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Colères (1956)

  • Possibilité de lire Colères au format pdf en l'achetant sur Numilog

Ce 7e article appartient au cycle d'étude sur Vercors et le capitalisme. Il suit l'article sur l'intrusion du capitalisme du conte philosophique Les Animaux dénaturés. Pour prendre connaissance de tous les articles et de la logique du positionnement de celui-ci, allez à la rubrique Thèmes.

Préambule

Vercors commença ce roman en janvier 1954 et il le termina en février 1956 pour une publication avant l'été de la même année. Tout comme avec La Puissance du Jour (1951), l’auteur poursuivit l'essai du genre romanesque auquel il n’était jusque là pas habitué, puisque tous ses récits de la guerre et de la Résistance appartiennent au genre bref et concis de la nouvelle dans lequel il excellait.

Le roman Colères est ambitieux dans le sens où Vercors voulut rassembler toute sa conception en un seul lieu afin de suggérer la cohérence de ses concepts. Beaucoup de ses amis se contentèrent de le remercier et le féliciter pour ce nouveau récit. Quelques-uns, nous le verrons au fil de cette page, firent des constats bien plus profonds et élaborés, autant pour reconnaître l'intérêt de ce roman que pour soulever les points épineux de la pensée globale de Vercors.

Dans le sillage de la publication, Vercors défendit - c'est bien normal - son roman contre des critiques de la presse plutôt acerbes. Sous la plume de son correspondant le Docteur Pierre Jourdan, on apprend ainsi que ce dernier a  «  lu peu de critiques (celle de L’Express était dramatiquement idiote) et [qu'il] redoute que, pour l’ensemble, les critiques n’y comprennent rien » (Lettre datée du 3 septembre 1956). Le 20 du même mois, Vercors écrivit à Bieber pour se plaindre des critiques erronées sur son œuvre et, au détour, il fit part du titre auquel il avait initialement pensé:

Cher Monsieur et ami,

Votre lettre m’a fait grand plaisir, car elle montre de votre part une compréhension de mes efforts que des lettres plus « louangeuses » souvent ne montrent pas.

J’avais longtemps hésité à conserver ou non « Anabiosis », et puis il m’a semblé que sans ce choc initial toute l’histoire d’Egmont pourrait être lue par beaucoup de lecteurs sous le jour erroné d’une vague théosophie. D’ailleurs, la sottise de certains critiques m’a montré que c’est arrivé quand même…Il est vraiment difficile d’être lu !

Plus tard, Vercors se fit plus critique sans que cela ne l'empêche d' aimer spécialement et de défendre ce roman, car, comme il le dit lui-même, il y transmit beaucoup de ses idées: « C’est un roman plein de défauts mais où j’ai mis assez de moi-même » (Lettre du 1er février 1984 à Christopher Dean).

A Brigitte Oger, le 16 juin 1981, il dit:

Colères est un cas très particulier. On le considère souvent comme un roman raté, par conséquent j’y tiens beaucoup comme on aime spécialement un enfant moins réussi. J’y ai mis énormément de mes idées.

Il ajouta que l'ensemble de sa production littéraire se tient dans un prolongement philosophique:

Colères est un prolongement de La Puissance du Jour. Roman, lui, sûrement manqué du point de vue littéraire. Le fait est (comme la préface le laisse entendre) que ce n’était pas ce que j’avais envie d’écrire. J’ai voulu mêler deux sujets différents. Puis c’était mon premier « long » roman.

Il ne renia donc pas son roman de 1956, bien au contraire. Et ce roman est intéressant du point de vue de l'avancée de notre penseur. En effet, après guerre, la théorie philosophique La Sédition humaine qu'il tira en 1948-1949 a tout d'une vision libérale qui donne certes des réponses à son album de La Danse des vivants, mais sans véritable remise en cause, alors même que son heurt avec l'Histoire avait fait vaciller sur son socle l'ensemble de sa pensée. Je l'avais démontré, Vercors avait tenté de tenir dès lors une double conception anhistorique et historique dans cet album qui n'était à l'origine prévu que pour la seule conception essentialiste. Il échoua au point d'abandonner de plus en plus cet album (de ce fait inachevé) et de scinder sa conception anthropologique ancienne et sa nouvelle conception plus ancrée dans l'Histoire (dessins en 1935-1936 dans l'hebdomadaire Vendredi, illustration de Baba-Diène et Morceau-de-Sucre et participation à l'extension de l'Exposition universelle de 1937 versus albums L'Enfer et Visions intimes et rassurantes de la guerre).

Ainsi, au sortir de la guerre, Vercors se fit double encore une fois: forte participation politique aux associations d'obédience communiste et compagnonnage de route avec le PCF versus conception anthropologique anthropocène avec son essai La Sédition humaine.

Vercors en eut-il conscience? Lui fit-on remarquer cette incohérence? Toujours est-il que son roman Colères est une tentative de réunion de ses deux conceptions, et même plus: une tentative d'unification. Cette tentative est plus ambitieuse que celle, plus timide et ponctuelle mais certainement plus maîtrisée, que l'on trouve dans Les Animaux dénaturés.

La construction narrative du roman

Trois ilôts de résistance: entre autonomie...

Le pluriel du titre Colères suggère que l’écrivain conduisit trois histoires à la fois juxtaposées et coordonnées. Il bâtit un roman polyphonique pour refléter tous les aspects d'une société. Son ambition totalisante est réunie dans un seul récit, là où des écrivains comme Balzac, Zola, Roger Martin du Gard, Jules Romains s'essayèrent à des fresques. C'est aussi un retour à son projet totalisant de La Danse des vivants. Toutefois, le procédé de l'album sous forme de Relevés trimestriels étalés dans le temps  lui offrait plus de liberté et d'espace que le récit narratif intrinsèquement clos sur lui-même.

Les trois pôles thématiques se présentent comme des ilôts de résistance. De ce fait, ils représentent bien cette sédition humaine qui est au cœur de la théorie de Vercors. Les trois ilôts sont les suivants:

  • Un ilôt social:

Vercors raconte les évolutions d'une révolte et d'une grève de travailleurs contre les patrons des usines Coubez à Chaulieu. La coordination de cette lutte est assurée par le personnage de Robert Pélion, un tisserand indépendant qui aurait pu ne pas entrer dans l'action, mais qui se montre solidaire. Pélion est relayé dans ce combat social par quelques personnages syndicalistes, ouvriers dans ces usines.

La grève part d'un apparent paradoxe: les ouvriers vont obtenir une prime. Seulement, cette prime sera distribuée à tous les ouvriers, sauf ceux cotisant au syndicat la CGT. Comprenant toutes les implications néfastes de cette décision (étudiées plus bas dans cette page), Pélion tente d'organiser la grève d'abord en s'assurant que tous les syndicats se retrouvent sur une ligne de conduite commune. Une fois l'accord conclu, il espère entraîner les ouvriers des autres usines du coin et même des distilleries de Saint-Vaize. La réunion est interrompue par une descente de policiers. Les patrons veulent contrecarrer les projets de grève: prime anticipée qui fragilise l'unité entre ouvriers, arrivée d'étrangers pour remplacer les grévistes, arrestation et interrogatoire musclé de Pélion. Cette arrestation galvanise les grévistes qui, à l'arrivée des étrangers, réussissent à créer unité et fraternité entre travailleurs. La blessure par balles d'un jeune Kabyle soude l'ensemble de cette classe laborieuse. Les patrons capitulent face à cette résistance solidaire qui prend de plus en plus d'ampleur. Ils cèdent sur tout. Ils ont ainsi perdu un combat, mais pas la guerre.

  • Un ilôt littéraire:

Vercors met en scène plusieurs écrivains: Egmont qui, après avoir oeuvré dans les sciences, s'adonne à la poésie, mais surtout Closter Cloots, professeur de latin et écrivain. Ce dernier, se sachant mourant, achève un récit dystopique dans lequel il se demande comment fonctionne le monde et pourquoi les humains ne se révoltent pas. Ce récit littéraire, sur lequel je reviendrai plus bas dans cette page, est une mise en abyme du roman tout entier.

  • Un ilôt scientifique:

Vercors met en scène plusieurs scientifiques:

  • le personnage de Paul Mirambeau, éminent biologiste membre de l'Institut.
  • le personnage d’Egmont qui a renoncé à la recherche scientifique et qui ne milite plus au PCF. Après un incendie qui lui laisse de profondes plaies, il se concentre sur l’exploration – dangereuse - de son corps par son « esprit », afin de le contrôler et de le soigner.
  • le personnage d'Olga médecin gynécologue, ancienne compagne d'Egmont venue aider celui-ci dans son exploration étrange. Le couple se reforme.
  • le personnage secondaire de Burgeaud, neurologue.
  • le personnage encore plus secondaire de Dutouvet.

Ces personnages sont l'occasion pour Vercors d’une interrogation sur la maladie – le cancer –, sur la dégénérescence physique et sa signification, sur la mort comme ultime étape d’un organisme vivant. Comment se révolter contre cette condition humaine?

... et archipélisation

Ces trois ilôts de résistance ne fonctionnent pas stricto sensu en un parallèle étanche. Au contraire, iIs sont reliés entre eux et pourraient l'être bien davantage si les humains comprenaient à quel point les problématiques auxquelles ils font face chacun dans leur coin ou dans leurs groupes s'articulent entre elles. Les trois combats se passent sur un même continent, mais ils ne se rejoignent pas. Aussi ce roman se présente-t-il comme une archipélisation des luttes, terme de l'écrivain martiniquais Edouard Glissant et repris par la femme politique éco-socialiste Corinne Morel-Darleux (voir son site Revoir les lucioles). Celle-ci pense la convergence des luttes de tous ces îlots de résistance au système par l'acceptation de diverses tactiques, mais dans une stratégie coordonnée et des buts communs.

Le récit Colères relève de la même volonté d'archipélisation: les différentes luttes engendrent différentes tactiques. Le problème, suggéra Vercors, vient du fait que ces luttes sont isolées quand elles devraient être consciemment coordonnées, parce qu'elles ont un but commun assigné par Vercors: chercher la vérité de l'Homme et de l'univers. Or, les travailleurs, parce qu' exploités, ne peuvent pas mettre leurs forces dans ce but qui devrait être commun à tous les hommes. C'est la première barrière à détruire. L'autre barrière est d'ordre psychologique: les hommes refusent de voir leur condition humaine. L'écrivain est donc engagé dans la bataille commune pour faire émerger une prise de conscience. Enfin, les scientifiques sont mis au premier plan pour trouver les réponses face à l'univers et à la condition de l'homme dans le monde.

Le roman Colères sert donc à mettre en exergue cette nécessité de l'archipélisation des luttes. Il se veut performatif. Vercors brise le parallèle des trois pôles de résistance grâce au glissement de personnages d'un ilôt à l'autre. Egmont, Mirambeau, Olga et Cloots se connaissent. Ils sont liés par leur extraction bourgeoise et par leur profession commune: les trois premiers sont des scientifiques et le quatrième connaît Egmont grâce à la littérature. La circulation entre l'ilôt littéraire et l'ilôt scientifique est donc aisée. Vercors fait la jonction entre ces deux pôles et l'ilôt social grâce au personnage de Pélion: ce dernier connaît Mirambeau et Pascale, la fille du confrère de Mirambeau. Cette jeune fille Pascale aime Pélion, mais délaisse cet amour pendant une bonne partie du roman, parce qu'elle aide Egmont dans une dimension sacrificielle.

Mirambeau est le personnage-pivot de cette archipélisation. En effet, il ne se contente pas de parler avec Pélion. Il se mêle à l'action des travailleurs. Il se glisse dans une manifestation, il monte à la tribune de la réunion des syndicats et des ouvriers, il se rend dans les maisons des ouvriers pour les convaincre d'entrer dans la lutte. Mirambeau est donc le personnage principal qui circule entre les trois ilôts de résistance.

Le roman fonctionne bien comme un archipel: il met en scène un ensemble de trois groupes majeurs qui forment trois îles, géographiquement proches les unes des autres mais inconscientes de ce lien (sauf Mirambeau). Dans le cas d'un archipel au sens premier du terme, la proximité se double le plus souvent d'une origine géologique commune, en général volcanique. Dans le cas de l'archipel symbolique que Vercors construit dans ce récit, la proximité se double d'une origine paléo-anthropologique commune (voir La Sédition humaine).

Matière autobiographique

Comme à son habitude, Jean Bruller-Vercors puisa dans son vécu personnel pour bâtir des personnages et trouver des thématiques. Le roman Colères ne déroge pas à cette règle:

  • Il fabrique l'un de ses personnages à partir d'une anecdote personnelle. Burgeaud a en effet la particularité de ne pouvoir prononcer certains mots correctement:

Une illujion millénaire n'en est pas moins une illujion. Tout se ramène à cette sensachion du moi. [...] De comprendre que l'esprit humain dans sa localisachion individuelle reste un héritage indivis.

Or, Vercors se souvient de Louis Chéronnet avec qui il collabora dans l'entre-deux-guerres. Dans ses mémoires Les Occasions perdues, Vercors rappelle que cet artiste « né sans voûte palatine, [...] ne pouvait artihuler heux honsonnes hur trois) ».

  • Il prend une péripétie personnelle qui a été un révélateur intellectuel dans l'avancée de ses théories. La maison d'Egmont brûle et le personnage met un temps long à ressentir la douleur causée par la brûlure de ses pieds. C'est exactement ce qui arriva à Vercors lorsqu'une partie de son Moulin des Iles fut détruite par un incendie en 1953. Ce drame personnel est concomitant de l'écriture de son roman.
  • Le roman comporte un prologue et trois parties. Or, dans le prologue apparaît un personnage principal sous la forme du pronom personnel « je » qui prend en charge le récit. Ce « je » a été invité par Olga à venir voir un Egmont rajeuni plongé dans un sommeil profond régénérateur. Bizarrement, ce "je" disparaît totalement dans le reste du récit. Néanmoins, ce « je » autobiographique rapidement disparu est remplacé par le personnage de Mirambeau qui devient pour une large part le porte-parole de l'auteur.

Ce qui est intéressant, c'est la relation de ce « je » avec Olga:

J'étais désorienté. J'essayais de comprendre cette femme. Je n'y parvenais plus tout à fait. Nous avions été grands amis, autrefois. J'aurais pu tomber amoureux d'elle, si j'avais mis plus de persévérance à briser sa solide coquille de scepticisme et de confort moral: on se prend facilement soi-même à ce jeu-là. Elle était médecin - elle avait connu Egmont à l'hôpital, au temps où il exerçait encore - et me révoltait un peu, m'égayait non moins, par la façon dont elle parlait de ses malades (rien que des femmes). " Toutes fêlées ", disait-elle. C'est vrai que je les soigne pour le ventre, et qu'elles y ont la cervelle aussi. Si je devais me mettre à partager leurs histoires...

Olga est calquée sur Hélène Michel-Wolfromm, médecin gynécologue, amie de Jean Bruller-Vercors jusqu'à son décès en avril 1969. Cette femme servira aussi de modèle au personnage d'Esther dans Le Radeau de la méduse (1969). Le père d'Hélène, Georges Michel-Wolfromm, se dit d'ailleurs ému par cette psychanalyste Esther, car il a reconnu sa défunte fille.

