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Vercors et le deuxième sexe

L'égalité pour tous, maintenant?

Vercors et le deuxième sexe

Préambule

La traditionnelle « journée des droits de la femme » rappelle le carnaval des fous dans cette société patriarcale et toujours inégalitaire dans les rapports entre les sexes. Le critique Mikhaïl Bakhtine décrivait ce carnaval comme un renversement temporaire des hiérarchies et des valeurs. Les esclaves trouvent dans cette manifestation un exutoire libérateur, avec des maîtres qui se complaisent à ce jeu avant qu'ils ne reprennent plus fortement le pouvoir le lendemain même. Qu'on ne se trompe pas: ce ne sont pas les actions collectives des femmes et des hommes qui manifestent pour l'égalité qu'il faut fustiger. Cette journée demeure pour eux la visibilité médiatique propice à un rappel des injustices faites à la moitié de l'humanité, elle met en lumière leur travail laissé dans l'ombre et le comportement qu'ils adoptent pendant les 364 autres jours. C'est la réponse politique (ou plutôt sa cruelle absence) qu'il convient de brocarder. En effet, chaque « journée des droits de la femme » se ressemble, preuve que les mentalités progressent peu: mêmes récits effrayants, mêmes chiffres identiques sur les violences faites aux femmes. Femmes voilées pour l'honneur (de qui?!), femmes dévoilées exhibées comme une libération sexuelle (sic), deux faces d'une même médaille systémique. Mais aussi femmes mutilées, femmes violentées, femmes violées, femmes tuées, femmes culpabilisées, femmes discriminées...Les discours révolutionnaires des politiciens, qui ont encore fait montre ces derniers mois d'un machisme ordinaire à l'Assemblée, fusent pendant cette journée symbolique: « Il faut que tout change... pour que rien ne change » (Le Guépard)...

Vercors était un homme de gauche, il se qualifiait de progressiste. Il s'éleva contre toute pensée hiérarchique. Mais qu'en est-il de sa défense de l'égalité des sexes? Quelle vision de la femme traverse sa littérature? Vercors fut un véritable Janus bifrons sur le sujet. Ses récits offrent une belle étude sociologique qui, loin de tout manichéisme, suggère qu'un artiste masculin peut, en sincère conscience, combattre par la plume pour l'égalité entre les hommes et les femmes, et véhiculer comme soubassement idéologique et psychologique une misogynie inconsciente.

De Vercors défenseur de l'égalité des sexes...

La littérature pour la jeunesse comme facteur éducatif de l'égalité des sexes: Camille ou l'enfant double

En janvier 1978, l'illustratrice Jacqueline Duhême, demanda à Vercors s'il pouvait écrire un récit pour la jeunesse sur le dédoublement de la personnalité. Si le thème fut donc imposé à l'écrivain, il était assez général pour qu'il invente Camille ou l'enfant double. Contrairement à ses habitudes autobiographiques fréquentes, il donna le rôle principal à l'autre sexe pour argumenter en faveur de l'égalité des sexes.

Dans ce récit, des parents, soucieux d'élever leur enfant au-delà de son identité sexuelle et sexuée, refusent de dire à leur entourage si leur enfant est une fille ou un garçon, d'abord par le choix du prénom, puis par l'ambivalence vestimentaire maintenue à chaque instant, enfin par une éducation non stéréotypée et non prédéterminée par une vision des rôles sociaux de chacun:

Ils décidèrent d'élever leur bébé non comme une fille ou comme un garçon, mais à la fois comme une fille et comme un garçon.

Noble ambition de parents progressistes qui comprennent que le sexe biologique constitue un bon prétexte pour masquer en réalité  la construction sociale de deux genres différenciés que la reproduction des normes fait paraître comme naturelle. Dès la naissance de l'enfant, les rôles sont déjà distribués de manière intangible, ils deviennent des habitus dans l'esprit de ceux qui les reçoivent et empêchent toute interrogation sur les conventions normées inégalitaires:

Les filles devaient apprendre la cuisine et la couture pour tenir la maison plus tard, les garçons le calcul et la mécanique pour gagner l'argent du ménage. Les femmes devaient devenir belles et se taire, les hommes devenir courageux et commander. C'est pourquoi, en ce temps-là, le mari était le roi à la maison, tandis que la pauvre épouse était un peu l'esclave. Les choses ont changé depuis, heureusement - mais peut-être pas encore autant qu'on le croit.

