Sur ce rivage (1957-1960)
Ce 3e article appartient au cycle d'étude « quel (degré d') essentialisme chez Jean Bruller-Vercors? » dans la rubrique « Thèmes » de la page d'accueil de ce site.
Sommaire
Comment rétrospectivement Vercors présenta-t-il sa trilogie ?
Sur ce Rivage forme une trilogie de récits que Vercors publia entre 1957 et 1960. Les trois récits fonctionnent à la fois de manière indépendante et de manière inexorablement imbriquée. Autonomes parce que les trois histoires ne se ressemblent pas et peuvent être lues séparément. Reliées parce que l'écrivain leur donne un projet commun. Voici ce que dit Vercors à Gilles Plazy de cette trilogie dans A dire vrai :
Avec ma trilogie Sur ce rivage...je peindrai l'ambiguïté de trois personnages dont Diderot eût dit: « Sont-ils bons, sont-ils méchants », tantôt « plus » tantôt « moins » hommes selon les circonstances.
Cette trilogie littéraire a donc été pensée comme une mise en pratique de sa théorie philosophique expliquée dans La Sédition humaine (1949). En effet, tantôt « plus » tantôt « moins hommes » fait explicitement référence à la qualité d'homme qui est la conséquence morale de l'apparition de la spécificité humaine par rapport à l'animal (à savoir la conscience interrogative). A la fin des années 50 et au début des années 60, Vercors continua à consolider ses théories essentialistes. La trilogie se propose ainsi d'interroger la variation de la qualité d'homme « selon les circonstances ». Elle nous engage ainsi à poursuivre la réflexion autour du degré de son essentialisme. Elle a tout l'air de miser sur l'essentialisme minimaliste déjà évoqué dans les articles précédents de ce cycle d'étude, puisque le contexte semble pouvoir faire bouger les lignes des traits cognitifs propres à la nature humaine.
Toutefois, si Vercors donna clairement cet enjeu de Sur ce Rivage dans son entretien à Gilles Plazy en 1989 (soit deux ans avant son décès), il s'en abstenait auparavant. Dans ses Mémoires Cent ans d'Histoire de France, il se focalisa uniquement sur le premier tome Le Périple. Pourquoi ? Le Périple fut édité dans Les Lettres françaises à la fin de l’année 1957, puis édité en volume en février 1958. Il est une dénonciation de la torture pendant la guerre d'Algérie. Rétrospectivement, le mémorialiste Vercors s'appesantit sur la question politique et engagée de l'une des trois oeuvres de cet ensemble. Je l'évoque sous cet angle dans mon ouvrage Vercors un parcours intellectuel. Vous pouvez donc vous y reporter. Dans cette page, j'aimerais travailler l'autre angle de son projet, à savoir l'essentialisme minimaliste qui explique pour Vercors que la qualité humaine divergente des deux personnages principaux du Périple éclaire les comportements lors de la guerre d'Algérie.
Les deux autres récits de la trilogie - Monsieur Prousthe et La Liberté de décembre - sont passés sous silence par Vercors et ne sont pas passés à la postérité. Aussi cette page se propose-t-elle de les faire resurgir pour comprendre ce que l'écrivain a voulu en dire.
Premier volet : Le Périple (1958)
La guerre d'Algérie arrive tardivement dans ce premier récit de la trilogie. Auparavant, les lecteurs suivent deux personnages principaux depuis l'aube de leur enfance :
- le narrateur-personnage qui, selon les habitudes de Vercors, ressemble à l'auteur, avec ses caractéristiques morales et ses anecdotes personnelles. Comme à chaque fois, Vercors puisa dans son existence pour mêler faits réels (quelques éléments véridiques sur sa famille, l'infidélité de sa première épouse, son dîner avec Daladier en 1938), faits réels transférés (des éléments propres à sa sœur Denise qui échoient au narrateur-personnage) et faits inventés.
- le personnage trouble de Le Prêtre qui, par son inconstance de son adolescence à son rôle dans la guerre d'Algérie, sert de socle pratique à la thèse de Vercors sur la nature humaine.
