La Bataille du silence (1967)
- Pour aller plus loin, lisez mon article: « Jean Bruller-Vercors: se dire pour dire », Lalies n°28, Presses de l'ENS- Editions rue d'Ulm, août 2008
Sommaire
Vercors et son approche autobiographique
Raisons du projet
La Bataille du silence constitue la première autobiographie assumée par Vercors dans son parcours professionnel. Ce livre de souvenirs de 1967 se révèle donc fort tardif dans une carrière débutée au début des années 20. Vercors a 65 ans, raison souvent répandue chez les écrivains de se tourner vers le passé pour témoigner d'un homme et d'un artiste, pour faire un bilan de vie, pour graver dans la page le destin d'un individu dans une époque donnée. C'est d'ailleurs ce que le lecteur peut penser, puisque Vercors signale en préambule vouloir fixer un temps personnel aussi bien que collectif avant que sa mémoire ne lui fasse défaut :
Quand la mémoire faiblit, quand elle commence, comme une fragile falaise rongée par la mer et le temps, à s'effondrer par pans entiers dans les profondeurs de l'oubli, c'est le moment de rassembler ce qui en reste, ensuite il sera trop tard.
Remarquons au passage la constance du réseau d'images chez Vercors : la mer rongeant les falaises et faisant tomber oubli et silence sur des destinées. Ces trois mots soulignés témoignent de deux idées obsédantes de cet auteur :
- l'effroi face à l'oubli volontaire des horreurs de la Seconde Guerre mondiale, oubli dont il ne cessait de s'inquiéter dès 1945 avec Le Sable du Temps.
- le silence et la mer vers lesquels le dessinateur Jean Bruller revenait souvent, par exemple dans « Du suicide par immersion totale » dans son premier album de dessins 21 recettes de mort violente (1926), ou encore « Mutinerie à bord » dans La Danse des vivants (1932-1938) et le dernier album Silences (1938) avant que la guerre n'éclate, avant que l’Occupation ne réduise justement les artistes à ne plus publier si ce n'est par des voies clandestines, comme le fit Jean Bruller, pour rompre ce joug intolérable. L'année 1942 réunit ces deux images récurrentes dans le double univers de Jean Bruller-Vercors. Il intitula en effet symboliquement son premier récit Le Silence de la mer et dans le même temps illustra à titre confidentiel trois poèmes en prose d'Edgar Poe, imaginaire fantastique pénétré de ces deux réseaux lexicaux.
Et justement, La Bataille du silence, au titre hautement significatif, narre la mise en place des Éditions de Minuit, maison d'édition clandestine créée avec Pierre de Lescure, et la diffusion de son fameux Silence de la mer accompagné de 25 autres volumes.
La crainte de la perte de mémoire des années sombres est-elle le motif préalable à l'écriture de soi ? N'oublions pas que dès la Libération Jacques Debû-Bridel se chargea d'établir un récit circonstancié de l'aventure des Editions de Minuit dans Les Éditions de Minuit. Bibliographie et historique. L'initiative des mémoires de guerre de Vercors revient à son éditeur. Celui-ci lui demanda expressément de plonger dans son passé de Résistant pour que le grand public en prenne connaissance. Un public avide de cette époque, alors même qu'il l'avait délaissée dès les années 47-48 (les ventes de cette littérature de guerre publiée aux Éditions de Minuit, entreprise désormais légale, s'en ressentirent durement). Un milieu littéraire penché sur ce passé-là et produisant ce que la critique nomme la « littérature concentrationnaire ». Et Vercors, taraudé par ce passé indélébile, soucieux de transmettre à la jeune génération ce devoir de mémoire. On comprend dès lors pourquoi Vercors accepta la proposition de son éditeur et sortit ainsi sa première autobiographie.
Vercors et le pacte autobiographique
Nous empruntons cette notion de « pacte autobiographique » à Philippe Lejeune.
- Allez sur son site pour davantage de précisions concernant ses travaux consacrés aux écritures de soi.
Se présente comme une écriture de soi pleinement assumée un récit rétrospectif d'une histoire individuelle dans lequel l'écrivain signe un pacte implicite de sincérité avec le lecteur.