Trente ans après la publication de ce récit, les études sociologiques montrent que les choses n'ont que peu évolué. Division sexuelle du travail et des traits de caractère répartie de façon étanche et validée comme spécificité de nature. Complémentarité en lieu et place d'égalité. Les discriminations sont légitimées, les normes sociales brident le développement de chacun selon son sexe, mais bien plus durement le développement personnel des filles en prohibant des attitudes au profit de ce que la société attend d'elles.

Rapidement, Camille, éduquée en même temps dans les stéréotypes de ce que doit être un garçon et dans ceux de ce que doit être une fille, connaît une véritable souffrance. Elle passe d'un rôle à l'autre pendant que dans la simultanéité elle est tiraillée par deux constructions sociales sexuées inconciliables dans l'état de la société. Unique, elle se trouve donc dédoublée, n'ayant pas la possibilité de jouer concomitamment les figures imposées si antinomiques du garçon et de la fille. Les parents éduquent Camille dans l'idée qu'elle doit prendre en charge les deux attitudes traditionnellement dévolues aux deux sexes, sans se rendre compte que leur solution s'empêtre dans le système dominant. Guidés par la volonté d'élever leur fille aussi librement que le serait un garçon, dans les faits comme dans sa conscience, ils raisonnent, hélas, à l'intérieur du système inégalitaire.

Dans ce conte qui finit bien, Camille trouve finalement sa voie et son épanouissement. Sa passion de la musique, que les parents encouragent, l'entraîne dans une vie intéressante propice à son autonomie:

[...] bientôt il n'y eut plus devant le piano ni fille ni garçon, mais un seul être en une seule personne, un seul enfant musicien en herbe.

Cette petite fille, devenue une adulte féministe, acquiert son indépendance personnelle et professionnelle. Elle épouse un homme acquis à l'égalité des sexes, avec lequel elle partage bientôt l'autorité parentale. Vercors ne peut s'empêcher de terminer ce récit par la formule stéréotypée: « Ils sont heureux et ont beaucoup d'enfants ». Il poursuit néanmoins sa conclusion dans le sens d'une véritable égalité: « Qu'ils élèvent, comme Camille, en filles et en garçons - ou plutôt ni en filles ni en garçons: mais en êtres humains ». Camille a continué l'oeuvre de ses parents, sans commettre leur erreur de le faire dans le système idéologique facteur de différenciation. Elle et son mari transmettent à leurs enfants de nouvelles valeurs égalitaires propices au changement des mentalités. Dans ce conte, Vercors saisit parfaitement ce qu'est l'égalité: les filles et les garçons, loin d'être rattachés à un genre, sont des êtres humains, c'est-à-dire des individus. Mot primordial dont il faut souligner l'étymologie: ce qui est indivisible, inséparable. Et, pour Vercors, ce qui est indivisible, c'est le résidu propre à tout humain. Ce résidu rassemble les humains sous la bannière de l'égalité, sans prendre en compte races, couleurs de peaux, caractéristiques zoologiques, etc., mais aussi, comprenons-nous à la fin de ce récit-là, différences sexuelles.

Relevons ici l'enjeu principal de ce conte de 1978, au-delà de ses méthodes. L'initiative de Vercors est à saluer dans un temps où majoritairement la littérature pour la jeunesse transportait clichés et préjugés du rôle social des sexes. Dans les années 70, des projets d'émancipation des consciences par une littérature non sexiste virent le jour, notamment les Éditions des femmes.

  Lisez Nelly Chabrol Gagne, Filles d'album. Les représentations du féminin dans l'album, Le-Puy-en-Velay, L'Atelier du poisson soluble, 2011. Anne Larue en propose un compte-rendu militant dans la revue Strenae.

Droits des femmes, droits de l'humanité, droits à l'humanité

A la fin de son essai de 1975, Ce que je crois, Vercors se prononce sur des enjeux sociétaux. Il milita pour le droit à l'avortement au moment où la loi sur l'IVG, portée par Simone Weil, était houleusement votée. Il fut ouvertement favorable à ce droit juridique nouveau pour les femmes, et si l'on ne pense pas que ce n'est qu'une affaire de femmes, pour les couples:

[...] de toutes les libertés conquises sur l'état animal, un des plus inaliénables, parce que les plus graves de conséquences, me semble être le droit absolu de choisir entre procréer et refuser de procréer.