Dans la vie, Vercors aurait-il pu tomber amoureux d'Hélène? Oui. Et la fiction lui sert aux aveux de ce genre. Aveu? Dans l'optique de Vercors, il s'agit d'un aveu caché, parce que celui qui se présentait comme sincère et droit dans sa relation aux autres et qui voulait démontrer sa moralité infaillible vis-à-vis de ses rapports aux femmes, se serait senti trop coupable de dévoiler ce secret dans une autobiographie. Il est même étonnant qu'il ne maintint pas cette information secrète, même dans ses fictions. Dans ses mémoires Les Nouveaux jours, il écrit au moment où il est douloureusement plongé dans les affres de la séparation d'avec sa première épouse:

Seul pourrait m'y soustraire un nouvel attachement.

Mais à qui me raccrocher? Si je pouvais m'éprendre d'une de mes amies que j'estime, qui me sont chères, ce serait déjà fait.

Or, depuis quelques mois en cette même année, Vercors entretenait une correspondance avec Hélène Michel-Wolfromm qui prouve leur badinage réciproque. Pourquoi Vercors n'alla pas plus loin dans ce début de relation amoureuse? Parce que cette amie était mariée et que concomitamment il rencontrait Rita Barisse, célibataire, donc libre de toute attache. Ainsi Vercors se montre bien plus sincère dans l'extrait de sa fiction Colères que dans son autobiographie Les Nouveaux jours.

Cet extrait de Colères est également matière autobiographique et idéologique. Olga qui dénigre ces femmes « toutes fêlées » qui ont la cervelle dans leur ventre sera prolongée par le personnage d'Esther dans l'adaptation théâtrale inédite du roman Le Radeau de la méduse (1969). Cette dernière finit une consultation avec un personnage anonyme appelé la « malade ». Cette malade est dépressive, a des tentations suicidaires et réplique avant de partir (dès la première page du manuscrit):

LA MALADE 

Ne me dites pas quand même que c’est seulement la faute de mes ovaires !

ESTHER

Pas uniquement peut-être, mais sûrement pour beaucoup.

Quand Marylise, amie du personnage d'Esther, succède à la malade, elle réclame son aide médicale à cause d'une « dépression nerveuse ». Question immédiate de la gynécologue: «  Qu'est-ce qui cloche? Le ventre, vous aussi? ». En reprenant ces propos, Vercors les avalise et véhicule la misogynie du propos. L'orientation de la psychologie d'Olga, d'Esther, donc d'Hélène Michel-Wolfromm, est freudienne. Elle n'évite pas l'écueil de pensées misogynes ancestrales de la femme guidée par ses organes, la femme psychologiquement instable à cause de ses organes sexués. Celle qui est vite décrite comme une névrosée, soumise à ses (ré)pulsions sexuelles, est tout aussi rapidement qualifiée d'hystérique. Or, il n'est pas inutile de rappeler qu'étymologiquement ce mot qui désigne une psychopathologie vient du grec hystera: l'utérus.  L'utérus est ici remplacé par l'ovaire, mais ce déplacement ne change pas la chose. Les médecins (hommes) imputaient cette maladie essentiellement aux femmes. L'hystérie se révélait un mot fourre-tout pour s'accorder sur le caractère déséquilibré des femmes. 

Rien sur les violences sexuelles subies par les enfants (et encore aujourd'hui les chiffres des violences de toutes sortes contre les enfants sont sous-estimés par une société aveugle), rien sur les injonctions pesant sur les femmes soumises au patriarcat, rien sur le quotidien marital, sentimental, sexuel de ces bourgeoises désabusées (car Olga rencontre des femmes de sa classe sociale dans ces années-là). Le mal-être, la dépression, le sentiment de solitude de ces femmes, dont le terreau est la vie concrète relationnelle, sont expliqués par... le ventre !

Le « je » ami d'Olga dans Colères ne livre pas cette anecdote de façon neutre.  A la page Vercors et le deuxième sexe notamment, j'avais démontré le soubassement idéologique d'un homme qui regarde la femme comme vierge, maman-bourgeoise et catin. Les personnages féminins de ses premiers récits représentent ces vierges à haute moralité (la nièce dans Le Silence de la mer, Nicole dans Les Armes de la nuit et La Puissance du jour). Ces nouvelles vierge Marie immaculées sont remplacées par le personnage de Pascale dans Colères. Celle-ci, jeune, est amoureusement partagée entre Egmont et Pélion. Elle se comporte comme une jeune fille naïve, avec l'attitude d'une enfant butée ou d'une enfant qui a besoin d'être guidée. Son existence s'oriente exclusivement dans sa relation aux deux hommes et ses dernières pensées seront dévolues à son futur mariage avec Pélion. Il est caractéristique, sous la plume de Vercors, qu'elle soit nommée « Petite » autant par Egmont que par Pélion. Ce paternalisme condescendant était déjà présent dans Les Animaux dénaturés: le personnage de Sybil, pourtant paléologue de renom et femme indépendante, est rabaissé par un détail. Sybil contracte en effet une maladie infantile à un moment du récit. Mais aussi plus tard Sylva, personnage féminin à l'aube (=dans l'enfance)  de l'humanité et dirigée par le sage et rationnel personnage-narrateur.

Olga forme un contrepoint avec la jeune Pascale: plus expérimentée, plus indépendante, plus adulte, tournée vers la science et indépendante des hommes, parlant d'égale à égal avec ses confrères. Elle est le prototype du personnage de Florence dans Quota ou les Pléthoriens. Pourtant, Vercors préfère la seconde à la première, parce que Florence n'a aucune vie amoureuse et surtout sexuelle, contrairement à Olga. Les scènes de sexualité entre Olga et Egmont, toujours au moment où ce dernier est plongé dans un état second lors de l'exploration de son corps, sont dénigrées dans l'écriture narrative.

Ces femmes-adultes exercent sur le narrateur-personnage à la fois un attrait et une peur. Aussi les personnages de femme-enfant, de vierges ayant besoin d'un homme, sont-ils préférés. Rien de nouveau sous la plume de Vercors et ce, depuis le trait de crayon de Jean Bruller. Je n'insiste donc pas davantage et vous renvoie à mes pages consacrées à la question.

Première ire: Un Germinal des temps modernes?

Pourquoi ce rapprochement entre les deux romans?

Quand nous lisons Colères, nous ne pouvons nous empêcher de faire le parallèle avec Germinal (1885) d'Emile Zola. Pour ce roman inclus dans la fresque des Rougon-Macquart, cet écrivain naturaliste s'inspira probablement des mineurs d'Hector Malot dans Sans famille (1878) et du récit de Paul Heuzy, La Vie d'Antoine Mathieu mettant en scène un jeune révolté amoureux de Catherine aux prises avec une inondation de galeries.

Non habitué à décrire le milieu populaire, Vercors prit vraisemblablement appui sur ce roman de Zola et peut-être aussi sur le roman Bernard Quesnay (1926) d'André Maurois. Jean Bruller collabora à plusieurs ouvrages de cet Académicien, et il a pu lire ce récit qui se place du côté des patrons, des industriels du textile en province qui doivent notamment faire face à la grève de leurs salariés. Maurois y raconte sa propre expérience à Elbeuf, ville dans laquelle nous pouvons encore voir les usines de la famille.

Le personnage de Pélion rappelle celui d'Etienne. Plus éduqué que les autres personnages de ce milieu, moins fataliste et résigné face au sort qui leur est imposé, sachant manier l'art de la parole, sachant rassembler et convaincre les ouvriers, il a la particularité de ne pas être de la région. Etienne vient du sud de la France après avoir quitté sa mère Gervaise et ses frères à Paris; Pélion a des origines bourguignonnes, son accent le trahit, et c'est souligné à plusieurs reprises dans le récit. Il existe toutefois deux différences:

  • Pélion est un artisan indépendant qui réussit professionnellement, contrairement à Etienne qui accepte d'être mineur parce qu'il est un ouvrier sans travail et sans gîte dès l'incipit.
  • Pélion vit une histoire d'amour qui, comme chez Zola, met du temps à aboutir. Un autre homme s'interpose en effet entre les deux. Il s'agit de Chaval qui s'impose auprès de Catherine et lui impose la constitution d'un couple, pendant que Pascale s'éloigne d'elle-même de Pélion pour aider Egmont dans un sens sacrificiel. De plus, Pélion vit cette relation amoureuse hors du milieu populaire contrairement à Etienne qui aime Catherine, la fille des Maheu. Celle-ci meurt à la fin, pendant que le roman Colères se termine par la promesse de mariage entre Pascale et Pélion. Pélion se trouve à l'intersection de deux milieux sociaux et, par ce mariage avec la fille d'un scientifique, il s'élèvera dans la hiérarchie sociale. Cette figure intersectionnelle lui permet ainsi de naviguer entre les deux ilôts dont je parlais plus haut dans cette page, afin de faire jonction et d'amener une résistance grâce à l'alliance entre les ouvriers et la petite bourgeoisie intellectuelle (nous y reviendrons plus loin).

En revanche, Vercors s'aventura peu dans les descriptions des patrons des usines et des ouvriers. Zola élabora des personnalités affirmées: Maheu et son épouse, Zacharie, Bébert et Lydie, Chaval, etc, pour les mineurs, Les Grégoire et les Hennebeau pour les patrons. Le lecteur peut s'identifier à ces personnages, ressentir divers sentiments à leur égard. Les patrons des usines de Vercors ne sont que des noms, ils apparaissent seulement dans les discours des grévistes et dans une affiche qu'ils placardent pour diviser les ouvriers entre eux afin de reprendre le pouvoir.

Les ouvriers sont la plupart du temps de simples silhouettes croisées qui ne prennent pas la parole en réunions (ce sont les syndicalistes qui parlent de la situation et organisent la grève): Jamais une discussion entre Pélion, bien introduit dans ce milieu populaire, et un ouvrier ne sera véritablement retranscrit.

Pélion et Mirambeau avançaient en silence. On voyait peu d'hommes dans la rue, c'était l'heure du marché du soir, les femmes allaient d'un trottoir à l'autre, portant paniers et cabas.

[...]

Il voyait qu'on se retournait souvent sur eux deux. Pélion répondait aux sourires, aux saluts de la main. Le vieil homme sentait posé sur lui des regards timides et surpris, se savait reconnu.

Cet extrait, c'est au moment où Pélion réussit à persuader Mirambeau de venir auprès des ouvriers pour que ceux-ci entrent dans la grève. La rencontre a lieu une seule fois avec un seul ouvrier qui, ci-dessous, est dépossédé de la parole comme s'il comprenait mal le débat et comme s'il ne pouvait ordonner sa pensée:

Un homme leur ouvrit [...]

[L'] expression hargneuse [...] se transforma en un rire édenté, surpris et muet. L'homme parut mettre longtemps à trouver deux simples mots d'accueil: "Entrez donc", suivis aussitôt, dans un langage écrasé, piétinant, d'explications incertaines.

[...]

Pélion parlait, expliquait. L'homme écoutait d'un air tendu, comme s'il lui fallait comprendre mot par mot, avec difficulté. Il ouvrait un peu la bouche, en se grattant parfois le crâne sous les cheveux. Il jetait de temps en temps un œil sur Mirambeau, un regard un peu questionneur. Et Mirambeau hochait lentement la tête pour montrer son accord [...]

Pélion expliquait toujours; et l'autre hochait la tête. Il approuvait du chef mais le cœur visiblement n'y était pas. Mirambeau écoutait, attendit la fin. Alors il toucha l'homme à l'épaule.

- Vous y réfléchirez, dit-il. Nous ne sommes pas tellement sûrs d'avoir raison...

Pélion se tourna, inquiet. Il y eut dans les yeux de l'homme une lueur - celle de l'écolier dispensé d'un devoir.

- Vous verrez bien, continuait Mirambeau. Rappelez-vous seulement une chose: ne lâchez jamais les copains. Parce que si vous les lâchez, c'est vous qui vous trouverez seul. Quand on ne sait pas ce qu'on doit faire, ne pas lâcher les copains c'est une règle facile à se rappeler. Et elle ne trompe jamais.

Pélion s'était levé aussi. Il fronçait encore un sourcil. Mirambeau gardait serrée dans la sienne une main hésitante. Son regard lourd maintenait sous son autorité un regard vacillant. Il sourit - un long sourire - et répéta:

- Elle ne trompe jamais. Rappelez-vous cela. C'est facile.

Il ne lâcha la main que quand l'homme parvint à sourire à son tour, et put articuler:

- Oui, m'sieu Mirambeau.

Contrairement aux scènes nuancées de Zola, cette scène est caricaturale. Les Grégoire oscillent entre pitié et mépris lorsque la Maheude vient leur réclamer une avance, mais globalement dans ce récit c'est le mépris qui l'emporte contre ces mineurs qui sont « « Toujours sans le sou avec ce qu'ils gagnent! » parce qu'ils boivent, ont des dettes et font plein d'enfants, insistent ces bourgeois. Dans le roman de Vercors, le regard porté sur les ouvriers est toujours celui des personnages bienveillants, en particulier Mirambeau qui saisit la situation sociologique des inégalités sociales et de l'exploitation d'une grande partie des humains. Lui qui ne les connaît pas, qui rentre presque par effraction dans cet univers méconnu, n'a aucun mépris. Toutefois cette pitié paternaliste, le portrait caricatural de l'ouvrier, la réaction de Mirambeau montrent les limites de Vercors quand il s'agit de peindre ce milieu.

Vercors le sait et le fait dire par la bouche de Mirambeau à plusieurs reprises. C'est pourquoi Mirambeau hésite à entrer dans la bataille et à aller au-devant de ces ouvriers. Cette étanchéité entre classes sociales le gêne. De ce fait, il est le porte-parole de l'écrivain. Le 31 mars 1972, à André Wurmser, Vercors entérina ce constat:

Si ni Camus, ni Benda ni moi-même n’avons jamais osé peindre le peuple, la classe ouvrière, c’est, je pense, par respect – et pour moi j’en ai eu la preuve avec l’essai timide que j’ai tenté dans Colères et que je me suis promis de ne pas recommencer. Ce n’est pas notre faute si nous n’avons connu que l’environnement bourgeois avec sa forme de culture et si nous ne pouvons parler en connaissance de cause, serait-ce pour le condamner, que celui-là. La condition ouvrière, nous ne la connaissons qu’à travers les livres, nous ne l’avons jamais vécue. Nous pourrions l’inventer, bien sûr – avec assez d’imagination, d’ « empathie », comme on dit. Et c’est à quoi j’ai voulu m’essayer dans Colères, un tout, tout petit peu et c’était déjà trop : je ne cessais, en écrivant, de sentir combien mon invention restait artificielle, indigne de son sujet.

