussé à créer un comité pour rassembler les industriels et les commerçants attachés aux institutions républicaines : le Comité républicain du commerce et de l'industrie (= le CRCI), devenu en 1906 le CRCIA lorsque les agriculteurs se joignirent à lui. « L'objet statutaire du CRCI est triple: donner au gouvernement des avis et des renseignements, organiser des expositions, fonder des cours pour la propagation des connaissances industrielles et commerciales. Les deux derniers aspects ne seront jamais appliqués dans les faits. En revanche, le CRCI aura une activité d'études et d'information », poursuit Jean-Loup Vivier.
« Naturellement enclins à penser que la forme républicaine du régime n'est pas étrangère à la prospérité de leurs entreprises », « anticléricalisme de beaucoup de ces républicains, même modérés », combat pour Dreyfus mais davantage « contre les anti-dreyfusards parce que ces derniers se rangeaient sous la bannière nationaliste », voici quelques-unes des caractéristiques de ce Comité attaché à une République parlementaire. Jean-Loup Vivier ajoute que l'« époque est au scientisme, à la foi dans l'instruction et les bienfaits de l'école ». Le Comité se vit imposer des réformes, en particulier celle de l'impôt sur le revenu auquel il était hostile.
Très actif, Alfred Mascuraud fut élu sénateur en 1905 et il devint en 1907 administrateur du Cercle républicain qui est sa seconde œuvre. Son but était de « créer un terrain de rencontre et d'entente pour tous les parlementaires, et les mettre en contact avec des industriels et des commerçants républicains, en vue d'étudier en commun les lois existantes ou à faire en matière économique ». Ce Cercle eut un succès certain: « En 1914, [le Cercle] compte déjà 2 202 membres. En 1924, ils seront 2 400 dont un tiers en province ».
Louis Bruller adhéra au Cercle républicain, par un droit d'entrée assez coûteux selon Jean-Loup Vivier, et il se rendit très régulièrement dans un logement cossu du 5 avenue de l'Opéra, près de la Comédie Française, parce qu'il partageait leurs options idéologiques et politiques. Ainsi, en 1922, ce Cercle républicain approuva « une lettre circulaire dans laquelle Mascuraud se proclame encore radical. Il y déplore l'alliance du parti radical avec l'extrême-gauche, affirme le caractère inviolable et sacré du droit de propriété individuelle, et rappelle l'attachement du Comité à l'alliance entre tous les républicains, depuis les socialistes indépendants jusqu'aux modérés, à l'exception de ceux qui n'acceptent pas sans réserve ni réticence toutes les lois sociales et laïques, et des socialistes unifiés ».
De plus, Louis Bruller était attaché à la propriété individuelle qu'il avait si durement acquise par son travail acharné, d'abord en bas de l'échelle dans une papeterie et comme comptable de 1882 à 1885 chez un libraire; puis il créa avec un associé sa propre maison d'édition « Bruller & Politzer » de 1895 à 1900; enfin il revendit ses parts pour acheter des immeubles de rapport dans Paris afin de vivre de ses rentes avant la naissance de son fils Jean Bruller. Pour nous en convaincre, lisons cet article dans le journal quotidien d'informations, politique, littéraire, commercial L'Ouest-Éclair du 5 avril 1927. A la page 2, nous lisons qu'une Union nationale des Propriétaires vient d'être créée, avec pour vice-président Louis Bruller en personne:
L'on vient de constituer, à Paris, 28, rue Serpente, une Union nationale des Propriétaires, dont le président est le conseiller municipal de Paris, M. Béguet et les vices-présidents, MM. Louis Bruller et du Bois d'Auberville. Cette Union n'a pas l'intention de supplanter les associations existantes et notamment les Chambres syndicales. Elle entend seulement se placer sur un terrain différent pour défendre la cause des propriétaires, et surtout des petits propriétaires, devant l'opinion et devant le Parlement; elle veut collaborer avec les pouvoirs publics pour trouver à la crise du logement une solution acceptable pour les propriétaires, et dans l'intérêt même des locataires.
Les débuts de la nouvelle Union dans cette voie ont été heureux puisqu'elle a su se faire entendre des présidents des grandes Commissions compétentes tant à la Chambre qu'au Sénat, qui lui ont demandé de rédiger des observations et au besoin des contre-projets sur les projets de lois aujourd'hui en discussion devant le Parlement.
