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Sylva (1961)

Une renarde, traquée par une meute de chiens lors d’une chasse, se dirige désespérément vers la maison du narrateur Albert Richwick qui contemple la scène, horrifié et impuissant. Lorsqu’elle pénètre dans les fourrés qui entourent sa demeure, le narrateur accourt pour la sauver et il finit par extirper de ces buissons…une femme!

  Un compte-rendu intéressant du groupe de lecture Voix au chapitre

Genèse

Une renarde, traquée par une meute de chiens lors d’une chasse, se dirige désespérément vers la maison du narrateur Albert Richwick qui contemple la scène, horrifié et impuissant. Lorsqu’elle pénètre dans les fourrés qui entourent sa demeure, le narrateur accourt pour la sauver et il finit par extirper de ces buissons…une femme ! Conscient d’emblée de son rôle de protecteur, il recueille chez lui celle qui a désormais biologiquement un corps humain et, à force de patience, de persévérance et d’amour, il l’éduque, lui apprend à parler et à s’humaniser.

Tel pourrait être le résumé très général du roman Sylva paru en 1961. Pourtant ce ne serait qu’un bien pâle résumé qui ne tiendrait pas compte des pensées et des convictions que Vercors s’est forgées progressivement depuis qu’il a pris la plume en 1942. Dans ses entretiens avec Gilles Plazy publiés sous le titre A dire vrai, il rappelle en effet que ce roman et Les Animaux dénaturés, un conte philosophique paru en 1952, sont « la mise en exemples imaginaires de [s]on essai La Sédition humaine » ( Plus ou moins homme publié en 1950).

Loin de constituer une nouvelle étape de l’évolution de l’écrivain, ce roman apparaît au contraire comme l’illustration et comme l’apogée de ses réflexions  sur la qualité d’homme :

« Quand j’ai écrit ce conte, mes convictions étaient assises, je cherchais seulement à les éclairer d’une façon différente : la convergence des points de vue affirme le bien-fondé d’une même conception ».

C’est chez une amie à Londres que lui vient à l’esprit ce sujet quand il redécouvre un roman de 1922 de David Garnett intitulé Lady into fox (La femme changée en renard) : au cours d’une promenade dans une forêt d’Angleterre, Silvia Tebrick se transforme en renarde au pelage roux au moment où une chasse à courre passe. Cependant, si physiquement Silvia est devenue un animal, en revanche elle n’en continue pas moins dans un premier temps à se comporter en femme, à garder les mêmes habitudes qu’auparavant et à manifester de l’amour à son mari Richard ; malheureusement pour ce dernier, toujours profondément amoureux, l’attitude mentale de son épouse coïncide de plus en plus avec son aspect biologique de renarde : obéissant bientôt à son instinct animal, elle se désintéresse de ses activités humaines, mord, tue un lapin et fuit finalement dans la forêt pour donner naissance à des renardeaux !

Je tenais mon sujet ! Si je changeais inversement une renarde en femme, celle-ci suivrait évidemment l’évolution contraire ; elle resterait d’évidence mentalement renarde, tant qu’elle n’aurait pas pris conscience de ce qu’est la condition humaine, ce qui enfin provoquerait en elle un premier mouvement de rébellion, et en ferait du coup, et véritablement, un être humain.

Sylva semble donc au premier abord une adaptation contradictoire du récit du britannique Garnett : l’histoire se passe en Grande-Bretagne ; la métamorphose physique, puis mentale de l’héroïne de Vercors est l’exact inverse de celle de Garnett et de nombreux personnages, telle la nurse Mrs Bumley inventée par Garnett,  réapparaissent même sous la plume de Vercors.

Mais la comparaison s’arrête là.

Vercors ne cache pas que le roman de Garnett a constitué un point de départ pour lui ; il n’hésite pas à évoquer explicitement par trois fois dans les premières pages de son roman celui qui l’a inspiré. Ainsi, quand le narrateur Albert entend les prémices de la chasse à courre, il laisse son portillon ouvert et explique dans une parenthèse ce geste inhabituel par la lecture de Lady into fox : « (peut-être, après tout, le souvenir inconscient de la dernière chasse, à la fin du récit de David Garnett ? Celle où son héroïne est déchirée par les chiens dans les bras mêmes de son mari ?) ». Néanmoins, cette lecture récente le déçoit contrairement au récit de La Métamorphose de Kafka qu’il juge bien supérieur ; il ne voit dans l’œuvre britannique qu’une « donnée amusante » qui égaie son voyage ennuyeux en train, car « la lente évolution d’une dame du monde en animal sauvage [lui] parut languissante, manquer de force et d’intérêt ».

A sa sortie en 1922, Lady into fox en dérouta plus d’ un. Comment en effet interpréter cette histoire de métamorphose ? Et comment classer ce récit : roman fantastique, conte, fable ? Le débat n’est  pas clairement tranché à l’heure actuelle.

Vercors, s’il  reprend le concept général de Garnett, s’en éloigne résolument pour proposer ouvertement à ses lecteurs un conte philosophique. Silvia est ainsi devenue symboliquement Sylva, prénom qu’Albert choisit en hommage à Garnett ; mais Sylva a un sens plus profond, puisqu’il signifie « forêt » par son étymologie latine (sylva, ae, nom féminin). Vercors souhaite donc faire comprendre à ses lecteurs que tout homme est un animal….mais un animal dénaturé !

Un conte philosophique

Un roman fantastique ?

Cet hypotexte Lady into fox est un roman à bien des égards fantaisiste ; nous sommes donc en droit de nous demander si Sylva n’appartient pas à la lignée des récits fantastiques. Le chapitre premier du roman offre en effet aux lecteurs la métamorphose d’un animal en être humain. Cette transformation se passe dans l’affolement et la précipitation, le renard apeuré et haletant étant sur le point d’être rattrapé par les chiens. C’est en se jetant dans la haie qui appartient à Albert que l’événement surnaturel s’accomplit :

 Mais le renard fuyait devant moi, cherchait affolé un trou dans la haie, talonné par les chiens hurlants

(…)

Et soudain ce fut le silence 

(…)

Plus de renard. Mais sortant de la haie, à fleur de terre, une paire de jambes nues. Elles se débattaient. Le reste du corps, dans la haie , tentait de la traverser, il se déchirait aux épines.

Ce phénomène peut légitimement être classé dans le registre fantastique suivant la définition de Todorov dans son Introduction à la littérature fantastique :

Dans un monde qui est bien le nôtre, celui que nous connaissons, se produit un événement qui ne peut s'expliquer par les lois de ce même monde familier.

Le récit débute bien dans un cadre réel et banal : Albert Richwick, dont on peut vérifier l’existence « sur les registres de l’état civil », plonge dans cette surprenante aventure à « cinq heures du soir » « le 16 octobre 1924 ». Or, lorsqu’il tire à lui l’être qui s’est jeté dans ses fourrés afin de lui sauver la vie, il ne peut opter que pour l’une de ces deux solutions rappelées par Todorov :

ou bien il s'agit d'une illusion des sens, d'un produit de l'imagination et les lois du monde restent alors ce qu'elles sont ; ou bien l'événement a véritablement eu lieu, il est partie intégrante de la réalité, mais alors cette réalité est régie par des lois inconnues de nous.

Qui a réellement vu cette métamorphose ? Personne, pas même le narrateur. Au moment de la plus forte intensité dramatique de la poursuite pendant laquelle déplacements rapides et bruits assourdissants des aboiements se conjuguent, Albert éprouve une peur indicible qui lui glace le sang et « Déjà je me bouchai les yeux devant l’horreur du spectacle ».

Les chiens eux-mêmes sont complètement déroutés : ils cherchent leur renard, flairent à droite et à gauche dans les fourrés « d’un air incertain, imbécile et gêné ». Le point d’orgue de cette course-poursuite tient dans la rupture brutale et immédiate avec la scène alerte faite de  rapidité et de vacarme :

Les aboiements déchiraient mes oreilles.

Et soudain, ce fut le silence. Ou plutôt une sorte de grand souffle, haletant et stupide »

La scène se ralentit inexorablement ; les chiens s’éloignent « silencieusement ».