Il conviendrait de mettre un bémol à ses propos au sujet de Camus (j'y reviendrai plus bas dans cette page). Sinon, ce propos de Vercors est d'une grande lucidité. Il décrivit de nouveau le milieu populaire dans son récit Clémentine (1960), mais dans un cadre plus général, donc moins caricatural. Cette clairvoyance tout à son honneur aurait peut-être pu l'amener à s'interroger sur sa définition de l'Homme et sur sa fable anthropologique: comment espérer avoir une définition universelle de l'Homme lorsque cette dernière n'a l'air de reposer que sur une classe sociale, celle qu'il connaissait le mieux? Comment essentialiser de manière universelle lorsque les clivages sociaux et les hiérarchies de classe sont si peu pris en compte dans sa fable?

  • De ce qui précède, on comprend pourquoi Vercors resta à l'extérieur de ce monde du travail. Il n'entra jamais dans l'usine, contrairement à Zola. Comme Zola il aurait pu aller sur place, se documenter, prendre des notes avant de restituer l'atmosphère. Or, il connaissait ses limites et s'y refusa. En revanche, au moment où Mirambeau rencontre cet ouvrier, l'écrivain en profite pour décrire l'espace de vie de ce milieu. Celui-ci tranche avec les descriptions des espaces où évoluent les autres personnages. La séparation des classes sociales est déjà géographique même lorsque l'on vit dans une même ville. A cette séparation géographique s'ajoute la différenciation matérielle et physique. Vercors souligne l'insalubrité des quartiers ouvriers, la misère qui s'inscrit dans les corps.
  • Comme Zola, Vercors s'attarde sur la lutte des classes. Les discussions, les enthousiasmes comme les dissensions pour organiser la grève, la maintenir, l'orienter, les références au mouvement ouvrier, les combats contre les forces de l'ordre sont présents dans les deux oeuvres. Comme l'inventeur des Rougon-Macquart, il rappelle avec pertinence que les femmes sont généralement à la pointe des révoltes, voire des révolutions. Par leur assignation dans leur rôle social, ce sont elles qui s'occupent de la famille. Or, quand le dénuement devient inacceptable et l'existence quotidienne impossible, l'étincelle de la révolte a des probabilités de s'allumer.

Zola, tout aussi bourgeois que Vercors, parvient à pénétrer dans l'univers des mineurs et à décrire celui-ci de façon plutôt réaliste. Au fur et à mesure de la lutte, il offre de plus en plus une vision héroïsée du combat. On peut penser surtout à la scène de face à face entre gendarmes et mineurs, cet arrêt sur image plein de tension et ce tir dans le silence suivi de la cavalcade des mineurs et de la mort de Maheu. Vercors reprend la scène, voyons-le plus bas dans cette page.

Mais avant, terminons par les descriptions en diptyque dans l'incipit et l'excipit de Germinal. Au paysage hivernal, venteux et froid du début succède le paysage d'avril ensoleillé symbolique  de la germination de la nature et de la germination de la prise de conscience de mineurs qui ont perdu une bataille mais pas la guerre contre leur exploitation. Etienne, arrivé dans cet univers infernal, repart avec cette promesse révolutionnaire du calendrier républicain dans lequel « Germinal » couvre les mois de mars et d'avril:

Et, sous ses pieds, les coups profonds, les coups obstinés des rivelaines continuaient. Les camarades étaient tous là, il les entendait le suivre à chaque enjambée. N'était-ce pas la Maheude, sous cette pièce de betteraves, l'échine cassée, dont le souffle montait si rauque, accompagné par le ronflement du ventilateur ? A gauche, à droite, plus loin, il croyait en reconnaître d'autres, sous les blés, les haies vives, les jeunes arbres. Maintenant, en plein ciel, le soleil d'avril rayonnait dans sa gloire, échauffant la terre qui enfantait. Du flanc nourricier jaillissait la vie, les bourgeons crevaient en feuilles vertes, les champs tressaillaient de la poussée des herbes. De toutes parts, des graines se gonflaient, s'allongeaient, gerçaient la plaine, travaillées d'un besoin de chaleur et de lumière. Un débordement de sève coulait avec des voix chuchotantes, le bruit des germes s'épandait en un grand baiser. Encore, encore, de plus en plus distinctement, comme s'ils se fussent rapprochés du sol, les camarades tapaient. Aux rayons enflammés de l'astre, par cette matinée de jeunesse, c'était de cette rumeur que la campagne était grosse. Des hommes poussaient, une armée noire, vengeresse, qui germait lentement dans les sillons, grandissant pour les récoltes du siècle futur, et dont la germination allait faire bientôt éclater la terre (7e partie - chapitre 6)

Vercors reprend ce diptyque. Seulement, ce n'est pas dans le monde ouvrier, mais dans celui de Mirambeau, son porte-parole. Le premier tableau commence au chapitre III. Chaque matin, Mirambeau s'octroie une pause en allant se promener dans le parc des Recollets. Le jardin minuscule « fleurissait mal ». Dépassant « cette sente désertée », le personnage « foulait l'herbe rare d'une pelouse atteinte de pelade chronique » pour atteindre un « miroir d'eau morte ». Le monastère est réduit à d'« anciens piliers », de « colonnes tronquées ». Et Mirambeau se promène « sous les vieux arbres à peine bourgeonnants ».

Le second tableau de ce parc des Recollets  « embelli » clôt le roman. C'est un moment de poésie et de contentement dans l'instant présent:

Sur l'eau tranquille de l'étang, les fleurs désaltérantes des nénuphars étalaient leur paresse charnue. Un cygne glissait, tout bleu dans l'ombre. Mirambeau le contemplait avec ce vieux plaisir toujours nouveau que donne la beauté, même conventionnelle. Depuis bien des années, d'ailleurs, il ne s'interrogeait plus sur l'esthétique, et se contentait de jouir naïvement des oiseaux et des fleurs. Il regardait marcher sur le gazon, à petits pas légers, une bergeronnette, qui allait et venait en hochant la tête et la queue, et soudain faisait vingt pas comme l'éclair, pour piquer du bec un moucheron. Les dernières campanules miraient dans l'ardoise du lac leurs cloches épiscopales. Le bleu violent des lobélias rampait sous le bleu plus discret des scabieuses. Plus loin, derrière les peupliers noirs, une tache écarlate de cannas épanouis flambait dans le soleil. Mirambeau humait une odeur brûlée de résine et de foin sec. Il se sentait profondément heureux. Il lui semblait que l'herbe ensoleillée, la fraîcheur de l'étang, le chant alterné des fleurs, que l'haleine grisante et poivrée de la brise à travers les aiguilles de pin, le froufrou des passereaux, la verve des papillons, que cette fête sereine autour de lui commençait à gagner de proche en proche vers l'horizon morose, où dormait dans une chaleur lourde la quartier populaire. Il respirait, mêlé à cette senteur lentement enivrante, un parfum grandissant de victoire.

Le lyrisme poétique de l'évocation, l'érotisme de ce renouveau de la nature sont symboliques de l'espoir que Zola et Vercors plaçaient dans la victoire future de la classe ouvrière dans cette longue lutte des classes. Ces dyptiques miment le parcours de  « Nox » à  « lux », les deux poèmes qui encadrent de manière prophétique Les Châtiments, ce recueil de Victor Hugo écrit contre Napoléon III. Ce n'est qu'une question de temps dans ce calendrier révolutionnaire adopté pendant la Révolution française jusqu'en 1806 et brièvement pendant la Commune de Paris.

La mise en scène de la lutte des classes

L'ilôt social - la lutte ouvrière - n'ouvre pas le roman. C'est au contraire l'histoire d'Egmont plongé dans une semi-conscience pour explorer son corps qui débute le récit. Dans le chapitre III, à la page 50 des Editions Albin Michel, arrive le sujet de la préparation d'une grève des ouvriers dans le discours de Pélion à Mirambeau.

Vercors sait avec talent restituer les tactiques des deux camps et comprendre avec pertinence les problématiques qui se posent dans cette lutte entre ouvriers et patronat. Les patrons des usines Coubez ont l'intelligence de ne proposer d'augmentation qu'aux ouvriers des syndicats autres que la CGT dans une ville, nous informe-t-on au détour, où les communistes ont peu de pouvoir. Ils savent qu'exploitant des ouvriers ayant déjà du mal à survivre ils peuvent ou bien créer de la dissension entre travailleurs à tel point que la solidarité dans une lutte des classes devient impossible, ou bien vider la CGT de ses adhérents à l'appel alléchant de cette augmentation. Les patrons feraient ainsi d'une pierre deux coups: ils couperaient toute vélléité de ralliement révolté des ouvriers et ils élimineraient la CGT qu'ils considèrent comme dangereuse, car vectrice d'une radicalisation du mouvement ouvrier.

Pélion l'a bien compris. La réunion des syndicats pour tenter d'aligner ceux-ci sur une conduite commune est tendue. Chacun se jauge, se juge, craint les coups bas. Les discussions houleuses, les discussions à n'en plus finir, les compromis sont bien décrits par un Vercors qui, depuis des années, assiste lui-même à ce genre de réunions dans les associations d'obédience communiste. Vercors peint cette union si difficile au sein d'une même classe sociale.

Il restitue également l'ambiance des manifestations, le danger des affrontements. Il suit Pélion et Mirambeau dans la lente constitution de l'organisation du mouvement. Il sait la fragilité des évolutions de ce combat. En effet, les patrons usent de tactiques qui, à tout moment, sont susceptibles de briser l'unité chèrement acquise entre ouvriers. Alors qu'ils sont bien moins nombreux que leurs ouvriers, ils sont bien en avance dans la conscience qu'ils ont de leurs intérêts de classe, dans l'organisation unitaire de leur milieu. Ils usent des mêmes ficelles depuis des décennies, pourtant ces ficelles fonctionnent toujours autant. S'ils perdent des batailles, concèdent des acquis, ils restent triomphants dans cette lutte des classes.

La dernière tactique qu'ils utilisent - et qu'ils pensent être décisive pour briser le mouvement des grévistes -, c'est de faire appel à une main d'oeuvre extérieure, particulièrement à une main d'oeuvre étrangère. Le patronat détourne ainsi le regard des ouvriers du véritable sujet conflictuel et les amène à se battre entre eux, alors même qu'ils subissent le même sort, à des degrés divers certes, mais dans une exploitation semblable.

Lorsque les ouvriers étrangers arrivent devant le piquet de grève, accompagnés des gendarmes, l'hésitation est à son comble: vont-ils se rallier? Un Kabyle joue ce rôle de ralliement solidaire. Vercors dut penser à la scène au cours de laquelle Maheu meurt. Le Kabyle ramasse une pierre pour la lancer contre des forces de l'ordre immobiles comme les mineurs de Germinal :

On entendit, dans le silence, un tac-tac-tac très bref. Le jeune Arabe parut surpris, hésitant. Il lâcha la pierre, s'accroupit davantage, tomba sur les genoux. Sa tête pencha sur le sol, de plus en plus, à le toucher, comme s'il se mettait en prière. Et il demeura immobile, tandis qu'une tache de sang s'élargissait sur le pavé.

Toutes les têtes, celles des « Norafs », celles des grévistes, celles des flics, s'étaient tournées vers lui, avec une expression de vague étonnement. Et puis elles pivotèrent, d'un même mouvement, vers la silhouette d'un C.R.S pétrifié et tout pâle, dont la mitraillette fumait. Les flics, sur un mot d'ordre, glissèrent vers leur camarade, l'entourèrent. Ils regardaient de tous les côtés à la fois".

Cette description dans Colères est calquée sur celle de Germinal: le coup de feu partant par inadvertance tant la tension crispe les personnages, la tension entre les deux camps atteignant son acmé dans un silence profond, la compréhension pétrifiant les personnages avant l'action. La perspective héroïsée des deux scènes est perceptible. Vercors la poursuit en ce sens en décrivant des ouvriers dignes et graves qui, dans une longue file en marche vers l'hôpital, portent le blessé dans « un silence morne » et dans un fort sentiment de solidarité et d'union.  

La scène ci-dessous - ainsi que quelques autres scènes de Colères - contient tout le souffle épique, lyrique et christique de Germinal. Vercors nous offre un beau morceau de littérature:

La longue colonne s'enfonçait dans la ville, compacte, silencieuse, mais sur le bruit des pas roulait un autre bruit, sourd et insolite, une sorte de grande respiration, de vague grondement rauque qui emplissait l'avenue comme un gémissement. Les passants s'arrêtaient. Les femmes tiraient les enfants dans les boutiques ou les portes cochères. Des fenêtres, on aurait pu voir que cette colonne-là aussi s'était ouverte en deux - mais personne n'eût osé appeler l'espace ainsi formé un cordon sanitaire: il était pointillé de sang.

Ce fut cette épaisse rumeur qui attira Mirambeau à sa porte. Le cortège passait sous les platanes, le long du canal tranquille. Il reconnut Fernand et comprit en une seule seconde tout ce qui se passait. Il sortit comme il était: sans chapeau, en veston d'alpaga, en pantoufles. Il rejoignit Fernand, et sans même dire un mot, se mit à son côté. Il fallait encore parcourir tout le boulevard Le Nôtre, traverser la place de l'Hôtel-de-Ville, avant de rejoindre la rue des Quintefeuilles où se trouvait l'hôpital. C'était le centre animé de Chaulieu. Il résonnait du bourdonnement sonore des cités modernes. Mais on eût dit que le cortège se faisait précéder d'un rouleau de silence. Tout se taisait de loin à son approche. Les voitures se garaient, moteur coupé, les gens s'immobilisaient le long des murs. Ils regardaient venir le couple étrange, le vieux savant nu-tête, massif et droit sur ses jambes trop grosses, et cet homme en bleu de travail qui portait dans ses bras un jeune Arabe endormi. Beaucoup reconnaissaient Mirambeau et, de trouble et de surprise, le saluaient. Ce n'était que quand le couple avait passé, suivi de son impressionnant cortège, qu'ils pensaient à se demander s'ils n'avaient pas, aussi, salué un mort.

Fernand et Mirambeau entrèrent ensemble dans l'hôpital. Le cortège resta sur la chaussée, toujours muet pour y attendre les nouvelles. [...] La foule leur faisait face, sans rien dire. Elle emplissait tout le terre-plein. Elle grossissait de minute en minute, comme si les nouvelles eussent coulé par les rues et rassemblé tous ceux qui, dans la ville, avaient le cœur à s'indigner. Il suintait, de cette masse silencieuse, couvant d'un seul regard la façade de la préfecture, une sorte de calme assez terrifiant. On sentait qu'elle n'attendait qu'un seul mot funèbre pour laisser éclater sa colère et se jeter à l'assaut en hurlant.

Vercors ajoute une particularité dans cette scène et dans son roman. Nous ne sommes plus au moment de la constitution du mouvement ouvrier comme dans Germinal. Les années 50 ont vu la victoire du programme du CNR (Les jours heureux) au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Vercors met en scène Mirambeau, parce qu'il souhaite une archipélisation des luttes entre ilôts de résistance pour accélérer cette lutte des classes, nécessaire première étape à une autre lutte commune à tous les humains.

Quelle archipélisation?