Le Comité de l'Union nationale des propriétaires a tenu le 31 mars sa réunion mensuelle. Il a longuement discuté les mesures à prendre en vue de la défense immédiate de certains intérêts légitimes des propriétaires: il s'est montré absolument opposé à la réglementation du droit de reprise exercé par les propriétaires de bonne foi, et à l'extension de la prorogation aux étrangers.
Comme je l'avais déjà suggéré dans mon article en ligne « Jean Bruller face au bouillonnement intellectuel et politique des années 1930 », l'idéal social de Louis Bruller, sans référence aux idées marxistes, était porté par l’espoir de réformes graduelles pour des améliorations sociales du plus grand nombre et pour la défense par l’État du patrimoine issu du fruit d’un travail méritant. Il partageait avec le radical Alfred Mascuraud l'idée « que l'on est passé d'une société où le pouvoir dépend du milieu où le hasard a fait naître un homme, à une société où le pouvoir va à celui qui l'a mérité par sa valeur et par ses actes » (Jean-Loup Vivier, Des commerçants à la conquête de la République. Mascuraud et son comité (1899-1926)).
Ajoutons un dernier point intéressant tiré de l'ouvrage de Jean-Loup Vivier: « Le 26 mars 1926, le Cercle républicain et le Comité offrent un déjeuner au président de l'Assemblée de la SDN ». La SDN: un autre point commun avec Louis Bruller, bientôt avec Jean Bruller, admirateur d'Aristide Briand, qui dessina à deux reprises une réunion de cette Société des Nations.
Le rapport des Bruller à la religion
Dans son essai Ce que je crois, Vercors évoqua l'incroyance des membres de sa famille, tout en montrant le caractère complexe de leur rapport à la religion. Ainsi, Louis Bruller fulmina contre l'une des nourrices de ses enfants Denise et Jean qui avait osé mener ces derniers dans une Église contre l'avis des parents. Pour autant, la mère Ernestine faisait agenouiller chaque soir ses enfants pour une prière.
De même, comme je l'ai dit dans mon premier article de ce cycle d'étude, si la famille se revendiquait comme libre penseuse, le père Louis Bruller avait dit à son très jeune fils que les hommes de la famille étaient juifs, pendant que les femmes étaient catholiques.
Enfin, avant son décès, Louis Bruller eut peur que son épouse ne devienne une grenouille de bénitier. Ernestine, rappelons-le, avait été élevée par un père incroyant mais une mère très pieuse. Sur son lit de mort, Louis Bruller fit promettre à Ernestine de ne jamais se tourner vers l'Église. Par fidélité à son mari, elle respecta son voeu:
« Bien qu'elle eût conservé de son enfance quelque candide croyance en Dieu, elle s'abstint pour toujours de la moindre pratique et mourut, comme son père, sans sacrements » (revue Europe citée précédemment).
Les relations sociales de la famille Bruller
L'histoire des parents Bruller, c'est celle d'une ascension sociale. Celle du père, parti chichement de sa Hongrie natale et devenu rentier en 1900. Celle de la mère, provinciale d'une famille nombreuse et modeste. Toutefois, bonne élève à l'école, elle put poursuivre sa scolarité à l'école normale de Bourges pour devenir institutrice (A dire vrai). Elle exerça quelque temps dans sa région, mais finalement très peu. Elle devint femme au foyer lorsqu'elle rencontra Louis Bruller, les actes de naissance de sa fille Denise en1899 et de son fils Jean en 1902 le prouvent, puisqu'il est inscrit qu'elle est « sans profession ».
Installés à Paris, les parents eurent des relations sociales élargies et ouvertes, souvent en rapport avec leurs convictions. L'écrivain Jules Romains fut un des locataires de Louis Bruller. Très vite, ils devinrent proches dans la mesure où Romains avait été élevé dans l'idéal laïque et républicain. Je le raconte dans mon article « Jean Bruller-Vercors et Jules Romains. Deux hommes de bonne volonté », Histoires littéraires, n°87, 2021 (allez sur la page).
