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Vercors et le transhumanisme

Préambule

Dans cet article, il est question de l'homme réparé, de l'homme amélioré, de l'homme augmenté, de l'homme adapté. Le problème de l'homme, de la machine et du robot, de l'hybridation, est abordé. Nous constaterons l'influence du scientifique Norbert Wiener après la Seconde Guerre mondiale sur l'orientation idéologique des intellectuels et nous y réfléchirons à l'aune de la perfectibilité de l'homme, notion développée à partir du siècle des Lumières. Nous inclurons alors Pierre Teilhard de Chardin (considéré comme un des pères du transhumanisme) et son ami André Leroi-Gourhan. Vercors fit beaucoup référence à ces deux penseurs, parce que sa pensée offre de grandes similitudes et conduit pour partie au transhumanisme.

Le transhumanisme

Présent, futur: Le Meilleur des mondes?

En 1932, Aldous Huxley publia une dystopie, Le Meilleur des mondes, en réaction à l'idéologie eugéniste de son frère Julian Huxley, biologiste. C'est en 1957 que ce biologiste inventa le terme de "transhumanisme" comme définition de ses idées d'amélioration des performances humaines. Et c'est dans les années 90 que ce terme se popularisa grâce à la convergence des NBIC: nanotechnologies (N), biologie (B), informatique (I), sciences cognitives (C). Le transhumanisme touche ainsi de nombreux secteurs: les prothèses, les implants, la robotique, les neurosciences, l'intelligence artificielle...

Le transhumanisme est donc un mouvement culturel, scientifique et politique contemporain qui vise à une amélioration des performances physiques, intellectuelles et émotionnelles de l'être humain. Les fulgurantes avancées technoscientifiques et médicales donnent l'espoir de faire disparaître les anomalies génétiques, les défaillances intellectuelles, de permettre au corps humain des performances décuplées; in fine, de supprimer le vieillissement et d'offrir à l'homme l'immortalité.

Cette perfectibilité humaine pour laquelle on mobilise activement la science et les finances a pour objectif de dépasser le stade actuel de l'évolution pour faire advenir un posthumain débarrassé de ses contraintes organiques limitantes. L'homme ne sera pas seulement réparé, il pourra être hybridé, « augmenté » et adapté.

Ce projet de société se structure puissamment autour du GAFAM (google, apple, facebook, amazon, microsoft). La Silicon Valley, les milliardaires, les multinationales investissent dans ces recherches technoscientifiques, comme le suggère cet article se fondant sur les arguments d'intellectuels inquiets de la tournure des événements. Fleurissent de nombreux articles, livres, entretiens qui, il faut le souligner, portent davantage sur les dangers d'un tel projet que sur l'enthousiasme face à l'avenir radieux que les partisans du posthumanisme laissent envisager.

La réflexion se situe essentiellement autour de la problématique de limites et de frontières. Or, cette question a été celle qui tarauda Vercors lorsqu'il chercha la frontière entre l'homme et l'animal pour contrer l'idéologie nazie. Quels problèmes pose le transhumanisme?

  • un problème moral: quelles limites tracer face au choix du sexe de son enfant, de ses caractéristiques conformes aux désirs de ses parents? Face aux manipulations génétiques eugénistes? Où tracer la frontière d'un point de vue éthique? Autre sujet: contrôler la mémoire traumatique pour que l'humain puisse vivre sans séquelles psychologiques ou contrôler la mémoire et l'esprit d'un humain pour qu'il accomplisse des exactions sans ciller, relèvent d'objets et de techniques identiques, là où les objectifs diffèrent. Voici donc quelques cas d'une longue liste d'exemples.
  • un problème d'identité: qui sera ce « je » mi-homme, mi-machine? Qui sera ce cyborg? Quelles nouvelles relations entre le corps et l'esprit, que le corps soit profondément modifié ou que l'esprit soit téléchargé dans une autre entité (organique ou non)?
  • un problème social : l'accès aux technologies et aux sciences d'augmentation de l'humain pose la question des inégalités économiques. Se profile une population d'élus, une élite qui constituera une caste supérieure. Une humanité à deux vitesses est à craindre. L'apparition d'une sous-espèce, celle qui ne pourra pas payer comme celle qui refusera l'augmentation de l'humain, rappelle les plus grands dangers de notre passé. L'élimination de ceux qui seront considérés comme des sous-hommes ou bien leur exploitation sont des dérives prévisibles. En 2002, le cybernéticien Kévin Warwick dit: « Ceux qui décideront de rester humains et refuseront de s'améliorer auront un sérieux handicap, ils constitueront une sous-espèce et formeront les chimpanzés du futur ». Les anti-industriels « Pièces et Main d'oeuvre » rédigèrent en 2017 un Manifeste des chimpanzés du futur contre le transhumanisme.

Aussi le transhumanisme déjà là et qui sera encore plus là demain interroge-t-il la modification du rapport à soi et aux autres. Les ouvrages de science-fiction et les films dystopiques regorgent. Au-delà du visionnaire Le Meilleur des mondes, les super-héros cyborgs, mais aussi Bienvenue à Gattaca, Mr Nobody, les épisodes de la série Black Mirror...

Passé: héritages et filiations

Le transhumanisme n'est pas né ex nihilo. Il est l'aboutissement de filiations passées.

L'amélioration de l'homme voulue par les transhumanistes découle de l'idée de perfectibilité, un mot inventé par Rousseau. A la suite de Bacon au XVIIe siècle et de son programme de maîtrise technique de la nature, des philosophes des Lumières proposent une nouvelle conception de l’être humain et du monde placée sous le signe du libre arbitre. Ils prolongent la pensée des Humanistes pour lesquels l'homme devenait la « mesure de toute chose ». Ces penseurs du XVIe siècle revendiquaient l’autonomie de l’être humain, ainsi que son libre arbitre. Les Lumières défendent la perfectibilité humaine sur les plan moral, politique et social, c'est-à-dire qu'ils l'envisagent dans un projet général démocratique d'amélioration des conditions de vie sociales concrètes. Ils débattent ainsi des moyens de cette perfectibilité. Ils inscrivent donc leur réflexion dans les combats sociaux  et politiques d'une société plus égalitaire et plus juste. Aussi la perfectibilité de l'homme est-elle comprise comme progrès social.

A cette vision politique se greffe une vision scientifique et technique de la perfectibilité. Dans la lignée de Descartes, des philosophes - comme Condorcet notamment - pensent l'amélioration humaine par la modification de nos contingences biologiques. Les analogies entre le vivant et la machine sont omniprésentes dans ce siècle, notamment sous la plume de La Mettrie qui évoque l'homme-machine, un concept-clé du transhumanisme.

