Quota ou les Pléthoriens (1966)
It's a free world ou le capitalisme, désir et servitude
Une lecture hétérodoxe de Quota ou les pléthoriens
Sommaire
Préambule
Contexte: une longue gestation pour une écriture à quatre mains
Quota ou les pléthoriens fut publié en 1966. Toutefois, à lire la préface de ce roman, le projet remontait à 1939. Paul Silva-Coronel, employé chez Citroën et écrivain à ses heures perdues, collabora en 1935 avec Jean Bruller autour de son album Couleurs d'Egypte. Un album qui recueillit quelques textes d'un dessinateur qui ne naquit donc pas écrivain avec Le Silence de la mer sous l'Occupation. Quatre ans plus tard, les deux amis d'enfance souhaitèrent écrire Quota ou les pléthoriens afin de s'amuser des « nouvelles méthodes psychologiques venues des Etats-Unis » et de la « façon quasi automatique dont on amenait le client le moins décidé à passer commande presque en état d'hypnose ». La guerre interrompit leur projet sans qu'on ne sache si ce dernier était resté à l'état purement virtuel ou bien s'il était déjà entamé quelque peu.
Le projet resurgit en 1950 quand le journal d'obédience communiste Les Lettres françaises annonça en première page du n°340 du 7 décembre de cette année-là « Quota, une comédie inédite de Vercors et Coronel » et proposa en quatrième page un extrait de cette pièce de théâtre. Jusqu'où allèrent les deux hommes dans l'avancée de l'écriture? Impossible de le savoir dans l'état actuel de mes recherches. Leurs multiples activités respectives les empêchèrent d'achever la comédie et c'est seulement en 1966, et sous une forme romanesque inattendue, que parut Quota ou les pléthoriens. Plusieurs de leurs correspondants perçurent le palimpseste de l'ancienne forme générique dans ce produit final. On peut dire néanmoins que ce sont la plupart des romans de Vercors qui contiennent, par leurs dialogues nombreux, une théâtralité prégnante.
La lecture de la correspondance de Vercors prouve que ce livre était sorti aux Etats-Unis depuis plusieurs mois quand Vercors se décida, réticent, à l'éditer en France. Il pensait que ce qu’il qualifia de « farce » ou encore d’ « amusette » dérouterait son lectorat. Il jugeait ce roman trop à part de toute sa production littéraire et philosophique, alors qu'à mon sens, il est une partie parfaitement intégrée à la totalité de son système.
Résumé du roman
Dans un pays d’Amérique du sud, le Tuhualpa, dont le nouveau modèle économique colonise rapidement le monde entier, arrive le mystérieux personnage Quota qui, par ses techniques managériales, réussit à redresser une entreprise frappée par la crise économique rampante. L'entreprise devient florissante, bientôt suivie d'autres qui éprouvent l'efficacité de ce modèle. Samuel Brett, entrepreneur, se laisse littéralement subjuguer, alors que sa nièce Florence, plus circonspecte, fuit dans un premier temps son pays pour goûter le calme de l'Europe, avant de revenir et d'abdiquer face à Quota.
Figure charismatique, Quota transforme en profondeur le pays dans ses structures idéologiques, son modèle économique, grâce à une linguistique travaillée, bientôt suivie par des complicités politiques dont les réformes font évoluer les cadres juridiques du monde du travail et de l’univers sociétal. Certains habitants, lassés par cet envahissement des objets dans leur existence, essaient bien d'opposer leur volonté à celle de Quota, ils demeurent toutefois minoritaires. Deux camps se font rapidement face dans des manifestations de rues, mais la machine libérale triomphante s'accélère, source de chaos humain et de destruction d'un monde. La fin fictive de cette distopie anticipatrice reste ouverte sur cette catastrophe à l'échelle mondiale...que nous vivons réellement dans notre présent dans sa phase néolibérale nécrosée. C'est ce prolongement effrayant qui confère à ce roman toute la force, et l'ancre profondément dans l'actualité.
Pour une herméneutique hétérodoxe
De par mes études littéraires et la profession que j'exerce, je suis rompue à l'exercice de l'analyse des textes littéraires, avec ses outils et ses méthodes spécifiques. La lecture orthodoxe princeps est fondamentale. Mes compétences et mes approches se sont diversifiées dans le sens de l'interdisciplinarité. La littérature a des liens profonds avec l'Histoire, les sciences sociales, la philosophie, etc. Elle peut donner accès à des connaissances sociales, donc exercer une fonction cognitive. Cette fonction se plie bien sûr à des modes foncièrement spécifiques, mais les discours des sciences sociales et de la littérature sont complémentaires, en particulier quand Vercors s'efforça de « dire » , dans une littérature engagée.