Leur dynamique sociale prouve que les parents Bruller côtoyèrent pour une large part des juifs et des protestants pour les raisons que j'ai déjà énoncées dans mon précédent article. Ils furent notamment conseillés par ce réseau de sociabilité pour la scolarité de leurs enfants: l'École alsacienne. Ce fut déterminant pour Jean Bruller qui baigna dans ce réseau. Vercors savait que son père était juif hongrois. Mais, jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, cette filiation ne provoqua aucun écho en lui, aucune curiosité particulière. L'antisémitisme, le régime de Vichy lui feront désormais mettre l'accent sur la filiation paternelle comme source d'identification et de solidarité avec les victimes persécutées. Et dans sa prose littéraire, il inventa une filiation judéo-protestante.
Transposition littéraire: retour sur La Marche à l'Étoile
Éléments autobiographiques: entre exactitudes et transpositions
Le récit La Marche à l'étoile, paru clandestinement en 1943 aux Éditions de Minuit, met en scène le personnage de Thomas Muritz qui à la fois prend en charge le parcours réel de Louis Bruller et s'éloigne de ce dernier pour inventer ce que potentiellement Louis Bruller aurait pu être/vivre/ressentir s'il avait connu la France occupée. Louis Bruller ne perdit pas un fils lors de la Première Guerre mondiale et il ne vécut pas la Seconde Guerre mondiale, puisqu'il mourut en 1930.
Vercors se fit très précis sur l'origine de la famille Muritz, au passé quasi identique à la famille Bruller. Les Muritz étaient des Français provenant des Vosges, propriétaires de cristalleries, avant d'émigrer en Bohême à la suite de la conversion d'un aïeul devenu évêque. Le neveu de l'évêque s'y marie et y fait souche. Les liens originels avec la France ne sont pas totalement rompus: si les femmes parlent l'allemand et le tchèque (ou le hongrois ou le slovaque), les garçons apprennent le français. Thomas Muritz est encore adolescent quand son père meurt et que sa mère vend tout à un oncle pour s'installer à Devîn. Ce lecteur de Révolution de Thiers part alors à pied vers cette France idéalisée. Arrivé sur le Pont des Arts, il rencontre par hasard une de ses connaissances. Son amour pour la France se concrétise par un mariage avec une bourguignonne de 20 ans qui « dirigeait l'école maternelle du petit bourg berrichon de Vendoeuvres ». Jusque là tout est rigoureusement exact d'un point de vue autobiographique.
D'autres détails sont inexacts, parce que Vercors aimait souvent à s'arranger avec le réel dans son monde littéraire. Il transféra dans plusieurs récits des vérités autobiographiques d'une personne sur une autre: ce n'est plus le père Jean Bourbon qui emmena la petite Ernestine voir planter l'arbre de la liberté, c'est l'aubergiste que rencontre Thomas Muritz dans son périple qui est l'auteur de cette initiative pour sa fillette. Autres inexactitudes biographiques: Le jeune Thomas Muritz a 12 ans en 1878 quand son père meurt, Louis Bruller en avait 16. De même, la famille nombreuse de 6 filles de Thomas remplace la fratrie composée effectivement de 6 soeurs de Louis Bruller, mais sans oublier les 3 frères: Hermina (1859-1925), Berta (1860-1890), Serena (1962-?), Jakob (1865-1871), Karolina dite Ilka (1867-1918), Regina (1869-1943), les frères Bernat (1870-1890) et Gyula (1872-1938) et la soeur Piroska (1978-1970).
Une filiation paternelle judéo-protestante ou l'« émulsion identitaire »
Le plus intéressant dans ce récit, c'est la modification de l'origine religieuse du personnage principal. Louis Bruller est un juif hongrois. Thomas Muritz appartient quant à lui à une « famille de parpaillots ». Dans une lecture rapide, nous pourrions penser qu'il s'agit d'un autre détail qui joue par hasard avec le réel autobiographique. Avec une lecture plus attentive, avec une connaissance des nombreux liens entre Vercors et le judéo-protestantisme, nous décelons une intention idéologique.
