Zoo ou l'assassin philanthrope (1963)
Zoo ou l’assassin philanthrope est une réécriture du conte philosophique Les Animaux dénaturés. Les enjeux de cette comédie ayant déjà été étudiés, nous vous invitons à vous reporter à la page consacrée au roman de 1952. Nous approcherons ici plus spécifiquement l’écriture théâtrale que Vercors, féru de Shakespeare, a soigneusement pensée et qui nous amène à dire dans le sillage du personnage de Frances des Animaux dénaturés parodiant Macbeth : « ce n’est pas un conte sans queue ni tête raconté par un idiot ».
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Sommaire
Une réécriture des Animaux dénaturés
Des Animaux dénaturés à Zoo
Après la parution en 1952 des Animaux dénaturés, Vercors s’essaie en 1963 à la transposition théâtrale de son conte philosophique. Cette démarche de réécriture d’un genre à un autre - qui n’est pas spécifiquement propre à notre écrivain puisque Giraudoux, par exemple, tenta aussi l’expérience- s’impose à Vercors de manière naturelle :
Je ne me croyais pas un écrivain de théâtre (…). Or, Les Animaux dénaturés, parus en 1952, ont passionné les gens de théâtre, des deux côtés de l’Atlantique, au point de faire l’objet de cinq adaptations successives ( propos recueillis par J-C Jaubert).
Les dramaturges se heurtent aux difficultés de la transposition au point d’abandonner le projet et Vercors en conclut que « l’homme le mieux placé pour surmonter [les difficultés] était peut-être l’auteur du roman. Je me suis mis à l’ouvrage ».
Cela marque les débuts d’une aventure théâtrale qu’il poursuivra alors de manière plus régulière avec Œdipe, Chat, Ah Hollywood.
Le titre de sa pièce tirée des Animaux dénaturés est intéressant à deux égards :
« Zoo » insiste sur le questionnement zoologique - les tropis sont-ils des hommes ou des singes ?- qui se révèle rapidement vain et met en exergue l’enjeu philosophique de la pièce. Etrangement, cela peut aussi nous faire penser à celui qu’il a toujours considéré comme son maître, Gus Bofa. En effet, ce dernier publie en 1935 un album qu’il intitule justement Zoo dans lequel il montre son pessimisme. Serait-ce donc un clin d’œil de l’ancien Jean Bruller désenchanté et perdu dans l’univers tel un ciron ( et qui trouvait donc des échos dans l’œuvre de celui qu’il admirait) devenu pendant la guerre un écrivain qui se centre désormais sur l’homme à l’échelle de la terre ?
La deuxième partie du titre contrebalance l’aspect trop sérieux du début : « l’assassin philanthrope » place la pièce dans le genre de la comédie tout en maintenant l’esprit du spectateur éveillé grâce à l’étonnant oxymore. Le spectateur doit donc certainement s’attendre non à une comédie de boulevard, mais à une comédie sérieuse dont le but sera de divertir tout en instruisant.
Les représentations de Zoo
Zoo ou l’assassin philanthrope a été créé le 24 juin 1963 au festival de Carcassonne dans la mise en scène de Jean Deschamps. Forte de son succès, la comédie est reprise en février 1964 à Paris au TNP, véritable « service public », et s’expatrie dans diverses villes d’Europe ( en septembre 1964, Zoo est en répétition à Bruxelles). Otto Preminger avait même eu le projet d’adapter Zoo pour Broadway à la fin de l’année 1965, mais il y renoncera finalement.
En 1975 la pièce est à nouveau jouée au Théâtre de la Ville dans la mise en scène de Jean Mercure. A cette occasion, celui-ci demande à Vercors de réécrire sa propre pièce. C’est d’ailleurs cette deuxième version que vous pouvez lire actuellement dans l’édition Magnard de 2003.
But poursuivi par Vercors
Vercors a parfaitement conscience de la spécificité du genre théâtral et il s’en ouvre à P-L Mignon dans le numéro 316 de L’Avant-Scène de 1964 :
S’il convient de susciter la réflexion, le roman est un bon instrument ; s’il faut provoquer un choc émotionnel, alors le théâtre s’impose.