Le XIXe siècle est symptomatique d'un pessimisme moral et politique. Se développe alors une conception scientiste de la perfectibilité humaine. Le darwinisme social porté par Herbert Spencer (et non par Darwin lui-même) et l'eugénisme se présentent comme de sombres projets de sélection biologique pour améliorer la société.

Le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale engendre un pessimisme moral qui, loin de remettre en cause la rationalité technoscientifique, valorise celle-ci au plus haut point. L'amélioration doit donc porter sur l'humain uniquement. Le projet humaniste et politique des Lumières est occulté. Changer l'humain plutôt que la société: tel est le fil conducteur de l'héritage des transhumanistes. A la Libération, l'influence du paradigme cybernétique du scientifique Norbert Wiener rend la notion d'homme-machine omniprésente dans les pensées des philosophes. Rappelons que dans les années 60 Vercors participa au colloque consacré à l'homme, le robot et la machine. L'homme étant considéré comme imparfait, il s'agit de le perfectionner et de l'augmenter grâce aux avancées technoscientifiques. La cybernétique se révèle donc comme le soubassement du posthumanisme. Plus loin dans cette page, je développerai ces concepts lorsque je comparerai des pans de la pensée de Vercors, de Teilhard de Chardin et d'André Leroi-Gourhan.

La conception humaniste  de la perfectibilité liée au progrès social a donc disparu dans l'idéologie transhumaniste au profit de  la conception technoscientifique. Il s'agit donc de nous demander si dans la pensée de Vercors les deux conceptions ont cohabité, si l'une ne l'a pas emporté sur l'autre dans certains domaines. Dans quelles proportions hérita-t-il de celles-ci?

L'homme réparé

Réparer les vivants

Avant d'analyser la partie ultime - c'est-à-dire proprement transhumaniste - de l'amélioration de l'humain, étudions du point de vue de Vercors la première étape de l'intervention des hommes sur le corps, et ce, depuis l'aube de l'humanité. Dans ce cas-là, la médecine a une visée thérapeutique classique de rétablissement ou de restauration de l'organisme humain. Il s'agit en effet de réparer, de soigner les humains. Il s'agit également d'augmenter la longévité humaine, si possible en bonne santé. Nous comprenons donc que soigner et réparer n’a rien à voir avec programmer et augmenter.

Vercors s'intéressa particulièrement à ce qui pouvait réparer les hommes. Il mit en scène de nombreux médecins et de nombreux biologistes tels Olga et Mirambeau dans Colères, le père de Dorothy dans Sylva ; des malades comme Egmont et Cloots dans Colères, Le Gouadec dans Le Commandant du Prométhée ; des opérations chirurgicales comme l'opération du cerveau dans La Puissance du jour.

La question le fascinait tant qu'il côtoyait des scientifiques de son temps tels les biologistes Jacques Monod et Ernest Kahane (Questions sur la vie à messieurs les biologistes),  le docteur Claudine Escoffier-Lambiotte, le physicien Alfred Kastler, le volcanologue Haroun Tazieff, etc. En 1971, il rendit hommage aux scientifiques de tous les temps dans un essai qu'il réédita en 1978, Sens et non sens de l'Histoire. Il montra à quel point les recherches scientifiques, leurs applications médicales permirent d'améliorer progressivement le sort des hommes. Cette médecine de plus en plus pointue soulagea les humains de leurs maux physiques, des souffrances corporelles, éradiqua des maladies qui décimaient les populations. Ses vertus thérapeutiques prolongent également l'existence des malades. C'est pourquoi Vercors se prononça clairement pour la transplantation d'organes:

Personnellement, je n’attache aucune valeur humaine à la dépouille charnelle. J’approuverais donc d’avance tout ce que l’on pourrait vouloir faire de la mienne soit pour secourir un malade soit pour contribuer de quelque manière aux sciences médicales (Lettre de 1977 à Roger Maria).

Réparer, oui, mais  à quel prix ? Dans l'état actuel des progrès médicaux, Vercors refusait tout acharnement thérapeutique au nom de la dignité humaine. A Fernand Lecanu, il écrivit en 1976:

Je vais, vous le savez, plus loin que Caillavet*, étant depuis toujours en faveur de l’euthanasie active. La mort m’apparaît moins redoutable pour l’intégrité de l’esprit que l’extrême souffrance, dégradante et désagrégeante. Mais je ne conçois pas de réglementation applicable hors de la conscience de chacun. En premier lieu, c’est au mourant de décider ; s’il ne le peut (coma), c’est au médecin, sauf opposition de la famille si elle veut tenter le dernier millionième de chance (mais quel médecin laisserait mourir un malade contre l’avis de la famille ?)

A l’inverse, l’acharnement thérapeutique contre l’avis inverse est de plus en plus abandonné et le sera avec le temps, je pense, tout à fait. Je crains qu’un règlement légal ne produise des conflits, donc des procès, des référés, des artifices de procédures etc., pendant lesquels le pauvre agonisant aura tout le temps d’épuiser son enfer.

Lorsque mon père est mort, dans une lucidité abominable, je me suis heurté au refus d’un médecin catholique rigoureux. Il n’a pas pu pourtant me refuser une piqûre calmante – endormant le mourant qui ne s’en est pas, bien sûr, réveillé. C’était de l’euthanasie active à peine camouflée. Avec une réglementation, le toubib récalcitrant aurait pu exiger l’aval de trois médecins, il eût fallu attendre leur décision, etc…, et mon père pendant ce temps aurait poursuivi son agonie terrifiante [...].

Nous avons été heureux versus Les jours heureux

Vercors mettait donc tous ses espoirs dans la science, en particulier dans la méthode expérimentale qui constitue selon lui « le seul vrai progrès mental » par rapport à l'hominien (Sens et non sens de l'Histoire, page 180). Il suivait avec grande attention les progrès de la médecine, au-delà même de sa simple visée thérapeuthique, nous le verrons plus loin dans cette page. Dans son hommage aux chercheurs et à leurs prodigieuses découvertes, il s'exalta ainsi:

En quelques décennies, nous l'avons vu, l'espérance de vie d'un nouveau-né a passé de quarante-cinq ans au début du siècle à soixante-dix ans à l'heure où s'écrivent ces lignes [...]. Sous Louis XIV, la vie moyenne d'un fils de riche était trois fois plus longue que celle d'un fils de pauvre. Cette forme intolérable de l'injustice devant la mort, la médecine l'efface, car elle ne connaît pas les classes sociales: riches et pauvres dans nos pays ont désormais autant de chances, ou presque, de dépasser la soixantaine.