Les chasseurs, trop loin au moment de cette transformation, n’ont rien vu non plus ; et, lorsqu’ils approchent du lieu, Albert maintient fermement la créature à terre. Le lecteur, comme Albert, ne peut qu’entendre la déception puis la retraite de ces hommes : J’entendis le piétinement des chevaux, les cris, les questions, un vaste étonnement »

(…) J’entendis les commandements, les claquements de fouets. Des chiens hurlèrent. Les sabots des chevaux battirent le tambour, près de la haie, à quelques pieds de mes oreilles. Enfin tout s’éloigna.

Plus tard, pour convaincre le docteur Sullivan de ce prodige, Albert n’hésitera pas à emmener ce dernier à l’auberge de la Licorne afin qu’Anthony Brown, un passionné de chasse à courre ayant assisté à cette « disparition », leur raconte cette scène qui avait laissé animaux et humains pantois.

Vercors a habilement maintenu le suspense dans cet incipit alerte et il a réussi à mettre son lecteur dans la situation périlleuse et angoissante d’Albert qui espère sauver cette créature. Plongé dans l’action, Albert n’a pas eu le temps de réfléchir à ce phénomène ; il n’a pas eu à choisir : croire ou non en une explication rationnelle n’est pas sa préoccupation du moment. Nous sommes donc obligés de reconnaître la dimension fantastique du début de l’œuvre, car d’après Todorov :

Le fantastique occupe le temps de cette incertitude ; dès qu'on choisit l'une ou l'autre réponse, on quitte le fantastique pour entrer dans un genre voisin, l'étrange ou le merveilleux. Le fantastique, c'est l'hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un événement en apparence surnaturel

Pourtant des indices disséminés ça et là poussent à faire penser que cette femme est bel et bien ce renard dont on suivait avec passion le destin quelques minutes auparavant.  Ce corps doté d’une « paire de jambes nues » ressemble effectivement physiquement à celui d’une femme, mais il obéit encore aux lois animales. Physiquement et instinctivement, il lui reste des caractéristiques animales : ses dents, « très pointues » lui servent à mordre la main de Richwick afin de fuir celui qu’elle considère comme un ennemi potentiel ; puis, tel un animal finalement vaincu, elle reste alors à la merci du narrateur, « allongée sur le flanc, épuisée ».

Ce n’est qu’une fois le danger passé qu’Albert réfléchit à ce prodige et qu’il décide de croire à cette transformation. Même s’il insiste lui-même fort longtemps sur son hésitation manifeste, force lui est  de se rendre à l’évidence après avoir vécu la longue expérience de l’éducation de Sylva : la renarde s’est métamorphosée en jeune femme fort ravissante…

Quand il se confie à Sullivan et à Dorothy, il convoque les propos de Garnett pour introduire son histoire difficile à croire : « les prodiges ne sont pas aussi rares qu’on le croit ; il faudrait plutôt dire, précise-t-il, qu’ils se produisent sans ordre ». Et quand il décide de raconter rétrospectivement son aventure, Albert est pleinement convaincu ; il constate la transformation en essayant d’être le plus précis possible, mais il ne s’embarrasse plus ensuite d’explications qu’il juge inutiles. S’il s’appesantit un chapitre entier à raconter ce phénomène, en revanche il arrête là toute tentative de compréhension par la suite :

Ce que j’ai en tête de raconter, ce n’est pas le prodige lui-même. J’en ai tout dit et je n’ai rien à ajouter au récit que je viens d’en faire. Ce qui me semble mériter le travail que j’ai entrepris, ce sont en vérité les choses qui ont suivi.

Il opte donc résolument pour la véracité de ce qui s’est produit. S’il a choisi cette voie, le récit ne peut alors plus être simplement classé dans le fantastique. Vercors a utilisé ce motif de la métamorphose comme moyen et comme tremplin à une réflexion sérieuse sur l’acquisition de la qualité humaine.

Nous pourrions penser de nouveau à  ce registre fantastique à la fin de ce roman : Sylva, totalement femme après un apprentissage douloureux à l’humanité (et ce, même s’il lui reste du chemin à parcourir), met au monde un renardeau! Comme Paul Misraki le rappelle dans son courrier à Vercors regroupé dans Les Chemins de l’être, il convient tout d’abord de ne pas perdre tout sens de la fantaisie quand on lit ce roman. Mais à ceux qui ont conclu que Sylva n’avait jamais cessé au fond d’être une renarde, Vercors rappelle dans ses entretiens avec Gilles Plazy qu’il ne faut pas donner « à l’organisme la priorité sur l’esprit » :

par ses organes, par ses ovaires, son organisme est demeuré celui d’un animal ; mais par sa rébellion, sa fonction cérébrale est devenue celle d’une personne humaine.

Et quand Gilles Plazy demande si l’on peut ranger Sylva dans la science-fiction, l’écrivain récuse encore catégoriquement cette classification :

Absolument pas. (…) Une sédition qui n’est pas au futur, mais qui depuis plus de mille ans a spécifié l’humain. Déterminer non au futur mais dans le passé, la frontière qui sépare l’homme minimal de l’animal supérieur n’est pas de la science-fiction.

Que Sylva donne naissance à un renardeau peut nous replonger dans l’univers fantastique ; pourtant, les événements surnaturels n’apparaissent qu’aux extrémités de l’œuvre entière. Il est donc légitimement difficile de classer ce roman dans le genre fantastique et de ne pas chercher un sens allégorique au récit. 

Un conte philosophique

La métamorphose d’un animal en femme, loin de n’être qu’une thématique du récit fantastique, sert au contraire à distinguer fondamentalement l’homme de la bête. Vercors place Sylva dans la lignée des contes philosophiques, telle La Métamorphose de Kafka qu’Albert préfère au roman de Garnett. Sylva est ainsi explicitement une mise en pratique de son essai La Sédition humaine.

Dans cet essai, Vercors est à la recherche de la définition de la spécificité humaine. Son but est de fonder une éthique non pas « relative aux états transitoires et changeants des sociétés et des mœurs, mais bien quasi-absolue puisque relative à la qualité d’homme en soi ».

Mais c’est une « éthique en perpétuelle évolution », car « seule de toute la création terrestre, l’espèce humaine a un comportement extrêmement divers, changeant le long du temps, variable avec les latitudes ».

Vercors constate que « l’ignorance de soi-même est consubstantielle à l’être animé » ; l’être n’a « rien cherché à comprendre » : « l’animal est, c’est tout ». Il vit au sein de la Nature et fait Un avec elle sans se poser de questions et sans s’en détacher. Or, l’anthropoïde, qui a des capacités d’abstraction et des facultés pour former un concept, refuse cette condition naturelle. Cet anthropoïde s’est alors « arraché à lui-même et il a progressivement cherché à comprendre ». A ce moment-là, il a constaté son ignorance, puis a refusé cette condition d’ignorant :

cette volonté de connaissance, qui trace la limite entre l’homme (qui refuse son ignorance) et la bête (qui l’accepte ou mieux encore : fait un avec elle), c’est une révolte.

Or, se mettre « à part de soi-même » et « à part de la Nature », c’est entrer en « dissidence », puis en « rébellion » contre la Nature. Mais « désormais rebelles, on ne nous aide plus » et la Nature « se défend contre nous pied à pied ». Exclu de la communauté, l’homme banni est exilé, il connaît la solitude et refuse cette condition :

L’homme était né.

Pour Vercors, « ce que nous appelons “ homme  ”, c’est [donc] cette conscience de soi révoltée contre le sort qui lui est fait, impitoyable et trompeur ».

La qualité d’homme se reconnaît à cette « éthique de rebelles », car « ce qui crée l’homme, c’est sa lutte contre la Nature ».

Le personnage de Sylva illustre cette théorie que Vercors place dans la bouche du narrateur et du docteur Sullivan. Pour ce dernier, qui se passionne progressivement pour son cas, Sylva résume l’histoire des hommes ; elle est une créature « d’avant la Préhistoire » :

En fait, cette créature nous ramène cinq cent mille ans en arrière : quand les tout premiers hommes, avec leur cerveau entièrement constitué, mais encore vide comme celui de toute expérience, de toute connaissance, ont surgi tout à neuf de l’animalité !