Dans l'ilôt social de résistance des ouvriers et des syndicats contre les patrons d'usines de Colères, Vercors insère le personnage de Mirambeau par l'intermédiaire de Pélion. C'est Pélion qui systématiquement vient le rencontrer et lui réclamer son aide. Celle-ci est indispensable pour l'aura qu'elle procure à la cause. On apprend que de nombreuses fois dans le passé Pélion  a demandé à Mirambeau de signer des pétitions. Vercors, symbole de la Résistance intellectuelle, prélève là encore dans son propre vécu ses tiraillements de conscience:

Et, bien sûr, tu veux que je signe une protestation. Une de plus. A force d'avoir foutu ma signature partout, vous en avez tari l'autorité.

[...]

Ce qui me dégoûte avec ces signatures, [...] c'est qu'on se fabrique pour pas cher une bonne conscience. Nous devrions tous signer Tartufe.

Mirambeau finit par accepter d'écrire une lettre ouverte au Président de la République contre les bombes atomiques et les essais, ce qui relève de la vérité autobiographique.

Pélion implique Mirambeau dans la lutte des classes entre ouvriers et patrons: Mirambeau se glisse dans la manifestation, il monte à la tribune, se rend dans les quartiers ouvriers de la ville et entre dans la maison d'un ouvrier. La circulation de ces deux personnages concrétise ainsi cette archipélisation des luttes dans une dimension interclassiste.

Vercors espérait en effet dans l'alliance interclassiste entre les classes populaires et la petite et moyenne bourgeoisie, en particulier la bourgeoisie intellectuelle. Dans une chaîne de solidarité, le tisserand indépendant Pélion aide les ouvriers, et il est relayé par Mirambeau appartenant à la moyenne bourgeoisie intellectuelle. Comme dans le mitan des années 30, Vercors a foi dans un « front » de gauche, socialiste, contre la grande bourgeoisie, contre le grand Capital. Cette alliance, pour Vercors, permettrait le basculement décisif.

Mirambeau est le seul dans le roman à franchir le seuil entre groupes sociaux. Certes, il est constamment interpellé par Pélion qui initie les demandes, mais progressivement Mirambeau s'engage de lui-même. Il vient spontanément à Pélion, il rejoint l'ilôt social de résistance de son propre chef, parce qu'il estime indispensable le caractère collectif de ce combat. Il tente de rallier son groupe social par la constitution d'un Comité de vigilance:

Il avait donc dressé une liste assez courte de notabilités de Chaulieu, d'un renom suffisant pour faire hésiter la préfecture. Il irait lui-même présenter au préfet leur avertissement. Un membre de l'Institut, espérait-il, ça l'impressionnerait peut-être.

Closter Cloots, cet écrivain qui est en train d'inventer une dystopie sur la condition humaine, refuse de figurer dans ce Comité autant par méfiance envers Pélion et « son sectarisme » que par souci de préserver « une certaine pureté intérieure ». Egmont, qui avait pourtant activement milité par le passé avant d'abandonner le Parti, refuse à son tour car « Tout cela ne [l']intéresse plus. Ou plus exactement. [Il] refuse de s'y intéresser ». Et des 18 autres personnalités de Chaulieu à qui il rend visite, seuls 5 acceptent de s'associer à lui.

Mirambeau ne juge ni Cloots et Egmont enfermés dans leur tour d'ivoire, ni les membres de sa catégorie sociale qui ont refusé cette alliance interclassiste. Il sait que l'union entre ces deux groupes sociaux si dissemblables sera longue... si un jour elle se produit. Et il se souvient de sa propre expérience:

" Quelle indifférence ! " songeait-il. Il se rappelait la sienne, pendant presque toute sa vie, à l'égard sinon des problèmes sociaux, du moins de leur incarnation vivante dans la lutte quotidienne. Il pensait aussi à l'indifférence de la majorité des gens, sinon envers la science, du moins envers les problèmes, les buts suprêmes de la recherche. " Nous nous le rendons bien ! " pensait-il avec ironie - et ce qu'il voulait dire par là restait confus mais lumineux: l'indifférence des uns à l'égard d'un monde d'injustice, celle des autres à l'égard d'un monde d'ignorance, se complétaient mutuellement jusqu'à se confondre dans une sorte d'indifférence générale envers la condition humaine.

Mirambeau est bel et bien le double de Vercors dans cette évocation autobiographique. Il ne peut convaincre son milieu dans l'urgence de cette grève, mais il comprend que la fusion interclassiste de ces deux ilôts sociaux séparés devra ultérieurement être travaillée. La « bataille des idées »  est susceptible de faire advenir cette archipélisation solidaire.

  • Je reprends le concept de « bataille des idées » ou « bataille culturelle » à Antonio Gramsci. Encore un article futur en perspective...

Mirambeau, s'il échoue à établir des ponts entre classe populaire et moyenne bourgeoisie intellectuelle, réunit de l'argent pour soutenir la grève:

Il eut plus de succès que pour son Comité de Vigilance, ayant à s'adresser à moins de prominent persons, à davantage de petites gens

Du moins réussit-il à resserrer les liens entre les membres d'une même classe sociale, travail tout aussi indispensable pour faire émerger et/ou solidifier la conscience de classe.

Lorsqu'il se trouve dans la maison de l'ouvrier (voir l'extrait plus haut dans cette page), Mirambeau réfute un des fondements de la pensée libérale: la fable de l'égalité des chances, la fable du mérite dans une démarche volontariste de chacun:

Je ne suis pas riche, pensait Mirambeau, je ne m'habille pas beaucoup mieux que lui, je ne vis guère dans plus de confort. Mais cette forme justement de misère m'humilie. Elle me concerne directement", pensait-il et il se demandait pourquoi. Il se représentait à la place de cet homme. Les chances égales au départ, pensait-il, quelle blague! Je ne parle pas même des obstacles: l'école quittée trop tôt, l'argent qu'il faut gagner à quatorze ans...Mais tout bonnement du fait que, sauf anomalies rarissimes, l'infrastructure de l'intelligence ne peut simplement pas se former dans les cerveaux d'une rue comme celle-ci. Se former avec plénitude. Quelle perte, nom de Dieu! Combien de petits Mozart... L'espèce humaine peut-elle donc tolérer qu'on la prive de tant d'intelligences mort-nées, de toute cette pensée avortée, étranglée? Et on nous rebat les oreilles avec la liberté de penser! De[s?] crimes contre l'esprit! Comme s'il pouvait y avoir plus grand crime que d'étouffer des millions d'esprit à la naissance! Si j'étais né dans cette maison, j'écouterais en ce moment Pélion en me grattant le crâne, sans très bien comprendre. Je ruminerais sur tout l'argent qu'il faut pour le loyer, le charbon...Quelle dose d'énergie ne faut-il pas à un petit gars comme Albert, à ses copains les plus conscients, pour développer leur cervelle malgré ce handicap, pour en faire un outil plus solide que celles de nos petits crevés de l'université! Mais combien y parviennent? Chez la plupart, c'est le courage et le bon sens qui remplacent comme ça peut les trous de la pensée. Comment peuvent-ils s'en sortir? songeait-il. Absurde d'imaginer qu'ils puissent se tirer d'affaire chacun de son côté. Ils sont des millions dans le monde à y être pris comme papier à mouches. Ils n'y pourront quelque chose que tous ensemble. Les autres le savent bien. Bon sang, pensait Mirambeau, c'est évidemment très joli d'étudier comme je fais les conditions de vie cellulaire - mais pour qui? Pour ces hommes qu'on empêche d'être des hommes, pour ces hommes réduits à l'état de machines à se nourrir? Aide-les d'abord à sortir du bourbier. Aide-les au moins, comme Pélion, à n'y pas être enfoncés plus profond...

La société telle qu'elle est construite, inégalitaire, mutile les capacités de nombreux humains, exploite une classe sociale, rend leurs conditions concrètes d'existence indignes. L'indignation face à cette injustice est la raison première du combat du savant Mirambeau à leurs côtés et de son positionnement à gauche de l'échiquier politique. Vercors fait de la sociologie dans cet extrait, là où la plupart du temps il s'attarde sur l'essence de l'Homme hors des conditions matérielles et qu'il cherche réponse dans les neurosciences. Si sociologie et neurosciences lèvent la fatalité qui pèse sur la condition humaine, la première est plus souvent occultée que la seconde dans l'élaboration de ses concepts.

A propos du conte philosophique Sylva, des correspondants de Vercors demandaient des explications à la formulation « on nous empêche » et ne manquaient pas de trouver que la nature cachée derrière ce « on » mystérieux était anthropomorphisée. Et plus bas dans cette page, l'étude de la dystopie de Cloots revient sur cette main invisible fatale pour l'Homme. Dans l'extrait ci-dessus, l'expression « Pour ces hommes qu'on empêche d'être des hommes » relève de la société des hommes. Elle est concrète, réelle. L'organisation capitaliste de la société n'est pas une fatalité mais un choix. Donc un choix qui n'est pas inéluctable.

Quoique sensible au sort de la classe populaire, Mirambeau fait tout de même partie de la classe dominante. Aussi est-il approché par le Préfet dans le chapitre XXV. Ce représentant de la classe politique, ayant pour rôle de maintenir l'ordre social existant, invite Mirambeau à son bureau, croit le soudoyer en lui faisant miroiter le Prix des Nations. Mirambeau n'est pas dupe, il refuse de parvenir, il tourne le dos à ces faux honneurs. Il saisit évidemment la tactique utilisée par les puissants pour briser l'unité contestataire.

Le Préfet lui rappelle alors qu'il fait partie de la même famille sociale que la sienne:

on n'y échappe pas [...] Ni vous ni moi n'y pouvons rien. Et vous aurez beau faire, vous vous comprendrez mieux avec le plus intraitable des fils Coubez qu'avec le plus honnête de ses ouvriers, avec qui vous voulez faire cause commune, et qui se font eux-mêmes une idée si fausse de leur intérêt.

Le Préfet en appelle à la connivence de classe, à cette conscience de la hiérarchie « naturelle » entre groupes sociaux. Une hiérarchie qu'il ne remet pas en cause, dont il n'explique pas les origines afin de suggérer que « c'est comme ça », « qu'on ne peut rien y faire ». Cette fausse fatalité lui sert à justifier l'échelle sociale inégalitaire, donc la répression contre les ouvriers en grève qui perturbe ce bel ordonnancement. Contre le réel, il fustige leur action contestataire au nom de leur supposé bien.

Mirambeau refusant cette connivence de classe est le modèle de Vercors. Sortir de sa classe sociale, briser les inégalités entre groupes sociaux, c'est activer la conflictualité contre le consensus. Conflictualité comme passage obligé pour Vercors d'une union future entre les hommes débarrassés des classes sociales. Dans son essai Ce que je crois, Vercors déplore l'aveuglement des humains qui, stérilement, se battent entre eux, empêtrés qu'ils sont dans des intérêts de classe, quand il faudrait dépasser ces luttes des classes en gagnant la bataille contre les dominants, dans l'objectif de ne pas perdre de temps dans la quête des découvertes sur la condition humaine et sur l'univers.

Cette vision irénique de l'entente des hommes pour percer les secrets de Dame Nature, regagner le paradis perdu et la réintégration dans la Nature, est compréhensible lorsque l'on connaît bien les théories de Vercors et que l'on se souvient que Sens et  non sens de l'Histoire, avant d'être un essai autonome en 1978, faisait office de préface au Peuple de Jules Michelet dans la collection  « L'Humanité en marche» en 1971. Vercors rejoint Michelet dans la conception d'une  « histoire-résurrection ». Il croit en un puissant élan vital vers un avenir de justice, de liberté et de progrès. C'est en germe dans ses théories, comme dans celles de Zola. Colères représente bien en partie un Germinal des temps modernes.

Roman militant ou roman politique?

Colères se classe dans la catégorie du roman militant. Situation, personnages et structure sont manichéens. « Les personnages sont tout d'un bloc, explique l'article de la revue, soit du côté de l'Etat et de ses sbires, soit du côté [...] des défavorisés ». L'esthétique est binaire, donc schématique et simplificatrice. Vercors veut démontrer une thèse - il faut aider les plus démunis à renverser le système qui opprime, ce qui comble l'envie viscérale de justice sociale entre humains et ce qui permettrait dans un second temps de faire fonctionner tous les cerveaux dans le seul sens de la recherche des vérités du monde. L'article insiste:

Ils sont, avant d'être des personnages ancrés dans une situation sociale, psychologique et géographique, le réceptacle d'un discours politique organisé qui doit servir la démonstration du livre.

Vercors échoue à restituer la complexité du monde et des humains dans ce roman. Il le dit d'ailleurs dans sa correspondance, comme nous l'avons vu plus haut dans cette page. Il le dit aussi dans son roman même dans une mise en abyme prise en charge par le personnage de Cloots:

Je ne m'en mêle pas, parce que je ne sais pas ce qu'il a fait ou non. V'comprenez, Anabiosis, j'écris ce que je veux. Je peux simplifier, en noir et blanc. Les bons, les mauvais. Mais dans la vie c'est autrement. Personne n'est tout à fait bon ni tout à fait mauvais. Il y a les intentions. [...] des hommes comme nous, v'comprenez, comme vous et moi, nous n'avons pas les moyens d'y voir clair. Nous ne devrions jamais nous mêler de ces choses-là.

Les personnages de Colères sont dans l'ensemble plutôt schématiques, et ce propos de Cloots semble avouer en creux cet échec narratif. Les ouvriers sont décrits de l'extérieur puisque Vercors ne s'aventure pas dans la « calotte crânienne » de ceux d'un milieu qu'il ne côtoie pas, donc qu'il ne connaît pas. C'est honnête, mais cela pousse à la caricature. Sa thèse étant de défendre ces gens exploités, il nous pousse à ressentir de la pitié pour eux. La littérature a souvent du mal à entrer dans ce milieu social au-delà de ce manichéisme, c'est-à-dire au-delà de la pitié ou du mépris. Au fond, pitié et mépris sont  2 faces d'une même problématique. Peindre des gentils pauvres ou des pauvres méprisables aux multiples vices, c'est oublier le réel de la complexité humaine.

De même, les patrons sont schématiques. Ils sont éclairés de l'extérieur pour les mêmes motifs que précédemment. Ils sont le pendant négatif des ouvriers. C'est dans cette différence que Colères et Germinal se distinguent. Zola réussit en effet à mettre en scène des mineurs et des bourgeois nuancés, capables de grandeur comme de veuleries.

Mirambeau  est moins caricatural. On entre dans son intériorité. Si l'on revient à la mise en abyme du discours de Cloots, Vercors avoue son échec narratif par la difficulté à rendre la complexité du réel à cause de son positionnement social. Toutefois, il désapprouve Cloots et se range du côté de son porte-parole Mirambeau par sa conviction - mise en acte dans le roman et dans l'existence de Vercors - de défendre la classe laborieuse et de relier les deux ilôts sociaux dans un acte de résistance.