Si Vercors a raison au sujet de l'augmentation pour tous de l'espérance du vie au fil des siècles grâce aux progrès médicaux, avec une accélération après la Seconde Guerre mondiale, il a à plus d'un titre tort de dire que c'est la médecine qui a réalisé cette égalité face à la maladie et face à la mort:

  • En effet, si riches et pauvres ont autant de chances de dépasser le même seuil de la soixantaine dans les années 70, l'écart d'espérance de vie entre les classes sociales est toujours aussi sensible. Les conditions d'existence de Mirambeau sont meilleures que celles des ouvriers écrasés par leur labeur dans son roman Colères. A travers les siècles, il y a eu un resserrement de cet écart, certes, mais les chances restent bien inégales (et en 2018 encore).
  • Deuxième nuance de taille à son argument: si riches et pauvres ont autant de chances de dépasser le même seuil de la soixantaine dans les années 70, il faut s'interroger sur l'état de santé des membres de chaque classe sociale. Là encore, les chances ne sont absolument pas identiques (et en 2018 encore).
  • Troisième et dernière errreur, la plus fondamentale: « Cette forme intolérable de l'injustice devant la mort, la médecine l'efface, car elle ne connaît pas les classes sociales » est un argument totalement erroné, parce que là encore Vercors réfléchit dans l'abstrait et ne regarde pas concrètement le réel. Ce ne sont pas les progrès de la médecine qui in fine effacent les différences entre classes sociales. Une preuve tangible est de constater que la médecine soigne telle maladie dans certains pays et pour tous, et pas dans d'autres pour les pauvres. Pourquoi ? Parce que les pauvres de ces pays-là n'ont pas accès à ces soins à cause de leur manque d'argent et à cause d'une absence de protection sociale pour tous.

Ce n'est donc pas la médecine qui efface l'injustice entre les classes sociales, mais les acquis sociaux pour lesquels le peuple a dû se battre. Ainsi, plutôt que d'acquis sociaux, nous pourrions davantage parler de conquis sociaux. Et le conquis social qui a permis des progrès sociaux et humains exponentiels à la Libération, c'est le programme politique révolutionnaire du Conseil National de la Résistance. Ce programme fut nommé « Les Jours heureux ». Naquirent notamment la Sécurité Sociale et les premières lois sur les retraites par répartition. La solidarité interprofessionnelle et intergénérationnelle permit alors que la vieillesse ne soit plus le signe de la pauvreté comme elle l'était auparavant. Elle permit à tous l'accès gratuit (ou presque) aux soins de qualité.

A la Libération, Vercors publia un texte succinct « Nous avons été heureux ». Il signifia son bonheur paradoxal d'avoir vécu une solidarité désintéressée pendant l'Occupation, loin de la concurrence indélicate et la course aux honneurs habituelle du milieu intellectuel. Dans « Nous avons été heureux », il se plaçait donc sur le plan moral et n'observait que son milieu quand « Les jours heureux » se positionnait sur le plan politique et social pour tous. A aucun moment dans ses essais, en particulier dans son récit de l'aventure millénaire des hommes de Sens et non sens de l'Histoire, il ne mentionna ce pendant politique indispensable. Il oublia singulièrement les conquêtes sociales qui entraînèrent pour la majorité des gens une amélioration des conditions de vie concrètes, dans le cas de la médecine des conditions de santé, d'amélioration de l'espérance de vie, qui plus est en meilleure santé.

Les progrès de la médecine que Vercors vantait tant (et à juste titre) sont une condition nécessaire, mais non suffisante.

Le récit de la recherche expérimentale est important, son pendant politique des conquis sociaux l'est tout autant pour saisir que la justice sociale et l'égalité entre les hommes n'existent pas sans ce projet politique.

Son essai Sens et non sens de l'Histoire se présente donc sous cet angle-là comme scientiste dans la mesure où des deux directions que prit la perfectibilité des Lumières (évoquées plus haut dans cette page), Vercors ne retint que l'aspect technoscientifique. Pour autant, il ne faut pas croire que l'écrivain n'avait pas chevillé au corps le projet politique collectif d'émancipation des hommes. Ce penseur de gauche le désirait autant pour l'accélération des progrès scientifiques que pour la dignité de tous les humains. Sa visée est donc double. Il se révèle bel et bien l'héritier des Lumières sur les deux plans. Toutefois, je l'ai déjà dit maintes fois sur ce site, l'idéaliste Vercors était travaillé de l'extérieur par la politique. Quoiqu'ayant en tête ce souci d'égalité sociale, il mettait à l'écart le réel concret pour élaborer un système intellectualiste partiel, car déconnecté du réel.

L'homme de mieux en mieux réparé relève de l'avancée des progrès scientifiques, les hommes tous réparés dépendent des luttes sociales que les gouvernements successifs jusqu'à nos jours combattent avec acharnement pour, à coups de réformes destructrices, vider de leur substance « Les jours heureux ».

L'homme augmenté

« Recherche de l'immortalité »

Le désir d'immortalité est ancien. Qu'il soit  perçu comme tentation d'hybris ou non, il relève de la volonté de l'homme de s'arracher à sa condition de mortel. Les transhumanistes contemporains l'espèrent d'autant plus que les progrès scientifiques sont fulgurants. Ils héritent de la pensée du XVIIIe siècle. Condorcet notamment imaginait « un temps où la mort ne serait plus que l’effet, ou d’accidents extraordinaires, ou de la destruction de plus en plus lente des forces vitales, et qu’enfin la durée de l’intervalle moyen entre la naissance et cette destruction n’a elle-même aucun terme assignable » (Esquisse d’un tableau historique de progrès de l’esprit humain).

La Danse des vivants offre une planche sur la recherche de l'immortalité.

Celle-ci est bien dérisoire dans ce monde infini où les hommes ne sont que « mouches en bouteille » pour reprendre les termes de Jean Bruller. Cet album, à la fois affilié et opposé aux Pensées de Pascal, montre que cette quête est illusoire dans ce vaste univers, surtout lorsqu'il est dépourvu de sens. « L'athée » est ce religieux qui a perdu toute foi, pendant que des astronomes braquent leurs télescopes géants vers le ciel en scrutant des réponses, si ce n'est métaphysiques, du moins scientifiques.

Dès les années 30, nous percevons donc que Jean Bruller avait foi en la science pour percer les mystères de la nature. Et, après guerre, ce n'est plus en gravant son nom sur une colonne que l'homme recherche une immortalité bien incertaine. C'est en misant sur les recherches des hommes de sciences. Vercors énonce alors un apparent paradoxe: le cœur de la recherche médicale repose sur la quête de l'immortalité humaine, même si l'avènement de cette immortalité n'est pas souhaitable:

Il est hors de question que la médecine et la chirurgie puissent nous rendre éternels, réduire notre mortalité à zéro. C’est pourtant dans l’étude raisonnée de cette hypothèse que gît le fondement éthique de la Chirurgie (Lettre de Vercors à Pierre Jourdan  datée du 10 octobre 1954)

Pour Vercors en effet, le chirurgien est un rebelle à la nature qui condamne les hommes à mourir, alors qu'il n'y aurait aucune nécessité biologique à notre finitude. Vercors prête - comme souvent - des intentions à une nature qui, dans sa vision panthéiste, remplace Dieu. Etre en sédition contre cette Nature (Voir ma page La Sédition humaine), c'est court-circuiter le programme fatal auquel celle-ci condamne les humains:

La Vie humaine, plus précieux de tous les biens. Et pourquoi donc ?