Cette femme-renarde offre un condensé accéléré de l’histoire de l’humanité. Elle permet une réflexion ontologique centrée sur la recherche de l’essence de la personne humaine.

Au début de son éducation, Sylva réagit encore comme un animal ; elle passe notamment la plupart de son temps, à dormir, remède contre l’ennui :

On dirait qu’à peine inoccupé, l’être vivant prend conscience de sa condition de créature inexplicable, inexpliquée, dont l’existence semble vide de toute utilité comme de toute cause raisonnable. L’ennui de l’animal prend plus que le nôtre encore cette signification de totale vanité…

Sullivan comprend alors que Sylva a besoin de savoir qu’elle existe afin de progresser vers l’humanité ; c’est ainsi qu’il propose à Albert l’expérience déterminante du miroir :

L’esprit de l’homme (…) est né avec l’individu. Voilà la clé de tout. Quand il a découvert qu’il existait, séparément du reste des choses, et du reste de sa meute. La meute lui a servi de miroir évidemment pour cette découverte, mais en même temps elle l’a retardée. Nous nous trouvons devant la même dialectique.

Sullivan ne croyait pas si bien dire ! Quand Sylva se reconnaît enfin dans un miroir, elle fait un bond prodigieux en avant. Sa peur panique, d’abord incompréhensible pour Albert qui réagit suivant ses habitudes humaines, sera ensuite source de réflexion sur l’évolution de l’humanité ; il a conscience que cette séparation entre l’homme et la Nature, si naturelle pour l’homme de son époque, est une révélation angoissante pour un être soudain « exilé de la tutélaire nature ». Sa pensée se tourne alors vers nos aïeux de Neandertal :

ces primates à barbes et à crinières qui (…) durent se découvrir dans le regard des autres, dans leurs cris, leurs menaces, leurs gesticulations et leur hostilité – et qui se découvrirent comme ils étaient, fragiles et nus et solitaires, livrés à leurs seules forces au sein des forêts effrayantes.

La prise de conscience de la mort, deuxième étape fondamentale pour Sylva, accélère davantage le processus d’humanisation qui entraîne des changements notables et irréversibles : elle qui agissait par instinct se met à hésiter entre plusieurs choix, parce qu’elle utilise sa raison : « Là est (…) la frontière qui sépare l’instinct de l’intelligence », frontière « tranchée au couteau » qui sépare l’animal de l’homme.

L’indécision, « essence même de l’être humain », régit désormais la conduite de Sylva qui commence à s’interroger et à interroger son entourage dont elle constate avec stupéfaction l’ignorance. Mais elle prend petit à petit le chemin de l’homme : elle oublie peu à peu « le scandale qui l’avait d’abord révoltée : cette ignorance elle-même » et elle perd l’inquiétude « et avec l’inquiétude, le sentiment de cette Ignorance totale qui l’avait d’abord effrayée ». En un an, Sylva passe donc « des effrois de l’âge paléolithique aux calmes assurances de la civilisation britannique moderne ».

Les principaux personnages

Sylva, la femme-renarde

Transformée en femme, Sylva n’en garde pas moins toutes ses réactions animales. Ce n’est pas parce qu’elle est désormais biologiquement et définitivement humaine qu’elle a mentalement conquis cette spécificité qui pourrait la distinguer inexorablement de l’animal. Un long apprentissage va progressivement la conduire vers l’humanité.

La domestication de l'animal

Albert recueille chez lui une créature qui a l’apparence d’une belle jeune femme ; elle a cependant des particularités physiques rappelant ses origines : ses yeux sont « brillants », l’œil est « très fendu, très vif », « le nez fin , les pommettes très hautes, à la mongole, les joues triangulaires et le menton pointu » ; Son « mince visage pointu » est encadré par des cheveux  « qu’elle avait d’un beau roux tirant par endroits sur le fauve ».

 C’est surtout son attitude qui retient l’attention d’Albert et du lecteur.  Sylva se comporte en effet comme un renard : par peur d’Albert, elle attrape « sa cravate dans sa petite mâchoire » et tel un renard agile, bondit sur tous les meubles et va se musser en dernier ressort entre le mur et une petite commode. Elle est cependant dépendante de lui pour se nourrir et Albert va en profiter pour l’apprivoiser progressivement : sentant l’odeur d’un petit caneton, le « nez rose » de Sylva sort doucement des draps, renifle et retourne sous la couverture une fois sa proie saisie;  toujours méfiante, Sylva vole rapidement une autre proie des mains d’Albert et disparaît pour manger (en grimpant immédiatement sur l’armoire par exemple). Puis s’habituant à lui, elle finit par prendre la nourriture en « frétil-l[ant] de l’arrière-train » et à manger devant lui. Au bout de quinze jours, Sylva répond à son nom, se laisse gratter comme un chien et se montre attachée à son protecteur en lui passant sur le visage un coup de langue reconnaissant !

Très vite, elle ressemble à un chien intelligent : quoique encore réticente à l’eau, elle accepte de s’habiller au point de ne plus vouloir se séparer de ses vêtements ce qui rapidement répand des odeurs nauséabondes dans la chambre. Très dépendante d’Albert, elle ne le quitte pas d’une semelle le jour et  dort en boule à ses pieds la nuit même si, tel un renard, elle ne dort toujours que d’un œil.

Quand Dorothy et Sullivan la découvrent, Sylva agit comme un vrai animal domestiqué et bien dressé : elle se lave seule depuis l’arrivée de Nanny, s’habille sans aucune aide et mange à table. De plus, elle possède une centaine de mots ; tel un perroquet,  elle répète ce que son entourage dit et comprend les questions les plus simples qui restent en rapport avec les activités les plus usuelles et les plus utilitaires pour elle.

Pourtant, elle n’est encore qu’un animal : si Nanny l’interroge sur ses sentiments, Sylva, qui a appris sa leçon, lance un « T’aime » qui a très peu de lien avec un attachement humain. De même, ses progrès dans la domestication sont constamment contrebalancés par des régressions instinctives brutales. La première fois qu’Albert veut l’habiller, Sylva recule et se terre dans une attitude totalement animale ; le narrateur ne regagne péniblement sa confiance qu’au bout de deux jours entiers. Un peu plus tard, Albert l’attache pour aérer la pièce imprégnée de la forte odeur de Sylva ; elle mord, se débat, boude pendant deux jours, puis réussit à s’échapper en sautant par la fenêtre et en franchissant la haie. Cette haie, qui symbolisait son passage de l’animalité à l’humanité physique dans l’incipit, est cette fois franchie en sens inverse, puisqu’elle regagne sa forêt : son instinct animal est toujours intact.

Mais de petits changements ont lieu : revenue après trois jours de fuite, elle tente à nouveau de s’échapper, mais s’arrête, car elle a en mémoire le fait que la forêt, ne reconnaissant plus l’animal qu’elle était, la repousse. Une larme coule alors sur son visage. Elle semble aussi éprouver de la méfiance et de la jalousie envers Dorothy qu’elle prend pour une rivale. De même son attitude est petit à petit plus posée même si, après avoir renoncé au sommeil lorsqu’elle s’ennuyait, elle ressent le besoin impérieux de se déplacer dans toutes les pièces de la maison.

Albert désespère de voir sa renarde évoluer de manière déterminante vers l’humanité ; ses progrès, quoique réels, sont trop lents à son goût et ne relèvent que de la simple domestication. Il se trompe, parce que des changements qui passent inaperçus à ses yeux  témoignent d’un esprit qui se met en branle : un soir, Sylva goûte une glace, puis se met à souffler dessus, ce qui amuse son entourage alors qu’il aurait dû comprendre que des relations  de cause à effet s’étaient produits dans le cerveau de Sylva. Albert est donc d’autant plus surpris lorsque se produit la scène du miroir.