Cette opinion va dans le sens de son système. En effet, le corps ne guide plus l'existence, l'humain n'est plus un objet soumis à la nature. La maîtrise du corps, la distinction entre sexualité et procréation sont des marqueurs de la liberté progressive de l'humain au sein de ses déterminismes. Cette loi, continue Vercors, est une avancée juridique décisive qui, dans les faits, devra connaître des améliorations: « démarches compliquées (et humiliantes) », « absence de gratuité ». La première difficulté innhibe les initiatives et peut causer des drames. La seconde évacue les catégories sociales les plus fragiles économiquement et ne permet pas d'endiguer les avortements clandestins dangereux. Aujourd'hui en France, si les démarches et les prises en charge psychologique et pécuniaire se sont améliorées depuis 1974 et alors que l'on pense la loi inaltérable, les politiques libérales de réductions drastiques des lits dans les hôpitaux, des personnels soignants, du forfait de l'acte médical remettent concrètement en cause cette loi.

Vercors réfuta tous les arguments de l'Eglise et des individus contre l'IVG. Par exemple:

On supprime de la vie, c'est vrai (et non pas une vie) [...]. Tant que l'organe de cette spécificité [de l'humain], qui est le système nerveux central, n'a pas commencé de se former dans l'embryon, il n'y a rien d'humain encore en cette minuscule gelée de tissu inconscient.

Vercors poursuivit son argumentation en remontant à ce qu'il considérait comme la cause première qui éviterait à des femmes de recourir à l'avortement légal:

Il n'est pas d'interdire par la loi l'avortement, mais de le rendre sans objet en luttant contre la principale des causes qui le provoquent: les conditions économiques, injustes et contraignantes et qui font que, pour trop de femmes, l'enfant non désiré est un drame sans mesure.

Il est évident que cet argument est juste. Mais il me semble que Vercors conçoit très mal le problème. Un enfant non désiré par une femme économiquement à l'aise est également un drame. Du moins, l'aspect financier, d'importance pour l'une, n'entrera pas en compte pour l'autre. Cela étant posé, un enfant non désiré est un drame pour la liberté de choix de la femme (et pour le couple). En aval, selon toute la palette de potentialités propres à chaque cas qui imposent prudemment de ne rien systématiser en ce qui concerne les réactions des parents,  l'enfant peut être confronté au drame d'un déficit d'affection, terrible pour sa construction psychologique et pour son épanouissement.

Mais là où le problème est mal posé, c'est d'oublier une autre loi de la même époque qui permettait d'ores et déjà de rendre la loi sur l'IVG sans objet, ou presque. Vercors oublia singulièrement la loi Neuwirth promulguée en 1967, mais dont les décrets ne parurent qu'en 1972. Cette loi mettait un terme à celle de 1920, renforcée en 1923,  qui interdisait la contraception. La contraception est le moyen d'éviter le double drame de la conception d'un enfant non désiré et d'un recours à l'avortement. Le cadre juridique ayant été clairement délimité, reste donc le travail substantiel de rendre effective cette contraception par un accès facilité et par une information continue des femmes et des couples. Quand les plannings familiaux sont sans cesse menacés de fermetures, quand leurs moyens alloués diminuent, quand les contraceptifs sont déremboursés progressivement par la Sécurité Sociale, quand l'information médiatique se fait rare, etc., la loi se vide de sa substance et menace les avancées sociales, que Vercors appelerait hominisantes.

On sursaute régulièrement face aux chiffres toujours élevés du recours à l'IVG et on préfère évoquer la loi Weil plutôt que la loi Neuwirth. Pourquoi dans d'autres pays, les chiffres de l'IVG sont-ils trois fois moins élevés? Parce que la question est résolue en amont. Parler contraception, c'est parler sexualité, c'est proposer une éducation à la sexualité. Jamais Vercors n'évoqua cette idée. Il semble même qu'il la refusait. Ayant lu la mention de l'essai Le Singe nu de Desmond Morris dans Zoo ou l'assassin philanthrope, une journaliste du Monde demanda à l'écrivain d'en écrire un compte-rendu. Vercors refusa en ces termes:

Mais la lecture m’a grandement déçu. Ce n’est qu’une compilation à l’usage du grand public des théories à la mode outre-Atlantique, sur les motivations des divers comportements humains (à commencer par l’obsession sexuelle anglo-saxonne et infantile qui, en Europe continentale, après les premiers phantasmes de la puberté, n’est plus ressentie que par quelques attardés).