La nature nous enseigne le contraire. La vie de l’individu est le bien le moins précieux, le plus galvaudé. Le plus précieux pour la nature est la génération en grand nombre, elle préfère le nombre à la durée. Ce sont les hommes qui veulent renverser cette préférence: c’est une des formes de leur rébellion. Ils ne le savent pas peut-être, – ne veulent pas le savoir, à cause de cette peur qu’ils ont de se savoir rebelles à la nature. C’est ainsi qu’ils se félicitent de se « prolonger dans leurs enfants », alors que c’est parce qu’ils ont des enfants qu’ils doivent au contraire mourir. Si la nature avait choisi la durée au lieu du nombre nous serions éternels : il n’y a aucune nécessité biologique à la mort de nos cellules, on le sait désormais. Mais la nature préfère partager les risques : et nous avons des enfants pour disséminer les risques courus par l’espèce sur des individus sans cesse renouvelés (éternels, leur destruction accidentelle serait sans appel et déterminerait la fin de l’espèce) ; ayant donc ces enfants nous devons leur céder la place. C’est pourquoi la vitalité des cellules commence à péricliter dès la naissance : elles se « laissent mourir », exactement. Comme les feuilles de l’arbre à l’automne.

Ce propos, Vercors le tient autant dans son roman Colères que dans sa lettre à Pierre Jourdan contemporaine de l'écriture de ce roman. Les expériences du personnage de Mirambeau dans Colères prouvent que la vieillissement cellulaire n'est pas une fatalité biologique. Dans cette fiction des années 50 comme dans son entretien  A dire vrai daté de 1989, Vercors tire le bilan que les cellules vieillissent « exprès ».

L'immortalité effective n'est pas humainement souhaitable, dixit Vercors. Pourtant, nous le verrons plus loin sur cette page, sa pensée est plus ambiguë. Du moins Vercors envisageait-il la possibilité scientifique de la découverte de l'homme éternel. Et s'il fallait envisager sa réalisation, Vercors ne perdait jamais de vue l'intégrité de la personne humaine. Rendre le corps immortel n'est pas suffisant si ce qui fonde le moi ne subsiste pas. A André Daleux, membre du groupe d'études sur Teilhard de Chardin, Vercors écrivit:

Je vous remercie aussi de m’avoir envoyé votre travail sur une nouvelle conception de l’immortalité et de l’au-delà en accord avec les théories de la Relativité et des Quanta. Je l’ai lu bien entendu avec le plus vif intérêt, même si ce double problème n’a jamais représenté pour moi un motif d’interrogation : une immortalité qui n’est pas ( ne peut pas être) un prolongement du JE me paraît comporter aucun sens pour ce JE (vivant).

Vercors alla jusqu'à imaginer la possibilité de l'immortalité dans sa dystopie Quota ou les Pléthoriens. Ce roman est une charge féroce contre le capitalisme décrit comme un fait social total. A Pierre Ryanol, il décrivit la fin de sa fiction ainsi:

Dans le canular en question j’imagine la découverte d’un antibiotique d’une telle polyvalence qu’il guérit en une nuit toutes les maladies – du rhume de cerveau au cancer. Plus besoin de médecine. Ni de médecins. Que va-t-on faire des millions de gens qui vivaient des malades ? Des jeunes qui se préparaient aux carrières médicales ? Alors bien entendu on va au plus facile et l’on interdit l’antibiotique.

Dans le cadre du fonctionnement du système capitaliste tel qu'il est décrit dans sa fiction des années 70, cette découverte est cachée au grand public. Réécrit à notre époque, ce roman aurait probablement connu une autre conclusion, le capitalisme actuel ayant une capacité d'absorbtion formidable et trouvant son intérêt dans les avancées technoscientifiques.

De l'homme-machine: le paradigme cybernétique

Le rêve cybernétique a façonné profondément la réflexion des intellectuels après la Seconde Guerre mondiale. Il vise à perfectionner et à augmenter par les techniques et les sciences l'homme qui est considéré comme une machine imparfaite. Dès lors, les frontières entre l'humain, le vivant et la machine s'amenuisent. Pour cet avènement de l'homme-machine, les ouvrages et les colloques se multiplient. Vercors participa en 1965 à une rencontre internationale à Genève portant sur Le robot, la bête et l'homme. Les penseurs devaient s'interroger sur ce qu'est l'humain et tenter de contrecarrer la réflexion cybernétique consistant à réduire l'homme à un robot. Ils devaient trouver la spécificité de l'homme qu'aucun robot n'aura jamais. Dans sa communication Un avenir cohérent, Vercors ne s'attaqua pas de front à la comparaison entre l'homme et la machine. Fidèle à lui-même, il s'appesantit sur l'homme exclusivement et résuma ce qu'il estimait être la quintessence de l'homme. Cette mise à l'écart du robot et de la machine dans son discours, non expliquée, est compréhensible si nous lisons la préface des Animaux dénaturés. Cette préface se présente comme un dialogue avec l'ingénieur chimiste Jacques Bergier: Vercors acquiesce lorsque ce dernier stipule que « la tendance d'assimiler l'homme à une machine est fausse, et que la cybernétique se trompe sur ce point. Une machine est une machine, justement parce qu'elle ne pense pas. A mon sens, il ne peut y avoir de machines humaines ». C'est pourquoi, lors des rencontres à Genève, Vercors préféra se focaliser sur l'homme et mettre de côté la machine et le robot.

Nous pourrions ainsi conclure que Vercors contesta le paradigme cybernétique. Pourtant, l'écrivain partageait des pans entiers de ce dernier. Selon l'un des postulats de ce courant de pensée, le cerveau est un système extraordinaire d'organisation de l'information. Les écrits de Vercors fourmillent de comparaisons entre le cerveau et l'ordinateur, entre le cerveau et la machine. Vercors partageait avec les cybernéticiens cette conception informationnelle et adaptative (adaptativité technoscientifique) de l'être humain et de son évolution, et particulièrement de son corps. Il souscrivait en effet au concept d'entropie, cette tendance inéluctable au désordre qui régit tout système. De facto, l'homme semble condamné à s'éteindre. Or, il a la possibilité d'échapper à cette inéluctabilité par sa capacité à rétroagir avec son environnement. Il peut extraire de cet environnement des informations propres à adapter sa conduite. Ce traitement optimisé de l'information permet l'adaptabilité tecnoscientifique, donc permet d'améliorer la condition humaine.

