Patapoufs et Filifers (1930) et autres illustrations de Jean Bruller pour André Maurois
Jean Bruller fut plusieurs fois illustrateur des récits d'André Maurois.
- Allez également à cette page pour comprendre que Vercors reprit un motif de Deux Fragments d'une histoire universelle. 1992 de Maurois
Sommaire
Approche générale
La collaboration entre Jean Bruller et André Maurois s’étend sur de nombreuses années de l’entre-deux guerres, de Deux fragments d’une histoire universelle, 1992 en 1929 à La Machine à lire les pensées en 1937, paru dans le journal Marianne.
Si Jean Bruller reste silencieux sur d’hypothétiques liens avec Georges Simenon, il se montre plus disert sur ses relations professionnelles et bientôt amicales avec André Maurois, dans Cent ans d’Histoire de France ou A dire vrai. Leur première collaboration a-t-elle été impulsée par l’un d’entre eux ? A Gilles Plazy, Vercors souligne qu’André Maurois avait apprécié ses albums et ses illustrations pour les 3 albums de Pif et Paf, personnages antithétiques physiquement – l’un est gros, l’autre maigre – qui auraient pu l’inspirer pour son histoire de Patapoufs et Filifers. Plutôt que de duo, il convient de parler de trio en y incluant Paul Hartmann. Ce dernier devint l’éditeur des albums de Jean Bruller à partir de Un Homme coupé en tranches en 1929. Le catalogue Hartmann, qui compte une centaine de titres, comportait des ouvrages de littérature française, des ouvrages pour la jeunesse et une série de beaux livres sur de nombreux pays.
Jean Bruller, André Maurois et Paul Hartmann associèrent donc leurs divers talents dans ce premier projet Deux fragments d’une histoire universelle, 1992. Et Maurois s’enticha tant du coup de crayon du jeune dessinateur qu’il lui demanda expressément de poursuivre leur coopération avec Patapoufs et Filifers en 1930, livre pour enfants édité chez Hartmann, puis plus tard La Machine à lire les pensées.
Une lettre d’André Maurois à Jean Bruller nous indique qu’il imposa au journal Marianne son propre illustrateur ; une autre, datée de 1938, témoigne de son admiration pour son jeune ami qu’il qualifie de « génie ».
Lorsque Jean Bruller devint Vercors, il ne manqua pas d’envoyer à André Maurois ses derniers ouvrages et, comme le déclara Vercors à Gilles Plazy dans A dire vrai, l’ « immortel » André Maurois insista pour que Vercors présente sa candidature à l’Académie française.Vercors refusa finalement d’impulser la démarche.
Deux fragments d'une histoire universelle 1992 / Patapoufs et Filifers: deux albums illustrés en 1929 et 1930
Rétrospectivement, à l'un de ses épistoliers, Vercors avoue que certaines illustrations étaient surtout alimentaires comme, selon sa lettre, Pétanque de Toulon (1932) de Henri Raymond. On peut également le supposer pour des ouvrages tels Frisemouche fait de l’auto (1926), Loulou chez les nègres (1929) d'Alphonse Crozière ou Les Mirifiques pérégrinations de Fifi-tutu-panpan à travers le ciel (1929) de Jean Montaigne. Par contre, la collaboration de Jean Bruller au conte d'anticipation Deux fragments d’une histoire universelle, 1992, puis plus encore au livre pour la jeunesse Patapoufs et Filifers, relève d'un autre ordre. Le jeune dessinateur s'impliqua totalement dans ces deux projets, notamment parce que le thème véhiculé par les deux textes, - la guerre - et sa morale explicite, - un appel au pacifisme - est une préoccupation majeure dans l'existence de ce jeune homme admirateur d'Aristide Briand, pour ses actions en faveur d'un rapprochement franco-allemand dans les années 20; et, pour son idéologie résolument pacifiste, de l'intellectuel Romain Rolland avec lequel il avait des contacts épistolaires réguliers dans l'entre-deux-guerres. Jean Bruller se sentait donc particulièrement proche des aspirations pacifistes d'un André Maurois traumatisé par la première Guerre mondiale. Le catalogue de l'exposition A propos de Patapoufs et Filifers informe des différents états des brouillons de cet ouvrage avant la version définitive. Ces brouillons évoquaient plus directement et explicitement la Grande Guerre, mais ces phrases seront supprimées du texte dédié à des enfants.
Le fascicule A propos de Patapoufs et Filifers, catalogue d’exposition de la Bibliothèque de L’Heure Joyeuse, offre une synthèse intéressante du trio Bruller-Maurois-Hartmann, ainsi que des anecdotes sur la création de cet ouvrage.
Deux fragments d’une histoire universelle, 1992 et Patapoufs et Filifers sont des livres de premier ordre, édités par Paul Hartmann, comme nous l’avions déjà dit, et imprimés par Ernest Aulard, celui-là même qui sera un acteur principal dans l’aventure clandestine des Éditions de Minuit sous l’Occupation.