Aussi voudrais-je tenter une lecture de Quota ou les pléthoriens en me référant aux travaux de Frédéric Lordon. J'ai déjà évoqué cet économiste hétérodoxe à la fin de ma page consacrée au contrat social vercorien, auteur notamment de l'ouvrage Le capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza (2010) dont il défend les théories dans l'émission D@ns le texte animée par Judith Bernard (sur le site d'Arrêt sur images en accès payant). Il est l'héritier avoué de Pierre Bourdieu (Voir sa collaboration à l'ouvrage collectif Pierre Bourdieu. L'insoumission en héritage), et appartient à l'Ecole de la Régulation inspirée du marxisme (Voir son article L'empire des institutions (et leurs crises) dans la Revue de la régulation). Son objet d'étude porte sur la théorie du capitalisme. L'originalité de Frédéric Lordon tient dans le fait qu'il travaille, ouvrage après ouvrage, à l'édification d'une économie politique spinoziste. Loin de la science économique dominante qui se veut purement scientifique et pense le monde dans sa dimension purement rationnelle, il réintroduit les passions - celles de l'anthropologie spinoziste - au sein de la structure capitaliste examinée par Marx sous l'angle des rapports entre le capital et le travail. En d'autres termes, qu'est-ce qui fait que des individus se meuvent et participent à la valorisation du capital?
Il ne s'agit pas de plaquer aveuglément la grille de lecture lordonienne à Quota ou les pléthoriens. Nonobstant cette prudence, il est étonnant de voir à quel point cette combinaison entre Marx et Spinoza éclaire ce roman. Vercors y dévoile les ressorts du capitalisme, tout en ne se focalisant pas sur le capital comme rapport social. Il l'avait déjà fait dans une des parties de son roman de 1956, Colères. Dans Quota ou les pléthoriens, c'est par le biais des affects des salariés, puis des consommateurs qu'il attaque le problème. Il complète ainsi le tableau qu'il dresse du capitalisme. Dans son essai, Sens et non-sens de l'Histoire (1971), il synthétise avec pertinence la pensée de Marx et d'Engels, laisse filtrer son admiration pour leur matérialisme historique dialectique. Il ajoute néanmoins que ce matérialisme analytique souffre de la méconnaissance d'« éléments dont la nature échappe à la dialectique des seuls phénomènes économiques: la lutte permanente de l'être humain contre son ignorance congénitale, lutte qui n'est pas, elle, simple superstructure. Car cette soif atavique, inextinguible de savoir, de comprendre, cette soif d'interroger, nous avons vu qu'elle constitue l'essence même de [l'homme] ».
Cette interrogation, sur laquelle je suis maintes fois revenue dans de nombreuses pages de ce site, se centre sur l'homme, plus que sur les structures. Elle est décrite dans cette citation (et dans bien d'autres) comme un phénomène vital irrépressible, comme une « impulsion formidable » (Sens et non-sens de l'Histoire). Ce désir, que Vercors plaçait dans la manifestation concrète de l'interrogation-rébellion, ressemble fort au conatus de Spinoza, cette énergie fondamentale qui produit l’ébranlement du corps et initie son mouvement à la poursuite d’un certain objet. Conatus signifie littéralement « effort ». Cet « effort par lequel toute chose tend à persévérer dans son être n'est rien de plus que l'essence actuelle de cette chose » (Ethique III, Proposition VII).
Le capitalisme, désir et servitude
Dans ses ouvrages et articles, Frédéric Lordon distingue trois étapes du capitalisme:
- l'exploitation « par l'aiguilllon de la faim ».
- la consommation de masse qui produit l'illusion du bonheur.
- la réalisation de soi par le travail, au stade néolibéral.
Le premier stade est visible dans Colères, et le personnage de Quota l'évoque en suggérant que sa stratégie erronée est complètement dépassée:
[...] je connais la rengaine: ces grandes masses de gueux, d'illettrés, sont nécessaires pour pouvoir y puiser, en cas de besoin, une main d'oeuvre à bon compte, craintive, obéissante, elle évite d'avoir à élever les salaires, donc de réduire les bénéfices. Une bonne réserve de chômeurs permanents est le meilleur régulateur du marché du travail. Très judicieux. On oublie seulement qu'il n'est pas non plus de meilleure réserve en cas de troubles sociaux. On oublie surtout qu'on se prive d'une clientèle énorme, dépourvue de pouvoir d'achat. Théories de gribouillards! En retard de cent cinquante ans !