Cette réécriture témoigne de la réflexion approfondie de Vercors sur la mise en scène et révèle sa parfaite maîtrise des contraintes du genre. Sa mise en scène est soignée : le décor, l’éclairage particulier à la pièce, le jeu des acteurs doivent concourir à créer ce « choc émotionnel » dont parle Vercors. Notre dramaturge poursuit deux objectifs gravés dans le sous-titre de la pièce : « comédie judiciaire, zoologique et morale ». La comédie divertit le spectateur mais elle sert aussi à instruire ; elle est mise en scène dans un but moral. Comme le conte philosophique Les Animaux dénaturés, Zoo est donc ouvertement un apologue. Pourtant dans cette lignée traditionnelle, Zoo attire par son originalité :
…c’est une sorte de pièce policière ou, plutôt, de comédie judiciaire en trois actes. Mais probablement d’un genre inédit. Ici, il y a bien un meurtrier, mais y-a-t-il une victime ? C’est ce qu’on ne sait pas ( propos recueillis par J-C Jaubert).
Vercors joue ainsi volontairement avec l’horizon d’attente du spectateur.
Mises en scène de Zoo
Le théâtre ou l’esthétique de la concentration
Du récit de plus de deux cents pages des Animaux dénaturés à sa représentation théâtrale qui dure un peu plus de deux heures, Vercors a resserré le cadre spatio-temporel, le nombre de personnages et l’intrigue.
Vercors intègre la règle de l’unité d’action en supprimant l’intrigue secondaire des Animaux dénaturés : le trio amoureux entre Douglas, Frances et Sybil. Dans la version théâtrale, le personnage de Frances disparaît et Sybil devient la fiancée de Douglas et la fille de Greame. Ces nouvelles relations entre les personnages sont informatives dans la pièce : par cette simplification, tous les regards et toutes les pensées s’orientent et se fixent sur le procès. L’intrigue devient plus lisible pour le spectateur d’autant plus que l’exposition des enjeux doit être précise, rapide et efficace. Quelle que soit la version – celle de 1963 et celle de 1975 -, le spectateur entre dans l’action in medias res. D'ailleurs, dans la deuxième version, la construction de la pièce se resserre encore puisque Vercors ne propose plus que deux actes et qu’il élimine le premier tableau ajournant un premier procès. La tension s’exacerbe donc.
Supprimer ce premier procès et le mentionner au deuxième tableau de la version de 1975, c’est aussi condenser la durée de l’action lorsque le rideau se lève. Quant à la concentration spatiale, elle est liée à la concentration temporelle. L’intrigue a principalement lieu dans le tribunal au moment du procès- mis à part le tableau de la scène du crime se situant à Sunset Cottage dans la maison de l’assassin et celui dans lequel les jurés sont transportés au Museum. Mais lorsque certains tableaux se déplacent en Nouvelle-Guinée, il s’agit en fait d’un flash-back demandé par le tribunal, et qui est une sorte de représentation de la déposition du témoin. Quoique dans l’ombre, le tribunal sous-tend la scène dans le camp des scientifiques ; il la légitimise et lui fait prendre vie et corps sur la scène dans le présent des spectateurs. Ainsi, le spectateur, quoique transporté dans cet ailleurs exotique, sait qu’il est toujours devant le tribunal. Celui-ci convoque à plusieurs reprises ce deuxième lieu sur le terrain principal. Cette mise en scène originale forme donc un ressort dramaturgique fort intéressant.