La scène du miroir

Se reconnaître dans le miroir

La scène du miroir, relatée au chapitre XX de la Première Partie, constitue la première étape-clé de l’évolution irrémédiable de Sylva. Avant cet épisode, la jeune femme a été mise en contact avec cet objet grâce à l’obstination d’Albert qui tente de lui faire comprendre que l’image qu’elle aperçoit dans le miroir est la sienne. Mais Sylva n’avait jusqu’à cette scène fondamentale pas fait le lien entre cette image reflétée et elle-même. La première fois que son entourage apporte une psyché dans sa chambre, Sylva n’y fait même pas attention ;  on la place alors face à un miroir ; elle semble s’y voir mais sans se reconnaître et elle se dirige derrière l’objet pour tenter d’apercevoir la personne qu’elle ne prend pas pour elle-même ; elle renifle son image comme le ferait un animal, puis s’en désintéresse. Quelque temps après, elle singe Nanny en se brossant comme elle les cheveux devant le miroir. Lorsque Nanny lui met une rose dans les cheveux, Sylva la voit dans le miroir, tente de la saisir et se cogne douloureusement à l’objet. Néanmoins Nanny s’acharne pendant des semaines et sa persévérance finit par porter ses fruits.

Une nuit, Albert surprend Sylva penchée à quelques centimètres de son visage d’un air songeur avant de se diriger vers le miroir, objet qu’elle connaît bien désormais après ses multiples expériences avortées. Le long et patient travail d’Albert a porté ses fruits, car sa cervelle de renarde est perturbée par cet objet étonnant. Le lecteur, comme le narrateur, sent que Sylva souhaite résoudre ce qui reste pour elle un problème insoluble. C’est donc spontanément qu’elle se dirige vers le miroir et c’est docilement cette fois qu’elle se laisse emmener par Albert devant le « grand miroir au mur » dans la salle de bains, pièce attenante à la chambre. Se produit alors un changement irrémédiable dans la tête de Sylva : elle comprend brutalement que l’image qu’elle aperçoit dans le miroir est son propre reflet ! Cette évolution est perceptible grâce à l’isotopie du regard et de la vue qui parcourt cet extrait fondamental : dans la chambre, elle ne fait qu’observer le miroir sans regarder son propre reflet. Elle s’intéresse ainsi comme à son habitude plus à l’objet en soi qu’à sa fonction propre. Mais, dans la salle de bains, devant ce « grand miroir au mur », « elle s’y regarde » aux côtés d’Albert. La révélation, instantanée et brusque, est visible à ses diverses réactions physiques. D’abord, « Ses yeux lentement s’élargissent » par la stupeur due à la conclusion qu’elle en tire ; suivent immédiatement l’angoisse face à un tel bouleversement et la frayeur extrême : elle fuit et va se cacher entre le mur et une commode en levant vers Albert « des yeux dilatés » et « un visage transi ».

Un abîme s’est ouvert sous ses pieds de renarde ; la gradation dans l’utilisation de ce champ lexical a fait basculer Sylva vers l’humanité en une fraction de seconde de manière irrémédiable et définitive.

La prise de conscience de soi

Cette prise de conscience est habilement rythmée par le tempo du récit qui varie suivant les phases successives des sensations et de l’embryon de conscience de Sylva. Toute la mise en scène, dynamique par le présent de narration, est dramatisée par des notations typiquement visuelles : quand la jeune femme cherche à comprendre, la scène (au décor minimaliste pour mettre en valeur l’objet essentiel qu’est le miroir) est lente et progressive ; et, une fois la révélation effective, l’accélération du rythme offre au lecteur les réactions primaires de l’héroïne. La peur instinctive face à la réalité ramène Sylva dans l’animalité, puisqu’elle fuit comme un petit animal apeuré en glapissant et en se tortillant pour échapper à son éducateur. Mais la révolution mentale a bien eu lieu et Sylva est acculée à poursuivre son chemin symbolique vers l’humanité, parce qu’elle sait maintenant qu’elle existe.

Bien qu’ elle ait fui le miroir pour ne pas voir la réalité en face, bien qu’ elle ait montré des réactions primaires face à l’évidence, elle n’ignore plus à ce stade qu’elle est Sylva. Grâce au rythme de nouveau ralenti, le lecteur, retenant son souffle, assiste à une nouvelle étape dans la lente construction de l’identité humaine de Sylva. Avec hésitation, l’héroïne tapie dans son coin explore une à une toutes les parties de son corps, notamment son « visage », nom caractéristique utilisé pour parler de l’homme. La relation entre son corps et son être devient indéniable lorsqu’en continuant à tâtonner son propre corps, Sylva prononce son propre nom. Elle joint donc le geste à la parole, même si elle le fait de manière enfantine puisque son vocabulaire n’est pas encore riche au point de construire des phrases complexes. Quoi qu’il en soit, sa Parole par laquelle elle nomme sa propre identité dévoile son essence.

Le stade du miroir

Sylva se reconnaît enfin dans le miroir ; elle ne se dissocie plus de l’image de femme qu’elle renvoie alors qu’auparavant elle appartenait complètement à la Nature sans en avoir aucunement conscience. Elle s’arrache donc à sa nature première et se voit avec une identité propre et indépendante de tout autre. Cette scène-clé illustre symboliquement la théorie de Lacan : celle du stade du miroir.

Dans Ecrits I, Jacques Lacan souligne en effet que le stade du miroir est formateur de la fonction du « je ». Tel le jeune enfant que décrit Piaget, Sylva ne se dissocie pas du Tout et elle est en totale fusion avec celui qui est son guide et son mentor. C’est seulement en se reconnaissant dans le miroir qu’elle devient un individu à part entière, distinct des autres. Néanmoins, ce processus, qui se fait naturellement chez le petit enfant, ne s’effectue pas sans heurt profond chez notre renarde. Cette révélation entérinée par Albert la plonge dans le plus grand désarroi. Elle refuse obstinément d’aller de nouveau vers le miroir quand Albert l’y enjoint ; tel un animal, elle se débat, ruse et réussit à s’échapper. Cette seconde fuite éperdue, qui accélère le tempo pour la deuxième fois, révèle encore une fois qu’elle ne veut pas voir l’évidence. Mais cette lente révolution mentale est irréversible : elle ne peut plus ignorer qu’elle se sait être Sylva. Même lorsqu’elle brise tous les miroirs, elle ne peut plus ignorer qu’ « elle existe irrémédiablement ». D’ailleurs, peu après, elle se montre de nouveau attirée par cet objet.

Cette scène du miroir est donc la première phase déterminante dans la construction de son identité humaine. Il n’est d’ailleurs pas anodin que Vercors ait utilisé le substantif « psyché » au début de la scène, l’étymologie grecque « Psukhê » signifiant « âme ».

La prise de conscience de la mort

La mort du chien Baron

La progression de Sylva vers l’humanité connaît une deuxième phase fondamentale et dramatique dans le chapitre XXV de la Deuxième Partie, quand le chien Baron, avec lequel elle joue souvent, meurt en s’étranglant une nuit avec sa chaîne. Sylva ne comprend pas et essaie longtemps de remettre le chien sur ses pattes. Elle reste impassible également lorsque Richwick enterre devant elle l’animal. Elle court même par deux fois pour le déterrer, espérant pouvoir jouer avec lui !

La deuxième fois, Albert laisse agir sa protégée : devant le cadavre décomposé de la bête, il la met face à l’évidence en affirmant le plus doucement possible que Baron est mort. Sylva connaît alors le deuxième bouleversement de sa vie : un être est voué à mourir.