Le Prêtre est l'anti-modèle du narrateur-personnage : il est déroutant et peu sympathique dès leur rencontre houleuse. Habile rhéteur, il dérobe un jouet au personnage-principal sous couvert d'un échange qui n'arrivera jamais. Il se bat contre lui, mais le prend paradoxalement en affection. De loin en loin désormais, les deux hommes vont se rencontrer et vivre les périodes historiques troubles: la montée du fascisme dans les années 30, la Seconde Guerre mondiale, la guerre d'Algérie.
Tout au long de ces décennies, le personnage-principal se montre constant dans ses choix idéologiques et politiques. A gauche de l'échiquier politique, antifasciste, Résistant, proche des communistes, contre la guerre d'Algérie. En d'autres termes, le portrait de Vercors lui-même. Le Prêtre, quant à lui, fait volte-face à chaque période, ce qui désarçonne le narrateur. A droite de l'échiquier politique par tradition familiale, présent dans les émeutes anti-parlementaires du 6 février 1934, proche du Régime de Vichy avant de s'en détourner au profit du Général De Gaulle, prisonnier dans un camp de concentration et se ralliant aux communistes, rédacteur d'un journal communiste après guerre avant de s'en détourner avec éclat, enfin bourreau du personnage principal au cours de la guerre d'Algérie.
Cette inconstance a de quoi interroger. Pour expliquer la fabrique de ce personnage de Le Prêtre, Vercors se plaça dès les premières pages sous l'égide de Montaigne en le citant dans le texte: "La vertu ne veut être suivie que pour elle-même; et, si on emprunte parfois son masque pour autre occasion, elle nous l'arrache aussitôt du visage [...] Voilà pourquoi, pour juger d'un homme, il faut suivre longuement et curieusement sa trace". Ainsi, derrière l'inconstance des comportements de Le Prêtre, il faut déceler la constance de sa nature profonde, depuis son enfance jusqu'à son âge adulte. Ce point rappelle l'enjeu de son troisième album Un Homme coupé en tranches. La variation des points de vue des proches de Polimorfès sur ce personnage principal, la variation des comportements de Polimorfès en fonction de ses interlocuteurs renforcent cette difficulté à cerner ce dernier. Pourtant, par-delà ses divers visages, Polimorfès cherche, par le biais de son journal intime, à se connaître. Il tente de cerner son être profond. Et nous ne pouvons nous empêcher de penser que dès cet album de 1929, la philosophie de Jean Bruller était déjà en latence. Après guerre, la philosophie de Vercors l'exprima ouvertement avec cette recherche du résidu propre à l'Homme.
Le Prêtre change donc radicalement de camp pendant la Seconde Guerre mondiale pour revenir à son point de départ au moment de la guerre d'Algérie. Est-ce inconstance de sa part? Non, malgré les apparences. Ces changements de caps brutaux exhibent la quintessence d'un Le Prêtre anti-kantien: il utilise tous les moyens pour arriver à ses fins. Dans son cas, il s'agit de « l'efficacité [...] cette notion-là qui tient lieu de tout » (page 136). La fin justifie les moyens, pour ce genre de personnage. Et Vercors le condamne fermement.
Tout comme Vercors réfléchit à la spécificité de l'Homme en général, il réfléchit à la spécificité d'une personne en particulier. Dans Le Périple, il voulut montrer le résidu intrinsèque à Le Prêtre. Par ricochet, et de manière totalement antithétique, il montra le résidu intrinsèque au narrateur-personnage. Est-ce à dire que Vercors voyait deux types d'hommes séparés de manière tranchée et binaire? Au début du récit, nous en avons l'impression: « Il serait vain de vouloir ignorer que nous avons ces hommes parmi nous » (page 11). Et la fin du récit, lorsque Le Prêtre ne sauve pas le personnage principal de la torture, semble aller en ce sens. Le Prêtre reste rivé à ce qu'il est intrinsèquement depuis son enfance. De ce fait, Vercors théorisa-t-il dans ce récit littéraire un essentialisme fort? « Deux races, deux âges, me répétais-je. Créon, Antigone, celui encore qui subit ses dieux, celle déjà qui leur tient tête » (page 155).