Que lit-on de si infantile dans cet ouvrage? Morris décrit les mécanismes des désirs et des plaisirs, comme une sorte d'éducation de l'humain à ses affects et à ses sens. C'est ce qui gênait Vercors. Dire que cet ouvrage est infantile, c'est disqualifier toute communication et toute éducation sur la sexualité. Or, Vercors ne trouvait pas infantilisantes les revues dites légères auxquelles il participa. Il mit même en scène quelques scènes sexuelles dans ses récits. Le point commun, c'est de rire grassement des histoires sexuelles dans ces revues ou de décrire des scènes de perversion ou de dévoiement (Voir la suite de cette page). Quand il s'agit de parler sérieusement de sexualité et d'épanouissement, c'est considéré comme infantile. Cela invalide d'emblée tout sérieux de la discussion et cela produit un réflexe stigmatisant plutôt que cela n'engage à la réflexion.

Cet excès de silence devant une éducation responsable à la sexualité laisse la place à un autre excès, effet de balancier d'un même système. Comme le déclare le médecin Israël Nisand: « Nous avons confié l'éducation des enfants à la pornographie ». Le porno s'impose comme représentation canonique de la sexualité, avec des images dégradantes de la femme et une violence qui s'exerce à leur égard, sous couvert d'une pseudo-libération sexuelle. Des mécaniques non humanisées  sont exhibées ostensiblement, pendant que la société irresponsable cache dans un silence étouffant sa gêne face à la sexualité.

Se taire sur l'érotisme, c'est laisser la place vacante pour la pornographie comme modèle unique. Le tabou génère le silence et avalise, consciemment ou non, le système de domination en place.

... à son double conditionné qui oublia de s'interroger et de se rebeller contre la culture patriarcale et misogyne

                                                                      « On souffre plus cruellement d'un mythe que d'une réalité »

                                                                                                 (Le Radeau de la méduse)

Fabrique de femmes: le triangle infernal

Les récits de Vercors plongent le lecteur dans la littérature du XIXe siècle en ce qui concerne les rapports sexués. A l'heure du Génie du christianisme de Chateaubriand, de la revivification du culte marial pour le plus grand malheur des femmes de cette époque, de l'ascension fulgurante de la Bourgeoisie, le roman, genre sans lettres de noblesse antique, connut son âge d'or. Il met en scène une fabrique de femmes aux schèmes traditionnels. « On ne naît pas femme, on le devient », démontrait magistralement Simone de Beauvoir dans Le Deuxième sexe.

Vercors, de famille bourgeoise, incorpora ces trois figures de femmes dès son plus jeune âge, il les vécut ainsi dans sa propre existence amoureuse - ce qui ne signifie nullement qu'il vit la réalité objective -, il les véhicula dans ses nouvelles et romans. Il faut évidemment nuancer le propos: sa littérature n'est pas le reflet exact de sa vie quotidienne et de son rapport avec les femmes. Il composa toutefois des personnages qui furent constamment des fictionnalisations autobiographiques. Ses récits servent de révélateurs du noyau central de l'idéologie qui travaillait souterrainement la psychologie de l'écrivain. Ils dénudent le résidu d'un ensemble systémique qui dirigea inconsciemment Vercors, et bien d'autres hommes de son milieu, de son époque. Et de la nôtre malgré des progrès indéniables: certaines violences envers les femmes, auparavant banales et juridiquement peu ou pas punies (preuve d'une violence symbolique institutionnelle), sont désormais devenues non légitimes en France. De plus, des lois assurent une égalité dans plusieurs domaines, mais dans les faits et les consciences, l'inégalité demeure coriace.

Les femmes ne sont pas vues comme elles sont, mais comme le regard que l'idéologie machiste impose. Une fabrique idéelle (et non pas idéale) qui consacre la culpabilité éternelle des femmes, quoi qu'elle disent ou fassent, vectrice absolue de leur malheur, et, par dégâts collatéraux, du malheur de nombreux hommes, malgré bien souvent le confort manifeste qu'offre l'inégalité.

Vercors fit dire à certains de ses personnages de « casser le système » du capitalisme. Il intégra tellement la construction sociale des genres qu'il oublia de « casser le système » du patriarcat et de la misogynie ordinaires. Les personnages féminins de sa littérature, beau document d'étude sociologique, sont déclinés selon la triade traditionnelle mensongère: la vierge, la maman et la catin.