 Si Albert emploie le mot juste, Sylva, quant à elle, utilise encore cependant son langage enfantin : « Plus…jouer… ? ». Pourtant, elle commence à saisir tout le sens de cette idée  et « sa pensée, ce qu’il faut bien appeler désormais sa pensée, une fois mise en branle, était en train de ravager sa pauvre petite cervelle de renarde à une telle vitesse, qu’elle en était déjà aux conclusions ». Le cheminement de sa pensée va effectivement très vite : si Baron le chien peut mourir, Albert (qu’elle surnomme Bonny) peut aussi disparaître un jour ; et c’est toujours avec son langage de jeune enfant qu’elle émet cette hypothèse : « Bonny aussi, plus jouer ? ». Le narrateur ne saisit pas à quel point sa « renarde » a appréhendé toute l’horreur de la mort ; il prend donc cette phrase au pied de la lettre : Sylva craint qu’il ne jouera plus avec elle, voilà tout ! et il s’empresse de la rassurer. Mais, même si l’héroïne n’a pas tout le vocabulaire approprié pour se faire comprendre, cela ne signifie pas qu’elle n’a pas saisi l’enjeu de cette scène. Elle répète la question par trois fois de manière insistante à Albert ; l’intonation, différente à chaque répétition, informe Bonny de sa prise de conscience progressive : d’abord « sans intonation », puis d’un « ton impérieux » et enfin « sa voix se brisa ».

Albert est mis au pied du mur et, malgré l’interdiction muette et suppliante de la gouvernante Nanny, il révèle la terrible vérité à Sylva en essayant de l’adoucir le plus possible. Il reprend ainsi les propres mots de Sylva pour la rassurer : la mort étant un processus naturel, il mourra un jour. Albert sait que toute tentative d’atténuation est dérisoire :

Et du reste, à une révélation pareille, il n’y a pas d’adoucissement possible. Il faut qu’elle soit reçue, admise et incorporée dans sa cruelle totalité.

Le choc face à cette assertion est visible dans ses réactions physiques, comme à chaque fois. Ses réactions en chaîne dramatisent la scène d’autant plus que le décor est encore une fois minimaliste et symbolique : les trois personnages sont devant la tombe béante du chien décomposé. Le rythme du récit est lui même extrêmement travaillé : dans un silence pesant, Sylva ouvre la bouche démesurément avant d’être une sorte de pantin dérisoire par son rire plein d’effroi…rire qui fait de l’héroïne une « mécanique plaquée sur du vivant » ; suit un nouveau silence de courte durée avant des hurlements pathétiques et des « Veux pas ! Veux pas !… » qui pourraient faire penser à une simple colère d’enfant pour un témoin extérieur. Le lecteur, lui, n’oublie pas que l’héroïne n’a pas encore accès à un langage plus élaboré ; il comprend cependant pleinement qu’elle est en train de naître douloureusement à l’humanité. Puis vient le silence de l’impuissance : livide et abattue, Sylva montre des signes d’un désespoir extrême. La progression mentale de Sylva dans la marche à l’humanité culmine dans une dernière question lapidaire qui clôt le chapitre et qui témoigne de la gradation dramatique de cette scène-clé : « Et Sylva ?… ».

Il reste à Sylva un long chemin à parcourir encore ; mais, consciente du sens tragique de la vie, Sylva ne peut qu’entrer en dissidence et se révolter contre la Nature. Elle  acquiert ainsi sa spécificité humaine :

L’existence de l’animal reste asservie à son essence, celle de l’homme s’en est libérée : dès lors cessons d’être rebelles nous cesserons d’être libres – et nous cesserons d’être hommes ( La Sédition humaine).

Sylva, une femme en cours d’éducation

Après ces deux scènes-clés, Sylva évolue à une vitesse inespérée : elle forme des concepts abstraits. Ainsi elle reconnaît des pommes sur un tableau puisqu’elle désigne le fruit qui est peint et le compare au référent réel. Elle mettra plus longtemps à reconnaître un être vivant en peinture, celui-ci étant représenté en arrêt alors qu’il est en mouvement dans la réalité. Douée, elle apprend aussi à compter, à lire et à dessiner. Elle façonne même un objet de ses propres mains tel l’homme du Paléolithique qui avait eu l’idée de fabriquer un outil. Cet objet fabriqué est donc le témoin d’une pensée conceptuelle chez Sylva. Elle est assimilée à la fin du récit à « une outre béante toute assoiffée de questions souvent encore informulées, mais pressantes, et qui reçoit tout à coup à grands flots l’eau qui la désaltère ».

Le lecteur quitte le couple au moment où elle met au monde un renardeau. Au terme du récit,  Sylva est devenue une femme bien que son organisme soit resté celui d’un animal. La question que le lecteur peut se poser encore concerne non pas sa révolte inhérente –dont on est certain quand on ferme le livre- mais le degré de sa rébellion comme le signale Vercors dans La Sédition humaine :

Nous sommes tous des rebelles, que nous le voulions ou non. La seule « liberté » dont nous jouissions, c’est de l’être plus, ou moins, ce n’est pas autre chose.

Dorothy : l’impossible et tragique retour vers l’état de nature

Le personnage de Dorothy est intéressant dans la mesure où il symbolise le double négatif de Sylva. Cheminant vers l’humanité, Sylva va lutter ; Dorothy, elle, renonce à cette lutte qu’elle juge absurde, se soumet volontairement et se déshumanise.

Dorothy, une femme singulière et mystérieuse

Dorothy n’apparaît qu’au chapitre VII de la Première Partie, puisqu’elle revient auprès de son père après avoir vécu de longues années à Londres.

Cette belle blonde avait succombé au charme d’Albert dans sa prime jeunesse et ces deux êtres auraient pu envisager un possible mariage. Mais Dorothy, pour de mystérieuses raisons, lui préfère « ce Godfrey trop brillant mais dont le regard inquiétait » le docteur Sullivan. Albert apprend rapidement que Dorothy est malheureuse avec son mari et il se sent soulagé quand ce dernier meurt dans des circonstances troublantes. Pourtant Dorothy demeure dans la capitale de longues années.

A son retour, elle reste discrète sur sa vie passée et au cours de leurs visites mutuelles, elle est souvent silencieuse et elle arbore un « sourire mystérieux ». Son attitude est d’autant plus étonnante pour Albert qu’elle refuse de manière voilée sa demande en mariage alors qu’elle semble encore attirée par cet homme. La preuve la plus éclatante en est sa jalousie manifeste envers Sylva. Au chapitre XI de la Première Partie, Dorothy se dispute avec Albert à son sujet et elle ne peut s’empêcher d’avoir un  argument pour le moins inquiétant : se marier avec Sylva serait une mésalliance déshonorante pour Albert, Sylva ayant trop manifestement le physique exotique d’une «asiate». Cet argument raciste fait immédiatement penser au narrateur à la théorie d’Arthur de Gobineau. S’il est vrai que Vercors n’insiste pas sur ce sujet dans ce roman, le lecteur s’aperçoit aisément qu’il s’agit d’une thématique récurrente chez lui qu’il avait largement exposée dans ses récits antérieurs, notamment dans Les Animaux dénaturés.

Suite à cette dispute, Dorothy paraît « maigrie », elle a le « teint brouillé ». Contrairement à ce que craint Albert, ce n’est pas à cause de lui. Au cours d’un entretien avec le docteur Sullivan, le narrateur médusé apprend que Dorothy, quoique studieuse et intelligente, a toujours été « portée à une étrange faiblesse à l’égard de ses tentations ». Une fois initiée à la drogue par son mari, elle décide de l’épouser à cause de sa dépendance rapide à cette substance. La mort de celui-ci dans des circonstances sordides ne la pousse pas à stopper , bien au contraire. Néanmoins après deux cures de désintoxication et après avoir perdu son travail à cause de ses absences répétées, Dorothy  fuit cette addiction en retournant chez son père…en vain.

La révolte de l’animal dénaturé contre son gré

Au chapitre XXIII de la Deuxième Partie, le père de Dorothy révèle à Albert le secret de la jeune femme : depuis longtemps déjà, elle se drogue au point de ne plus pouvoir s’en passer. Elle connaît des phases de profonde exaltation suivies d’une hébétude et d’une prostration inquiétantes.  Médecin, il insiste sur son état physiologique et psychique ravagé par ce poison ; les propos qu’elle prononce sous l’emprise de cette drogue ne sont donc pour lui que  « sornettes incroyables » résultant de sa déchéance.

Albert, confronté depuis plusieurs mois à la femme-renarde, ne peut pas en rester à ce simple constat ;  seul avec Dorothy, il provoque la discussion et entend alors  les motivations profondes  de celle-ci, motivations non dénuées de sens comme le suggérait son père.