Plusieurs indices explicites prouvent toutefois que Vercors minimisa cet essentialisme fort. D'abord, « tout homme peut être sauvé, même le pire » ( page 85), dit un camarade communiste au narrateur-personnage lorsqu'il évoque ensemble Le Prêtre. Un être humain peut changer, véhicule ce récit. Un homme est, puisque Vercors croit en la nature humaine, mais il est aussi capable de devenir. L'essentialisme fort est donc réduit à un essentialisme minimaliste. Le contexte peut amener les humains à réfléchir et à évoluer. Si Le Prêtre « a tout compris de travers [et qu']il se rallie [aux communistes] pour [de] fausses raisons » (page 148), le personnage principal garde confiance dans l'humain: « un jour, nous le guérirons » (page 156). Et si ce n'est pas à l'échelle de cet homme-là et à l'échelle temporelle proche pour d'autres de la même trempe que Le Prêtre, cela adviendra dans l'avenir, prophétise ce récit: « leurs pareils seront effacés un à un à mesure que la connaissance dissipera leurs songes: ils ne demeurent encore tels qu'ils sont que par volonté de ne pas connaître » (page 11).
Dans ce propos général, on sent le positivisme et la foi dans le progrès tout au long de l'Histoire. Vercors ne s'en cache pas dès le début du récit: « l'histoire paraît toujours engendrée par les violents, et [...] pourtant ce sont les faibles, les humbles justes qui ont, de siècle en siècle, moulé l'humanité à leur image improbable: parce que les violents se combattent et s'annulent les uns les autres, tandis qu'en reprenant calmement, d'âge en âge, toujours le même sentier, les justes creusent dans la terre la marque indélébile » (page 11).
Ces hommes comme Le Prêtre se soumettent à la fatalité de leur condition animale. Et selon la théorie de La Sédition humaine, c'est par un tour de force volontariste du cerveau qu'ils se transformeront dans un premier temps, donc qu'ils rejoindront les rangs de ceux qui ont déjà franchi ce pas cérébral. La masse de plus en plus grande d'hommes de cet acabit changera alors la face du monde par un saut qualitatif vers la Connaissance, puisque « quel mal résiste à la connaissance, lequel résisterait à la pleine lumière? Et celle qui allait venir, celle qui allait venir inonderait le monde » (page 156). Dans plusieurs de mes articles, dont celui-là, j'ai démontré à quel point une telle pensée est problématique. Cet idéalisme explique l'essentialisme de Vercors, qu'il ait été fort jusqu'en 1934 ou qu'il ait évolué vers un essentialisme minimaliste par la suite.
Nonobstant, depuis son roman Colères, Vercors oublie moins fréquemment le rôle des conditions matérielles d'existence. Car c'est d'abord et avant tout la question sociale qui donne sa raison d'être au socialisme/communisme. Et il est problématique de passer sous silence cette question quand on est de gauche. Aux côtés des communistes, Vercors apprit à la prendre davantage en compte. Dans Le Périple, Vercors greffa cette question à sa réflexion sur la qualité d'homme. Se souvenant de ce qu'il vit à Tunis lors de son service militaire et utilisant ce qu'il vit dans les années 50 au cours de ses conférences en Algérie et au Maroc, il consacra quatre pages au problème de la pauvreté et des inégalités sociales en décrivant "les bidonvilles fétides de la banlieue d'Alger" et leur « pittoresque intolérable »: « passée certaine dégradation, l'homme se décompose, il se putréfie en bête somnolente à moins qu'il n'explose en violence révoltée ». Néanmoins, ces pages 104 à 107 sont secondes dans sa réflexion. Cette question sociale s'ajoute en parallèle à celle sur la qualité d'homme dans la Bourgeoisie, plutôt qu'elle ne se combine, voire qu'elle ne devienne première. Dans ses explications de l'Homme, Vercors préféra avant tout s'ancrer Sur ce rivage cérébral (la conscience interrogative comme spécificité humaine et la volonté d'être plus homme) plus que Sur ce rivage social.