Investir le domaine de l'esprit est ainsi nécessaire. Il convient dans le paradigme cybernétique de comprendre le fonctionnement du cerveau (un sujet central chez Vercors) et de créer des machines à penser, plus performantes et plus rationnelles que l'humain. Aussi la différenciation ontologique entre l'homme et la machine disparaît pour des penseurs cybernéticiens tel Norbert Wiener. Ceux-ci dépassent la pensée évolutionniste qui, elle, réalise la distinction entre l'homme et le vivant et ne va pas jusqu'à la distinction entre l'homme et la machine. Nous l'avons vu plus haut dans cette page, Vercors continue à tracer la frontière entre l'homme et la machine, au point de laisser de côté les arguments spécifiques au robot et à la machine. Nonobstant ce désaccord avec la cybernétique, Vercors partageait le souhait d'une société pacifiée, opposée aux horreurs de la Seconde Guerre mondiale, grâce à un fonctionnement rationnel performant. Ainsi, s'il n'envisagea pas comme les cybernéticiens une machine à penser supérieure à l'homme, il intégra ce concept au sein de l'homme lui-même. Le cerveau de l'homme, analysé comme une machine, parviendra à livrer ses mystères grâce aux technosciences et sera de ce fait perfectionné, programmé, voire reprogrammé. Les recherches scientifiques sont donc une lutte contre l'humain imparfait (corps et cerveau), pour dépasser cette faiblesse et faire advenir un « ultra-humain ».

L'ultra-humain, ou l'homme augmenté selon Teilhard de Chardin et Vercors

L'« ultra-humain » fait partie du sytème de pensée du paléontologue croyant Teilhard de Chardin. Vercors fut sensible à ses théories mi-scientifiques, mi-métaphysiques. Il présenta même leurs systèmes respectifs comme les deux faces d'une même médaille: si Chardin, au final, ramène tout à « l'Esprit », Vercors ramène tout, dit-il, à la « Matière ». Mais, dans le système mi-matérialiste mi-idéaliste de Vercors, le rapprochement des deux pensées le séduisait et il en vint même à prophétiser pour l'avenir de l'humain la fusion entre ces deux théories qu'il nomma sous la forme du mot-valise « l'Estière »:

La grande différence entre l'hypothèse Teilhard (le dehors et le dedans) et celle que je dois bien appeler Koestler-Vercors (l’onde et la particule), c'est que la première est philosophique de la seconde pré-expérimentale. Ni Teilhard ni Princeton ne sont plus loin que de construire ce qu'on appelle en physique un « modèle ». Tandis que K-V indiquent la possibilité d'une vérification expérimentale au niveau de l'organisation la plus élémentaire.

Et alors, si ça marche, il devient tout à fait idiot de se disputer si tout doit être ramené à l'esprit ou à la matière, puisque l'un et l'autre seraient unifiés. Il n'y aurait pas l'esprit et/ou la matière, il y aurait l'esprit-matière absolument indissociable. Faudra-t-il lui trouver un troisième nom ? si on disait l’Estière ? (Lettre à Paul Misraki, 2 mai 1977).

Les ouvrages de Chardin, partant de l'évolutionnisme du XIXe siècle, racontent le lent processus de complexification et de spiritualisation croissantes du processus évolutif des hommes, jusqu'à une future perfectibilité humaine. Nourri au paradigme cybernétique, Chardin, perçu comme précurseur du transhumanisme, fonda ses espoirs et ses croyances - appuyés par les avancées technoscientifiques - sur le dépassement de l'homme et sur l'avènement d'un posthumain parfait.

Son évolutionnisme, loin de la pensée humaniste des Lumières, rejoint le temps cosmique. L'homme n'est qu'un épiphénomène dans la chaîne évolutive, comme le stipule son ouvrage L'Émergence du phénomène humain. Il est étonnant de voir à quel point le récit de la marche évolutive de Vercors rappelle celui de Chardin. Tous les deux partent, dans leurs ouvrages respectifs, de la matière élémentaire jusqu'à l'apparition de la vie. Tous deux voient dans l'apparition du système nerveux central un nouveau stade de l'évolution. La pensée chez l'homme fut un nouveau franchissement original et décisif. Ce stade est appelé par Chardin la « noosphère », c'est-à-dire la « strate pensante de la biosphère ».

Si Vercors se délesta des termes de « cosmosphère », de « biosphère » et de « noosphère » de Chardin, il montra son accord avec le récit de ce dernier. Il perçut dans la pensée de Chardin une complémentarité avec la sienne. Ainsi, en 1974, à Jean Piron, journaliste à la revue La Pensée et les hommes, il commenta ses théories sur la spécificité humaine en convoquant Chardin:

C’est justement en constatant, dès cette époque, la nature progressive, sans rupture brutale, de l’hominisation que je m’étais efforcé, par éliminations successives de tout ce qui reste commun à l’homme et à l’animal, d’isoler le seul point qui ne l’est pas, c’est-à-dire, l’interrogation. Que celle-ci ait elle-même pris naissance lentement, par paliers, c’est probable bien entendu ; mais maintenant elle est là, l’animal subit sa nature sans interroger, l’homme refuse la sienne et interroge, et voilà la frontière tracée au couteau. C’est, si l’on veut, la conséquence du « pas de la réflexion » cher à Teilhard du Chardin.

Les deux pensées se rejoignent encore lorsqu'il s'agit d'envisager l'avenir: l'homme tel qu'on le connait à ce stade de l'évolution est appelé à être dépassé. Le postulat de Chardin part du principe d'une spiritualisation croissante qu'il nomma le « point Omega ». Ce point Omega n'est pas seulement le point de perfection de l'homme désormais « ultra-hominisé ». Il est une fusion des consciences humaines dans le Cosmos. Or, Vercors envisageait ce même scénario d'un posthumain réintégré à l'échelle de l'univers, de manière parfaite et harmonieuse, là où notre stade actuel constitue une lutte contre la nature, contre notre nature ou, comme le signale son titre de 1949, une Sédition humaine.

Comment parvenir à cette surhumanité? Chardin et Vercors tombèrent d'accord pour espérer dans les interventions techniques et médicales sur le cerveau. Ils étaient persuadés que l'on peut augmenter les performances de ce qui est présenté comme un cerveau-machine, qu'on peut perfectionner les facultés cérébrales. La citation qui suit, écrite par Teilhard de Chardin, est peu ou prou identique à ce qu'écrivit Vercors, essentiellement dans sa correspondance avec Paul Misraki publiée sous le titre Les Chemins de l'être, dans ses lettres à Ernest Kahane éditées dans Questions sur la vie à messieurs les biologistes:

- ou bien par mise en circuit de neurones déjà tout prêts à fonctionner, mais encore inutilisés (et comme tenus en réserve) dans certaines régions (déjà repérées) de l'encéphale, où il s'agirait seulement d'aller les réveiller ; – ou bien, qui sait ? par provocation directe (mécanique, chimique ou biologique) de nouveaux agencements.

