Les Armes de la Nuit (1946)
Pierre Cange, rescapé des camps de la mort, se croit déchu de sa « qualité d’homme ».
Sommaire
« On ne peut raconter ça » ( Shoah de Claude Lanzmann)
Du Songe aux Armes de la Nuit
Du Songe (1943) aux Armes de la Nuit (1946), il s’est écoulé trois ans. Du Songe aux Armes de la Nuit, la France est passée de l’Occupation à la Libération. Et la fin du conflit a révélé au monde entier l’un des pires événements de l’Histoire : les camps de la mort.
Dès 1943, Vercors apprend cette réalité atroce grâce à sa rencontre avec Gérard, fils de l’écrivain Jacques Chardonne, libéré du camp d’Oranienbourg. Vercors crie immédiatement sa révolte dans le récit poignant du Songe. Néanmoins, il décide, en accord avec le Comité de lecture des Éditions de Minuit, d’attendre la Libération pour publier ce récit, par égard pour les familles de déportés. De plus, dans son écriture même, Vercors préfère passer par le biais du récit de rêve par peur d’exagérer les abominations qu’on lui a révélées mais qu’il n’a pas vues :
je ne pus m’empêcher de penser que je perdrais la face, après la guerre, si mes descriptions s’en révélaient exagérées (A dire vrai).
Et comment appréhender abruptement cette terrible réalité sans s’interroger sur la capacité d’un homme de commettre consciemment et méthodiquement ces exactions sur ses semblables ? Arriver à un tel degré d’abjection consciente ne peut encore figurer que sous la forme d’une hallucination.
Malheureusement, en 1943, Vercors n’a entendu qu’une partie de la réalité d’un camp de concentration. Le monde atterré ouvre les yeux sur l’ampleur des massacres perpétrés dans ces camps de concentration et d’extermination. Il découvre ce crime contre l’humanité : les camps s’ouvrent au monde ébahi et les témoignages des survivants excèdent ce que l’imagination d’un homme peut concevoir. Le récit cauchemardesque du Songe est rattrapé et même dépassé par la réalité sordide et effrayante.
Pendant l’été 1945, Vercors assiste au retour des déportés. Dans sa Préface du récit des Armes de la Nuit suivi du roman La Puissance du Jour, Vercors déclare :
Ce n’est pas l’envie d’écrire, c’est l’envie de hurler qui [me] fit composer Les Armes de la Nuit.
Dans l’immédiat après-guerre, les hommes ont du mal à concevoir ces camps. Vercors a ainsi pris la plume pour « dire », les questions littéraires lui semblant dérisoires et secondaires :
Peu importent alors les petites manies et petites manières du roman contemporain. Peu importent même les règles. Il ne s’agit plus de ces devoirs d’école sur lesquels on se fait juger digne ou non du titre de romancier. Il s’agit de l’avenir de l’homme.
Vercors veut diffuser ce qu’il sait le plus largement possible. Or, à cette époque, contrairement à ce que nous serions tentés de croire, la parole ne se délie pas aussi facilement et spontanément. A la Libération, ceux qui rentrent sont nombreux : un million de prisonniers de guerre, 650 000 requis du STO ; au milieu de cette grande vague de retour les déportés ne semblent qu’une petite minorité : 50 à 70 000 , dont seulement 2 500 Juifs.
L’horreur des camps nazis n’est pas encore totalement intégrée et ce n’est que progressivement que l’on comprend qu’ « ils ne reviendront pas ».
Contrairement à 1940, la France se relève et l’on célèbre les résistants, les vainqueurs plus que les victimes . Celles-ci veulent parler, connaissent une « hémorragie d’expression » (Robert Antelme), mais leur voix est noyée dans l’enthousiasme, mais aussi les difficultés matérielles de la paix revenue. Les éditeurs se détournent de leur témoignage et lorsqu’on évoque les camps, on confond concentration et extermination : Auschwitz, symbole aujourd’hui de l’holocauste des Juifs d’Europe, est presque ignoré en 1945, contrairement à Buchenwald, Dachau... Il faut attendre les années 80 pour que la perspective soit complètement renversée et que la Shoah soit enfin réellement exhumée du fond de la mémoire des survivants.
