La Sédition humaine (Plus ou moins homme) (1949)
Le recueil Plus ou moins homme (1950) rassemble de nombreux articles et conférences prononcés et écrits entre la Libération et 1950. Le plus important de tous est une conférence que Vercors prononça en 1949 à Aix en Provence, et qu'il intitula La Sédition humaine, dont je décline dans cette page les enjeux principaux.
Sommaire
Approche de La Sédition humaine
Origine et objectif de cet essai
La Sédition humaine fut l’aboutissement d’une longue réflexion engendrée par l’expérience de la Seconde Guerre mondiale et du nazisme. Le traumatisme de ce conflit majeur de l’Histoire amena Vercors à s’engager dans la Résistance intellectuelle, puis à s’interroger sur la spécificité de l’homme, alors même que le dessinateur de La Danse des vivants des années 30 refusait toute action, vaine dans ce vaste Cosmos sans signification. La guerre lui apporta un démenti, titre symbolique de l’une de ses nouvelles publiées dans Les Yeux et la Lumière (1948). Il posa ainsi les bases de sa réflexion dans cet essai de 1949 et l’enrichit ensuite constamment, tant dans ses œuvres théoriques que dans ses fictions, par l’exigence d’inscrire sa démarche dans un matérialisme scientifique et philosophique. Sa correspondance, publiée ou encore inédite, porte l’empreinte de ses débats passionnés et de son questionnement inlassable.
A la Libération, Vercors comprit l’urgence d’une définition de l’humain. Néanmoins, les méandres de sa pensée prirent quatre années pour s’affermir. Les éclaircissements se firent en trois étapes majeures dont le point d'aboutissement fut son essai La Sédition humaine (1949) :
- En 1946, face à un film anglais, Question de vie ou de mort, l’écrivain saisit qu’il n’existe aucune commune mesure entre l’Univers et l’homme, qu’il fallait donc prendre en compte l’homme, et l’homme seul.
- En 1947, au cours d’une promenade automnale, Vercors rencontra un grillon en passe de mourir de froid. Il conclut alors subitement que la nature abandonne toutes ses créatures, mais que, contrairement à l’animal, l’homme ne se soumet pas à cette fatalité.
- En 1948, en Allemagne, Vercors ne réussit pas à convaincre la jeunesse allemande que le nazisme avait fait passer la qualité d’Allemands avant la qualité d’hommes. Il dut donc encore réfléchir une année entière avant de dégager ce qui, selon lui, fonde la distinction entre homme et animal.
Point d’orgue de sa pensée, La Sédition humaine livre une base plus aboutie. Cet essai était initialement un discours écrit en septembre 1949 prononcé le 25 novembre 1949 à l'Université d'Aix-en-Provence sur les instances de Jules Isaac, puis publié par Jean Ballard dans le numéro 297 des Cahiers du Sud. Dans Les Nouveaux Jours, le mémorialiste précise que ce texte fut écrit en vacances pendant la semaine qu'il passa avec Rita dans les Dolomites, après avoir assisté en août à la Biennale du cinéma à Venise et avant de se rendre au Congrès international des PEN-Clubs en septembre.
De cette première pierre à l’édifice conceptuel vercorien aux prolongements et approfondissements ultérieurs
Vercors s’engagea donc à trouver la définition de l’homme, définition jusqu’alors inexistante. Il posa les fondements, jamais reniés, d’une théorie des limites entre homme et animal, dans La Sédition humaine en 1949.
La Sédition humaine constitue le point de départ de sa réflexion sur les frontières entre l'animal et l'homme, réflexion qu'il ne cessera dès lors d'examiner sous divers angles. Aussi beaucoup de ses fictions sont-elles des mises en pratique imaginaires de ses conceptions théoriques : d’abord son récit La Puissance du jour (1951), suite possible de la nouvelle Les Armes de la nuit qui finissait en 1946 sur une interrogation douloureuse du narrateur n’arrivant pas à définir ce qu’est être un homme ; puis dans son roman philosophico-scientifique Colères ; de façon moins confidentielle auprès du public dans les deux contes philosophiques Les Animaux dénaturés et Sylva.
A chaque fois, Vercors établit son concept dans un cadre naturaliste. Ses conceptions philosophiques ont vocation à être toujours subordonnées aux résultats scientifiques. C’est très logiquement que le matérialisme scientifique devint le sujet central de ses essais ultérieurs (Sens et non sens de l’Histoire, 1971 et réédition en 1978 ; Ce que je crois, 1975), et dans ses échanges épistolaires, que ces échanges soient restés jusqu'à présent inédits, ou qu’ils aient été publiés. Deux échanges majeurs ont été regroupés et mis à la disposition du public : Les Chemins de l’Être (1965) et Questions sur la vie à messieurs les biologistes (1973), respectivement en collaboration avec le croyant Paul Misraki et le biologiste Ernest Kahane.