Les théories de Vercors, âprement discutées avec Misraki, Kahane, Beigbeder, etc., sont ardues. Publiées, les lettres sont destinées à un public d'initiés. Vercors avait toutefois le souci permanent d'exposer sa pensée à un plus large public. Pour ce faire, il passait par le biais de la fiction. C'est dans la dystopie de l'écrivain Cloots, personnage du roman Colères, que Vercors évoqua le sujet transhumaniste de l'homme augmenté et perfectionné. Je vous propose d'en parler dans la dernière partie de cette page.

Il existe néanmoins une différence fondamentale entre les deux penseurs. Il ne s'agit pas de celle que Vercors s'ingénia souvent à faire remarquer auprès de ses interlocuteurs. Selon lui en effet, sa théorie pourra dans le futur être expérimentée afin d'être ou non validée. Contrairement à la théorie de Chardin, la sienne pourra être vérifiée par la science expérimentale. Ce que Vercors voyait comme une différence entre eux n'est en réalité, et quoi qu'il dise, qu'une différence à la marge, parce qu'au fond leurs systèmes sont un mélange de science et de religiosité.

En revanche, des propos de Chardin sont en totale opposition avec la pensée de Vercors. Chardin croyait en la possibilité de remodeler le système hormonal humain, et espérait contrôler l’hérédité et la sexualité par la bio-ingénierie. Dans L'Énergie humaine, publié en 1962 de manière posthume, le moine paléontologue Chardin écrit ce que Vercors aurait hautement désapprouvé:

Sur ce terrain, les apôtres du « birth-control » nous auront rendu un service : celui d’ouvrir nos yeux à l’anomalie d’une société qui s’occupe de tout sauf d’organiser le recrutement de ses propres éléments. Or l'eugénisme ne se limite pas à une simple sélection des naissances. Toutes sortes de questions connexes s'y rattachent, à peine soulevées encore, malgré leur urgence. Quelle doit être, par exemple, l'attitude de fond à adopter, vis-à-vis des groupes ethniques fixés ou décidément peu progressifs, par l'aile marchante de l'Humanité ? La Terre est une surface fermée et limitée. Dans quelle mesure doit-on y tolérer, racialement ou nationalement, des aires de moindre activité ? - Plus généralement encore, comment faut-il juger les efforts que nous multiplions, pour sauver, dans les hôpitaux de toutes sortes, ce qui n'est souvent qu'un déchet de vie ?

Depuis toujours, et plus encore après les exactions nazies, Vercors fustigea toute pensée eugéniste. Pour ne prendre qu'un exemple, il s'opposa à l'ouvrage de Jean Rondot en 1965 en ces termes:

Cher Monsieur,

           Je vous remercie de m’avoir envoyé votre livre, que j’ai lu avec l’attention la plus soutenue.

            Mais il me faut bien vous dire que, sur les principaux points, je suis profondément en désaccord. Veuillez m’en excuser !

Votre hypothèse d’une race académique abâtardie par unions avec d’autres races d’hominiens inférieurs est ingénieuse, malheureusement elle ne repose sur aucun élément concret. Sur les centaines de crânes fossiles déterrés en tous lieux du globe, aucun n’est en progrès sur celui de Cro-Magnon. Etant les moins anciens de tous, de tels crânes auraient dû au contraire être déterrés bien plus nombreux. Toute construction sur une hypothèse aussi gratuite n’a, je le crains, pas plus de solidité.

           Vous supposez que les sociétés démocratiques sont basées dites-vous, sur une idée fausse : l’égalité biologique et mentale entre les hommes. Mais c’est un contresens. Personne ne croit à une telle égalité. « Les hommes naissent égaux en droits », dit la Déclaration, et non pas : en fait. Cela signifie que ce qui est égal chez tous les hommes, c’est leur déplorable condition face à l’Univers. Le contrat social consiste à remédier à cette condition, et en premier lieu à pallier aux inégalités de naissance. Au lieu de cela, distribuer les droits en fonction de ces inégalités, allouer toute la puissance aux plus favorisés, et aux plus faibles l’obéissance, ce serait rétablir une nouvelle féodalité.

             L’inégalité des races humaines ? Des asiatiques tels que Gandhi et Mao-Tse-toung, des noirs tels que Dubois et Martin Luther King, sont mentalement très supérieurs à la plupart des Blancs. Revoyez l’histoire de la fillette Tupi (tribu de l’Amazonie demeurée, par son isolement, à un niveau néanderthalien) recueillie à trois mois, ramenée en France, et actuellement docteur en biologie. Tout a prouvé que le niveau mental d’un groupe est fonction, non des encéphales, mais de l’environnement. C’est la cause qu’il faut changer, et non s’appuyer sur les effets. On sait où cela mène (aux ventes d’esclaves et au nazisme). Votre souhait d’une dictature des Sages pour rétablir la balance se heurte à toutes les lois économiques et ne pourrait se réaliser que dans une société communiste idéale où tous les problèmes, toutes les oppositions d’intérêt, auraient été résolus sur toute la surface du globe. Nous en sommes loin. Face aux contradictions, aux rivalités économiques, la sagesse ne tiendrait pas une heure.

                D’ailleurs votre eugénisme par union des meilleurs cerveaux, outre qu’il s’attaquerait directement, puisqu’une telle pratique ne pourrait se faire que par contrainte et voie d’autorité, au premier des droits de l’homme, la liberté, répond à un présupposé que la réalité contredit constamment. L’idée que la quantité d’intelligence se transmet par les chromosomes est contraire à toute expérience. La plupart des hommes supérieurs ont eu une ascendance et une descendance des plus médiocres, et inversement. Avant de pouvoir édicter en règle une pareille sélection, il faudrait avoir poursuivi avec succès des milliers d’expériences sur plusieurs générations. Je suis du reste, pour ma part, persuadé qu’elle ne réussirait pas.

                 De ces objections sur vos options fondamentales, il suit que je ne peux pas vous suivre non plus sur les corollaires. Cela ne veut pas dire que je considère votre livre comme inutile (il eût été dangereusement nocif il y a vingt-cinq ans, heureusement cette époque périlleuse est révolue). Il est toujours bon que des idées soient proposées à la discussion, et empêchent ainsi qu’on s’endorme sur des conceptions sclérosées.