Quoique plus nuancé, Mirambeau reste une coquille idéologique. Il n'a pas de défaut, il est la sagesse même. Détail signifiant: il n'a pas de vie privée. Dans la prose de Vercors en général, le personnage de combat est un être pur, dénué de cette réalité du quotidien. Dénué en particulier d'une vie amoureuse. La maîtresse de Mirambeau, c'est son laboratoire. Il dédie sa vie à la recherche. C'est un cerveau, une conscience. Il est intéressant de noter que les deux seules histoires amoureuses du roman se séparent entre pur et impur. Pélion et la jeune Pascale s'aiment sentimentalement. Une promesse de mariage émerge à la fin du récit: aucune vie sexuelle avant, aucun récit de vie sexuelle après. A l'inverse, Egmont et Olga ont vécu ensemble avant l'ouverture du roman et, lors de la narration, reprennent moins une vie commune qu'une vie sexuelle décrite comme malsaine. Ainsi, l'orientation idéologique de Vercors se glisse même dans ce détail: d'accord avec Pélion le résistant solidaire, il valide son couple par le symbole de la pureté; pas d'accord avec Egmont le résistant solitaire (voir plus bas la troisième ire), il stigmatise son couple par le symbole de l' impureté. Doit-on s'étonner de cette binarité? Pas lorsqu'on sait que la dualité est le nœud de ses théories: passions / raison ; corps / esprit ; nature / culture... Concepts auxquels Vercors greffa une morale duale et duelle: le pur et le Bien des premiers, l'impur et le Mal des seconds. Quand ses interlocuteurs le poussaient dans ses retranchements, il suggérait lui-même que c'était plus compliqué que cela, il se défendait de tout schématisme. Pourtant la dualité est sa marque de fabrique. Jean Bruller et Vercors sont moins duels qu'il ne le mettait en scène dans ses discours.

Dans les années 70, Vercors quitta le roman militant au profit du roman politique. Des personnages de  Quota ou les Pléthoriens et de Comme un frère sont bien plus ambivalents, plus réels donc.

Deuxième ire: un Discours de la servitude volontaire?

« J'écris Paludes »

En croisant avec les autres histoires, Vercors raconte l'évolution du personnage de Cloots, professeur de latin et écrivain. Quoique moins présent que les autres personnages, il s'insère dans le dispositif des colères, plus précisément dans la partie littéraire et engagée de la révolte.

Quoique plus secondaire donc, ce personnage est important. Son récit Anabiosis donne son nom à la première partie de Colères, et nous apprenons que Vercors avait penser à ce titre pour l'ensemble du roman (voir sa lettre au début de cette page du site).

Cloots apparaît surtout dans la première partie: il est l'un des premiers personnages du chapitre I. Il est venu voir un patient mourant. Il se trouve déjà dans la chambre de l'hôpital quand Egmont fait son apparition. Commencer la première partie de ce roman par la quasi-mort de cet ami scientifique met en abyme autant le contenu du récit que Cloots invente que l'expérience qu'Egmont va entamer. La rencontre entre Cloots et Egmont les conduit à s'installer dans une brasserie pour que le premier évoque l'histoire qu'il est en train d'inventer. C'est l'occasion habituelle pour Vercors de planter le décor de la brasserie en décrivant l'estampe « Projets d'avenir, ou la vie en rose » de La Danse des vivants.

Cette scène est la plus longue. Ensuite, Cloots n'apparaît plus que sporadiquement. On apprend ainsi au détour de ses brèves résurgences qu'il est connu d'Olga, de Mirambeau, de Pélion et de Pascale (dont il a été le professeur).

Dans la deuxième partie, il rend visite à Egmont qui s'est brûlé les pieds lors de l'incendie de sa maison. Cloots dévoile d'autres éléments de son histoire et apprend à Egmont qu'il est sur le point de mourir. Dans la troisième et dernière partie, c'est Mirambeau qui le surprend chez lui en train de rédiger son récit. Cloots refuse d'aider la lutte sociale et se réfugie dans sa tour d'ivoire littéraire. La scène se déroule sur 2 pages, et le personnage de Cloots disparaît définitivement de la narration.

Le récit de Cloots et le roman Colères de Vercors qui accueille ce récit sont donc bien des calques de Paludes. Gide mit en abyme un personnage qui veut écrire un récit. « J'écris Paludes », déclare Cloots à Egmont. Vercors fait un parallèle symbolique avec son roman de 1956. Et je rappelle qu'il alla jusqu'à baptiser l'un de ses bateaux du nom du roman de Gide, en hommage à cet écrivain qu'il admirait.

Anabiosis ou la dystopie de la condition humaine

Dès la première partie du roman, Cloots dévoile à Egmont le scénario de son récit Anabiosis. Son objectif tient dans l'espoir de lever l'« indifférence effrayante » des humains face à leur sort. Cloots veut écrire "une histoire de gens qui s'accommodent, qui vivent et meurent sans s'« étonner ». Aussi cherche-t-il à réveiller les gens, à leur faire prendre conscience, par le biais de la littérature, de leur ignorance atavique afin qu'ils se révoltent.  

Cloots imagine une île comme microcosme de la condition humaine sur terre. Etrangement, les humains sur l'île ne viendraient pas de ce lieu, ce qui pourrait être une référence littéraire à L'Île du docteur Moreau de H.G Wells. Du côté de la référence philosophique, il convient de penser à Platon et à son fameux mythe de la caverne (des prisonniers du monde sensible dont certains sont libérés et accèdent au monde intelligible pour ne plus spéculer sur des ombres mais pour voir la Vérité du monde). Voici un large extrait de cet univers inventé par Cloots:

Mais pas du tout une île déserte. Au contraire. Une île plutôt surpeuplée. En fait, c'est un camp de concentration. V'comprenez? Un camp de la mort lente. [...]

 Les gens croient qu'ils y naissent. Mais il s'y réveillent. V' comprenez? A force de recoupements, de fouiner dans les documents, j'ai découvert qu'il est probable qu'ils y sont importés de force d'un continent inconnu, immense et lointain. Quelques-uns sur l'île s'en doutent aussi. Mais c'est invérifiable.

- Les gens ne s'en souviennent pas?

- Non. La première chose à l'entrée du camp, c'est un coup de bistouri au niveau de la nième circonvolution, celle de la mémoire. V' Comprenez? Amnésie complète. Il faut tout rapprendre: à parler, à lire.

- Qui donne le coup de bistouri?

- On ne sait pas. Probablement les Jungfrau - les jeunes filles. Le camp est gardé par des jeunes filles, d'ailleurs adorables, exquises à regarder. C'est pourquoi les gens refusent de se croire dans un camp. Pour dire mieux, ils n'en ont pas idée. V' comprenez, ils ne savent ni qu'ils sont prisonniers, ni qu'une autre vie est possible. C'est ce qui rend leur condition tellement mystérieuse. Bien qu'elle leur semble aussi toute naturelle, v' comprenez, puisque depuis des centaines de générations c'est la seule qu'ils aient connue. Il n'en imaginent, ils n'en peuvent pas imaginer une autre. Ce qui rend Buchenwald intolérable, c'est que les détenus n'y étaient pas nés. S'ils s'y étaient trouvés de père en fils depuis vingt-cinq mille ans, ils s'y seraient faits, comme nous tous sur terre: "Que voulez-vous, c'est la condition humaine..." [...]

[Les jungfrau] sont belles. V' comprenez, si nos jardins, nos paysages ressemblaient aux déserts gelés du Labrador, si nos arbres, au lieu de cerisiers en fleurs, étaient en fil de fer barbelé, nos prairies, nos collines en vieux carton bitumé, nous regarderions la nature d'un autre oeil, non? Et du même coup notre condition sur cette planète. [...]

[Les jungfrau] sont d'une cruauté inouïe [...]. Pourtant on les adore. On vit dans la terreur mais on les adore. Peut-être parce que leur cruauté ne se voit pas [...]. Et puis on ne peut pas se passer d'elles. Elles ont tout: les vivres, les matériaux. Sans elles, le camp crèverait sur place. [...]. Mourez de faim à leurs pieds, ou du typhus, elles ne lèveront pas le petit doigt. Mais fracturez leur placard pour y chiper les conserves ou du sérum, elles ne font rien de plus pour l'empêcher. Elles se contentent de les regarnir, sans se lasser. [...]

Elles ne vous voient même pas: personne n'a jamais pu rencontrer leur regard. Au reste, complètement sourdes et muettes. Aucune communication possible. [...]

Dès l'arrivée, on pique tous les détenus: aux reins, à la prostate, ou à l'aorte, ou ailleurs. V' comprenez? Ils portent ainsi dès l'entrée leur mort avec eux. Mais ils ne savent pas où. Pour eux, ça reste une loterie, le hasard. Simplement ils savent qu'ils ont cinq ou six ans à vivre, tout au plus, et puis leur organe piqué les lâchera, dans d'horribles douleurs, et qu'ils trépasseront. [...]

Eux se trouvent très contents, mes Anabiosiens, d'avoir six ans à vivre. V' comprenez, six ans, on a le temps de voir venir. Pensez qu'autrefois, avant d'avoir enfin déniché dans les placards les fioles d'antibiotiques, la moyenne sur Anabiosis était de trois ans à peine. D'ailleurs il y a des durs à cuire qui vont jusqu'à huit ans, même dix ans. Ce sont les décennaires. On les fête, on en parle dans les journaux. Et ça fait espérer qu'avec les progrès de la médecine on pourrait normalement vivre aussi vieux. V' comprenez? Certains prétendent que rien n'empêcherait de vivre jusqu'à quinze ans, vingt ans. Mais on en rit comme d'une utopie. [...]

- Quand même, pourquoi les tue-t-on si tôt?

- A cause des jeunes. [...] C'est comme ça qu'on appelle les nouvelles recrues. V' comprenez, il fallait choisir. C'est une question d'administration. Le camp n'est pas extensible. Donc ou bien l'on garde les mêmes, mais alors on ne les remplace pas, v' comprenez, où mettrait-on les recrues? Ou bien on en importe tous les ans, de ces recrues, mais alors il faut liquider les autres. Pour toutes sortes de raisons, le renouvellement a paru préférable. [...]"

J'ai déjà étudié ce passage dans ma page consacrée au transhumanisme. Dans cette fable symbolique, l'immortalité a été refusée à l'homme par une Nature hostile et impavide, alors qu'elle serait possible. La nature programme le cerveau de l'homme afin qu'il ne sache pas, dixit Vercors. Elle en fait donc un homme diminué - puisque toutes les potentialités du cerveau ne sont pas actualisées -, et un homme adapté à ses volontés. L'homme souffre de cette existence, mais ne se pose pas de questions, ou si peu. Il s'est adapté à ce conditionnement. Pourtant, certains se réveillent de leur léthargie et s'interrogent. Cette interrogation, base de la spécificité humaine pour Vercors, se transforme en révolte. Cette sédition se décline en recherches scientifiques (comme Mirambeau) ou en recherches littéraires et philosophiques (comme Cloots).

Conscient désormais de ce conditionnement, certains hommes - mais trop peu - tentent de battre en brèche la volonté de cette entité supérieure en perçant les mystères du cerveau pour le reprogrammer, pour contourner ce fameux coup de bistouri dont parle Cloots dans sa dystopie. Ces recherches technoscientifiques, espérait Vercors, déboucheraient sur l'avènement d'un "ultra humain" en guide de réponse insurrectionnelle contre la Nature anthropomorphisée.

Allons plus loin: des éléments de cette dystopie rappellent le Discours de la servitude volontaire de La Boétie. Ce dernier écrivit cet essai entre 16 et 20 ans, au moment des révoltes contre la gabelle en 1545 à Périgueux, mais seulement en août 1548 à Bordeaux. En 1545, Bordeaux connaissait la peste (On ne se révolte pas en temps d'épidémie, à cette époque comme aux époques modernes!). Le jeune penseur fit une critique radicale des théories sur la soumission. Traditionnellement, ces thèses évoquent le tyran cherchant les moyens et les méthodes pour asservir le peuple. Pour La Boétie, c'est le peuple qui se dépossède de son pouvoir et qui se prive lui-même de sa propre liberté. Le pouvoir d'un tyran n'est donc pas la responsabilité du tyran qui l'exerce, mais celle de ceux qui lui obéissent.

A l'origine, il existe une raison objective de renoncer à son autonomie et à sa liberté. Puis quand disparaissent ces raisons, le peuple obéit toujours. Ce dernier ne se souvient plus de cette liberté perdue. Un système social et idéologique agit d'ailleurs en ce sens pour perpétuer cette domination:

  • la tradition
  • le pain et les jeux
  • la distribution des médailles et des tableaux d'honneur

Or, nous retrouvons dans la dystopie de Cloots tous ces éléments-clés qui expliquent la servitude volontaire: la perte de mémoire de la liberté originelle est symbolisée par le coup de bistouri; la coutume est représentée par cette condition qui est perçue comme naturelle parce que pour ces « centaines de générations c'est la seule qu'ils aient connue ». Le pain et les jeux sont remplacés dans ce récit par ces beaux paysages qui font diversion et par ces vivres à profusion offerts par une nature généreuse. Et si récompenses et faux honneurs sont surtout visibles dans La Danse des vivants, ils sont discrètement évoqués ici avec ces vieux acclamés pour leur longévité inhabituelle.

La Boétie n'oublie pas de signaler que les tyrans sont grandement aidés par toute une chaîne de gens. Dans la dystopie de Cloots, ces chiens de garde sont représentés par les Jungfrau cruelles. Celles-ci sont elles-mêmes aidées. Plus loin dans le récit en effet, Cloots parle également de tous ces humains méchants envers leurs prochains qui valident cette pyramide du pouvoir.

Ainsi, une minorité soumet la majorité. Le tyran - la Nature dans la dystopie - malmène ses inférieurs directs - les Jungfrau - qui, à leur tour, se montrent violents avec leurs inférieurs - les humains -, etc. Le peuple conditionné et aveuglé s'en prend davantage à son entourage direct qu'au tyran lui-même.

Or, pourquoi s'asservir à un maître qui martyrise? Les humains sont nés dans la servitude. Ce qui paraît naturel est en réalité ce à quoi on nous accoutume dès l'enfance. Les hommes nés sous le joug se contente de vivre ainsi, dit La Boétie et poursuit Vercors sous la plume de Cloots.

L'accès à la liberté retrouvée repose sur le refus de servir. La résistance prend naissance dans la prise de conscience, dit La Boétie et abonde Vercors puisque son système philosophique repose tout entier sur l'interrogation. Pour La Boétie, le salut vient des gens bien nés - ceux qui ont gardé le souvenir de la liberté originelle et sont sensés l'apprendre à leurs contemporains. Vercors ne pense pas autrement en donnant un rôle primordial à la bourgeoisie intellectuelle dans le processus d'émancipation des hommes.

Limites et archipélisation

Le Discours de la servitude volontaire relève de la philosophie politique. Il repose sur les conditions concrètes d'existence (aussi bien matérielles que relationnelles). La dystopie de Cloots est plus problématique dans la mesure où elle n'est pas assimilable à la philosophie politique ou à la réflexion sociologique. Sa dystopie est idéaliste dans son fondement même avec ce tyran incarné par une Nature divinisée et anthropomorphisée. Elle est donc de ce fait limitée dans sa portée politique. Elle ne l'est pas dans la structure narrative du roman étant donné que cette dystopie forme le pendant littéraire de l'ilôt scientifique représenté par Mirambeau et Egmont.