L’intervention de Dorothy reprend la théorie de Vercors sur la spécificité humaine. Elle résume la longue marche progressive de son espèce vers l’humanité. Elle rappelle en effet que les êtres humains se sont révoltés contre leur condition naturelle et qu’il ont conquis la pensée qui les sépare de la bête. Mais elle distingue totalement le comportement originel des deux sexes : d’après elle, ce sont les hommes au crâne « épais » et « solide » qui ont pris l’initiative de cette dissidence ; les « pauvres femelles au crâne mince » ont été obligées bien malgré elles de suivre le mouvement instigué par la race masculine.  Dorothy admet que les hommes souffrent d’être constamment en lutte contre la Nature ; pourtant, ils sont responsables de cet état de faits, puisqu’ils ont provoqué cette rupture. Ils ne sont donc pas à plaindre. Quant aux femmes, elles éprouvent une souffrance plus profonde à cause de l’hybris de ces hommes, « stupides apprentis sorciers ».

Son discours se présente comme une longue diatribe contre les hommes, dont Albert est le digne représentant, et comme une véritable apologie du retour à l’état de nature, donc animal. De manière péremptoire, Dorothy évoque avec nostalgie cet âge d’or révolu de ses ancêtres, ces « femelles heureuses » :

De quoi avions-nous besoin ? D’être protégées, réchauffées, de jouir et d’enfanter. Mais non ! ça ne suffisait pas. Il fallait aussi, n’est-ce pas, que nous pensions.

Indignée, Dorothy entre en révolte contre les hommes qui ont plongé les femmes dans le malheur et elle refuse de subir plus longtemps cette souffrance due à cet exil loin de la Nature. Opposée aux hommes, elle revendique la liberté de choisir son destin : elle ne veut plus se détacher de la Nature, elle ne veut plus connaître ; elle désire au contraire vivre en communion totale avec elle, comme le font les autres animaux. Pour cela, elle utilise la drogue afin d’oublier sa condition d’animal dénaturé. Par ce moyen, elle retrouve son état animal  : « Je veux qu’on me laisse dormir. J’ai trouvé ma maison, ma grotte, mon tonneau. N’espérez plus que vous m’en chasserez ». Ce n’est pour elle pas une déchéance de redevenir une bête ; c’est au contraire une tentative d’accéder au bonheur originel.

Sans laisser à Albert le temps de répondre, Dorothy pare aux deux arguments éventuels de son adversaire. Elle démontre que le refuge dans la religion est illusoire quoiqu’elle ait tenté cette solution comme beaucoup de « vieilles bigotes épouvantées ». Ironique, elle assène violemment à Albert :

On ne me fera plus agenouiller pour me frapper contre la dalle devant l’absurdité du monde.

Le « silence des astres » la persuade de trouver une autre solution. Elle rejoint en cela la pensée de Vercors qui, dans La Sédition humaine, souligne que la foi et la religion sont « l’expression pathétique de notre besoin de comprendre ».

Refuge dans l’amour ? Dorothy le dénigre tout autant et méprise toutes ces femmes qui s’y précipitent, tête baissée : « Mais au fond de l’amour il reste quelque chose quand même : la souffrance. Par conséquent l’esprit. Donc le désordre. Mauvais remède ».

Dorothy a donc choisi une troisième voie : celle de la drogue qui lui permet de s’abrutir et d’être dans un état d’inconscience. Par ce moyen, elle a trouvé une sorte d’apaisement et d’oubli ; elle retourne à l’état semi-animal et s’en réjouit. Et pourtant ! ce moyen est aussi illusoire que les deux autres. Il ne l’amène à l’oubli de sa condition d’animal dénaturé que par intermittences. L’effet de la drogue s’estompant, Dorothy retourne forcément à son état antérieur de rebelle consciente de son exil loin de la Nature. Elle refuse sa condition d’animal dénaturé, soit ; mais la différence entre elle et un animal qui ignore son ignorance et donc qui ne se révolte pas, c’est que la jeune femme n’ignore pas qu’elle sait. Pour oublier tout le temps, elle doit donc s’adonner à la drogue de manière continue et intensive. En cessant la lutte contre la Nature par la drogue, elle détruit sa vie. Ce moyen illusoire la mène tout droit à la déchéance physique et mentale…et fatalement à la mort. Et ce n’est pas pour autant qu’elle réussira à être pleinement une bête formant un Tout avec la Nature, car « nous sommes tous des rebelles, que nous le voulions ou non ».

Vercors prend à nouveau le contre-pied du récit de Garnett. Si au fil de l’évolution de l’espèce, l’anthropoïde a pu devenir homme en se distinguant de la bête, en revanche l’inverse est impossible : cette femme ne peut pas être changée en renarde !

L’abandon définitif

Cette dispute avec Albert au cours de laquelle elle révèle son envie de déchoir à un état semi-animal convainc Dorothy de retourner à Londres. Albert décide de la rejoindre pour la sauver d’elle-même, car « ces tourments mêmes étaient d’abord les tragiques témoins de la qualité de son esprit, de ses douloureuses interrogations. Elle flanchait sans doute, mais cette déroute était la première preuve de la violence, donc de la noblesse de la lutte ».

Pourtant, Albert déchante vite : il plonge dans l’enfer de la drogue avec elle et se rend compte que Dorothy est allée trop loin. Droguée en permanence, elle se soumet à la « rafale de désir animal » qu’elle éprouve pour Albert, son amant du moment. Dès que l’effet de la drogue s’estompe, l’état de douleur et d’inquiétude revient instantanément. Elle opte pour l’oubli immédiat en replongeant dans les torpeurs provoquées par la drogue qui est devenue pour elle un cercle vicieux et dangereux.

Etre homme, c’est vivre perpétuellement dans l’inquiétude. C’est donc la nouvelle condition définitive de Sylva hissée à ce niveau par Albert. Or, Dorothy représente le double inversé de Sylva. Le lecteur est donc en droit de s’interroger sur l’acceptation des rigueurs de la condition humaine par cette femme-renarde tout au long de sa vie. S’inscrivent dans son avenir deux solutions potentielles : cheminer en acceptant la lutte ou y renoncer comme Dorothy.

Albert Richwick, le narrateur

Le maître de sa renarde

Pour que le lecteur le croie digne de confiance, Albert fait dès l’incipit un plaidoyer pro domo : il se présente comme un homme jouissant d’un respect certain à Warddey-Court, Somerset. Célibataire, il passe la plupart de son temps à diriger une ferme ; il  mène ainsi une vie retirée et solitaire. « Singe de bibliothèque », il est aussi un « homme de bon sens » de 33 ans le jour où le prodige se produit. Pour parer à toute incrédulité du lecteur,  il explique longuement qu’il aime la tradition qui maintient l’ordre public ; c’est pourquoi il se méfie des églises même s’il se qualifie de « bon chrétien » malgré une « foi peu vigoureuse ».

Recueillir Sylva chez lui l’amène à jouer le maître qui doit apprivoiser son animal et lui  apprendre les bonnes manières. Habilement, il crée des habitudes lors des repas de sa renarde afin de l’amadouer progressivement : il demeure ainsi systématiquement dans la chambre, immobile et silencieux, quand Sylva avale sa proie. Les progrès sont rapides et l’encouragent dans cette voie, étant donné que la renarde vient lui prendre la nourriture des mains dans les quinze premiers jours. Et il va même jusqu’à s’émouvoir de sa reconnaissance animale quand elle le remercie tel un petit animal domestiqué.

 Il ne faut cependant pas oublier que cette créature a le corps d’une charmante jeune femme, (non celui d’une bête) et qu’elle se promène nue dans la chambre par refus obstiné du moindre vêtement. Ce simple rôle de maître devient bientôt obsolète.