Partir de cette définition, c'est reconnaître que Vercors ne s'adonna que fort peu à cet exercice. Vercors se soumet en effet à ce pacte uniquement deux fois dans sa longue carrière, en 1967 avec cette Bataille du silence, parce qu'au départ son éditeur lui en fait la requête ; de 1981 à 1984 avec ses mémoires en trois tomes Cent ans d’Histoire de France (dont d'ailleurs le premier ne se centre aucunement sur Jean Bruller, du moins en apparence).
Pourtant, Vercors passa une partie de son temps à trois autres projets autobiographiques : un journal intime en 1930, un second en 1942 et un récit d'enfance commencé en 1978.
Pour certains d'entre eux, il avait l'intention de les éditer, mais il n'ira pas au bout de cette tentation.
On remarque que les interrogations autobiographiques remontent au début des années 30. Dans son journal de 1942, notre diariste avoue son désir ancien de publier son premier journal, celui de 1930, alors qu'il est encore dessinateur-graveur, ce qui témoigne de son goût précoce pour l'écriture et minore quelque peu ce mythe de l'écrivain né subitement des contingences historiques.
Ainsi, sur cinq essais de soi, il n'en fait aboutir publiquement que deux, ceux-là même qui mettent en scène un homme dans l’Histoire, par devoir impératif de mémoire, pendant qu'il abandonne l’idée d'exhumer devant ses lecteurs les trois autres archives de soi vouées uniquement à sa personne.
Voiler/se dévoiler : la stratégie autobiographique de Vercors
Entre-t-il de la pudeur dans le refus final de Vercors de mettre au jour des écrits intimes sans que l’Histoire soit convoquée et qu’elle ne donne une justification à la publication ? Ce n'est pas la raison première pour Jean Bruller-Vercors. Dans son bref journal de 1930 destiné initialement à paraître, Jean Bruller s'interroge avec lucidité sur la vanité de l'entreprise autobiographique : se dévoiler à ses yeux et aux yeux des autres relève pour une bonne part de la comédie dans la mesure où d'une part il est difficile de se connaître soi-même, d'autre part la vision que les autres ont de nous peut être si contradictoire. Selon Jean Bruller-Vercors, se mettre en scène, c'est adopter une posture inexorablement fictive. C'est donc ne pas pouvoir accéder à la vérité essentielle de son moi. L'écriture de soi est intrinsèquement vouée à l'échec. C'est pourquoi Jean Bruller-Vercors préférera passer par la fiction, tant pour se dévoiler en montrant consciemment la part de fiction inhérente à la découverte de soi, que pour se voiler partiellement quand il s'agit de confidences intimes.
Au moment même où Jean Bruller rédigeait son journal en 1930, il sortait son album Un homme coupé en tranches un an plus tôt, album dans lequel le personnage principal au nom symbolique, Polimorfès, se confie à son propre journal intime dans le but de découvrir sa vraie personnalité et de la dévoiler aux autres sans forfaiture. Sa conclusion aboutit aux mêmes constats que Jean Bruller abandonnant rapidement son projet personnel : il est impossible de se connaître véritablement, parce que la superposition de son regard sur soi-même et de ceux des autres amène à couper littéralement un homme en tranches, titre révélateur d'une pensée renforcée au fil des ans.
Plutôt que de passer par l'écriture autobiographique, Jean Bruller, et encore plus Vercors, se glisse dans la fiction et distille des révélations plus ou moins profondes que le lecteur saura plus ou moins filtrer puisqu'aucun pacte autobiographique n'est scellé. Les nouvelles de la guerre et de la Résistance – Le Silence de la mer, La Marche à l’Etoile, Désespoir est mort, L’Imprimerie de Verdun, L'Impuissance - fourmillent d'anecdotes, facilement compréhensibles étant donné qu'elles concernent le personnage public qu'il est devenu à partir de la Libération. C'est surtout à partir de la trilogie Sur ce rivage (1958-1960) que la confidence personnelle s'accentue pour éclater dans les années 70 avec Le Radeau de la méduse et Tendre Naufrage.
Pourtant ce biais fictionnel rend les interprétations dangereuses. Qui nous dit en effet que Vercors révèle des pans entiers de sa vie privée ? Notre auteur s'amuse des multiples possibilités qu'offre la fiction pour se dévoiler pleinement, pour se fantasmer en mélangeant dans un même personnage des éléments de sa propre vie et ceux de ses proches , pour inventer aussi. La Bataille du silence, Cent ans d’Histoire de France, Ce que je crois, A dire vrai permettent néanmoins de recouper partiellement les indices disséminés dans ses divers récits. Encore convient-il de suivre pas à pas l'ensemble de sa carrière, tout en acceptant les lacunes et les mystères.