Selon les critères que Jean Bruller avança dans le numéro spécial d' Arts et Métiers Graphiques du 15 novembre 1931, ces beaux livres doivent conjuguer valeurs du texte, de la typographie (choix du caractère, mise en page, lettrines, etc.) et de l'illustration. Ces illustrations ont l'obligation de refléter tout à la fois la compréhension du texte de l'auteur par le dessinateur et la qualité intrinsèque des compositions. Illustrer un texte, pour Jean Bruller, ce n'est donc pas copier servilement celui-ci. À quoi servent sinon les dessins ? Ils seraient superfétatoires et feraient même distraction dangereuse par rapport à l'histoire. Au contraire, les illustrations doivent s'inspirer du texte et le prolonger, qu'elles racontent à la fois l'histoire et une seconde histoire sous-jacente, sortie de l'imagination du dessinateur, sagace lecteur du texte.
Prenons quelques exemples concrets. Parmi les 17 eaux-fortes en couleur au repérage accompagnant Deux fragments d’une histoire universelle, 1992, certaines sont originales par rapport à l'histoire. Jean Bruller va au-delà du texte, il exhibe les implicites et nous fait pénétrer tant dans son univers fantaisiste que dans ses angoisses.
Dans le premier fragment d'une histoire universelle, pour désennuyer le peuple, pour l'unir contre un ennemi commun, il est décidé d'inventer des attaques de Lunaires contre les Terriens. Quelle n'est pas la stupéfaction des décideurs quand aux frappes d'un rayon puissant contre la Lune répond en représailles la destruction de la ville de Darmstadt par des ennemis lunaires qui étaient supposés imaginaires ! La septième eau-forte de Jean Bruller dévoile « les abords de Darmstadt après la catastrophe du 6 février », un champ de ruines décrit par André Maurois. Mais au milieu de cette désolation, dominée par le vert et le blanc dans cette eau-forte, surgissent ici un car de touristes sur les lieux ravagés, là des hommes attablés à côté d'autres personnages venus acheter des cartes postales du coin en souvenir. Et fleurissent un peu partout des pancartes d'un cynisme absolu : « park-auto 2,50 », « au café de Paris The best panorama in 500 m » ou « astoria hotel The best of the region 1 km 500 ». La guerre interplanétaire profite économiquement à certains, dénonce ce dessin ironique qui rappelle l'album que Jean Bruller éditera sept ans plus tard Visions intimes et rassurantes de la guerre. Jean Bruller prolonge donc judicieusement le texte d'André Maurois, tout en en rappelant les idées des débuts : la « descendante dans le gouffre diabolique à 3 marks » est une attraction propre à désennuyer des hommes avides de macabre et de sensationnel.
Mais ce conte d'anticipation se veut aussi fantaisiste, et, dans le deuxième fragment d'une histoire universelle, le lecteur sourit au récit des expériences insolites que les Uraniens, à la technologie avancée, tentent sur ces Terriens observés comme des êtres aux mœurs étonnantes. Le regard jeté sur l'autre, étranger, et aux habitudes de vie si éloignées, le croque en un trait comique et en offre un double portait schématique, puisqu’au croquis des Lunaires dressé par les Terriens dans le premier fragment correspond, de manière encore plus humoristique dans la 14e eau-forte, le « Type du terrien établi en 1928 par le Museum Central d’Ethnographie d’Uranus, sur les données de l’illustre A.E. 17 » – personnage principal du récit. Le nœud papillon de ce drôle de Terrien, que les Uraniens considèrent comme faisant complètement partie du corps parce qu’ils n’ont pas compris que ces créatures portaient des vêtements, renvoie à la dernière eau-forte, observation de la « femelle de l’hommilière changeant d’épiderme », en réalité de robe. Cette vision, presque exacte dans ses observations, fausse dans son interprétation, permet de jouer sur les stéréotypes sociaux et maritaux en mettant en scène le mari qui, visiblement, s’ennuie pendant cette séance d’essayage à laquelle sa femme prend frivolement plaisir. Le dessin est agrémenté de ce commentaire plaisant tiré de la Vie des hommes écrit par le personnage A.E.17 : « Le rôle du mâle ( à gauche) est encore mal connu ». Jean Bruller joue avec le supposé décalage entre cet Uranien essayant de pénétrer les coutumes de cet étrange être qu’est le Terrien, et le savoir du lecteur…terrien. Les dessins de Jean Bruller accompagnent avec justesse le texte d’André Maurois, lequel décrit, par le biais de l’Uranien A.E.17, avec la précision d’un naturaliste penché sur cette hommilière – nom qui rappelle bien évidemment la fourmilière – la vie dans toutes ses composantes (travail, amours, guerre…) de cette société d’insectes grégaires d’une « étonnante stupidité ».
Ces interactions étroites entre texte et dessins, ces inventions littéraires et artistiques, se nourrissent d’une collaboration heureuse entre André Maurois et Jean Bruller. Cette émulation amicale se poursuit immédiatement avec Patapoufs et Filifers, deuxième projet commun que l’on peut vraiment considérer comme une écriture à quatre mains. En effet, les deux hommes se communiquaient, l’un son texte, l’autre ses dessins, au fur et à mesure, en s’influençant mutuellement. Ainsi Jean Bruller intervint dans le processus d’invention de la diégèse en suggérant par exemple à André Maurois de nommer la terre que les Patapoufs et les Filifers se disputent âprement « L’Ile rose », idée finalement retenue par l’écrivain, référence au titre d'un texte de Charles Vildrac, ami de Jean Bruller.