Le dilemme d’Albert : entre le père et l’amant de Sylva

Albert hésite constamment entre le rôle de père et celui d’amant. Il la laisse longtemps enfermée dans la maison par crainte d’une probable fuite en trouvant un argument imparable à ses yeux : l’ayant sauvée de la mort, il se sent investi du rôle de protecteur. Il sait en outre que celle qui se présente désormais sous les traits d’une femme ne pourrait survivre seule dans la forêt. Quand sa tâche de domestication le décourage parfois, il en vient à souhaiter qu’elle fuie. Mais il sait au fond de lui qu’il lui est plus attaché qu’il ne l’aurait voulu et qu’il ne peut s’en défaire.

Garder une jeune fille nue dans sa chambre se révèle dangereux pour sa réputation ; à tout moment Fanny, la bonne, peut découvrir Sylva et soupçonner Albert. Il opte donc pour la solution la plus probable et la plus sensée qui soit afin de ne pas attirer les médisances sur lui. Il devient officiellement aux yeux de tous son père de substitution : il se fait passer pour l’oncle de cette enfant « arriérée », enfant qu’il doit garder jusqu’à ce que le nouveau mari de sa sœur s’habitue à elle. Pour être plus crédible et pour pourvoir à son éducation pendant son absence, il engage une gouvernante, Nanny, qu’il met au courant. Ces deux personnages jouent donc les parents adoptifs de Sylva tout au long du récit.

Les sentiments d’Albert sont pourtant bien plus ambigus : revenu après avoir acheté des vêtements pour Sylva, il constate que sa renarde, se croyant abandonnée, a saccagé sa chambre. Ouvrant brusquement la porte, il la surprend debout dans une beauté étincelante et sensuelle comme « une Aphrodite anadyomène ». Albert est alors frappé par « un émoi visuel si intense qu’il en était voluptueux ».

Quoiqu’il se défende d’avoir toujours une « flambée de concupiscence » pour elle à la suite de cet épisode, il est obligé de la repousser plusieurs fois au cours de leurs jeux afin de garder son sang-froid devant cette fille en tenue légère qui s’amuse à le mordiller dans le cou…

C’est surtout quand, au printemps, Sylva se glisse dans son lit à la recherche d’un mâle qu’Albert ressent les affres de la jalousie en songeant à un accouplement avec un ou plusieurs hommes et même, en imaginant ses amours passées de renarde ! Elle réussit d’ailleurs à fuir pour s’accoupler avec une brute du nom de Jérémy Hull et Albert réagit, non comme un père, mais comme un amant jaloux qui parcourt la forêt pour la retrouver à tout prix. A la vue de ce couple insolite, Albert se laisse envahir par une jalousie bestiale qui aurait poussé les deux hommes à se battre « comme deux caribous à l’époque des amours » si son ami Walburton n’avait été là. Revenu de sa colère, Albert oscille entre son rôle de père attentif au bonheur de sa Sylva et son rôle d’amant remué profondément par ses sens…il ne tarde pas à succomber à ses pulsions charnelles, lorsque, le lendemain de cette aventure, Sylva se glisse dans son lit.

Le Pygmalion

Albert a l’ambitieux projet d’éduquer Sylva à l’humanité ; il devient le Pygmalion de cette créature vierge de toute expérience humaine. Dorothy le lui suggère en le mettant en garde contre lui-même :

Sylva aussi est vide - pour le moment. (…)Ce qu’elle aura dans la cervelle, c’est vous qui l’y aurez mis. Ce qu’aiment les Pygmalion, c’est justement leur propre image.

Effectivement, Albert s’acharne dans l’éducation de Sylva et il est présent au moment des deux scènes fondamentales :

  • dans la scène du miroir, Albert prend l’initiative d’amener une Sylva docile devant la psyché ; il allume la lumière de la salle de bains, geste qui prend un sens symbolique : il allume un éclair dans son esprit à cette minute précise. Face à sa terreur, il la rassure, l’entoure de sa protection tant physique (il la prend dans ses bras) que psychologique (il lui parle doucement). Et quand Sylva s’en remet à lui pour apprendre que celle qu’elle a perçue dans le miroir est bien elle-même, c’est encore lui qui met en mots la réalité.
  • Dans la scène pendant laquelle Sylva comprend que le chien est mort, Albert prend encore l’initiative de dévoiler l’affreuse fatalité alors que la gouvernante Nanny en est bien incapable. Il prend à cœur son rôle de protecteur jusqu’au bout.

Cette transformation mentale est donc l’œuvre d’Albert qui, comme l’avait anticipé Dorothy, n’a d’autre choix que de tomber amoureux de sa propre création. Il désire que la réciproque soit également vraie :

ce serait (…) d’en savoir faire une femme tout d’abord que Sylva pourrait connaître ensuite l’amour humain

Après ces deux scènes-clés, Sylva éprouve en effet un amour plus profond pour son protecteur, un amour qui n’est plus seulement un simple attachement domestique. Son Pygmalion s’enorgueillit de cette évolution qu’il désigne comme sienne. Il a façonné de ses propres mains sa Femme qui n’est pas figée comme certains jeunes hommes déjà « ramenés en dessous d’eux-mêmes » « par le sommeil des habitudes ». Albert savoure le fait que sa Sylva est pleinement humaine alors qu’il s’interroge sur cet homme rencontré dans le train à son retour de Londres :

est-il seulement encore un homme ? Oui, mais de cire : un mannequin.

Thématiques

Un roman d’amour

S’il est vrai que Sylva est la « mise en exemple imaginaire » de La Sédition humaine, il ne faut pas le considérer non plus comme un roman purement didactique. Vercors sait faire preuve de fantaisie dans ce récit qui donne une large place à l’amour.

Albert connaît les troubles de la passion. Pendant un an, ses sentiments oscillent au gré des événements entre Dorothy, la femme qu’il a aimée dès sa jeunesse, et Sylva, la femme qui occupe toute son énergie et son temps au cours de l’année 1925. Sans cesse, il se demande laquelle de ces deux femmes choisir. Il n’arrive pas à se décider de manière définitive quoiqu’il sache pertinemment qu’il aura à sacrifier l’une d’entre elles. Son dilemme provient de l’incertitude de ce qu’il ressent véritablement pour l’une comme pour l’autre.

Vercors, suivant son « goût excessif pour les cas de conscience » comme Jean Paulhan et  Wurmser le lui soufflent un jour, serre dans cet étau un Albert pris entre son  devoir et son amour. Plusieurs fois, il propose à Dorothy le mariage. Est-ce par amour ? Albert a de forts doutes à ce sujet ; il sait qu’il a une affection profonde pour elle après avoir été amoureux d’elle dans sa jeunesse. Il souhaite également avoir une place estimable dans le cœur de cette femme :

Je m’apercevais (…) combien l’estime affectueuse de la jeune femme m’était restée nécessaire.

Sa confiance lui est primordiale et leur tendresse est mutuelle. Mais cette proposition de mariage relève davantage du devoir moral que de l’amour. Avant de savoir que Dorothy se drogue, Albert se sent en effet redevable vis-à-vis du docteur Sullivan qui avait beaucoup espéré en leur avenir commun. Et quand il apprend la terrible vérité sur elle, il se sent investi d’un devoir encore plus grand. Son cas de conscience révèle qu’Albert ne s’est pas soumis au fatum contrairement à Dorothy :

Je ne reconnais la tragédie du fatum que dans la révolte des hommes contre lui. Jamais quand ils le subissent et s’y soumettent. Or, se refuser au cas de conscience, c’est déjà se soumettre, plus ou moins directement, au fatum (Les Pas dans le sable).

Albert choisit la solidarité humaine envers cette sœur rebelle qui est prête à abandonner la lutte et à se soumettre. Il entre dans son univers avec tous les risques que cela comporte et n’abandonne le combat que lorsqu’il se rend compte qu’il ne peut plus rien faire pour elle. Bien qu’il ait échoué dans sa tentative de la sauver d’elle-même, il a accompli son devoir.