Les deux autres étapes se combinent dans Quota ou les pléthoriens. C'est par une transformation en profondeur des techniques managériales du monde des entreprises, qui emportent rapidement l'adhésion enthousiaste des employés, qu'évoluent les structures idéologiques de la société, devenue consommatrice effrénée.
La colinéarité des conatus
Le personnage de Quota représente le désir-maître dans l'entreprise qu'il convoite pour la transformer. Dans un premier temps, son ambition consiste à enrôler les employés, par essence subjectivités désirantes, en ajustant leurs conatus sur celui du désir-maître. Quota réussit à façonner ces conatus si diversifiés dans le sens d'une homogénéisation, afin de mobiliser totalement leurs puissances d'agir au service de la poursuite de son désir.
La colinéarisation des conatus enrôlés des employés, puis des acheteurs, tient dans la réorientation du désir dans le cadre exclusif des rapports marchands. Dans la fiction comique de Vercors, il s'agit d'observer attentivement les acheteurs, répartis en sept comportements-types, révélés par des expériences psychologiques, pour « neutraliser chez le client les défauts de son caractère qui le retiennent d'acheter ». Cinq étapes sont nécessaires aux vendeurs pour provoquer à coup sûr l'achat de biens marchands: « baisser les barrières, obtenir l'assentiment, provoquer l'initiative, chauffer la convoitise, extirper le désir ». Cette manipulation mentale vise à rendre conforme les singularités qui inclineront toutes spontanément dans leur dynamique ontologique vers des désirs joyeux d'achats:
[...] il s'agit moins d'exploiter les particularités de son caractère que de les éliminer afin de dégager à l'état pur, autrement dit irrésistible, cette pulsion universelle qu'est le besoin atavique d'acquérir. Quand l'acheteur se présente, ce besoin est encore inhibé par toutes sortes de forces contradictoires. Mais n'oubliez pas que, si peu décidé qu'il puisse paraître, l'acheteur porte en lui le désir inconscient, mais extrêmement puissant, de se laisser convaincre. Le rôle du vendeur, c'est de le débarrasser des forces inhibitrices qui l'encombrent, en faisant jouer des automatismes psychologiques.
Cette colonisation des consciences par cette rééducation insidieuse des conatus est renforcée par des stratagèmes de réorganisation des espaces commerciaux, de matraquage publicitaire, de la mise en place d'un arsenal juridique. Le refaçonnage des intériorités est tellement efficace que les aliénés des temps nouveaux vont combattre pour leur servitude volontaire (Voir La Boétie, De la servitude volontaire).
It's a free world
Le monde de Quota se présente comme une mécanique déréglée qui gagne bientôt le monde entier. Le fonctionnement de ce monde libre repose sur la mise sous tension perpétuelle du désir et sur la création continuelle de nouveaux besoins à assouvir. Bientôt les marchandises de toutes sortes, dont beaucoup d'inutiles, envahissent le pays d'Atahualpa soumis à une frénésie d'abord cocasse, bientôt inquiétante:
Nétait le soleil de juillet, on se croirait à la veille de Noël. Les gens circulent avec une hâte fébrile, surchargés de paquets. On se rue à la porte des magasins comme à celles des autobus aux heures d'affluence. Tout ce monde se presse, se houspille, s'injurie.
La demande se cale sur des offres toujours nouvelles et plus nombreuses, avec un renouvellement toujours plus rapide. Pour soutenir la consommation, les salaires sont indexés obligatoirement sur les achats. Quand les risques d'engorgement de ces Choses à la Perec menacent, Quota crée l'« échange-standard obligatoire » (comme les primes à la casse et autres subterfuges sous couvert de défense écologique) et le « coefficient de fragilité » qui n'est pas sans rappeler l'obsolescence programmée des objets. Tout est à vendre, et les biens communs inaliénables de l'humanité sont intégrés à ce système immoral: « oxygénol » pour respirer un air pur, air de la campagne en boîtes de conserve, tranches de silence. Les dégâts écologiques sont minimisés.