Quoique rivé essentiellement à cette fable du monde, Vercors souhaitait dans ce roman archipéliser les combats. Pour préserver sa pureté intérieure, Cloots ne se mêle pas du combat des ouvriers. Vercors engagé désapprouve son personnage. C'est pourquoi il tente de relier cette dystopie au combat social. C'est ponctuel, mais cela a le mérite d'exister sous sa plume. Sans surprise, c'est Mirambeau qui se charge de ce lien:

- Preuve que dans les rapports du patron et de l'ouvrier, l'argent est d'abord un prétexte.

[...]

Je voulais dire que c'est d'abord un prétexte à domination: la misère facilité la tyrannie. C'est une méthode de gouvernement.

- C'était, corrigea Pélion.

- Justement. On commence à comprendre qu'elle est devenue dangereuse. C'est ce qui est inquiétant.

C'est par cet extrait que l'on perçoit également les limites des solutions prônées par La Boétie (et des intellectuels contemporains qui répètent cette solution sans en déceler la limite). Il faut cesser d'obéir au tyran. Il ne faut plus consentir à sa servitude volontaire. Certes. Allons dire alors à l'ouvrier de retrouver sa liberté en ne consentant plus à travailler. Quelles sont les suites concrètes? Le chômage, la misère encore plus grande, la faim, etc., parce que le lien de subordination est structurel. Si on élargit l'horizon, de nombreux individus qui ne consentent pas au capitalisme restent toutefois immergés dans un consentement contraint à ce fait social total. Une addition de gens qui décident individuellement de ne plus se soumettre, cela ne rappelle-t-il pas la fable volontariste libérale?

  • Allez lire cet article: le sujet traité est contemporain, mais dans le fond et surtout dans le bas de la page à partir de « Subordination hiérarchique et subordination sociale » il permet bien de circonscrire les failles du raisonnement de l'insoumission volontaire.

Dans la dystopie de Cloots, il n'est nullement question de la peur qui fait abdiquer sa liberté au profit de la sécurité, donc de la docilité à l'autre. C'est ce que fait un petit enfant qui a besoin de l'adulte pour survivre, même si hélas dans certains cas l'adulte est dysfonctionnel et violent avec lui. Cette abdication de la liberté au profit de la sécurité est gravée dès l'enfance, ce qui conditionne l'évolution vers l'âge adulte. Dans des sociétés données, la peur est une des stratégies adoptées pour soumettre la majorité à un ordre établi. Dans cette page, je n'irai pas plus loin puisque la dystopie élude ce point, mais c'est une question ô combien d'actualité dont vous pouvez avoir déjà un aperçu avec ce très bon entretien.

« L'alliage incandescent »

  • L'alliage incandescent vient du philosophe Baptiste Morizot qu'évoque Alain Damasio dans cette vidéo sur l'indispensable réseautage entre concept, affect et percept.

Cloots demande son avis à Egmont parce qu'il craint la dimension trop symbolique de son récit dystopique. Par la raison, il n'arrive pas à partager avec son entourage sa théorie de l'indifférence des humains face à l'ignorance de cette condition humaine contrainte. Aussi espère-t-il, en passant par la littérature, toucher sa cible. Il met ses concepts philosophiques en actes littéraires, comme Vercors le fit. J'avais déjà écrit que la littérature de Vercors détruisait ses concepts philosophiques (à cette page et à celle-ci).

Notre penseur dualiste  donnait la primeur à la raison dans sa théorie quand sa littérature relevait des émotions, des passions. Selon Hume, malgré les ressources de la raison, on ne peut contrer une affection que par une autre affection. C'est ce qu’expliquait le philosophe Gunther Anders en écrivant que : « La première tâche qui incombe au rationalisme, c’est de ne se faire aucune illusion sur la force de la raison, sur sa force de conviction ». Spinoza affirmait la même chose à travers sa formule selon laquelle « il n’y a pas de force intrinsèque de l’idée vraie ». Vercors, pourtant, bâtit sa théorie culturaliste sur l'appel à la raison contre les émotions/Passions. Or, il contredit sa théorie lorsqu'il dit, entre autres, que le théâtre avait une force de frappe émotionnelle bien plus immense que la raison (au moment où il montait la mise en scène de Zoo ou l'assassin philanthrope). La scène doit procurer un choc, de nature bien plus puissante que la raison.

Dans Colères donc, Cloots a toute sa place parce qu'il parie sur les émotions des lecteurs de sa dystopie. Celle-ci reste inachevée à la fin du roman, mais n'oublions pas sa mise en abyme avec le roman tout entier dans un cycle spéculaire. Et l'archipélisation entre les trois ilôts de résistance tente ce pari. Colères est un roman trop à thèse, Vercors avait conscience de son caractère trop démonstratif. Retenons que cette dystopie inachevée trouva son expression aboutie - l'archipélisation en moins, et toujours chez Vercors au détriment du combat social - avec le récit Le Commandant du Prométhée.

Et ce dernier récit de 1991 et la dystopie de Cloots illustrent la troisième ire de Colères.

Troisième ire: du Mythe de Sisyphe à L'Homme révolté?

Assurément, c'est cette troisième ire qui est prépondérante dans l'espace du roman Colères et dans l'esprit de Vercors. Vient ensuite la première ire étudiée - celle de l'ilôt social -, enfin la deuxième ire - celle de la dystopie de Cloots. Toutefois, même si cette dystopie reste inachevée puisque le personnage de Cloots disparaît de l'espace littéraire, elle est relayée par le roman tout entier, grâce à la mise en abyme.

Cette troisième ire qui se dirige dans deux directions concerne les scientifiques:

  • Mirambeau, scientifique de renom, membre de l'Institut, suit la voie traditionnelle, celle de la recherche fondamentale dans un laboratoire. Il est accompagné de Dutouvet et de Burgeaud dans cette fonction socialement acceptée.
  • Egmont, anciennement docteur Daniel Roux, ayant abandonné le métier pour être écrivain, ayant renoncé au combat social en quittant le Parti un an plus tôt, emprunte une voie pour le moins originale: une « occidentalisation du yoga » (Lettre du médecin Pierre Jourdan à Vercors, 3 septembre 1956). La gynécologue Olga, son ancienne compagne, navigue entre les deux voies. D'abord incrédule face à l'expérience d'Egmont, elle accepte progressivement de le suivre dans cette voie moins conventionnelle. Elle discute avec les autres scientifiques, tente d'archipéliser les deux directions, avant de se rallier à la science institutionnelle pour sauver Egmont.

Des poulets et des hommes

Examinons d'abord la voie traditionnelle de Mirambeau et de ses confrères.

Après le prologue et dès la première page du chapitre I, Egmont qui va rendre visite à un ami moribond, pense au cœur de poulet que Mirambeau maintient vivant dans un bocal depuis 5 ans, pendant qu'un autre, en Amérique, a déjà 25 ans. Mirambeau et ses confrères du laboratoire travaillent donc sur la possibilité de l'immortalité du vivant.

Egmont lui rend visite après que Cloots lui a raconté pour sa dystopie que les cellules vieillissent « exprès » et, de ce fait, conduisent l'homme à la mort. Cette rencontre est l'occasion d'une leçon sur les recherches du scientifique. Au cours de la narration, Vercors déroule deux autres moments de ce genre: Olga parle longuement avec le neurologue Burgeaud au sujet du rôle et du fonctionnement de l'encéphale humain, et elle (se) demande si, au-delà de ce que la science a découvert, il n'existerait pas une conscience cellulaire autonome qu'Egmont est justement en train d'expérimenter.

Ces leçons sont habituelles sous la plume de Vercors quand on se souvient de Sibyl la paléontologue dans Les Animaux dénaturés et du père de Dorothy, médecin dans Sylva, expliquant tous deux aux personnages principaux l'actualité de la science. Vecors lui-même s'informait régulièrement de ces avancées auprès de ses amis scientifiques, ainsi que dans la presse spécialisée. Les noms de scientifiques et de leurs théories dans Colères sont là pour asseoir son propos sur une base qu'il souhaitait irréfutable.

Sur une dizaine de pages donc, Mirambeau confirme à Egmont ce que Cloots s'ingéniait à lui faire comprendre: le vieillissement surviendrait de manière volontaire par le biais d'un ADN messager. Mirambeau tente de décrypter ce mystère naturel pour, progressivement, le déjouer. Ainsi, « le simple fait d'être un médecin, c'est déjà une révolte. Au fond, chaque geste d'un médecin est un blasphème ».

Le terme de « blasphème » est religieux. La science, pour Vercors mais aussi pour Egmont dans le chapitre I, se dresse contre la résignation religieuse, contre l'acceptation du sort injuste de la condition humaine. Ce terme est également un signe de la divinisation de la Nature hostile aux hommes et combattante contre ces séditieux. La dystopie de Cloots et les propos d'Egmont déroulent tout un lexique lié à la guerre, au nazisme qui s'est ingénié à détruire la dignité de l'homme et à le ravaler au rang de bête. Cette analogie n'est pas le fruit du hasard chez Vercors qui distingue l'homme de l'animal et pense que « l'honneur de l'homme, c'est ce courage [de lutter] sans récompense, c'est de vivre sans connaître encore sa raison de vivre» (Colères). On comprend dès lors l'entrecroisement des deux thèmes dans La puissance du jour - retrouver sa dignité après les camps d'extermination et l'opération du cerveau . Tout comme on comprend dans Colères les liens établis entre la science omniprésente et la Seconde Guerre mondiale.

Dans ma page sur le transhumanisme, j'avais évoqué le fait que Vercors énonce alors un apparent paradoxe: le cœur de la recherche médicale repose sur la quête de l'immortalité humaine, même si l'avènement de cette immortalité n'est pas souhaitable:

Il est hors de question que la médecine et la chirurgie puissent nous rendre éternels, réduire notre mortalité à zéro. C’est pourtant dans l’étude raisonnée de cette hypothèse que gît le fondement éthique de la Chirurgie (Lettre de Vercors à Pierre Jourdan  datée du 10 octobre 1954).

Plutôt que de développer le contenu du roman, je vous livre l'une de ses nombreuses discussions épistolaires autour de la question qui le passionnait. Voici deux lettres de Vercors au Docteur Claudine Escoffier-Lambiotte:

Le 4 Octobre 1967 

Docteur,

C’est toujours avec un vif intérêt que je suis vos articles dans Le Monde, et j’ai lu les derniers avec une attention mêlée de mélancolie, ayant atteint moi-même l’âge de la retraite…

Mais une fois de plus je suis surpris de trouver absente, dans la revue des théories sur les causes du vieillissement, celle qui depuis bien des années ma parait l’évidence même.

Il est évident qu’une espèce vivante n’a, pour s’étendre, qu’un seul moyen : c’est que ses individus se reproduisent. Sur des millions d’années, si les produits-reproducteurs étaient pratiquement immortels, cette multiplication en progression géométrique eût envahi la surface terrestre. Il était donc indispensable que les individus disparussent : place aux jeunes ! D’où la nécessité de la mort. D’où, inscrite génétiquement, la durée moyenne de la vie. Mais comment s’y prendre sinon en « prévenant » le moment venu les cellules, les organes par « messagers » (hormones, ADN, enzymes ?) qu’elles ont à ralentir, puis à cesser leur métabolisme ? Les expériences sur la théorie d’Orgel dont vous parlez, mais qu’on semble attribuer seulement à des « défaillances », me paraissent prouver au contraire que celles-ci ne sont pas fortuites, mais voulues par l’espèce. Comment se fait-il qu’on ne franchit pas ce pas ? Il me semble qu’il serait fructueux de diriger les recherches vers le centre de décision, la nature des « messagers » et des messages, et les moyens de les retarder. L’existence de ce processus m’apparaît d’autant plus certaine (nécessaire) que le vieillissement et la mort ont leurs horaires précisément déterminés avec de grandes variations selon les différentes espèces (la souris, la tortue).

Le cancer ne me paraît qu’un des moyens employés par l’espèce pour supprimer l’individu.

Si nous sommes attentifs, ne pouvons-nous observer sur nous-mêmes la période où se produit le « basculement », vers la trente-cinquième année ? Je l’ai éprouvé, pour ma part, ce basculement, comme une sensation très forte : mon être psycho-somatique (comme tous les être jeunes) se sentait immortel jusque-là, et ne pouvait « croire » à sa disparition future. Puis, brusquement, il s’est senti au contraire voué à une mort déjà profondément présente – sans que rien dans ma santé ni ma psychologie pût justifier cette sensation, les premières atteintes de la sénescence se sont manifestées bien plus tard. Mais, depuis cet âge-là, je me sens profiter de mon « rab ».

J’ai développé quelque peu ces idées, il y a une douzaine d’années déjà, dans mon roman Colères, y prévoyant l’existence de cet « ADN messager » qui depuis a fait fortune.

Veuillez excuser cette trop longue lettre et croire au meilleur souvenir de

                                                                                                                                         VERCORS

Paris, le 27 Octobre 1967 

Docteur et chère amie,

Nécessité, hasard, finalité, il y a beaucoup à dire sur ces notions ! Le hasard seul ?hum…Nécessité dans le hasard ? Le hasard peut-il contenir du nécessaire ? J’hypothèquerais plutôt une « tendance organisatrice » des grains d’énergie, une sorte de tandem énergie-latence dont le deuxième terme, dans certaines conditions de température, hygrométrie, lumière etc…s’actualise mécaniquement (sans finalité ni même direction) en architectures que nous disons « vivantes ».

Il n’y a en tous cas, je crois, aucune trace de finalisme dans la notion d’une Mort « nécessaire ». A moins que la constatation que « le caractère de la vie est qu’elle tend à se perpétuer » soit déjà tenue pour du finalisme…Or si une espèce tend à se perpétuer, ce ne peut être que par reproduction : statistiquement en effet une espèce d’individus « éternels » non reproductibles serait voué (par les seuls accidents externes) à une prompte disparition ; mais inversement s’il y avait reproduction sans mort des reproducteurs, il y aurait actuellement sur la planète, depuis les cinq ou dix mille siècles que notre espèce existe, quelque huit cent mille milliards d’êtres humains…Je crois qu’on peut conclure que la disparition individuelle doit donc être nécessairement présente dans le bagage génétique de l’organisme au même titre que la reproduction, la croissance, la puberté, la maturité – puis (j’ajoute) le déclin. Le fait même qu’il n’existe pas à proprement parler de mort biologique est en faveur de ce point de vue : en dehors des accidents externes, seule la décrépitude des tissus peut provoquer, passé l’âge reproductif, la disparition des individus par accident interne.

Si l’on accuse de finalisme cette notion de déclin génétiquement inscrit, il faut aussi considérer comme finaliste la même notion dans la croissance et son arrêt. Pour moi, l’ensemble du phénomène répond à une seule et même nécessité : naître, se développer, se reproduire et disparaître.