La bataille du silence, entre dits et non dits
La période de l’Occupation
Assurément, Vercors se montre très prolixe quand il s'agit de reconstituer les années de guerre qui le consacrèrent comme un mythe de la Résistance. Le lecteur plongé dans La Bataille du silence sort comblé par la précision et la sobriété des épisodes, deux qualités propres à Jean Bruller-Vercors. Nous avons déjà abordé le récit circonscrit de ces années-là. Aussi, je vous renvoie à la rubrique « La Résistance » évoquant la mise en place des Éditions de Minuit, la diffusion du Silence de la mer, récit qui suivit celui, inachevé, de son amour de jeunesse pour Stéphanie et qui trouvera un écho dans Tendre Naufrage.
Vercors n'oublie jamais de faire comprendre que cette aventure est avant tout collective. C'est pourquoi La Bataille du silence est un hommage aux imprimeurs Ernest Aulard et Claude Oudeville qui fabriquèrent au péril de leur vie les 26 volumes des Éditions de Minuit ; à Yvonne Paraf, amie d'enfance pour laquelle il avait inventé son premier album 21 recettes de mort violente ; et tous les réseaux de distribution de cette littérature de combat.
Unifier son moi dans cette entreprise autobiographique s'avère dans ce cas nécessaire à la narration de ces années que la jeune génération se doit de connaître, selon les exigences de Vercors. Ce livre de souvenirs s'ancre donc moins dans l'approche problématique du moi que dans la lutte contre l'oubli de cette époque.
Incursion dans les années 30
Le silence artistique que Jean Bruller s'imposa dans un premier temps fut une forme de Résistance qui devint rapidement active quand il se plongea dans la lutte littéraire clandestine.
Les choix de Vercors sous l'Occupation ne peuvent être saisis que par l'introduction aux années 30, période pendant laquelle, anxieux, Jean Bruller voyait monter les fascismes. Ces années 30 sont beaucoup moins détaillées dans La Bataille du silence que les années de guerre. Vercors suggère les circonstances de certains de ses albums, sans approfondir, alors même qu'il regrettait l'oubli de sa première carrière par le public. Certes, le sujet devait se concentrer sur une période précise, mais c'était l'occasion pour Vercors de corriger cette tendance par un récit plus précis de cette première vie professionnelle.
Le lecteur navigue cependant globalement dans son milieu littéraire des années 30, ancré à gauche. Quelques noms émergent et permettent de percevoir les réseaux constitués :
- celui de son ami Pierre de Lescure proche des communistes à cette époque et décidé à composer avec Jean Bruller un numéro de La Pensée libre clandestine d'obédience communiste
- celui de son ami Jules Romains vecteur de ses liens vite amicaux avec Roger Martin du Gard, Jean Tardieu, Georges Duhamel, Charles Vildrac et Jean Richard Bloch. Allez lire mon article sur les liens étroits entre Vercors et Jules Romains.
- celui également de l'équipe de Vendredi, revue indépendante militante de gauche née et morte avec le Front populaire, équipe dirigée notamment par André Chamson, Louis Martin-Chauffier. Entre 1935 et 1936, Jean Bruller accepta, contre son habitude, de prêter son crayon à la satire, dans le temporel immédiat, anxiogène au point que le dessinateur inventa au même moment ses Visions intimes et rassurantes de la guerre.
Les silences
Quid de son enfance et de son adolescence ? La Bataille du silence n'est pas le lieu, nous l'avons dit. Peut-être ce livre de souvenirs fut-il le moteur de confessions ultérieures dépassant le cadre strict de l'Occupation, car deux ans plus tard Vercors transposait une partie de son enfance dans Le Radeau de la méduse, par le biais du personnage de Fred, projet qu'il avait par ailleurs déjà commencé dans Sur ce rivage.
Le livre s'arrête comme il se doit à la Libération et prend le risque de fixer encore davantage Vercors dans le mythe. Et le lecteur d'avoir la curiosité de s'interroger sur la vie de Vercors entre l'arrêt de ce récit en 1945 et la parution de l'ouvrage en 1967. Cela crée le mystère quand le lecteur a la saine volonté de dépasser les limites fixées en un temps donné de l'Histoire pour approcher de la réalité d'un homme.
Article mis en ligne le 19 septembre 2009