Très longtemps dans le récit d'ailleurs, cette filiation protestante reste une information parmi bien d'autres de la généalogie des Muritz au point que les lecteurs pourraient être susceptibles de l'avoir oubliée. Or, des années plus tard, pendant la Seconde Guerre mondiale, le port de l'étoile jaune par Thomas étonne grandement le narrateur. Thomas précise alors son origine familiale:
Il faut croire qu'un parpaillot peut être juif, après tout. Jusqu'à quel point ? Je n'en sais rien, car ça ne m'intéresse pas. Ma mère était juive. Mon père ? Toute la lignée mâle est protestante. Du côté des femmes il y a des juives encore, je le sais. Combien et lesquelles, la Moravie est un peu loin pour aller fouiller tout ça, et d'ailleurs, n'est-ce pas, mon petit, je m'en fous.
Thomas est donc le fruit d'un mariage mixte. Une de ces nombreuses unions interconfessionnelles qui se firent entre juifs et protestants (Voir les ouvrages de Patrick Cabanel sur ce point).
Dans la transposition littéraire de son histoire familiale, Vercors crée ainsi une communauté de destin entre juifs et protestants. Certes, l'exil de la famille Muritz est imposé de l'intérieur, par un membre de la famille converti, mais cette histoire familiale rejoint l'Histoire: l'exil qui avait été imposé par la France à de nombreux protestants après la Révocation de l'Édit de Nantes en 1685. C'est d'ailleurs perceptible au terme de raillerie utilisé: « parpaillots ». Manifestement, ce terme donné par le narrateur au début du récit, puis repris par Thomas lui-même souligne cette identification stigmatisante venant de la bouche des autres. Thomas, lui, a oublié précisément ses origines, « car ça ne [l']'intéresse pas ». Nous pouvons établir un parallèle avec ce qu'analyse Anny Dayan Rosenman dans son article « Vercors et le statut des Juifs sous l’Occupation, une révolte militante »: « Le rapport de Thomas au judaïsme est imposé, plaqué de l'extérieur car il ne correspond à aucune valeur, aucune réminiscence pour Thomas. Juifs que selon la définition sartrienne, désignés comme tels par le regard des autres ».
Cet oubli des origines est propre à Thomas, « là où le judaïsme français, malgré sa passion pour la France, avait su préserver son identité à travers plus d'un siècle d'émancipation », poursuit Anny Dayan Rosenman. Et, en ce sens, par extension, le terme de « parpaillots » s'applique aussi à quelqu'un qui ne pratique pas sa religion ou qui n'a pas de religion. Les références au judéo-protestantisme par Vercors sont filtrées par ses valeurs personnelles héritées de ses parents: les idéaux de la Nation et de la République. Les lois de Vichy sont une atteinte aux lois de la République et à la dignité d'un groupe humain, comme dans le passé la Révocation de l'Édit de Nantes, les dragonnades ont été une atteinte à la dignité des protestants. Ce qui est ébranlé, écrit Anny Dayan Rosenman, c'est le « modèle de l'Israélite français, figure historique née au moment de l'Émancipation et devenue modèle de référence d'une intégration réussie ».
Dans l'ouvrage en ligne Les Français juifs (1914-1950), Muriel Pihon analyse l'histoire de l'assimilation réussie des Français israélites. Sous la IIIe République, les israélites, comme leurs concitoyens, s’intègrent à la nation républicaine. Sont étudiés de l'histoire des juifs en France « Trois temps forts [qui] la jalonnent : la Révolution française, l’affaire Dreyfus et la Grande Guerre. La Révolution française, passé déjà lointain, est réinterprétée sur le mode de " l’enchantement ". L’affaire Dreyfus et plus encore la Grande Guerre, vécue par certains protagonistes ou leurs parents sont histoire encore vivante, véhiculée et racontée dans les familles ». Or, dans une expérience historique commune, ces trois moments forts sont aussi ceux des protestants, comme l'étudie Patrick Cabanel dans ses ouvrages.
Dans La Marche à l'étoile, Thomas Muritz perd son fils lors de la Grande Guerre, une guerre pour la défense de la nation française et des valeurs qu’elle porte, juge-t-il dans un patriotisme exalté pour cette terre d'élection. Il a un enracinement « charnel, presque barrésien » (Anne Dayan Rosenman) avec la France. La France, « On l'aime avec la foi d'un chrétien pour son Rédempteur », dit le récit de Vercors. Vercors se montra très souvent comme un écrivain laïque et athée utilisant un vocabulaire chrétien. Sa morale est humaniste: l'homme universel est son horizon, il est le garant de la défense de tous les groupes persécutés.