En attendant ce moment, ceux-ci se résignèrent au silence; et puis il fallut se reconstruire, continuer à vivre…
Dans les camps, le détenu est un mort en sursis. Mais au retour, l’ancien déporté est littéralement mort. Il a besoin de temps pour se reconstruire de ce traumatisme. Certains optent pour le silence et préfèrent oublier cette expérience inhumaine ; d’autres, au contraire, publient un ouvrage qui est essentiel du point de vue documentaire, mais qui se présente comme un simple récit sans véritable valeur littéraire. Quelques exceptions émergent : dans La Revue internationale paraît entre décembre 1945 et février 1946 L’Univers concentrationnaire de David Rousset, résistant arrêté en 1943 et déporté en Allemagne à Porta, puis à Westphalica, Neuengamme, aux mines de sel de Helmstedt, puis à Buchenwald où il côtoie Benjamin Crémieux avant qu’il ne meure.
Pourtant l’opinion ne semble pas prête à recevoir ces œuvres. Ce n’est que dans les années 60 que la critique commence à s’intéresser à ce qu’elle appelle la « littérature concentrationnaire ».
Ces récits émanent donc de personnes qui ont vécu l’expérience des camps. On peut alors s’interroger sur la légitimité de Vercors. Sa voix n’est pas superfétatoire, loin de là. Sa notoriété nouvellement établie grâce au Silence de la mer lui permet de faire circuler cette vérité au monde qui, enlisé dans son « wagon plombé », éprouve une répulsion à « voir enfin par-delà le talus » ( Le Songe) à cause de l’horreur de la révélation.
Dès l'incipit de La Puissance du Jour, son visiteur – un « ancien déporté » - lui lance que « c’était du culot d’écrire cette histoire », mais qu’elle lui a « tout fait comprendre » : les nazis ont voulu lui faire perdre sa qualité d’homme. Vercors a eu recours au témoignage direct de Pierre Cange sous forme de dialogue ; il est un transcripteur, un passeur de voix d’outre-tombe mais il ne détient pas la clé de la solution. Chaque déporté doit la trouver par lui-même et c’est en cela que l’écrivain ne le regarde pas avec pitié :
Merci, balbutia-t-il. Vous m’avez parlé comme à un homme.
Le langage pour raconter les camps
Est-il possible de raconter l’expérience des camps ? L’horreur concentrationnaire est-elle indicible ? Comment raconter sans déformer l’image des camps, sans les trahir ? Dans L’Ecriture du désastre, Maurice Blanchot explique que l’Holocauste est parvenu à remettre en question la possibilité même de la littérature et du langage .
Silence de Pierre Cange
L’écrivain est tiraillé entre la nécessité absolue de briser le silence et la crainte d’atténuer l’horreur des camps. Mais briser la barrière du silence est difficile quand il a recours au témoignage direct comme dans Les Armes de la Nuit. Pierre Cange ne peut parler de son expérience à son entourage. Il ne délivre que quelques informations générales au narrateur lorsque ce dernier vient le chercher à Paris. A sa mère, à sa fiancée Nicole et à Jean-Jacques le frère de cette dernière, il ne raconte rien et personne n’ose le questionner, tant par peur de réveiller de mauvais souvenirs en lui que par peur que ces atrocités soient mises en mots.
La vie quotidienne ne peut reprendre comme par le passé dans la maison familiale de Bretagne. Il devient impossible pour Pierre de communiquer avec ses proches. Pour garder le silence et éviter les questions qui brûlent les lèvres de chacun, Pierre « ne sortait jamais de sa chambre », sauf au moment des dîners. Mais ce sont « étranges soirées », puisque Pierre reste dans l’ombre, silencieux dans « un des grands fauteuils de tapisserie » et « impassible et immobile, comme une marmotte ». Un soir, seule avec lui, Nicole tente de comprendre et de rétablir cette communication devenue impossible depuis son retour, mais Pierre l’arrête instantanément en évoquant comme le premier soir de leurs retrouvailles, sa guérison future grâce au temps. Les deux jeunes gens ne sont malheureusement pas dupes. Ayant assisté à cette scène, le frère de Nicole convie Pierre à en discuter, mais il se heurte au « poids éprouvant du silence, ce silence qui recouvrait les remous tourmentés d’une pensée inexprimable ». Il exige une réponse pour le faire sortir de « sa coquille de silence » :
Enfin bons dieux ! vas-tu répondre ? Tout de même, tu ne vas pas refuser ? (…) Quand reviendras-tu parmi les hommes ?
De cet éclat colérique, il obtient la fuite de Pierre après « un moment de profonde immobilité, et un silence…un silence…aussi lourd que le plomb ».
Lorsque le narrateur le retrouve, il se montre plus habile que Jean-Jacques en insinuant que sa « veulerie » est « subterfuge ». Après une invitation de Pierre, il pose clairement la question qui le hante : « Qu’est-il arrivé à Hochswörth ? ». Et il reçoit sa confession dans « la chambre obscure [qui] était comme un silence dans le silence ».
