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Le Commandant du Prométhée (1991)

Le Commandant du Prométhée est le dernier récit que Vercors ait inventé. En juin 1991, Vercors procédait à ses ultimes corrections quand il décéda. Il fut publié à titre posthume dans la revue Lettre Internationale, numéro 30, automne 1991, pp. 70-75. L'écrivain finit ainsi sa carrière comme il l'avait commencée : par le genre concis et ciselé de la nouvelle qui lui sied si parfaitement, à notre avis bien plus que le roman. Du Silence de la mer (1942) au Commandant du Prométhée (1991), Vercors excella dans le récit bref.

En plus de cet aspect générique, il convient de mesurer les résonances artistiques, autobiographiques (notamment son goût de la navigation l'ayant amené à construire plusieurs de ses bateaux), mais aussi philosophiques circulant dans ce dernier écrit. Le titre de cette nouvelle, l'histoire du personnage Le Gouadec à la tête d'un navire dont il ne connaît pas l'équipage, ne surgissent pas ex nihilo et ex abrupto dans la carrière de Jean Bruller-Vercors. Ce récit témoigne du caractère obsessionnel de certains réseaux lexicaux, tels le silence, la mer et l'oubli.

  •  Allez au paragraphe consacré à ce thème dans la page La Bataille du silence, son livre de souvenirs de 1967.

Le titre du récit mythique de 1942 révèle avec force cette idée fixe. Celle-ci se rencontre déjà dans son premier album de 1926, 21 Recettes de mort violente, en particulier dans le premier chapitre « Du suicide par immersion totale ».

Elle se prolonge dans La Danse des vivants, par exemple dans les planches « Mutinerie à bord » et « Le Radeau de l'éternelle espérance », d'ailleurs reproduites à bon escient dans la revue Lettre Internationale. Le Commandant du Prométhée semble un écho manifeste de ce travail lexical. Cette focalisation sur l'univers marin est encore nettement visible en 1942 quand Jean Bruller, en plus de l'écriture du Silence de la mer, illustre les trois poèmes en prose d'Edgar Poe, - Silence, Ombre, L'Ile de la fée -, et la ballade de Coleridge, The Rime of the Ancient Mariner. Tout autant que Jean Bruller, Vercors revient sur ce réseau imagé, par exemple pour les titres Le Radeau de la méduse et Tendre Naufrage, pour la diégèse du récit Sillages  (1972).

Au-delà de cette thématique artistique et littéraire, il faut soulever le questionnement philosophique sous-jacent. Le Commandant du Prométhée est une mise en scène d'un extrait de son essai de 1949,  La Sédition humaine :

En somme, tout dans cet être encore animal se passe comme sur un navire dont le capitaine pourrait se figurer qu'il est maître après Dieu, alors qu'il n'est qu'un humble tâcheron à fond de cale, dressé à conduire le bâtiment sans en rien connaître, encouragé et inspiré à grand renfort de horions. Un vague périscope lui permet de distinguer les alentours, de prendre une vue grossière du bâtiment dans son ensemble. Mais de son organisation interne, il ne sait rien, et du reste ne cherche pas à en rien savoir. Des machines, de l'équipage, d'où l'on vient et où l'on va, il ne sait rien et ne cherche pas à le savoir. Simplement, à jamais enfermé dans l'étroite cabine, pressé entre des murs d'où jaillissent des poinçons, des maillets, des fers rougis au feu, il reçoit sur tous les points sensibles, sans étonnement ni révolte, des coups lancés il ne sait d'où, parfois légers comme une caresse, parfois violents à hurler. L'instinct et l'expérience ont dressé ses réflexes, et selon qu'il reçoit le coup dans les tibias, dans l'estomac ou sur le haut du crâne, il ouvrira ou fermera un robinet, tournera un volant, pressera un bouton, ou lancera des ordres à un équipage invisible. Il naviguera ainsi quelque temps, en robot docile et douloureux, sur l'océan des âges, sans escale, sans provenance ni destination, jusqu'à ce que usé et vermoulu le bâtiment s'abîme dans les flots, et lui avec, sans avoir rien compris de son aventure. 

Cette mini-histoire illustrative, Vercors l'expérimente encore dans son roman de 1951, La Puissance du Jour. Il revient sur cette histoire, la développe en deux pages, avant, 40 ans plus tard, de prélever celle-ci à l’essai de 1949 et au roman de 1951 pour la placer au centre d'un récit autonome, Le Commandant du Prométhée.