Le concept vercorien dans La Sédition humaine: une visée matérialiste scientifique et philosophique
En préambule de La Sédition humaine, Vercors se tint à un principe, celui de fonder une définition impérative de l'homme partagée par tous, qui devra induire une éthique universelle non pas « relative aux états transitoires et changeants des sociétés diverses, mais bien quasi-absolue puisque relative à la qualité d'homme en soi ».
Vercors conduit sa réflexion en deux phases majeures successives. Il se demande d'abord ce qu'est un homme, puis ce que signifie agir en homme.
Qu’est-ce qu’être un homme ?
La Sédition humaine pose une première pierre décisive à un édifice qui se construisit durant une quarantaine d'années, en interaction avec des penseurs de diverses disciplines. Cet essai offre une définition méthodologique rigoureuse et fournit un cadre général, avec des éléments de base intangibles au cours des années et d'autres beaucoup moins étudiés, sur lequel ses interlocuteurs le forceront, par de pertinentes remarques, à revenir pour préciser, approfondir ou infléchir.
Dans La Sédition humaine, Vercors inscrit notre ancêtre dans une fable anthropologique. Il décrit l’anthropoïde avant qu'une barrière, par la suite infranchissable, ne s'élève entre l'homme et l’animal. Semblable aux autres animaux, cet anthropoïde ne faisait qu'un avec la nature. Certes il était doté d'une certaine conscience de soi, mais tout juste destinée à répondre aux besoins immédiats. Ce « morceau de nature » agissait par instinct de conservation et obéissait à son innéité, sans se poser de questions. Dans le sillage de L'Origine des espèces (1859) de Charles Darwin, à la suite de tous ces penseurs philosophes et scientifiques en croisade contre les dogmes, au péril de leur vie, Vercors installa notre ancêtre au même rang que les autres animaux, dans l’arborescence foisonnante des espèces. Il confirme le principe darwinien de l’origine animale de l’humanité et d’une différenciation des espèces s’adaptant à la modification de leur milieu. Il souscrit à la sélection naturelle des espèces et suggère en filigrane que la marche à l’humanité aurait pu ne pas advenir.
Mais, à un moment donné de l’évolution, une rupture se produisit :
Un beau jour, la conscience de soi de l'anthropoïde s'est éveillée à sa condition.
Cette phrase lapidaire, presque sous forme d’une sentence péremptoire, dénote le caractère abrupt du phénomène, vecteur d’une frontière désormais infranchissable entre l’animal et celui qui pourra obtenir le statut spécifiquement humain. Exprimée ainsi, cette rupture coupe ce long continuum entre animal et anthropoïde que Vercors décrivait en un passé itératif. Hominiens et animaux se ressemblaient par leur caractère atavique immuable. Et s’ils avançaient ensemble dans de menus progrès, avec de longues périodes de stagnation, cela s’inscrivait toujours dans l’automatisme de la lutte pour la vie. Aussi, dans La Sédition humaine, le raccourci entre ce continuum millénaire et cette soudaine rupture, que Vercors n’expliquait pas, se présente-t-il comme un saut, implicitement connoté comme un saut qualitatif. Aux yeux de beaucoup de ses lecteurs, ce saut apparut comme un phénomène subit, car surgi en un point ponctuel porté sur la frise commune des espèces, mais inexplicable quant à la datation précise et à la cause naturelle. C’était forcément susciter des débats, en particulier avec Paul Misraki dans Les Chemins de l’Etre. Certains comme Misraki s’engouffrèrent dans la faille argumentative, et dérivèrent vers une intervention supérieure – autrement dit divine –, là où Vercors voulait proposer un raisonnement immanentiste.