Le narrateur ressent les mêmes doutes concernant Sylva. Il se sent incapable d’abandonner sa renarde à son sort et il l’amène sur le chemin douloureux de l’humanité, seul chemin désormais possible pour cette femme. Pourtant il ne s’agit pas uniquement d’un devoir ; au contraire, sa pensée est rapidement tout occupée de Sylva au point d’oublier les sentiments qu’il avait éprouvés pour Dorothy. De même, quand il se décide à épouser Dorothy, il ressent comme une sorte de trahison envers Sylva : il sait, au fond de son cœur, que c’est Sylva qu’il préfère. Et cette préférence s’accentue avec les progrès fulgurants de Sylva. La force de son affection pour elle se transmue en désir charnel et en amour véritable.

Dans ce roman d’amour, les deux femmes ont encore un parcours inversé :Dorothy a aimé Albert dans le passé mais a préféré la drogue à cet amour. De retour, elle refuse le mariage, ayant pleinement conscience de ce qui va se passer ; elle accepte de l’avoir pour amant à Londres et n’en demande pas plus. Sylva, elle, connaît d’abord un désir charnel pour son Pygmalion avant de progresser vers l’humanité et vers l’amour humain.

Albert avait un devoir envers ces deux femmes : il devait les sauver toutes deux de l’animalité ; l’une pour qu’elle se tire définitivement de cet état, l’autre pour qu’elle n’y tombe pas. Ayant échoué avec Dorothy, il a réussi avec Sylva. Albert a donc lutté lui-même et s’est révolté jusqu’au bout, puisque, comme le dit Vercors dans La Sédition humaine, « Toute amitié, tout amour sont essentiellement un besoin, maîtrisé dans l’amitié, véhément dans l’amour, de réaliser avec un autre être cette communion que la nature nous interdit ».

Mais même sans savoir cela, le lecteur suit avec passion le cas de conscience d’Albert écartelé entre deux femmes, d’autant plus  que celui-ci joue le rôle du narrateur par le biais de la focalisation interne dans ce récit rétrospectif. Le lecteur se sent donc au plus près des tribulations de ce personnage.

Des animaux dénaturés

Tous les personnages du roman sont décrits à l’aide d’images animales. Ces expressions pourraient n’être que des métaphores devenues clichés dans le langage courant. Pourtant, dans ce contexte de la métamorphose et dans la théorie vercorienne, ces métaphores reprennent tout leur sens et sont redynamisés.

Quand le narrateur se dit « aussi lourdaud qu’un ours » comparé à Sylva qui a « l’attitude d’un chat », qui se faufile « comme une couleuvre » et qui a « la vélocité d’une biche », les métaphores ont cessé d’en être : Sylva ne ressemble pas à un animal, elle est au fond d’elle-même encore un animal ; et la gouvernante ne croit pas si bien dire quand elle s’exclame que Sylva est « un vrai petit renard » ! Nanny ne quitte le monde des métaphores qu’une fois qu’Albert réconcilie dans son esprit le mot et la chose. Albert, lui, a perdu les caractéristiques de l’animalité, conséquence d’une lutte du fond des âges qu’il n’a pas connue.

Dorothy s’oppose à Sylva par ces mêmes métaphores : alors que Sylva est une « outre béante » qui a l’espoir d’accueillir en elle l’humanité, Dorothy s’assimile à « un crabe desséché », à un « crabe mort » parce qu’elle a cessé la lutte dans son esprit.

Quant aux métaphores canines, elles sont particulièrement bien vues : Nanny n’est pas un « bouledogue » qu’au figuré ; elle est littéralement la personne qui veille avec attention sur Sylva. Quant au mari de Dorothy, il est un « loup dans une bergerie », puisqu’il a initié la jeune femme à la drogue et l’a détruite.

Tous les personnages sont donc fondamentalement des animaux, mais par leur lutte et leur révolte contre la nature ils sont dénaturés.

Regard, immobilité et silence

Le lecteur découvre les personnages par le regard qu’Albert pose sur ceux qu’ils côtoient. Or, s’il peut s’immiscer dans les pensées de cet homme qui procède à son introspection au moment où il raconte son histoire,  en revanche il n’entre pas dans celles des autres personnages. Il n’assiste qu’à ce qu’Albert peut voir et entendre des autres. Les gestes, les paroles et les silences des personnages sont donc significatifs, parce qu’ils renseignent sur l’intériorité de chacun. Le narrateur s’attarde ainsi longtemps sur les yeux qui deviennent la vitrine des pensées de chaque personnage.

La fixité du regard des personnages s’accompagne souvent d’une immobilité totale du corps et d’un silence lourd de signification. Elle dénote une attente et une réflexion de la part du personnage. Ainsi la gouvernante n’est plus que regard pour Albert quand elle apprend que Sylva s’est transformée en femme. Nanny « ouvr[e] tout ronds ses yeux gris, qui s’empli[ss]ent d’inquiétude, d’angoisse », mais elle accepte de s’asseoir face à Albert, toujours « sans [le] quitter des yeux ». Son regard se trouble devant la nouvelle étonnante et « son regard s’arrach[e] » de celui d’Albert pour regarder Sylva. Le regard rend visible les pensées et les réactions du personnage, puisque ses yeux brillent et qu’elle « dévor[e] Sylva des yeux ».

Sylva, elle-même, a une attitude caractéristique de l’animal traqué et pris au piège les quinze premiers jours :  elle  fixe Albert de son regard et reste « immobile comme une pierre » pour prévoir les réactions de son adversaire. Ses yeux « brillants », son regard « perçant et vif » le jaugent et précèdent toute réaction. Petit à petit, ce ne sont plus des yeux craintifs qui se fichent dans le regard d’Albert, ce sont les « yeux fixes de l’attente et de la convoitise » d’une renarde qui sait que la nourriture est distribuée par cet homme. Son regard témoigne donc de son évolution de l’animal sauvage à l’animal en voie de domestication.

Mais c’est surtout lors des deux scènes-clés du roman que le regard est le premier à montrer que la lumière s’est faite dans son esprit avec brutalité. Quand elle se voit dans le miroir et le comprend, « ses yeux lentement s’élargissent » et, immobile, elle jette sur son protecteur un « regard dilaté » de terreur. Néanmoins, ce regard si plein de sens s’éteint vite jusqu’à la confrontation avec la mort.

Lors de l’enterrement de Bonny, au moment où elle saisit la fatalité qui pèse sur les êtres, elle est tétanisée – donc immobile -,  « ne quitt[e] pas des yeux son malheureux copain », puis « elle arrach[e] son regard de la triste dépouille, et alors le pos[e] » sur Albert. Son regard, longtemps vide de toute pensée humaine, montre son évolution irrémédiable. Ce n’est plus un regard qui exprime uniquement des réactions instinctives et mécaniques, c’est un regard qui est tout en réflexion : « C’était une sorte d’examen aigu, étrangement aigu de mon visage. Comme une méditation profonde sur la signification d’une figure humaine ».

Ce regard si significatif, Albert va encore y être confronté de manière bouleversante juste après cette scène lorsqu’elle s’allonge sur lui pour le fixer :

Ce regard !

Il n’était pas reconnaissable (…)…ce regard derrière lequel des choses se passent peut-être, mais dans l’ombre, sans jamais effleurer la surface. Tandis que maintenant, tandis que ce regard posé sur le mien ! Ce n’étaient plus seulement deux yeux qui voient, mais qui pénètrent, eussent voulu découvrir, à leur tour, une réponse, un secret.

Ainsi ses yeux, organes destinés à percevoir le monde, abritent enfin un regard expressif qui illustre son évolution vers la femme, tandis que celui de Dorothy propose le cheminement inverse. Quand Albert arrive à Londres, il voit passer une « lueur dans son regard » qui lui fait espérer l’aider ; mais elle s’éteint aussitôt. La drogue lui donne plutôt un « œil éteint », « un regard lourd » qui n’a plus d’autre signification que charnelle. Dorothy ne veut plus penser pour éviter la souffrance ; elle est dominée désormais par ses sens et elle jette des « yeux de panthère » sur Albert, yeux  qui dénotent le caractère félin de cette femme, alors que Sylva n’a plus ces « yeux de chat » qu’elle dardait sur le narrateur au début du récit. L’une a acquis un regard profondément humain ; l’autre a désormais les yeux de l’animalité.

Article mis en ligne le 10 juin 2006