Marie: habemus matrem

La jeune fille auréolée de la blancheur virginale formate de nombreux personnages féminins des récits vercoriens. Elle est parée de toutes les qualités et participe de l'amour sacré, à l'opposé de l'amour profane que représentent les deux autres types de femmes. Vertueuse dans le sens étymologique du terme, elle s'approche de l'image de la Vierge Marie, sans jamais l'égaler pourtant. La religion prétend en effet que la Vierge Marie est née sans la souillure du péché originel. Pendant des siècles, les hommes d'Eglise, ces esprits (censés être) purs aux corps abstinents, rivalisèrent  de doctes disputatio sur les « entrailles » de Marie et ses « fruits »  défendus - pour savoir par exemple si l'accouchement de Marie l'avait ou non déflorée -, et s'occupèrent activement de la sexualité de leurs ouailles dans un zèle répressif névrotique. Cette mariolâtrie pathologique se renforça en 1854 par l'encyclique Innefabilis Deus proclamant le dogme de l'Immaculée Conception.

Au XIXe siècle, la volonté du Saint-Siège de la reconquête des corps et des esprits, les aspirations politiques de la Bourgeoisie servirent aux jeunes filles la Madone comme modèle idéal. Cet état de virginité représenté par Marie est supérieur à tout autre. Les jeunes filles ne sont pas cet Idéal suprême, mais elle ont pour obligation morale d' y tendre.

La sacralisation de la virginité encadre les récits de Vercors. Le personnage féminin de ce type ouvre en effet la seconde carrière de l'artiste, avec la nièce du Silence de la mer (1942), et la termine presque avec la jeune narratrice du Piège à loup (1985). Vercors est fortement marqué par ce symbole de la pureté des esprits, donc obligatoirement des corps. Une histoire d'amour sentimental, tout en s'ébauchant dans ces récits de 1942 et de 1985, est frappée par l'interdit moral, de ce fait par l'interdit charnel. L'amour effectif entre la nièce et l'officier allemand Werner von Ebrennac est impossible en ces temps d'Occupation. Dans un parallèle parfait, la narratrice du Piège à loup sent son cœur pencher pour ce mystérieux Julien, ce sera parce qu'ils sont demi-frères et soeurs. L'affection ne peut donc être accompagnée de sexualité, puisque l'inceste frappe d'interdit cette histoire. D'ailleurs, le narrateur de ces deux récits livre un indice symbolique de cette impossibilité physique: la claudication des deux hommes, Werner à cause d'une blessure de guerre, Julien à cause de son pied pris dans un piège tendu par le père de la jeune narratrice. Dans ce second cas, Œdipe rôde, ne serait-ce que parce que ce prénom signifiant étymologiquement « pieds enflés » représente bien la blessure de Julien. Cela symbolise leur impuissance à conduire l'histoire d'amour.

La Vierge Marie est la mère de toutes les jeunes filles « bien élevées » que les familles se doivent de préserver des tentations concupiscentes par un silence absolu sur "les choses de la vie" et par une surveillance de tous les instants, le tout sous la houlette de l'Eglise. Vierge ET mère, là est la quadrature du cercle, ce miracle mensonger qui pose un défi au réel. Il faut bien que l'humanité procrée, il faut bien que les jeunes filles deviennent mères, en perdant leur virginité dans une sexualité ayant pour but la procréation. Bourgeoisie et Eglise attribuèrent donc aux femmes une mission de devoir conjugal et un rôle maternel comme unique légitimation. Douceur, patience, abnégation  de Marie seront leur guide suprême pour se diriger vers le renoncement ascétique et le sacrifice illimité.

Cette image circule dans la littérature vercorienne. Le personnage masculin de plusieurs récits apprend que sa mère, ancienne jeune fille à la droiture irréprochable, a « fauté » avant mariage. Sa concupiscence n'a donc pas attendu les liens sacrés du mariage pour que ce péché de chair soit atténué. La  « faute » ne fut pas sans conséquence, ce qui précipita les noces pour sauver les apparences. La jeune fille désormais dans les liens du mariage accoucha cinq mois plus tard de son premier enfant. A terme.  L'un des personnages s'attendrit rétrospectivement sur cette « faute » guidée par l'amour et rattrapée ensuite par une  fidélité sans failles de cette mère. Un autre personnage, Fred du Radeau de la méduse, se révolte contre ce secret bien gardé. Fred fulmine d'autant plus que c'est lui qui fut conçu illégitimement et qui considère que la conduite de sa mère, quoique irréprochable comme signe de repentance, parce que marquée indélébilement par les stigmates de cette « Faute originelle », est hypocrite. Par reproduction sociale, les parents cachent à leur jeune enfant Fred les « choses de la vie ». Les bébés sont fabriqués dans un magasin d'enfants (anecdote que le lecteur retrouve dans le livre pour la jeunesse Camille ou l'enfant double), les parents désexualisés n'ont plus qu'à choisir. Par ce tabou, la famille, microcosme d'une société, reconstitue le mythe de Marie, vierge et mère. Dans l'imaginaire de Fred, sa mère est intouchable. Sacralisée, elle ne connaît pas la sexualité. Maman, tout de même, vous n'y pensez pas! La fiction de la pouponnière proférée par les parents agit sur leur jeune enfant, pendant que dans un autre récit, ce dernier regarde sa mère s'enfonçant une épingle dans la tête pour arranger sa coiffure, ou, comme l'écrit un narrateur adulte plus averti, l'enfant est fasciné par cette épingle, symbole phallique, qui s'enfonce dans le « trou » de la tête maternelle. Du Michel Leiris avec le Père noël et le conduit de la cheminée dans L'âge d'homme! La littérature vercorienne est dominée par cette idéologie peccamineuse et est traversée à plusieurs reprises d'une description crue de la sexualité.