               Veuillez agréer, cher Monsieur, l’expression de mes sentiments les plus attentivement cordiaux,

VERCORS

P.S. Je vous signale la parution de mon dernier livre, Les Chemins de l’être, où je propose mes propres idées sur l’avenir de l’espèce humaine.

L'homme adapté

 L'homme diminué

Nous l'avons étudié, la pensée de Vercors était imprégnée de transhumanisme. Ce souhait d'un « ultra humain » est, dans le système global de Vercors, une réponse insurrectionnelle à ce que la Nature (avec la majuscule dans la perspective panthéiste et métaphysique de Vercors, même s'il le dénia devant ses interlocuteurs) fit volontairement contre ce séditieux: un homme diminué.

En effet, selon le récit de Vercors, la Nature « décida » de punir l'homme qui s'arracha à sa condition prévue par elle, donc qui ne fit plus un avec elle. Il se posa face à elle et lutta pour lui subtiliser les secrets et les mystères qu'elle souhaitait garder pour elle (voir ma page sur La Sédition humaine ou Sylva). Pour ce faire, elle programma ainsi le cerveau de l'homme afin qu'il ne sache pas. Elle en fit donc un homme diminué, puisque toutes les potentialités du cerveau ne sont pas actualisées, et un homme adapté à ses volontés.

Dans son roman Colères, Vercors symbolisa sa fable anthropologique par le biais de la dystopie du professeur de latin et écrivain Cloots. Ce dernier imagine une île qu'il nomme symboliquement « Anabiosis » qui se présente comme un microcosme de notre condition humaine. Voici un large extrait de cet univers inventé par Cloots:

Mais pas du tout une île déserte. Au contraire. Une île plutôt surpeuplée. En fait, c'est un camp de concentration. V'comprenez? Un camp de la mort lente. [...]

Les gens croient qu'ils y naissent. Mais il s'y réveillent. V' comprenez? A force de recoupements, de fouiner dans les documents, j'ai découvert qu'il est probable qu'ils y sont importés de force d'un continent inconnu, immense et lointain. Quelques-uns sur l'île s'en doutent aussi. Mais c'est invérifiable.

- Les gens ne s'en souviennent pas?

- Non. La première chose à l'entrée du camp, c'est un coup de bistouri au niveau de la nième circonvolution, celle de la mémoire. V' Comprenez? Amnésie complète. Il faut tout rapprendre: à parler, à lire.

- Qui donne le coup de bistouri?

- On ne sait pas. Probablement les Jungfrau - les jeunes filles. Le camp est gardé par des jeunes filles, d'ailleurs adorables, exquises à regarder. C'est pourquoi les gens refusent de se croire dans un camp. Pour dire mieux, ils n'en ont pas idée. V' comprenez, ils ne savent ni qu'ils sont prisonniers, ni qu'une autre vie est possible. C'est ce qui rend leur condition tellement mystérieuse. Bien qu'elle leur semble aussi toute naturelle, v' comprenez, puisque depuis des centaines de générations c'est la seule qu'ils aient connue. Il n'en imaginent, ils n'en peuvent pas imaginer une autre. Ce qui rend Buchenwald intolérable, c'est que les détenus n'y étaient pas nés. S'ils s'y étaient trouvés de père en fils depuis vingt-cinq mille ans, ils s'y seraient faits, comme nous tous sur terre: " Que voulez-vous, c'est la condition humaine... " [...]

[Les jungfrau] sont belles. V' comprenez, si nos jardins, nos paysages ressemblaient aux déserts gelés du Labrador, si nos arbres, au lieu de cerisiers en fleurs, étaient en fil de fer barbelé, nos prairies, nos collines en vieux carton bitumé, nous regarderions la nature d'un autre oeil, non? Et du même coup notre condition sur cette planète. [...]

[Les jungfrau] sont d'une cruauté inouïe [...]. Pourtant on les adore. On vit dans la terreur mais on les adore. Peut-être parce que leur cruauté ne se voit pas [...]. Et puis on ne peut pas se passer d'elles. Elles ont tout: les vivres, les matériaux. Sans elles, le camp crèverait sur place. [...]. Mourez de faim à leurs pieds, ou du typhus, elles ne lèveront pas le petit doigt. Mais fracturez leur placard pour y chiper les conserves ou du sérum, elles ne font rien de plus pour l'empêcher. Elles se contentent de les regarnir, sans se lasser. [...]

Elles ne vous voient même pas: personne n'a jamais pu rencontrer leur regard. Au reste, complètement sourdes et muettes. Aucune communication possible. [...]

Dès l'arrivée, on pique tous les détenus: aux reins, à la prostate, ou à l'aorte, ou ailleurs. V' comprenez? Ils portent ainsi dès l'entrée leur mort avec eux. Mais ils ne savent pas où. Pour eux, ça reste une loterie, le hasard. Simplement ils savent qu'ils ont cinq ou six ans à vivre, tout au plus, et puis leur organe piqué les lâchera, dans d'horribles douleurs, et qu'ils trépasseront. [...]

Eux se trouvent très contents, mes Anabiosiens, d'avoir six ans à vivre. V' comprenez, six ans, on a le temps de voir venir. Pensez qu'autrefois, avant d'avoir enfin déniché dans les placards les fioles d'antibiotiques, la moyenne sur Anabiosis était de trois ans à peine. D'ailleurs il y a des durs à cuire qui vont jusqu'à huit ans, même dix ans. Ce sont les décennaires. On les fête, on en parle dans les journaux. Et ça fait espérer qu'avec les progrès de la médecine on pourrait normalement vivre aussi vieux. V' comprenez? Certains prétendent que rien n'empêcherait de vivre jusqu'à quinze ans, vingt ans. Mais on en rit comme d'une utopie. [...]

- Quand même, pourquoi les tue-t-on si tôt?

- A cause des jeunes. [...] C'est comme ça qu'on appelle les nouvelles recrues. V' comprenez, il fallait choisir. C'est une question d'administration. Le camp n'est pas extensible. Donc ou bien l'on garde les mêmes, mais alors on ne les remplace pas, v' comprenez, où mettrait-on les recrues? Ou bien on en importe tous les ans, de ces recrues, mais alors il faut liquider les autres. Pour toutes sortes de raisons, le renouvellement a paru préférable. [...]"

Dans cette fable symbolique, l'immortalité a été refusée à l'homme par une Nature hostile et impavide, alors qu'elle serait possible. L'homme souffre de cette existence, mais ne se pose pas de questions, ou si peu. Il s'est adapté à ce conditionnement. Pourtant, certains se réveillent de leur léthargie et s'interrogent. Cette interrogation, base de la spécificité humaine pour Vercors, se transforme en révolte. Cette sédition se décline en recherches scientifiques (comme Mirambeau dans le roman) ou en recherches littéraires, philosophiques (comme Cloots).