Pour qu’un beau jour la conscience de soi de notre ancêtre s’éveille, il a fallu que « quelque chose [se produise] ». Si Vercors ne va pas plus loin dans La Sédition humaine et laisse le phénomène surgir ex nihilo et ex abrupto, en revanche il s’expliqua auprès de Misraki : ce « quelque chose [qui] s’est produit dans l’encéphale » correspondrait au fait que le cerveau a fait le pas de la réflexion par nécessité. L’hominien est déterminé par le milieu. Ce « morceau de nature » qu’était l’hominien dépendait des interactions du milieu sur son existence quotidienne. Or, selon Vercors, si le cerveau a dû « déborder » de son programme primaire, simple et statique, c’est parce que notre ancêtre s’est trouvé face à un bouleversement du milieu naturel, un événement climatique selon Vercors. Les perturbations climatiques et géologiques éradiquèrent de nombreux hominiens soumis à leur environnement naturel, sauf « ceux qui génétiquement ont pu se servir de leur encéphale pour des tâches nouvelles ». Les progrès de la fonction intelligente du cerveau, corollaire de la conscience de soi, résultèrent donc de cette difficulté climatique nouvelle à laquelle l’hominien se trouva mis en présence et qu’il dut surmonter pour survivre.
Sa correspondance avec Ernest Kahane – Questions sur la vie à messieurs les biologistes – confirma les propos qu’il tint à Paul Misraki. Vercors et ses correspondants se préoccupèrent principalement de disputer sur la façon dont la matière a pu devenir pensée au cours de l’évolution.
Les conditions climatiques eurent des incidences majeures sur le mode de vie des hordes hominiennes, sur leurs stratégies adaptatives (vie communautaire resserrée, industrie, communication accrue) corrélées par un « lent élargissement du champ cérébral ».
Le « Un beau jour, la conscience de soi de l'anthropoïde s'est éveillée à sa condition. Un beau jour, une furtive interrogation a traversé sa sombre cervelle » suggère la présentation passive de notre ancêtre face à ce phénomène neurobiologique. Selon la tournure grammaticale de ces phrases, la révolution cérébrale s'est faite bien sûr en lui, mais en dehors de lui, c'est-à-dire en dehors de sa volonté. La révolution cérébrale est présentée en dehors de la volonté de l’hominien, avant le surgissement d’une véritable conscience.
Dès lors, pourvu d’un cerveau frisé, l’hominien constata son ignorance, puis dans le même mouvement un être qui refusa cette ignorance. Il conquit son statut d’humain par son refus d’ignorer :
Ce que nous appelons « homme », c’est cette conscience de soi révoltée contre le sort qui lui est fait, impitoyable et trompeur
Ainsi, pour l’écrivain, le résidu fondamental de l’homme, c’est cette révolte. Notre ancêtre passe alors de l’hominisation à l’humanisation. La Sédition humaine livra le bilan brut de ses méditations. L’essai Ce que je crois revient sur le travail préparatoire de Vercors. Dans cet essai de 1975, l’écrivain raconte qu’il recensa en effet tous les éléments communs aux hommes et aux animaux, en même temps qu’il collectait tout ce qui rend les hommes différents les uns des autres, méthode objective de découverte du résidu vraiment spécifique dans le comportement humain.
Double ignorance :
- Ignorance du monde, et la libido sciendi pour déchiffrer l’inexpliqué de l’Univers porte Vercors vers la science et l’inscrit sans conteste dans un matérialisme méthodologique par la « méthode Zadig » qu’il préconise comme base princeps de travail : appel à la raison, propositions expérimentales, hypothèses soumises au tribunal de la vérification scientifique, au risque de voir ses propres théories philosophiques invalidées. Sa fable anthropologique est donc susceptible d’être remise en cause, de façon salvatrice, par la méthode scientifique, qui a le dernier mot par rapport aux conceptions philosophiques.
- Ignorance de son propre fonctionnement interne, autrement dit de son corps. L’auteur de La Sédition humaine évoquait déjà la fonction cérébrale, mais il ne s’appesantit pas sur le sujet dans cet ouvrage-là. La Sédition humaine se voulait une base générale à partir de laquelle Vercors reprit par la suite certains points qu’il développa sous plusieurs éclairages, dans ses fictions comme dans ses essais. Il développa très peu ce sujet, si ce n’est en un court chapitre mettant en scène sous forme métaphorique le commandant peu maître de son navire. L’écrivain revint sur cette fable déclinant le questionnement du « Suis-je dans mon corps comme un pilote dans son navire ? » à la fin de La Puissance du jour, au moment justement où le héros Pierre Cange saisit ce qu’est la « qualité d’homme », dans son roman Colères, et dans son ultime récit de 1991 Le Commandant du Prométhée.
Pensée élaborée, abstraction, langage développé, loin de former le propre de l’homme, sont les conséquences de cette rupture accompagnée d’une rébellion. Ils ne tracent pas de frontière avec l’animal, car ils ne sont pas l’apanage de l’homme. Dès La Sédition humaine, Vercors récusa la définition du dictionnaire. L’homme y est en effet décrit comme un être doué d’intelligence et de langage articulé. Vercors prouva facilement que l’homme partage ces attributs avec les bêtes, même s’il les a davantage développés pour « satisfaire à d’autres besoins ». La mise en scène des tropis dans Les Animaux dénaturés joue de ces brouillages hommes-animaux (les tropis ont un aspect simiesque mais s’adonnent l’art, etc.) afin de souligner que les critères habituellement dévolus à chacun sont erronés.