Quota fait feu de tout bois. En parallèle, il vise de nouveaux clients. Les enfants forment une part de marchés jusqu'ici négligée que Quota va s'ingénier à conquérir grâce à une « loi d'Aide à l'Enfance sous-développée » ! La « novlangue » orwellienne complète le dispositif totalitaire: à la « loi du Roudoudou », sarcastiquement avancée par le personnage dubitatif de Florence, on substitue dans une dimension positive et au nom des droits de l'humanité, la « Loi pour le Développement économique de l'Enfance studieuse ». Ironique, Florence poursuit:
- C'est vrai que ça fait plus sérieux [...], mais pourquoi cette ségrégation? ricana-t-elle. Pourquoi discriminer les moins-de-six-ans? On leur donnera des idées s'ils n'en ont pas! Et même les moins-de-neuf-mois dans le giron de leur mère?
- Vous voyez, les idées vous viennent, à vous aussi! dit Capista. Excellent! Ca fera équilibre avec le projet des Nécropoles.
- Car vous voulez aussi acheter les morts? s'écria Florence.
- C'est en effet un vaste débouché, stupidement tombé en désuétude [...].
It's a free world, comme dans le film de Ken Loach, ce réalisateur engagé à dénoncer les méfaits du capitalisme ( Voir dans cette page du Monde un résumé et une courte analyse). Les personnages du roman de Vercors ne sont pas manichéens: Florence se révolte contre les méthodes de Quota, elle fuit son pays, mais revient et participe, conquise, à l'entreprise néolibérale de ce personnage mystérieux charismatique qui ressemble à Knock: la dimension mégalomane et la dangerosité totalitaire du personnage théâtral dans l'acte III de la comédie de Jules Romains sont rassemblées dans cet étrange Quota. Face à ce personnage, Florence oscille entre fascination et répulsion. Elle finit par devenir son bras droit, fidèle soldat au service de cette expansion mondiale et terrifiante. Cette dominée finit par aimer celui qui l'assujettit, incarnation de la violence symbolique de la théorie bourdieusienne.
TINA, really?
TINA, ou there is no alternative. « Il n'y a pas d'autre choix » que le modèle capitaliste est un slogan attribué à Margaret Thatcher, alors premier ministre du Royaume-Uni. La passion du salariat au bénéfice de leur entreprise d'un côté, de l'autre la passion des consommateurs pour les biens matériels et marchands, désormais engrammées dans les consciences, poussent à croire dans un système inéluctable. Dans le roman, pléthoriens et malthusiens s'affrontent dans des visées commerciales, certes, mais ces deux camps sont arrimés aux mêmes convictions idéologiques. Pléthoriens et malthusiens (la relance ou l'austérité) sont les deux extrêmes d'une même médaille systémique.
Par l'intermédiaire même d'un Quota clairvoyant, et au moment où les blocs Est-Ouest se font face, Vercors voit l'alternative du socialisme:
Ou bien équilibrer, par voie d'autorité, la production avec la consommation, autrement dit le socialisme. Fin de la libre-entreprise, fin de la civilisation occidentale. Ou bien, à la manière américaine, [...] créer sans cesse des besoins nouveaux, plus vite que ne s'épuisent les anciens. De telle sorte qu'à mesure que le Catoblépas se dévore une patte, une autre mette moins de temps à lui pousser [...].
Socialisme ou barbarie, signifia Vercors selon son orientation idéologique. TINA, really? Ce roman qui pousse l'absurdité jusqu'à son extrême mise sur un réveil salvateur des consciences conditionnées. Et c'est probablement par le biais de la saturation des désirs que le sursaut est possible. Des personnages de cet univers infernal comprennent cette robotisation et cette deshumanisation programmées, ce qui laisse supposer que le conatus de chaque singularité est susceptible de se reprendre à ses propres fins, au point de se « décolinéariser » du désir-maître. Quelques groupes se révoltent sporadiquement, du moins s'isolent dans une utopie où le sens de la vie ne se règle pas à coups d'achats et de ventes. Florence et son oncle parviennent à se départir de l'emprise de Quota à la fin de l'oeuvre. Ils saisissent qu'un tel monde court à sa perte à plus ou moins long terme. Le capitalisme est une menace pour l'humanité, tel le catoblépas, ce buffle noir fabuleux dont la tête trop lourde au regard meurtrier pour l'homme est inclinée vers le sol.
Dans ce roman visionnaire, Vercors pose la question lancinante du sens de l'homme et interroge la société dans le contrat social vercorien que j'avais analysé il y a tout juste un an. Un contrat social humaniste qui devait, aux yeux de Vercors, passer par une réponse politique d'une gauche non accoquinée à ce que l'écrivain nomma le « capitalisme sauvage » sous peine d'être perçue dans la phase déliquescente de ce dernier comme une « Droite Complexée » (ici et là) par un sagace économiste hétérodoxe.
Article mis en ligne le 10 juin 2013