Deuxième volet : Monsieur Prousthe (1958)
La préface de ce deuxième récit est plus intéressante que le récit lui-même. Vercors y explique que ce ne sera pas la suite du récit sur la guerre d'Algérie. Malgré cette autonomie de la nouvelle histoire, il rappelle les liens par rapport au projet global de cette trilogie: le genre humain est formé de deux espèces, celle qui appartient encore « à la volonté native de la jungle » et celle qui, par un tour de force mental, s'est rebellée contre son atavisme mauvais. J'ai expliqué précédemment les apories d'un tel raisonnement essentialiste binaire. Vercors ajoute dans cette préface que l'appartenance à l'une ou l'autre espèce est difficilement décelable en temps ordinaire. Ce sont surtout les temps de crise qui révèlent l'essence exacte de chacun. Et encore...il convient de franchir une vie complète pour le mesurer. Vercors donne un exemple précis avec le personnage de Le Prêtre du Périple: « Si mon héros [...] était mort dans le camp où les nazis l'avaient déporté, n'aurait-il pas laissé le souvenir d'un juste »?. Aussi Vercors propose-t-il à ses lecteurs une vie complète, avec les plus ou moins grands revirements de ses personnages, pour mieux cerner la quintessence de ces derniers. Toutefois, pour que son jugement ne soit pas définitif et que le destin de chacun ne ressemble pas à un cheminement inexorable (essentialisme fort car les dés sont jetés dès la naissance parmi des humains prédestinés), Vercors prend soin d'ajouter qu'il « existe aussi maints cas de conversion ». Ainsi, il se défend d'un essentialisme fort au profit d'un essentialisme minimaliste dans lequel le contexte jouera un rôle.
Suit un récit étrange que l'on peut résumer ainsi: Monsieur Prousthe, grand bourgeois politiquement et socialement influent, droit dans ses conceptions, est perçu pendant longtemps par le narrateur-personnage jeune comme un homme devenu un peu fou. Aussi s'éloigne-t-il de tous, même de ses filles. Plus tard, le narrateur-personnage, rencontrant les protagonistes de son enfance, apprend qu'en réalité cet homme avait développé une perversion sexuelle, celle de piquer les seins des femmes avec une épingle d'or. La jeune Sereine en fait volontairement les frais, par abnégation et sacrifice, mais l'infection qui résulta de ces piqûres répétées fit éclater le scandale. Une autre femme, au service des Prousthe, subit le même sort, contre rétribution. Pour étouffer le scandale, les Prouthe voyagèrent des années avant de revenir. Monsieur Prousthe fuit néanmoins le monde, moins par crainte de récidiver dans son penchant sadique que par honneur. Il souffre que ses filles puissent l'admirer parce qu'elle ne savent rien, alors que lui-même a conscience de ce qu'il est: il « fuyait [...] le fantôme de son deshonneur, comme à l'un des derniers représentants de l'honneur bourgeois » (page 131).
Quand le narrateur-personnage interroge les témoins et acteurs de cette histoire, il trouve des gens qui ont pardonné à Monsieur Prousthe. Par exemple, le personnage de Visner, qui l'aide à s'enfuir en lui faisant un faux passeport, trouve que le sentiment aigu que l'honneur de Prousthe lui « faisait payer pour sa faute, c'était hors de proportion avec la faute elle-même » . La petite fille de Prousthe, Nicole, a également pardonné à celui-ci après l'avoir longtemps moralement condamné.
Pourquoi donc ce personnage est donc absous, pendant que le personnage de Le Prêtre du premier récit Le Périple ne l'est pas? Visner fournit la réponse: « une chute n'est pas une défaite, encore moins une souillure, mais un des avatars du combat, guère moins digne d'estime et d'affection que certaines victoires, certaines vertus orgueilleuses, qui ne sont souvent que paresse d'esprit, voire simple opportunisme » (page 148). Ainsi donc, selon Visner, Prousthe lutte contre son atavisme, et c'est cette lutte contre soi-même qu'il faut retenir plus que la perversion sexuelle elle-même. Le narrateur-personnage finit lui-même par dresser un portrait élogieux de Prousthe, comparé aux tortionnaires du type Le Prêtre:
Que je le veuille ou non je suis bourgeois, fils de bourgeois, et je suis patriote, et la dépravation, la dégradation sauvage de bourgeois patriotes me blesse au plus sensible de mon amour pour mon pays, de l'idée que depuis ma jeunesse je me fais de la France. Et je pensais que Monsieur Prousthe, s'il eût vécu, n'aurait pas trouvé, dans ces perversions innommables, une excuse à ses faiblesses; ni un allègement à son déshonneur dans l'indulgence qu'elles rencontrent, quand ce n'est pas l'assentiment, auprès des pouvoirs d'une société aux abois; mais qu'au contraire elles eussent mis un comble à son désespoir (page 185).