Nous nous réjouissons de vous revoir bientôt et ma femme se joint à moi pour vous adresser notre meilleur souvenir,

                                                                         VERCORS

Les raisons de la colère

Si Mirambeau choisit la voie de la science expérimentale et la recherche fondamentale, Egmont s'éloigne du consensus et choisit une voie originale.  La raison et la réflexion, outils utilisés par les scientifiques, sont, au goût d'Egmont, trop lentes pour comprendre l'organisme. Son expérience court-circuite la raison au profit d'une démarche exploratoire directe avec l'organisme.

Cet ancien médecin devenu poète traîne son ennui dès le début du récit. Fatigué de vivre, il ne combat plus, se laisse porter par les événements. Cet ancien militant du PCF ne prend pas part à la manifestation des ouvriers qui passe sous ses yeux, alors que Mirambeau le quitte pour rejoindre ce combat social. Un dramatique incendie précipite son destin: apprenant la mort imminente de Cloots au moment de sa convalescence, brûlé aux pieds au point que les médecins lui parlent d'amputation, Egmont se décide à utiliser les exercices de yoga pour aller explorer ce corps que son esprit ne connait pas. Il met en pratique ce que Cloots théorise. Il s'interroge, veut savoir et retrouve par là même une forme de combat.

C'est la partie la plus imposante que Vercors ait écrite dans ce roman, la partie qui l'inspire le plus autant idéologiquement que littérairement. Et pourtant, c'est cette ire qu'il désapprouve le plus, car c'est une « révolte à l'état pur » pour un salut individuel. Contrairement à Egmont qui croit que « l'acte individuel peut l'emporter sur l'action de masse », Vercors milita pour une lutte commune, solidaire, idéalement dans une archipélisation des combats que ce roman exalte, du moins interroge si la mise en place n'est pas effective.

Suspension of disbelief

Suspension of disbelief ou « suspension de l’incrédulité »... Le temps de cette fiction inventée par Vercors, le lecteur doit accepter l'étonnante expérience d'Egmont en faisant taire son esprit rationnel. A quoi cela sert-il dans le dispositif narratif et expérimental?

Mais l’aventure d’Egmont n’est en rien une expérience personnelle, ni celle de quelqu’un que j’aurais connu. Elle est toute inventée. Est-elle possible ? Je n’en sais rien. L’essentiel était de dire ce qu’il en serait si jamais elle l’était. De montrer la situation tragique de la fonction cérébrale dans le corps humain (Lettre à Brigitte Oger, 16 juin 1981)

Par l'esprit, Egmont explore son corps, toujours plus loin, toujours plus longtemps et c'est l'occasion pour Vercors de proposer des descriptions du phénomène.

Le Bateau ivre

L'exploration de son corps par Egmont offre au lecteur de belles plongées rimbaldiennes. De manière répétée, Egmont parcourt des paysages hallucinés et oniriques dans un voyage initiatique entre navigation et aventure équatoriale.

Navigation car n'oublions pas que la mer est une obsession majeure chez Vercors.

Aventure équatoriale par le rappel d'Au coeur des ténèbres de Joseph Conrad, longtemps écrivain préféré de Jean Bruller, de ses illustrations des livres de jeunesse comme Pif et Paf chez les cannibales, Loulou chez les nègres, des chapitres africains du Mariage de Monsieur Lakonik et de Baba-Diène et Morceau-de-Sucre.

Dans l'ivresse de cette recherche organique où la pensée doit démissionner, il a « pu enfin prendre part au combat ». Rapidement, il est épié, traqué par cet organisme qui se ne laisse pas arracher ses secrets sans lutte.

Voici des extraits de ses descentes dans son corps:

Mon rêve [...] ressemble [...] plutôt à du Chirico, revu par Salvador Dali. J'étais au bord de l'eau. Une rivière tumultueuse, qui charriait des chevaux morts. Des centaines. Ils s'entassaient sur les rives. Si bien que les rives s'écroulaient, peu à peu. Et l'eau emportait tout. Il régnait une odeur de charogne absolument abominable.

[...] j'essayais de trouver un sentier pour échapper à ce spectacle, à cette odeur, mais ça n'en finissait pas, la plaine était couverte de ces charognes et de fumée, les charges de cavalerie s'y déployaient furieusement dans la poussière. C'était une mêlée atroce. Je restais caché derrière un mur en ruine, essouflé et tremblant, et la peur m'a lentement réveillé. Dans le demi-sommeil, je reconnaissais parfaitement le champ de bataille: c'était le pouce de mon pied droit.

Plus tard, après avoir découvert des palétuviers sur son passage, lorsqu'il réussit à franchir ce qu'il appelle « la douane », c'est-à-dire les obstacles sur son chemin pour l'empêcher d'avancer vers des illuminations toute rimbaldiennes:

J'ai vu, j'ai partagé tant de choses...Parfois un éclair miroitait sur une vision éphémère: " Un ermitage ! " s'écriait-il soudain d'une voix sourde. Des cavernes creusées dans la montagne...des roches cristallines, tapissées d'une mousse frémissante, ondulante...On vient, soufflait-il, un chant s'élève, un murmure céleste, ah! je l'entends.

Un morceau de chair, finit-il par comprendre, c'est « une chorégraphie - une valse, une pavane! [...] ça n'existe pas, une cellule? Une pavane, un ballet, est-ce que ça existe? Penses-tu d'un ballet qu'il vit et qu'il meurt? [...] les ballerines existent, elles existent en chair et en os, mais le ballet? En revanche, la chorégraphie demeure, quand bien même chaque danseuse serait remplacée par une autre. Le ballet n'existe pas mais il reste immuable, tandis que les danseuses existent mais elles passent et changent ».

Aussi Egmont voudrait-il changer lui-même quelques mesures, modifier l'état d'un tissu organique - « parce que la chair ou la pensée [...] c'est la même chose, tout à fait, absolument pareil, aucune différence [...] sauf que la pensée, c'est toi le maître de danse, tandis que la chair, ce n'est plus toi, et non seulement ce n'est plus toi, mais défense absolue de t'en mêler ».

Egmont parvient à se mêler de cette chair qui le compose au point de soigner son pied, ses reins et de rajeunir physiologiquement et physiquement. Il commence ainsi à ne plus être cet animal dé-naturé qui est le cœur de la théorie de Vercors. Allant trop loin, il voit finalement son système nerveux central être court-circuité.

Une saison en enfer ou faut-il « enfourcher le Tigre »?

Plus maître de ses plongées et de ses émergences, Egmont reste inconscient. Les confrères d'Olga interviennent pour rétablir la cohésion mentale: « nous allons essayer de ramener Egmont à l'humanité ». Sauvé, Egmont se réjouit d'être revenu à l'humanité, d'être ici, parmi les hommes.

Il ne faut pas lutter frontalement contre la nature, conclut Vercors. « L'humanité reste quand même une collection d'hommes seuls », pensent Egmont et Olga - et Vercors également - . Le constat est identique, la solution diverge. Seul(e), personne ne peut réussir à triompher de la nature. Seul, on va plus vite, mais à plusieurs on va plus loin. La nature est perçue comme un tigre féroce et dangereux. C'est donc de façon solidaire qu'il convient de se mesurer au « Grand Tigre » comme dit Vercors, autrement dit au Tigre d'Anvers.

Pour trois raisons, il ne faut pas enfourcher seul le tigre:

  • Même si Egmont a des preuves physiques de ses plongées dans son organisme, il oublie pratiquement tout de ses voyages: « Si Lazare mort a connu Dieu, Lazare ressuscité ne s'en rappelait rien. Egmont se réveillera toujours les mains vides ». Vercors revint sur ce thème dans la nouvelle du même nom « Lazare aux mains vides » qui parut dans le recueil Sept Sentiers du désert. Le désert justement...il est stérile par ce moyen.
  • Olga et Egmont aux prises avec ses plongées inconscientes pratiquent une sexualité que Vercors réprouve. La première fois, elle se raisonne (« j'ai subi l'étreinte d'une bête ») et se promet de ne plus succomber...en vain. Quelques scènes sexuelles reviennent dans la narration. Il est intéressant de voir l'évolution de ce personnage féminin. Tout au long du roman, c'est une femme déterminée et indépendante décrite avec des caractéristiques dévolues à la  virilité: elle jure (« chameau » dit-elle au sujet d'Egmont), elle conduit vite, se tient mal à table. Elle emploie un vocabulaire relâché dans son quotidien, comme quelques autres personnages d'ailleurs afin de donner une sensation de réel et de familiarité qui sonne faux. En revanche, au moment des scènes de sexe, elle est réduite à une petite fille. Elle se comporte comme une enfant affaiblie qui a besoin de la force de l'homme, et Egmont le nomme « Petite » comme pour la jeune Pascale. On sent alors la peur masculine de la sexualité, de la relation intime avec une femme. On sent le paternalisme aussi. Les deux ne s'excluent pas forcément. On pourrait opposer à cette interprétation le fait que cette sexualité est vécue hors de toute conscience par le personnage d'Egmont et parfois par Olga quand elle le rejoint dans ses méditations. J'acquiesce tout en rappelant qu'il n'existe dans ce roman comme dans toute la production de Jean Bruller-Vercors aucune scène de sexe valorisée. Soit ces scènes n'existent pas pour les couples bourgeois que Vercors approuve, soit ces scènes sont celles de l'infidélité, soit elles sont celles de la fuite dans le  non-être et l'inconscience (Dorothy et Richwick dans Sylva), soit elles font l'objet de moqueries (ses premiers textes légers des années 20 et 30) car le rire cache la honte, la gêne et la culpabilité apprises. Quid d'une sexualité positive et épanouissante, quel que soit le schéma de couples retenu?
  • Egmont s'éloigne progressivement des autres. Il rompt avec le peu de sociabilité et le peu de solidarité qu'il lui restait avant cette expérience.

Vercors réprouve ce cheminement d'Egmont: la démission de l'esprit et la soumission inconsciente à la chair sont comparées au « Catoblépas [qui] n'est pas l'innocence, c'est l'opposé de l'innocence, c'est justement la tentation la plus perfide ». Cet animal est autophage, il rappelle « l'ultime tentation, celle qu'Antoine peut à peine soutenir » dont parla Flaubert. Cette référence, souvenez-vous, nous la retrouvons dans son roman Quota ou les Pléthoriens: le capitalisme est tout aussi inhumain et destructeur que l'expérience d'Egmont. Le capitalisme représente cette inconscience immorale contre laquelle Vercors milita.

Quel bilan après cette expérience d'Egmont? « la vie est impossible, mais il faut la vivre [...] [d]ans l'insoumission ». Et, si possible, en regroupant les luttes.

Archipélisation, limites, dangers

Archipélisation refusée, archipélisation unilatérale, archipélisation réciproque

Trois personnages refusent l'archipélisation des luttes: Egmont, Olga, Cloots.

Vercors désapprouve la tentation d'Egmont parce que c'est une quête solitaire. Certes, Olga le suit dans l'expérience, elle reste à ses côtés, quitte à se désocialiser elle-même partiellement avant de revenir vers ses confrères pour sauver Egmont. Egmont revenu à l'humanité à la fin reviendra-t-il vers la cause commune? On sait qu'Egmont a été des années à la pointe du combat social et politique. Cette mésaventure, toutefois riche d'enseignements, le poussera-t-il à revenir aux luttes solidaires? « Un peuple qui en sait trop devient indocile, et l'on veut notre obéissance ». affirme Egmont en souvenir de sa conscience politique. Sauf qu'au moment où il le dit, il évoque la nature et la chair. Vercors laisse le récit ouvert, sans réponse.

Olga elle-même reste énigmatique sur ce sujet. Néanmoins on en doute parce que dès le prologue elle refuse tout militantisme:

Elle traitait la misère comme la maladie, professant que le monde n'est pas réformable, ni l'homme, ni le train es choses. Toute lutte sociale, à ses yeux, coûtait beaucoup trop cher pour des renversements illusoires: simple changement de maîtres, disait-elle. En conséquence elle acceptait les injustices, les bassesses du temps présent comme de moindres maux, et refusait de les combattre. Nous nous étions plus d'une fois disputés comme des chiffonniers.

Plus loin dans le récit, elle a une pensée politique, mais rien ne présuppose une tentation d'archipélisation des luttes:

Les politiques nous ont montré comment on fait résigner aux peuples par morceaux, sans même qu'ils réagissent, ce qu'ils auraient défendu de leur sang si on l'eût arraché en une fois. C'est ainsi qu'insensiblement on les mène à la servitude, ou à la boucherie.

En revanche, Olga et Egmont reçoivent de l'aide de leurs confrères. Mirambeau ne se mêle pas de l'aventure solitaire d'Egmont. Il voit cette expérience comme une forme d'hystérie dangereuse. Il s'inquiète de lui, et les médecins viendront à la rescousse d'un Egmont inconscient pour le ramener à la vie. Ils désapprouvent tous les actions de ce patient, mais suspendent leur jugement et appliquent leur serment d'Hippocrate de soigner sans distinction: « le simple fait d'être un médecin, c'est déjà une révolte ».

Cloots, quant à lui, a toujours souhaité préserver sa « pureté intérieure ». Il œuvre dans un combat solitaire: « refuser, et se battre ». Il est admiratif de son ami moribond du chapitre I et espère avoir le même courage dans la lutte finale contre sa propre mort.  Cloots est voué à une mort prochaine, il disparaît de la narration avant la fin du roman. On comprend que rien ne pouvait le convaincre de s'associer au combat. Ce n'est pas un hasard s'il vient trouver Egmont pour lui raconter sa dystopie. C'est en effet celui qui refuse désormais toute lutte commune. La lutte politique, dit Egmont, « c'est de la fausse monnaie » (un clin d'oeil aux Faux-Monnayeurs de Gide qui joue sur divers niveaux de ce titre et qui, par l'utilisation de la mise en abyme, rappelle Paludes).

Mirambeau et son équipe du laboratoire de l'Institut se solidarisent autour de leurs recherches. Les médecins existent à cause du divorce avec notre organisme, souligne Vercors dans ce roman, et, par ces découvertes scientifiques progressives l'humanité « découvrira peu à peu quel Livre se trouve au bout ». A cette mise en commun des efforts au sein de leur catégorie sociale, certains participent aux luttes sociales: Mirambeau dont j'ai déjà parlé et Burgeaud qui se glisse dans la manifestation des ouvriers en même temps que son confrère. Mirambeau constate auprès du Préfet les ravages de la hiérarchie sociale capitaliste:

Dans le quartier populaire. Vous maintenez l'ordre, dites-vous? Non: vous maintenez un ordre. Il y a place pour beaucoup d'injustice et de sang dans cette petite différence d'article.

Il n'est pas question de pensées manichéennes ou comme dirait Mirambeau d'images d'Epinal. On ne doit pas en effet répartir les gens en gentils et en méchants selon la position sociale que l'on défend. C'est l'intérêt de classe qui doit guider la réflexion politique.