La dénonciation du destin du personnage de Thomas aux racines judéo-protestantes dit quelque chose de l'identité de Vercors. L'expérience de la Seconde Guerre mondiale permet à Vercors une « émulsion identitaire », expression d'Alain de Mijolla dans Les Visiteurs du Moi. Fantasmes d'identification. Le traumatisme de la guerre et de ses révélations est susceptible de réveiller « des strates jusque-là dormantes de la personnalité » et d'activer « des processus inattendus d'identification ».
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Les articles d'Anny Dayan Rosenman sur Vercors:
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« Vercors et le statut des Juifs sous l’Occupation, une révolte militante », Les Temps Modernes, Juillet 1999.
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« De Vercors à Ophüls : le chagrin, le silence, la parole », La Shoah, oeuvres et témoignages, Ed. CERCIL et Presses de l’Université de Vincennes, 1999.
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« Les nouvelles de Vercors : écriture de résistance et cheminement identitaire », En marge du Judaïsme, Revue Perspectives, Jérusalem, 2005
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D'un protestant l'autre
Dans ses nouvelles de la guerre et de la Résistance, Vercors mit en scène des juifs, comme Dacosta dans L'Imprimerie de Verdun, afin de dénoncer leur persécution.
Mais Thomas Muritz fut-il son seul personnage protestant? Non. Nous en trouvons un autre dans Le Silence de la mer (1942). L'information arrive dès le début du récit, là encore, elle est brève et unique. Mais signifiante.
Il dit: « Je me nomme Werner von Ebrennac ». J'eus le temps de penser, très vite: « Le nom n'est pas allemand. Descendant d'émigré protestant ? ».
L'officier allemand est ainsi un émigré d'origine française dont les descendants fuirent le pays certainement en raison de leur persécution dans leur foi protestante. Son nom en « -ac » provient très probablement du sud de la France. Pourquoi pas des Cévennes, cette terre d'élection des protestants? Nous n'en saurons pas davantage sur ses origines huguenotes. Toutefois, le personnage porte le poids de cette histoire familiale. Son père, « un grand patriote », aimait la France, raconte Werner, et espérait après la Grande Guerre une union franco-allemande grâce à Aristide Briand. Dépité par le fait que la France « était encore menée par [de] grands Bourgeois cruels », il fit promettre à Werner de « ne jamais aller en France avant d'y pouvoir entrer botté et casqué ». Werner se soumet à l'injonction paternelle, à l'injonction de son pays. Malgré son amour et son admiration pour la France, il est au service du nazisme. Ses illusions sur les intentions de l'Allemagne (illusions improbables du point de vue du réel, mais la lecture se doit d'être symbolique) sont peut-être un moyen pour lui de concilier l'inconciliable: servir son pays, aimer le pays de ses ancêtres. Chose que son père avant lui avait définitivement arrêté d'espérer après l'échec du rapprochement franco-allemand.
Le choix de ces deux personnages protestants - Werner et Thomas - d'un récit clandestin de la Résistance à l'autre est donc signifiant. Quoique chacun dans le rôle que la narration leur donne, ils ont des points communs: descendants d'émigrés protestants, amoureux de la France perçue comme une terre promise qui se concrétise dans la figure d'une femme avec laquelle ils veulent se marier, naïfs face aux réelles intentions de leurs pays, trahis dans leurs idéaux humanistes, vaincus et acceptant la mort.
A travers ces deux figures de protestants, Vercors livra un message politique: le soldat Werner aurait dû « désobéir à des ordres criminels », comme l'ajouta le symbole de la Résistance dans la version théâtrale du Silence de la mer. Dans la mesure où ces deux personnages protestants sont significativement les seuls de toute la prose de Vercors, remplaçons la citation d'Anatole France par celle issue du Discours au Désert qu'André Chamson prononça en 1935 au Musée du désert:
Résister, c'est sans doute combattre, mais c'est aussi faire plus: c'est se refuser d'avance à accepter la loi de la défaite.
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Article mis en ligne le 1er octobre 2024