La mention directe de l’expérience des camps constitue en tout et pour tout un tiers de la nouvelle, ce qui a conduit Justin Saget (pseudonyme de Maurice Saillet) à attaquer Vercors dans un article de Combat daté du 31 janvier 1947. Entre autres reproches acerbes, il assène un argument qui nous intéresse au premier chef :
Sur 120 pages de texte à vrai dire clairement que comprend l’ouvrage, une trentaine seulement ont trait au sujet » (Les Editions de Minuit d’Anne Simonin).
C’est dire l’incompréhension de Justin Saget concernant non seulement l’extrême difficulté pour un déporté de raconter- et qui plus est dès la Libération-, mais également celle de l’écrivain qui se heurte à l’indescriptible. Le récit Les Armes de la Nuit est au contraire au cœur du sujet de la première page à la dernière : c’est bien un récit sur les camps et les déportés et c’est bien aussi une réflexion implicite sur la façon d’écrire les camps sans les trahir. La question devient inévitable quand Pierre se confesse enfin.
Ecrire la confession de Pierre Cange
Lorsque Pierre parle enfin, se dresse de nouveau la délicate question d’user du langage pour pénétrer l’essence même du camp. Pour cela, Vercors utilise partiellement la technique du Songe : celle du rêve. La nouvelle Les Armes de la Nuit n’est pas bâtie entièrement sur la narration onirique, mais Pierre se dévoile dans la même atmosphère cauchemardesque que Le Songe : au cours d’une nuit, « le vent prenait de l’ampleur, gémissait dans l’ardoise du toit, chantait dans les ajoncs, la marée commençait de retentir en grondements sourds » ; et le mauvais temps redouble juste avant que le narrateur ne demande explicitement ce qui s’est passé à Hochswörth. A ce moment précis, et comme dans Le Songe, on bascule dans un autre monde :
Je ne sais si le ciel au-dehors s’assombrit tout à coup, ou si ce fut une illusion.
Et la gradation atteint progressivement son paroxysme au fil de la confession. Pierre lui-même est transformé : sa voix paraît venir d’outre-tombe ; elle semble « sourdre ainsi murmurante du fond de l’ombre, une voix d’au-delà des jours ». Dans ce cas, la mention n’est pas qu’une image. Elle prend au contraire un sens concret. Pierre était un mort en sursis dans le camp et, à son retour, il est encore littéralement mort. Il est une « ombre revenue parmi les hommes ». Cette ombre reprend des poncifs littéraires présents dans les récits de déportation :
Vous savez d’où je viens (…) Vous dites : l’Enfer (…) Ah ! oui : l’Enfer…Le feu, le soufre, les souffrances éternelles…
Cet intertexte dantesque est convoqué, mais il ne suffit pas à percer la réalité intrinsèque des camps. Pierre y circulait « comme dans un rêve cauchemardesque » et le narrer fait prendre à la scène un côté fantasque et presque insolite. Parvenu au milieu de sa confession, le lecteur est plongé dans une irréalité :
La fulguration d’un éclat plus proche illumina les murs, le plafond, l’alcôve. Je retins un cri. Cette forme immense, décharnée, assise toute blanche au bord du lit, ce visage de mort, ce corps fantomatique, un peu cassé…(…) Cette apparition inattendue me fit peur (…).
Le déporté ressemble à un Pierrot étique ; fantôme dans la réalité du narrateur, il révèle une vérité qui est seulement l’ombre de la Vérité de l’expérience des camps. Tel un des prisonniers de la caverne de Platon, le narrateur est resté enchaîné dans la caverne et il doit faire des efforts pour accéder au Monde Intelligible.
Vercors déborde ainsi le cadre des techniques narratives des textes littéraires traditionnels pour pouvoir approcher au plus près la réalité des camps par le langage.
Un témoignage ?
La nouvelle est-elle un témoignage sur les camps de la mort ?
En un certain sens, la réponse est indéniable. Dès l'incipit, le narrateur est confronté à un camarade peu reconnaissable :
Ce teint : cendre et sciure mélangées. Cette maigreur incroyable, ce visage réduit eût-on dit aux oreilles translucides, au nez tendu sur l’os au-dessus d’une bouche sans lèvres. Les yeux dans les orbites creuses, ronds et fixes, transparents et vagues.