Les ressorts dramaturgiques
Le procès ou l’art de la parole : un crescendo dramaturgique
Le procès, qui apparaissait seulement au chapitre XI des Animaux dénaturés, est le temps, le lieu, l’intrigue, le thème, l’enjeu central de Zoo. Ce motif rejoint parfaitement ce qui a longtemps été un aspect essentiel du théâtre : la mise en scène de la parole. Et Zoo n’échappe pas au genre judiciaire hérité de l’art oratoire latin : chaque témoin intervient et donne ses arguments dans son domaine particulier pour que les jurés décident de la culpabilité ou de l’innocence de l’accusé. Cette rhétorique délibérative conduit néanmoins à une aporie puisque chaque argument est immédiatement contredit et le jury ne peut trancher. Cela est habilement et comiquement mis en scène notamment dans le sixième tableau, lieu d’une véritable logomachie entre les deux avocats par le truchement d’un témoin :
JAMESON : Car il est avéré, n’est-ce pas, mademoiselle, que la constitution des tropis est absolument simiesque ?
SYBIL : Absolument, c’est peut-être trop dire…Très proche, oui, sans doute.
JAMESON : Mais n’ont-ils pas des bras démesurés, avec des mains qui pendent très près de terre ?
SYBIL : Oui. Les jambes sont très courtes.
MINCHETT : Mais ils se tiennent droit, comme nous !
SYBIL : Ils se tiennent souvent droits.
JAMESON : Mais ils marchent courbés, en s’appuyant sur le dos des doigts.
SYBIL : Seulement quand ils courent.
MINCHETT : Et leur visage est nu, comme celui des humains !
SYBIL : Mais il est écrasé comme celui des gorilles (…).
Ces stichomythies alertes illustrent l’ensemble de la pièce : il est impossible de définir la nature des tropis dans la mesure où l’homme lui-même n’a aucune définition. Ces raisonnements logiques sont donc inefficaces et il convient impérativement de déplacer le lieu et le nœud du problème comme le prouvera la scène dans laquelle tout le monde se rend au Museum.
La mise en scène
Par sa nature même, le procès induit un dangereux statisme. Les dramaturges passant par ce motif comme Vercors avec Zoo ou Jean-Claude Carrière avec La Controverse de Valladolid (pièce issue initialement d’un récit qui a des analogies troublantes avec Zoo) doivent trouver le moyen de rendre un dynamisme scénique qui évite l’ennui.
Vercors a réfléchi longuement à la mise en scène de sa pièce et il la livre ainsi :
Certains récits commencés à la barre des témoins continueront « joués » à l’avant-scène (…). Le tribunal, avec ses personnages, s’effacera dans l’ombre sans toutefois disparaître complètement ; le spectateur devant ainsi comprendre que, bien que la scène se passe « ailleurs », c’est le procès qui continue.
Quand l’action (…) se passe réellement hors du tribunal, celui-ci devra complètement disparaître dans le noir.
Ces scènes jouées à l’avant-scène et formant les tableaux 5 et 8 de la version de 1964 ( tableaux 4 et 7 pour la seconde version) sont subtilement enchaînées aux tableaux précédents et suivants grâce au fondu enchaîné et par la continuité des personnages et des mots. Prenons un seul exemple : au quatrième tableau, Sybil à la barre est agacée par le fait d’expliquer ce que les spécialistes ne peuvent définir alors que c’est leur rôle. Son accablement est marqué par l’exclamation « Oh ! » et revient dès le début du tableau suivant juste après que la lumière éclaire cette scène en flash-back. Et le retour au présent du procès se fait au tableau suivant par le lien de coordination « et » dans la réplique « Et ces pierres étaient toutes taillées… ? » coordonnant l’exclamation « Les cailloux ! » qui clôt le cinquième tableau.
Ces « hors lieux » sont exhibés à bon escient puisqu’ils sont fondamentaux pour définir l’homme, là où la parole proférée au tribunal échoue.