Conscient désormais de ce conditionnement, l'homme tente de battre en brèche la volonté de cette entité supérieure en perçant les mystères du cerveau pour le reprogrammer, pour contourner ce fameux coup de bistouri dont parle Cloots dans sa dystopie. Ces recherches technoscientiques, espérait Vercors, déboucheraient sur l'avènement de cet "ultra humain" que j'ai étudié plus haut dans cette page.

L'homme désincarné

Cet « ultra humain » est un homme désincarné, comme celui de Teilhard de Chardin. En effet, ce scénario anthropologique futuriste relève des philosophies idéalistes. La dystopie de Cloots évoque le fait que les hommes sont des prisonniers. Cela rappelle le mythe de la caverne de Platon auquel Vercors fit référence explicitement et de façon imagée:

Symbole pour symbole, je préfère en revenir à la prison de Platon et imaginer les prisonniers perçant l’épaisse cloison devant eux avec une chignole et une mèche de 1m/m : ils font des petits trous, des tas de petits trous qui leur permettent d’apercevoir successivement, au bout de chaque minuscule tunnel, ici la point d’un brin d’herbe, là une patte d’insecte, là le reflet d’un lac, une touffe de poils, une pétale de marguerite, une griffe, une miette d’arc-en-ciel, etc.etc. Ils ont beau multiplier les trous, ils n’attrapent jamais que ces bouts de détails absolument hétérogènes qui ne leur permettent pas de se faire la moindre représentation d’ensemble du monde extérieur. Ça paraît donc désespéré et leur Heisenberg aurait toutes les raisons de codifier cette impossibilité, d’autant qu’ils ne peuvent coller l’œil à un trou qu’en masquant tous les autres. Oui – jusqu’à ce qu’un seul trou de plus, en désagrégeant subitement la paroi en ce secteur, en fasse tomber un pan où passer toute la tête : et c’est la vue soudaine d’un ensemble cohérent, celui d’un paysage où l’herbe, l’insecte, le lac et ses poissons, la pluie et l’arc-en-ciel, l’oiseau, les fleurs, les bêtes à poils, etc.etc., expliquent non seulement le « comment » relatif mais déjà un « pourquoi » relatif des mille petites observations restées jusque là sans lien, relations et ensemble dont ils n’avaient pu, à travers chaque trou minuscule, acquérir la première notion. Déjà dans la grotte de la science où n’ont pourtant été percés encore qu’un nombre infime de petits trous, certains se sont élargis et rejoints et des relations apparaissent – entre la physique, la chimie, la biologie par exemple. Bien sûr des mèches cassent, d’autres s’usent, des trous s’ouvrent sur des vues trompeuses, mais je ne vois pas pourquoi, à la longue, le paysage quasi-total n’apparaîtrait pas (Lettre de Vercors à Marc Beigbeder).

Vercors croyait en un savoir définitif et bouclé. Il assignait à la science le soin de répondre non seulement à la question « comment », mais également à la question métaphysique « pourquoi ». Chaque découverte scientifique est l'avancée vers la « Connaissance » absolue, comme le rêvait l'écrivain. Vercors glissait constamment vers un idéalisme platonicien. D’une part dans cette idée de la « misérable et infime caricature de quelque chose [qu’est la vie sur terre]  de fantastiquement plus énorme et complexe que l’on pourrait appeler la VIE universelle » (Lettre à Jean Israël), sorte de calque d’un monde sensible ombre des Idées qui existent en soi. D’autre part, dans l’idée de la connaissance infuse totale, réminiscence perdue par l’animal devenu homme raisonnant et rebelle. Vercors croyait en des structures sur terre qui répondent à des structures déjà présentes avant elle, qu’il nommait « Structures Préexistantes ». Dès La Sédition humaine (1949) il entrevoyait une réintégration de l’homme au sein de la Nature quand grâce à la science il saura en « connaissance de cause » ( au sens propre du terme) « participer utilement par ses actes à l’aventure mystérieuse de l’univers » (Questions sur la vie à messieurs les biologistes). Vercors reconstitua cette unité parfaite à laquelle il croyait.

Nous comprenons dès lors que dans sa fable futuriste  l'homme augmenté au cerveau reprogrammé, uni à la Nature, est un homme nouveau qui flotte dans le grand Cosmos, sans corps. « L'Estière », ce mot-valise que nous avons vu plus haut dans cette page, est la fusion entre l'esprit de l'homme (sans son corps) et le Cosmos (= la matière). En 1983, il décréta encore à Marc Beigbeder que « L’Être, c’est la somme infinie de toutes les ondes de l’Univers ». Au fond de ce scénario gît la haine de l'homme tel qu'il est, imparfait. Ce futur désincarné suggère une vision hygiéniste, une haine du corps, en particulier une haine du corps sexué. Par ailleurs, cet homme nouveau du futur est dangereux, si l'on se souvient de l'homme nouveau voulu dans le passé.

La dystopie de Cloots dans Colères est pourtant intéressante si on l'analyse autrement. Au-delà de l'irréalité de la fable, le conditionnement de l'homme est un concept-clé. Si l'on redescend sur terre, cette dystopie permet de penser non pas à l'homme tel qu'il est, mais à l'homme tel qu'on le fait être lorsque tel type de société le conditionne de telle manière. L'absence d'interrogation et de révolte est une conséquence du conditionnement ayant permis  la soumission volontaire des hommes. Plutôt que de partir dans des envolées transhumanistes, on pourrait réfléchir à la manière d'humaniser la société ici et maintenant. Le garde-fou de Vercors résidait dans son concept moral pour juger si nos actions nous rendent « plus ou moins hommes ». George Orwell disait:

Quand on me présente quelque chose comme un progrès, je me demande avant tout s’il nous rend plus humains ou moins humains.

C'était un critère évaluatif essentiel pour Vercors. Le comportement des hommes vis-à-vis d'autrui les hominise ou non (Voir ma page La Sédition humaine).

Vercors s'est toujours perçu comme double. Or, beaucoup de ses réflexions partaient dans deux directions. Sa pensée que nous avons déroulée sur cette page n'échappe pas à cette spécificité. D'un côté, dans une perspective transhumaniste, Vercors sublima l'homme imparfait dans l'image désincarnée de l'ange, avec tous les dangers que comporte une telle pensée. De l'autre, il savait se souvenir des idéaux des Lumières, rester au sein de la Cité des hommes - ses actes politiques le prouvent - et se battre pour humaniser un peu plus chaque jour la société.

  • Allez voir certaines vidéos des assises du corps transformé de 2015, en particulier l'intervention de Nicolas Le Dévédec. Ses excellents écrits, souvent visibles sur Internet, m'ont servi pour mettre en forme cette page sur Vercors et le transhumanisme.

Article mis en ligne le 1er octobre et le 1er décembre 2018