Le lecteur s’interroge donc sur les raisons de ce délabrement physique. Et des indices disséminés ça et là nous mettent progressivement sur la piste : son « pyjama rayé » cache mal son « grand corps décharné et raide » et en fait un « personnage fantastique ». Arrêté en 1943 en tant que résistant, il est torturé et envoyé dans un camp. Mais le narrateur ne s’appesantit plus ensuite sur cette image, là où Le Songe insistait sur la description.
Pierre témoigne aussi de sa vie concentrationnaire. Le camp est un « abattoir et un cirque ». Les prisonniers côtoient la mort au quotidien : la faim, le froid, la maladie, la torture physique, les « coups de trique », les « coups de barre de fer » :
On m’a laissé vingt fois pour mort…mais jamais jusqu’à la mort, ils se sont arrêtés à temp.
Le projet nazi est en effet une « entreprise diabolique » et infernale. Il s’agit de faire du « taureau noble » un « bœuf soumis » ; il s’agit de détruire l’homme en écrasant sa dignité: « L’enjeu était notre âme ».
Les nazis veulent faire mourir les prisonniers en bêtes avilies et non en hommes :
C’était tout le combat…Un être dégradé à ses propres yeux n’est qu’une loque et « une loque n’est plus rien.
C’est pourquoi Pierre a pendant longtemps la volonté farouche de garder au cœur de cette barbarie la noblesse de l’humanité. Il résiste aux douleurs physiques, parce qu’on ne lui laisse pas la liberté de choisir sa mort dignement :
je n’ai pas voulu faire l’offrande servile de ma mort.
A la veille de la Libération, il tient ainsi sa victoire « sans déchoir », puisqu’il n’a pas « accepté de toucher… un seul cheveu d’un camarade ».
Le Songe évoque aussi ce sujet, mais sans l’approfondir comme dans Les Armes de la Nuit. Vercors peut ainsi saisir la définition de la qualité d’homme ; il en fait le centre de sa pensée dès 1946. Ce récit est certes un témoignage, mais il constitue davantage une réflexion sur l’homme. D’un récit de circonstances sur les camps, il commence à ébaucher une réflexion s’inscrivant dans l’universalité et il ne cessera dès lors de l’ affiner.
« J'ai perdu ma qualité d'homme »
Personnage vercorien, personnage shakespearien
Avant de dire qu’il a perdu sa qualité d’homme, Pierre se conduit effectivement comme quelqu’un de partiellement déshumanisé ; il se conduit du moins comme un autre homme, un homme différent de ce qu’il était avant son enfermement.
Si Pierre est méconnaissable physiquement à sa sortie du camp, il l’est également par son attitude : « Il a changé » à tous points de vue. Il hésite, fuit les questions et ne désire pas retourner tout de suite auprès des siens. Lui si volontaire et déterminé n’a plus d’expression dans son regard. Il laisse le narrateur parler et décider à sa place :
Je m’en remets à vous.
« Cette démission ( …) de sa volonté », ses proches la remarquent d’emblée. Pierre semble indifférent, il agit en automate :
Pierre serrait [ sa mère] contre lui, en lui disant toutes sortes de choses gentilles, mais il ne l’embrassait pas.
Et les jours suivants, il est attentionné envers tout le monde et d’une courtoisie extrême :
C’était une attitude parfaitement acceptable-, sauf de lui.
Lui qui a su courageusement se taire sous la torture ne pense désormais qu’à fuir…ou à se murer dans le silence, autre forme d’échappatoire.
Malgré son amour pour Nicole, il reste distant. Leurs projets d’avenir antérieurs sont enterrés par son attitude. Il passe ses soirées, immobile et silencieux, à fixer intensément la jeune femme, pendant que celle-ci répare un filet de pêche. Jean-Jacques, témoin de l’ombre, perçoit chaque geste et les interprète. Avant leur dialogue, il devine ce qui se passe dans leur « calotte crânienne » grâce à leurs mouvements et mimiques. Cette scène n’est en cela pas sans rappeler le trio du Silence de la mer dans un sombre huis-clos : technique romanesque de Joseph Conrad, silence, immobilité, regards éloquents et gestes révélateurs.
A ce « damné silence » succède un dialogue qui laisse Nicole anéantie. Ce couple potentiel est déchiré à l’égal d’un couple shakespearien : celui de Hamlet et d’Ophélie. Cette référence n’est pas gratuite. Jean Bruller a toujours été fasciné par ce personnage de Hamlet. Tout jeune dessinateur, il sait qu’il lui faudra attendre la maturité pour illustrer ce drame. Sous l’Occupation, il commence ses croquis dont il n’est pas satisfait. Pierre de Lescure confirme d’ailleurs ses impressions. Passés la déception et le découragement, Jean Bruller se remet au travail qu’il n’achèvera…qu’en 1965 ! Il est devenu entre temps écrivain et a troqué le crayon contre la plume. Mais son écriture est imprégnée par les drames de cet auteur qu’il révère.