Jouer avec la spécificité du genre théâtral : les spectateurs-tropis
Vercors joue habilement avec les lois du genre théâtral. Le tribunal décide d’aller à la rencontre de ces étranges tropis dont il parle depuis longtemps. Le théâtre étant étymologiquement « le lieu où l’on voit », les spectateurs vont enfin avoir le plaisir de contempler ces fameux tropis. Les grilles de la cage de ces créatures sont disposées à l’avant-scène ce qui oblige le tribunal à affronter de face le public et à regarder à travers ces grilles. La tension entre deux espaces du regard – celui de ceux qui regardent (les spectateurs) et celui de ceux qui sont regardés (les acteurs) – s’exacerbent ; les grilles symbolisent le seuil fascinant de séparation entre la scène et la salle. Les acteurs s’approchent de ce 4e mur invisible et sont physiquement à la limite de cette rampe qui constitue l’illusion théâtrale. Les spectateurs initiés aux codes spécifiques de cet art vivant sourient de cette oscillation ostensible entre l’illusion théâtrale- à laquelle ils adhèrent tout en sachant que la fable est inventée- et ce semblant de basculement dans le réel de la salle.
Pourtant de l’autre côté de ces grilles, sur la scène, se trouvent des personnages dos au public et regardant le tribunal. Ils ont un « aspect simiesque, mais [sont] vêtus en gardiens ». Le suspense s’installe donc. Au premier abord, les tropis seraient logiquement ces personnages placés dos au public ; ce dernier attend donc qu’ils se retournent. Il est toujours intéressant de s’interroger sur la façon dont le metteur en scène a résolu le délicat problème de la représentation physique de ces hommes-singes étranges et ce, d’autant plus que la description physique antérieure a avivé la curiosité. Les jurés s’y trompent aussi ; Draper est obligé de leur indiquer que leurs regards doivent se détourner de la scène et descendre dans la salle obscure où sont les spectateurs ! Les tropis ne sont pas ceux que l’on croit. Même plus : les gardiens, d’aspect animal, sont des hommes et les spectateurs, d’aspect humain, sont des tropis. Quel meilleur moyen de montrer concrètement la problématique initiale : la difficulté de définir ces tropis dans la mesure où l’homme lui-même n’a jamais reçu de définition ?
Intégrer les spectateurs au jeu théâtral crée le choc émotionnel que Vercors souhaitait pour amener activement le public à s’interroger sur sa propre nature. Les spectateurs sont obligés par ce dispositif scénique de réfléchir sur l’essence humaine : en quoi eux-mêmes sont-ils des hommes ? Cet enjeu idéologique a été rendu possible grâce justement à l’inversion des espaces : la salle est devenue le lieu que l’on regarde et la scène est alors le lieu d'où l’on voit. Le public devient personnage et acteur ; les acteurs de Zoo reprennent leur place dans le réel. Bien sûr cette inversion est artifice et c’est justement là le tour de force et l’ingéniosité de Vercors : le public éprouve d’autant plus de plaisir qu’il entre dans ce jeu de l’illusion théâtrale tout en sachant pertinemment qu’il est encore au théâtre. Exhiber cet artifice procure instruction et plaisir à la fois : l’inversion est efficace car elle provoque un électrochoc chez le spectateur qui se demande ce qu’il est ; se sentir assimiler à un tropi force à rire puisqu’il sait qu’il reste dans cette illusion théâtrale. Vercors n’a pas oublié que Zoo est une pièce comique : les répliques des jurés médusés par la vue de ces spectateurs-tropis provoquent l’hilarité de ceux qui sont visés. La Dame les prend pour « des petites bêtes si douces, si gentilles » ; chacun les déshabille du regard au sens propre comme au sens figuré :
UNE PETITE DAME QUAKER : C’est aussi qu’on leur a mis des habits, pourquoi ? Pour la décence ? C’est quand même tricher, non ?
LE PRESIDENT DU JURY : L’embêtant, c’est qu’on ne voit pas leurs pieds, enfin leurs mains, dans ces chaussures. Peut-être que ça changerait tout ?
Une connivence se noue avec ces initiés pris au jeu quand l’enjeu philosophique de la pièce et son aspect théâtral ostensiblement exhibé se rejoignent et se complètent : « On croirait avoir affaire à des hommes véritables ». Les spectateurs exultent de comprendre cette double énonciation propre au théâtre : la magie théâtrale a opéré.
Article mis en ligne le 15 mai 2007