Pour aller au-delà de la simple anecdote, il faut replacer cette allégorie dans la chaîne explicative de sa théorie. Cette fiction illustre le concept de Vercors selon lequel la fonction cérébrale chez l'être animé n'a qu'une fonction d'ilote par rapport  à son organisme. Vercors plonge dans l'histoire naturelle passée de nos ancêtres et décrit l’hominien comme un « morceau de nature », donc situé au même rang que les autres animaux, jusqu'à ce qu'une rupture n'allume une lueur d'interrogation dans la tête de celui qui allait prendre le statut d'humain. Le matérialiste Vercors, s'appuyant fermement sur l'évolution darwinienne, place cette rupture dans l'encéphale et cherche, notamment avec Ernest Kahane et Paul Misraki, l'explication neurobiologique du phénomène. L'anthropoïde fut amené par cette transformation cérébrale à s'interroger, à observer son environnement, donc à s'extraire de la nature. En un mot, il se -natura, en constatant son ignorance et en entrant en rébellion contre cette ignorance naturelle imposée. Le roman Colères (1956) met en scène cette libido sciendi par le biais du personnage d'Egmont qui, par l'esprit, explore son corps pour en découvrir les secrets, afin de le dominer, tout cela au péril de sa vie. C'est exactement la métaphore contenue dans Le Commandant du Prométhée : Le Gouadec, le cerveau du bateau, est aux commandes d'un navire-corps. Il représente ce cerveau ignorant de son corps, qu' Egmont du roman Colères cherche, quant à lui, à contrôler. Vouloir maîtriser ce corps-navire, c'est risquer la révolte des cellules, c'est risquer une « Mutinerie à bord ». Le Gouadec est à la fois en lui-même et étranger à lui-même, à cause de cet exil hors de la nature. Il habite son corps, mais n'en est pas le propriétaire. Ce corps - ce navire - fonctionne indépendamment de l'individu. Il le conduit à la mort, parce que, selon Vercors, celle-ci est programmée. Sa correspondance développe cette idée, dont par exemple le docteur Escoffier-Lambiotte décèle le finalisme. Le questionnement implicite, « suis-je dans mon corps comme un pilote dans son navire ? », met en exergue une dualité. Pour autant, dans les rouages de la théorie de Vercors, et comme il le dit dans le récit de 1991,  « La République n'en est pas moins restée une et indivisible », car l'homme, animal dénaturé, est aussi  « un morceau de nature ». Or, cette dualité mise en scène est bien paradoxale pour un matérialiste. Cet antagonisme est l'enjeu primordial de ce récit, servi par la magie d'une écriture littéraire aux résonances thématiques anciennes. Mais les conceptions matérialistes de Vercors, ses ambiguïtés indéniables restent le moteur premier de ce récit. Celui-ci montre non seulement que cette question fut la préoccupation principale de Vercors, mais encore elle souligne la constance d'une pensée depuis La Sédition humaine de 1949 jusqu'à cette ultime marine de 1991.

La thématique des planches de son album La Danse des vivants citées précédemment est identique. Pourtant il serait faux de croire que la conception philosophique et morale soit restée la même. Vercors a subi l'expérience de la Seconde Guerre mondiale, il rend compte de cette évolution dans sa nouvelle de 1947 à caractère autobiographique, Le Démenti. La focale adoptée dans La Danse des vivants suggère l'homme-ciron perdu dans le vaste océan du monde, où rien n'a de raison d'être. De la guerre à son essai La Sédition humaine (1949), l'humaniste Vercors a compris qu'on ne pouvait pas mesurer l'existence humaine à l'échelle de l'univers, il quitta résolument cette philosophie de l'absurdité pour cheminer dans une quête de sens. Certes, Le Gouadec n'est pas maître de son navire, mais contrairement à l'animal qui subit son sort, il s'interroge, il est ou plutôt devrait être un rebelle face à cette nature et combattre son ignorance par la recherche inlassable de la compréhension et la connaissance. 

Le chapitre VIII « Misère de Prométhée » de La Danse des vivants décline les portraits de savants modernes. Ceux-ci s'ingénient à vouloir comprendre le non-sens de la vie et du Cosmos, mais sortent vaincus de ce combat. Hélas, le ciel est vide scientifiquement et métaphysiquement. Le titre de son ultime récit de 1991 prouve que Vercors ne fit pas table rase du passé. Il reprit à Jean Bruller l'idée de cette « marâtre nature » indifférente et meurtrière, mais cette fois-ci pour signifier que le Prométhée moderne - le scientifique, l’artiste, le chercheur, celui qui dans La Danse des vivants est mis en scène solitaire et désespéré face au silence de l'univers - est moins le misérable « imprudent qui parcourt les divins et cruels chemins de la connaissance », que le lutteur révolté prêt à en découdre avec son ennemie. Le Gouadec, lui, meurt sans avoir compris son aventure humaine. N'en faisons pas une généralité. En effet, Vercors ne se soumet pas à cette fatalité, il tente, avec d'autres et comme beaucoup d'autres, de percer cette ignorance, selon l'écrivain imposée par la nature. Celle-ci ne laisse aucune instruction à l'homme, Le Gouadec navigue sans scénario, mais c'est à lui, dans la solidarité avec les frères rebelles, d'arracher les plans mystérieux de la nature dont l'accès lui serait volontairement refusé. Cette idée teintée de finalisme et d'une transcendance incarnée par la Nature est contrebalancée par la chute: « On ne sait pas ce qu'en conclurent les armateurs du Prométhée - à supposer qu'ils existassent », mot de la fin du récit et dernière saine interrogation de l'agnostique Vercors sur sa théorie.

Le Commandant du Prométhée nous suggère à quel point cette histoire illustre l'une des facettes majeure du matérialisme de Vercors et de ses paradoxes. Ce récit doit être placé dans le dispositif conceptuel de Vercors pour prendre tout son sens et être compris dans sa complétude.

Article mis en ligne en 2012