Qu’est-ce qu’agir en homme ?
A cette fable anthropologique, Vercors greffa un concept moral qui souligne son idéalisme, ne serait-ce que parce que l’écrivain sépare radicalement nature et culture, nature et civilisation. C’est le cœur de l’édifice vercorien, et c’est en cela qu’il s’échappe hors des limites du matérialisme. Etre humain selon Vercors, c’est aller à rebours de la nature, c’est adopter une morale contre la nature, d’abord contre notre propre nature atavique.
Rappelons que nous sommes plus ou moins hommes selon que nous nous sommes ou non solidaires des autres hommes. La notion de « qualité d’homme », comme son nom l’indique, se centre sur l’homme composé de la dualité d’instincts et de raison. C’est pourquoi à chaque fois que dans cette page j'évoquerai la nature, j'entendrai par ce terme les instincts inscrits originellement chez l’homme, et non la nature en tant que milieu. D’abord, la lutte pour gagner la « qualité d’homme » a lieu en l’homme lui-même. Elle implique pour « ces hommes qui se hissent à la force du cerveau hors de l’animalité » de se placer hors de leur nature primitive, de s’élever au-dessus de leurs violentes pulsions par l’exercice de la raison.
Dans La Sédition humaine comme dans Sens et non sens de l’Histoire, Vercors déclare en effet que l’instinct, sans jamais disparaître, s’est amenuisé au profit de la raison. Cependant, l’agressivité originelle est compensée par une inhibition chez l’animal, que l’homme ne possède plus, un être capable d’une technologie tournée autant vers la connaissance que vers la destruction. Il convient de se souvenir que l’écrivain hérite de son double dessinateur qui peignait un homme avec une nature mauvaise. Dans La Danse des vivants, les exemples abondent. Plutôt que de rupture philosophique entre Jean Bruller et Vercors, il faut voir au contraire une continuité dans cette conception de la nature humaine qui le rapproche de Hobbes. De même, Vercors a beau dire qu’au fil du temps il s’est éloigné des idées kantiennes, il est marqué par cet idéalisme, et ses correspondants le lui font remarquer à bon escient.
Bilan provisoire: entre matérialisme et idéalisme
.Dans les pages consacrées aux Chemins de l’être, à Questions sur la vie à messieurs les biologistes, à Ce que je crois, à Colères, je reviendrai sur l’oscillation constante de Vercors entre matérialisme et idéalisme.
Vercors entre pleinement dans les cadres matérialistes par son inscription de l’homme dans l’histoire naturelle, par sa réflexion sur la pensée produit de la matière, par sa volonté de réfléchir sur le réel comme matière hors de toute transcendance, par une démarche méthodologique fondée sur la raison et la vérification expérimentale, par son explication du monde comme horloge sans horloger dans une volonté immanentiste, par son atomisme épicurien et diderotien.
Mais le cœur de sa pensée l’emmène vers un idéalisme certain. La grande problématique de la séparation nature/culture le conduit vers :
- un idéalisme platonicien : la vie sur terre ne serait que l’ombre de la Vie ; l’idée d’une connaissance infuse que l’homme doit reconquérir ; sa lecture à la Hans Jonas de l’évolution qui place l’idée de l’homme et de toute chose déjà en latence dans les atomes et prêt à s’actualiser au gré du hasard et d’un anti-hasard.
- un idéalisme religieux par sa vision judéo-chrétienne de l’homme : la Faute de l’homme qui, pourvu d’un cerveau frisé, se voit nu, se rebelle, donc est exilé hors de sa nature – de la compréhension de son corps au point d’être dans une dualité corps-esprit – et hors de la nature – il ne fait plus un avec la nature mais deux, contrairement aux autres animaux ; ce dualisme qui moralise positivement l’esprit et réprouve le corps ; et son corollaire sa peinture de la sexualité et sa vision triangulaire de la femme au-delà de l’anecdote biographique (la femme vierge, figure mariale débarrassée de tout caractère impur ; la femme maternelle monogame ; la femme sensuelle qui se laisse aller à son animalité par sa polygamie, sur laquelle il jette un regard réprobateur, sauf sur Sylva qui n’est pas encore totalement humaine.
Article mis en ligne le 25 avril 2011