Prousthe a conscience de sa perversion et lutte contre elle. C'est sa qualité d'homme face à cet atavisme originel. Donc une perversion sexuelle relèverait de la nature (essentialisme fort) et non d'un environnement? Le récit nous enjoint à le penser. Nicole craint d'avoir contracté cette héritage génétique, elle est sûre d'être « l'héritière de ses vices » (page 182). Elle décrit son passage de la petite fille à la jeune femme comme une évolution malsaine après l'innocence: « la poitrine qui poussait, et le reste tellement révoltant, n'est-ce pas, tellement impur. Je me croyais le siège de pensées indécentes, d'impulsions perverses » (page 179). Elle ajoute que ses propres impulsions perverses, déployées seulement en imagination, ont toutes disparu, pendant que son mari mourant explique au narrateur-personnage qu'il a agi « pour la guérir de ces phantasmes » (page 187), mais qu'elle n'est pas encore tout à fait guérie contrairement à ce qu'elle pense. La qualité d'homme de Nicole, c'est de refuser l'héritage financier de son grand-père, comme elle refuse de lui tout héritage, dont et surtout celui supposément atavique de la perversion sexuelle.
Encore une fois dans les récits et les dessins de Jean Bruller-Vercors, le sexe relève du mal atavique. Si le personnage de Nicole était mis en parallèle de personnages plus positifs sur les questions de sexualité, le lecteur pourrait se dire que cette vision négative de la sexualité n'appartient qu'à Nicole. Mais tous les récits de Vercors baignent dans cette atmosphère malsaine de la sexualité pour prouver que les perversions sont originelles. Vercors se situe dans un essentialisme fort sur le sujet: rien sur le tabou qui entoure la sexualité conduisant à penser que le sexe c'est mal; rien sur la maltraitance sexuelle des enfants dans un phénomène de domination construit par le patriarcat; rien sur les autres maltraitances physiques et psychologiques; rien sur l'idéologie des religions qui veulent comprimer les âmes et les corps; rien sur l'idéologie bourgeoise répressive sur la sexualité et sur les névroses qu'un tel conditionnement et une telle éducation engendrent. En réfléchissant ainsi, nous regardons les conditions concrètes d'existence et ses avatars. Ce n'est plus par un illusoire et idéaliste tour de force mental que l'on change l'individu mais par un tour de force politique que l'on transforme la société.
Dans ce récit, Vercors se situa donc sur la ligne de crête de manière plus ostensible. Lui qui dans le premier récit démontrait que le contexte influait sur l'individu, donc allait dans le sens d'un essentialisme minimaliste, se trouve dans ce deuxième récit à revenir vers un essentialisme fort sur le sujet de la sexualité.
En revanche, ce qui est le plus intéressant dans ce récit, c'est la question de l'honneur. Cet honneur est le fil conducteur de la conduite de Prousthe après la découverte du scandale. Le personnage de Visner le compare à Lord Jim, héros éponyme du récit de Joseph Conrad, écrivain que Vercors ne cessa d'admirer. Visner déplore la dégradation morale de la société: une société sans honneur ,c'est « la fin de la société », c'est un « monde qui s'écroule » (page 131). Dans sa correspondance privée, Vercors ajouta:
M. Prousthe ressent à l’extrême (pour une faute disproportionnée avec le châtiment) le déshonneur au sein de sa classe [...] si l’honneur bourgeois a disparu, c’est que la bourgeoisie elle-même a déjà disparu - malgré les apparences » (Lettre du 10 octobre 1958 à André Wursmer). Il y aurait beaucoup à dire de cette assertion: l'honneur est-il propre à la Bourgeoisie? L'honneur bourgeois n'est-il qu'hypocrisie dans la mesure où lorsque l'on regarde derrière la vitrine de l'idéologie morale de la bourgeoisie on voit ses contradictions et ses mensonges? En tout cas, si Prousthe réagit au sein de sa classe sociale, c'est bien parce que l'éducation, le conditionnement idéologique liés à une classe et à une famille imbriquée dans sa classe (qu'elle la prolonge ou la combatte), les conditions sociales et politiques d'existence, l'ont façonné. Si Vercors réfléchit à cet honneur bourgeois dans le cadre d'un essentialisme minimaliste, il devrait réfléchir tout autant à la perversion sexuelle de son protagoniste dans le même cadre.