Dans Les Armes de la Nuit, la référence à Hamlet ne fait pas de doute. Jean-Jacques trouve Pierre « dérangé ». Cette nouvelle attitude torture Nicole tout comme la « folie » de Hamlet devant Ophélia :
j’ai perçu Nicole sous la lumière, comme une vision de rêve, les mains et le filet remontés vers la gorge. Ainsi elle semblait tout entière prise au piège, une nymphe ou une néréide victime d’une pêche miraculeuse et dont le regard dilaté lance un appel muet où se confondent la terreur et l’espoir.
Pierre sait qu’il blesse Nicole, il l’admet, mais il demande à Jean-Jacques du temps pour guérir. C’est à cet instant que celui-ci le compare explicitement au personnage shakespearien. Après la confession de Pierre, le narrateur lui-même y fait référence :
Comme Hamlet, j’avais d’un spectre écouté le récit du crime le plus noir qui se puisse concevoir : l’assassinat d’une âme.
A la fin, il s’interroge douloureusement sur l’avenir de son ami. Il ne sait comment va s’orienter ce drame, tous les actes n’ayant pas été joués. Le nœud est désormais connu du lecteur, le dénouement reste en suspens.
Pierre a-t-il perdu sa qualité d’homme ?
Les tortionnaires du camp l’ « ont assassiné cinq fois en huit mois » aux portes des fours crématoires. Ces simulacres sadiques à répétition le font parvenir à une telle « dissolution mentale » qu’il se sent dans « le cauchemar d’un autre, un cauchemar qui ne vous concerne pas ». Pourtant Pierre en sort encore victorieux…jusqu’au jour où il jette un camarade encore vivant dans le feu pour sauver sa peau. Ses bourreaux ont triomphé : Pierre est devenu une « loque » toujours en vie. Pour lui, il a à jamais perdu cette qualité qui faisait de lui un homme. « On [l’] a ramené dans la vie », « on [l’] a ramené parmi les hommes », mais il n’est plus que l’ombre d’un homme. Vercors a intitulé la première partie des Armes de la Nuit « Eurydice » . Comme cette héroïne, Pierre est descendu aux Enfers et semble ne pas pouvoir en réchapper. Néanmoins, c’est dans la deuxième partie nommée « Orphée » que Pierre se confesse au narrateur. Ne pourrait-on pas en déduire que la parole est déjà une issue, même si le chemin est encore long ? à moins que, dans une inversion du mythe, Nicole, comme Orphée, ne tente d’extraire celui qu’elle aime du Royaume des Morts…ce qu’elle essaiera dans La Puissance du jour.
Vercors complète cette réflexion en 1950 dans Plus ou moins homme, essai dans lequel il explique ce qu’il entend par cette expression. Dans Les Armes de la Nuit, Vercors ne peut définir cette notion, car « à travers les siècles, on n’avait jamais vraiment défini l’homme, de façon exhaustive, dans toutes ses dimensions, et que cette définition restait à établir ! » (A dire vrai). C’est pourquoi, à ce stade, le narrateur ne sait pas comment aider Pierre ; il conclut juste sur la certitude suivante : Pierre doit retrouver sa qualité d’homme par lui-même, alors qu’il pense l’avoir perdue définitivement par cet acte indigne. Il pense avoir été la dupe des SS. La métaphore filée de la corrida lui sert à se dire qu’il « s’est laissé prendre à ce jeu ». Ce « bœuf aux portes de l’abattoir » en conclut qu’il fallait « déjouer dette diabolique entreprise en ne luttant pas dès le départ ». Or, en cela, le narrateur est en total désaccord même s’il n’a pas encore la solution pour l’aider.
Les répétitions lancinantes de « Je ne sais pas » qui terminent le récit laissent le lecteur dans l’expectative, « parce que je ne savais pas – pas encore- ce que c’était exactement que la qualité d’homme » (A dire vrai). Il faudra cinq ans à Vercors pour approfondir ses réflexions « ayant enfin compris ce qui fait qu’un homme est Homme » (A dire vrai), et pour proposer la suite intitulée La Puissance du Jour.
Article mis en ligne le 24 janvier 2007