Si Mirambeau fait un pas vers le milieu ouvrier, dans une démarche inverse Pélion fait-il l'effort de s'intéresser aux recherches de Mirambeau? Au début du roman, Pélion ne crée pas l'archipélisation réciproque. Lors de la leçon autour du cœur de poulet dans le laboratoire, Pélion écoute silencieusement et se montre à la fin pressé de partir pour s'occuper de ses affaires avec les ouvriers de l'usine. Après toute leur aventure commune pour gagner cette grève, Pélion a évolué et l'archipélisation réciproque devient possible:

Il avait perdu de sa morgue, de son assurance de gamin. Quelques questions pertinentes sur les travaux du vieux savant et sur des problèmes - horreur! - ayant quelque parfum métaphysique, montraient l'ouverture d'une lucarne, sinon d'une fenêtre, sur des paysages plus larges. C'était bon signe.

Si chacun avait comme but commun de chercher la « Vérité Cachée » dans une archipélisation commune, espérait Vercors, les dissensions disparaitraient:

Votre gentil Pélion, le vieux Mirambeau, Egmont, une carmélite, tous nous cherchons à notre manière, mais ce que nous cherchons, celle-ci l'appelle Dieu, les autres non, c'est simplement la Vérité Cachée. Pourtant chacun accusera l'autre de résignation, on accusera Pélion de tolérer le silence du Ciel, la Carmélite de tolérer la détresse sociale...Egmont est désormais du bord de la Carmélite, mais celle-ci l'accusera d'orgueil...

La raison d'être du roman Colères, c'est de faire prendre conscience de l'intérêt indispensable d'une archipélisation des séditions humaines.

Limites et dangers

Cette troisième ire comporte des limites et des dangers idéologiques et politiques.

Vercors misa beaucoup sur la science, celle expliquant le fonctionnement de l'Homme et de l'univers. Or, cette approche l'amena à flirter avec le transhumanisme dont j'ai parlé à cette page. Elle le conduisit également à percevoir la médecine comme religion. Les maladies, le « virus ignoble» évoqué par Egmont, agents de la divinisation et de l'anthropomorphisation de la Nature par Vercors, s'opposent aux courageux combattants que sont les scientifiques. Le « Nous sommes en guerre » contemporain rappelle étonnamment le combat médical dans Colères.  

Le savoir des experts est convoqué sous la plume de Vercors comme dans les discours politiques passés et actuels. Or, il n'est pas inutile d'avoir en tête que la science peut être instrumentalisée à des fins politiques. La science n'est pas indépendante de la société et de l'idéologie. Les scientifiques peuvent orienter, même sans le vouloir, les résultats de leurs recherches. Ils sont approchés par les grands de ce monde - Mirambeau par le Préfet - et par des firmes pharmaceutiques qui leur font miroiter de belles rétributions au point de biaiser, de falsifier des études. Mirambeau, coquille idéologique, est inflexible face aux honneurs promis par le Préfet. Mais combien d'autres se laissent tenter? Le roman Colères et les propos ultérieurs de Vercors passent sous silence les querelles intestines entre laboratoires, la lutte des ego, la multiplication de publications comme gage de financement au risque d'erreurs, la tentation de travailler pour ce que l'on nomme désormais Big pharma.

Le danger de l'effacement du politique devant un comité d'experts - dont les politiques se servent dans un sens qui est favorable à leurs projets -, devant une technoscience toute puissante mais pas impartiale, induit un durcissement de l'autoritarisme: question là encore pleinement d'actualité. Le virus de la peur peut aider à la soumission volontaire des peuples.

                Vercors camusien?

Vercors se distingua toujours de Camus et de Sartre dans sa correspondance. Il se défendit contre des critiques de plagiat en rappelant que son essai  La Sédition humaine avait été publié deux années avant L'Homme révolté.

Il définit la philosophie de Camus de « sentimentale ». C'est la qualification qu'il utilisa également pour sa propre philosophie des années 30. Doit-on voir dans cette désignation une critique? Vercors rejoignait Camus dans sa révolte sociale, mais il appuya ses théories sur les sciences. C'est ce qui le distingue de Camus, et c'est ainsi qu'il faut comprendre son adjectif de « sentimental » pour décrire la pensée de Camus. Dans l'esprit de Vercors, un appui scientifique indiscutable bâti sur les recherches expérimentales était le garant de la Vérité (divinisée) au-delà d'une théorie subjective non étayée par des preuves scientifiques, ce qui revenait donc à ses yeux à une théorie « sentimentale ».

Vercors et Camus se rapprochent dans l'idée de la contingence et de l'absurdité de la condition humaine, dans le refus de la résignation et dans l'appel à la révolte. Pourquoi cette analogie troublante? Colères offre une réponse par le biais de Burgeaud:

notre précieuse pensée individuelle est constituchionnellement une fabricachion collective [...] Le cerveau même d'un génie n'est qu'un lieu de rencontre privilégié, un relais de Grande Route, une ville de foires. Descartes, Einstein sont des noms de carrefours. Toute découverte individuelle reste un produit de l'espèce humaine tout entière.

Vercors, Camus et d'autres intellectuels de la même époque véhiculent des idées dans « l'air du temps », ce qui explique en partie cette analogie entre Vercors et Camus.

A André Wurmser, Vercors dit son admiration pour le Camus de La Peste plus que de L'Etranger. Sa longue lettre - dont la conclusion sur l'origine sociale de Camus est  un contresens - condense de nombreux points que j'ai soulevés dans cette page et en ajoute d'autres:

[...] au point que je voudrais prendre sa défense - ce qui est curieux, puisque une part non négligeable de mes ouvrages est écrite, en somme, contre sa conception sentimentale de la « révolte ». Mais vous êtes injuste pour La Peste, il me semble. Si ni Camus, ni Benda ni moi-même n’avons jamais osé peindre le peuple, la classe ouvrière, c’est, je pense, par respect – et pour moi j’en ai eu la preuve avec l’essai timide que j’ai tenté dans Colères et que je me suis promis de ne pas recommencer. Ce n’est pas notre faute si nous n’avons connu que l’environnement bourgeois avec sa forme de culture et si nous ne pouvons parler en connaissance de cause, serait-ce pour le condamner, que celui-là. La condition ouvrière, nous ne la connaissons qu’à travers les livres, nous ne l’avons jamais vécue. Nous pourrions l’inventer, bien sûr – avec assez d’imagination, d’ « empathie », comme on dit. Et c’est à quoi j’ai voulu m’essayer dans Colères, un tout, tout petit peu et c’était déjà trop : je ne cessais, en écrivant, de sentir combien mon invention restait artificielle, indigne de son sujet. Je crois que Camus a souffert de la même infirmité, et si l’Oran de La Peste n’est qu’un Oran bourgeois, c’est qu’il n’a pas connu vraiment l’autre, malgré les origines populaires de sa mère ; et que s’il n’a pas voulu peindre l’Oran du peuple, l’Oran arabe, c’était par souci d’honnêteté. Quant au reproche plus grave encore d’avoir décrit une « peste » sans racine politique, n’est-ce pas lui reprocher son propos même ? Sur ce point je me sens assez proche de lui, en dépit de ce qui m’en sépare. En quelques lignes vous avez, dans votre article sur Sillages, merveilleusement montré ( je crois que vous êtes l’unique critique littéraire au monde à me connaître et m’aimer assez pour cela !) la source de Vercors dans Jean Bruller et la profonde révolution entre le dessin désabusé (désespéré) de « Mutinerie à bord » et l’optimisme de mon roman, dont le Nageur neurasthénique aurait pu se trouver sur le navire minuscule du dessin. Ainsi la source de la révolution de Vercors, où est-elle ? Sinon dans la prise de conscience par Jean Bruller que la malheureuse espèce humaine existe, qu’elle ne peut pas ne pas exister, qu’il est donc vain de le déplorer, sinon pour constater qu’elle n’est « humaine » que par sa réaction à sa condition misérable au sein des choses, de l’univers, réaction de rébellion objective à cette condition et qui oblige ses membres à la solidarité, et donc à la lutte sociale – la lutte contre ceux qui brisent cette solidarité en exploitant leurs pareils. Cette solidarité, cette lutte, où donc je vois une obligation qui ne peut être éludée sans trahir notre espèce dans son essence même, Camus n’y voit qu’un élan de révolte, un élan du cœur devant le malheur des hommes – élan qui distingue les âmes nobles de celles qui ne le sont pas- une aristocratie, en somme, et c’est ce qui nous distingue aussi, lui et moi. Mais ceci dit, sa « révolte » (comme ma « rébellion ») a pour racine cette condition humaine que nous (hommes) n’acceptons pas, et c’est cette racine, ce fondement à toutes nos actions et à toute lutte sociale que Camus a voulu peindre dans La Peste, ce n’était pas cette lutte elle-même. De sorte que s’il eût montré les racines sociales de cette « peste » il aurait, par rapport à son propos qui était de montrer la racine de ces racines, créé la plus grande confusion. Ce qu’il voulait, c’était seulement faire voir que tout le monde est dans le même bain, et ainsi de faire mesurer aux « traîtres » exploiteurs, aux bourgeois d’Oran et d’ailleurs leur anti-solidarité de victimes indignes, pareille à celle des déportés qui se faisaient kapos et complices des nazis pour en tirer quelques avantages – avant de passer, comme tout le monde, dans la chambre à gaz. Aussi vos reproches à cet égard m’ont-ils paru un peu du même tabac que si vous reprochiez, disons, à Edgar Poe d’avoir écrit Le Puits et le Pendule plutôt que Guerre et Paix. Oh ! je sais bien ce que vous me direz : que ce que je viens de dire montre que nous n’avons pas lu La Peste du même œil ; que vous y avez vu une parabole de l’occupation nazie à laquelle manque ses sources politiques ; tandis que je n’ai voulu y voir qu’une parabole de la condition humaine. Seulement ce n’est pas tout à fait vrai. Car j’y ai vu aussi une parabole de l’occupation nazie ; mais justement en ce que le nazisme, en s’identifiant aux pires côtés de la condition humaine au point que la parabole colle pour les deux, aggrave horriblement cette condition au lieu d’y porter remède. Et alors que s’agissait-il de montrer – et à qui ? Le monde n’est pas tout entier acquis au communisme, il s’en faut, et ceux qui, même dans le peuple, préfèrent encore une société de libre concurrence demeurent hélas les plus nombreux. Aux partisans du socialisme il n’y a rien à apprendre : ils savent déjà. C’est aux autres, souvent sincères, à ceux qui pensent que la libre concurrence doit être préservée fût-ce, en dernier ressort, par voie d’autorité, c’est à ceux-là qu’il faut montrer que ce qu’ils sont prêts, non à souhaiter sans doute, du moins à tolérer comme moyen extrême, est contraire à ce qui les a faits hommes et, en les ravalant à leur condition native (animale) détruit en eux cette qualité. Ce n’est qu’un premier pas, bien sûr. Mais c’est le plus urgent. Vous direz que Camus aurait pu leur montrer aussi (et surtout) que la libre concurrence, de nos jours, est enceinte du fascisme. Oui, mais puisque ses partisans sont prêts à la rigueur à l’accepter, le fascisme, et donc ne veulent pas en voir la nature déshumanisante ? Ainsi c’était bien par la peinture atroce de cette nature déshumanisante, je crois, qu’il fallait les secouer. Et de ce point de vue je tiens quand même La Peste, (malgré toutes mes réserves) pour un livre bénéfique [...]

Double conclusion

Le roman Colères a, nous l'avons étudié, des forces et des faiblesses, mais il a le mérite d'archipéliser les luttes et de réserver une place de choix à la lutte sociale, première des luttes à mener pour dépasser le capitalisme et accéder à la lutte commune qu'espérait Vercors et à laquelle il aurait mis la majuscule transcendantale.

Mirambeau est trop dans l'action pour théoriser longuement les raisons de cette sédition commune. Vercors charge donc Dutouvet, le père de Pascale, de conclure. Lui ne participe pas activement à la conjonction interclassiste. Du moins rien ne le certifie dans le roman. Néanmoins, il fait une belle leçon d'humanisme à sa fille à la fin de l'oeuvre, preuve qu'il est sensible autant à la misère des classes populaires qu'au but supérieur et ultime de l'humanité:

On aimerait mieux voir la victoire, bien sûr, mais le principal n'est pas tellement d'y assister, c'est de participer à son avènement. [...]

Notre ami Burgeaud te dirait: Einstein, ça n'existe pas, c'est un nom de carrefour. L'animation du carrefour dépend de l'affluence sur les routes qui s'y  croisent - mais elle est maigre, cette affluence, elle ne s'est guère accrue depuis Platon. Attends seulement que la circulation augmente, tu me reparleras du Carrefour Einstein!  [...]

Seulement, voilà que ça change! [...] Voilà, depuis cent cinquante ans, que le nombre de cervelles actives, que celui des échanges se mettent à croître en progression géométrique, et avec eux, la connaissance. [...]

- Alors, le principal, le plus important de tout, c'est les écoles? [demanda Pauline]

- C'est la disparition de la misère, en général. Et du travail abrutissant. Avec une politique de la culture des masses qui reste encore à créer. Tout va de pair. Et il y a de pauvres types, s'échauffa-t-il soudain, pour rêver de malthusianisme - pour s'effrayer de surpopulation, de hordes et d'invasions! Sans voir qu'à mesure que l'humanité croît en nombre elle va croître en connaissance et en sagesse, à un rythme qui deviendra vertigineux. [...] Et il y a des gens pour s'effrayer encore de l'avènement des peuples, des gens sincèrement prêts à défendre au prix de leur vie, s'il le faut, leur petit privilège d'ânonner dans les colonnes du Figaro leur petit B-A-BA hebdomadaire ou leur petit poème ésotérique ou leur petite peinture abstraite! Ils se prennent pour des aristocrates et ne voient pas qu'ils ressemblent à des ilôtes - qui sauraient graver un cœur sur une écorce et se croiraient du coup les gardiens de la plus haute forme de culture possible, se flatteraient d'être la fine fleur de la pensée! Il croient défendre la pensée et ils en étouffent l'épanouissement [...]

- Alors il n'y aurait vraiment qu'une chose à faire? Une seule chose? Se battre, se battre et se battre pour libérer de leur étouffement ces millions de pauvres cervelles, de cervelles misérables qui ne peuvent pas penser? [dit Pauline]

- C'est tout à fait en tête dans l'ordre des nécessités".

Malgré les réserves que l'on peut faire sur Colères, laissons le dernier mot à Georges Mounin, un des critiques les plus fins de la prose de Vercors (il revient dans mon article Pourquoi Vercors anthropomorphisa-t-il la nature?). Le 16 juillet 1956, il lui écrivit:

En lisant Colères, comme Les Animaux dénaturés, on pense invinciblement que si vous étiez anglo-saxon ces deux volumes, traduits, seraient célèbres en France, comme des modèles, rarissimes, de science-fictions intelligents : si l’on pouvait écrire des science-fictions politiques, vous seul pourriez le faire.

Article mis en ligne le 1er, 16 et 22 avril, le 1er et 15 mai, le 1er juin 2020