Troisième volet : La Liberté de décembre (1960)
Pour ce troisième et dernier opus, Vercors resta certes sur sa ligne de conduite, mais il s'appesantit moins sur le motif de cette trilogie. Sa préface, minimaliste cette fois-ci (contrairement à celle du 2e ouvrage), ne rappela pas la raison d'être de ces livres. D'ailleurs, une très grande partie du récit ne semble pas du tout justifier sa thèse sur la nature humaine.
Longtemps, Vercors se laisse doucement porter par un amour adolescent entre le narrateur-personnage (qui ressemble à l'auteur pour une large part autobiographique) et le personnage d'Edwige Dreige-Granval. Les deux jeunes gens se séduisent mutuellement, mais la jeune fille est mystérieuse, ne lui explique pas tout de son existence et disparaît souvent au gré des voyages de sa famille. Le narrateur-personnage s'interroge, tente de savoir, puis l'oublie....jusqu'à ce qu'elle reparaisse dans sa vie quelques temps plus tard. Visiblement, Vercors aime raconter l'amour naïf et candide du narrateur-personnage, comme il le fera dans d'autres récits comme dans Tendre Naufrage. Il aime à ce que les histoires amoureuses soient éthérées, avant que la relation sexuelle n'arrive.
Donc, lorsqu'Edwige revient dans la vie du narrateur-personnage et que ce dernier apprend le secret qui empêchait Edwige de vivre pleinement leur amour, Vercors nous guide enfin vers le but de ce récit: Edwige est depuis son adolescence la maîtresse de son beau-père Granval. Elle est attirée, s'en repent, sans pouvoir s'empêcher de revenir invariablement vers lui. Or, Granval est également l'amant de trois générations de femmes d'une même famille: d'abord la grand-mère d'Edwige, puis la mère d'Edwige qui a été persuadée par la grand-mère (donc sa propre mère) de se marier avec Granval afin que cette première maîtresse puisse continuer son aventure avec le mari de sa fille. Enfin, la jeune fille Edwige qui commence dès l'adolescence son aventure avec lui et qui, même mariée, poursuit cette aventure.
La mère d'Edwige, ayant appris par la passé l'aventure de son mari avec sa propre mère, est devenue folle et a souvent envie de mettre fin à ses jours. Quant au mari d'Edwige, qui connait toute cette histoire, il a accepté de se sacrifier pour tenter de sauver son épouse, ce qui rend le personnage peu réaliste.
Vercors fustige cette histoire bizarre entre un homme et trois femmes, parce qu'il voit toutes les conséquences néfastes de ce huis clos familial: la folie de l'une, le vice incontrôlable des deux autres, la perversion du patriarche. A vrai dire, c'est une histoire peu probable et qui amène à peu de réflexion telle qu'elle est posée. Ce qui est gênant dans cette oeuvre, c'est la binarité des personnages. Du bon côté le narrateur-personnage et le mari d'Edwige, du mauvais côté les protagonistes de cette histoire sexuelle alambiquée. Nous comprenons que les seconds sont "moins hommes" parce qu'ils n'ont pas envie de se réformer (« Je suis comme je suis et n'ai nulle intention de me remanier », déclare Granval au héros). En parallèle, on apprend que le héros se marie et qu'il vit comme il se doit selon la morale majoritaire de la société. Mais rien ne filtre de leur vie maritale. Or, quand rien ne filtre, c'est qu'il faudrait aller y voir pour complexifier le débat. En effet, tous les héros mariés avec une femme honnête dans ses récits font l'éloge de leurs compagnes de cette sorte. Leur vie conjugale semble posée et douce, mais rien n'est spécifié de leur vie intime: entente sexuelle ou non? désir sur le long terme ou non? N'y a-t-il pas là précisément un sujet qui permettrait de complexifier l'approche et de ne pas en rester à une morale binaire? Et mettre en scène d'autres types de couples et d'autres modes de relations conjugales amènerait une vision certainement plus réaliste sur laquelle on pourrait alors expliquer l'humain (et sa diversité). Dès que Vercors évoque les couples et la sexualité, il tombe invariablement dans un schématisme qui n'engage pas à éclairer le sujet.
Aussi, de ces trois récits, le premier est certainement le plus intéressant.
Article mis en ligne le 1er novembre, le 2 décembre 2021 et le 1er février 2022