La description d'un regard non seulement malsain porté sur le sexe, mais encore mortifère. Le personnage de Fred, remué par les premiers désirs d'adolescent sans vision claire puisque les parents lui ont caché les rapports sexuels, éprouve en rêve une jouissance inexplicable à enfoncer un couteau dans le ventre de femmes qu'il observe en photographie. Epingle et couteau sont de manifestes symboles phalliques, ils sont dotés d'un aspect violent et meurtrier pour le second objet. Thanatos s'est invité chez Eros. La question à poser est donc la suivante: ce caractère mortifère est-il consubstantiel à la sexualité ou bien est-il le symptôme d'une structure idéologique particulière, symptôme qui s'atténuerait voire disparaîtrait dans une autre structure?

Emma, Jeanne, Thérèse et alii: quand la blancheur part en fumée

De nombreux personnages féminins de la littérature des XIXe-XXe siècles ont en commun des parcours déterminés à l'existence étriquée. Par exemple, Emma dans Madame Bovary de Flaubert, Jeanne de Une Vie de Maupassant, Thérèse de Thérèse Desqueyroux de Mauriac. Chacune des modèles de bien d'autres. Ces femmes mariées bourgeoises sont toutes les anciennes Marie, ces jeunes filles que les parents et la société ont élevé « pures », c'est-à-dire ignorantes. Une ignorance qui confinait souvent  à l'imbecillité. Quand le mari de Jeanne de Une Vie lui murmure d'être sa « petite femme » le soir même, la jeune fille lui répond bien innocemment qu'elle l'est déjà, et le discours sibyllin de son père avant la nuit de noces ne l'aidera pas plus à comprendre la réalité brutale, car non préparée. La  naïve Jeanne verra ses illusions d'amour éthéré se fracasser le soir des noces, et les années suivantes. Thérèse Desqueyroux se considère comme une « auge à cochon » pour son époux. La maternité légale est leur destin: Jeanne s'y jettera avec démesure, croyant remplacer la passion amoureuse inexistante par l'amour filial, pendant qu' Emma et Thérèse se sentent étrangères à ce que l'on appelle l'instinct maternel. D'autres encore deviennent dévotes, ou renforcent leur bigoterie. Ce que l'on pourrait appeler les  mutilations psychologiques s'avèrent aussi efficaces que les mutilations physiques.

Quoiqu'avec davantage de souplesse dans la description, ne serait-ce que parce que les mentalités ont évolué, la littérature vercorienne regorge de ces « femmes honnêtes ». La jeune fille, dont l'écrivain sacralise la virginité, passe à la femme   « respectable ». Sous ce vocable se cache l'idée de la femme arrivée vierge à son mariage, fidèle, monogame. Dans La Liberté de décembre (1960), troisième volume de Sur ce Rivage, la jeune amoureuse dans une robe de mariée immaculée déchire des bouts de son voile pour les donner en offrande aux invités. Ce geste signe le passage d'une fabrique sociale et idéologique du premier au deuxième type de femme. Cette bourgeoise désormais mariée consacrera sa vie à son mari et à ses enfants. Deux éléments manquent dans les récits de Vercors: les relations entre mère et enfants d'une part, d'autre part la sexualité du couple avec ces « femmes honnêtes ». Aucune dénonciation, aucune exaltation.

D'autres femmes, que l'on serait tenté de qualifier de plus « modernes », sont mises en scène. Célibataires, ayant déjà « vécu » avant leur rencontre avec le (narrateur-)personnage, elles s'assument professionnellement et  laissent entrevoir une personnalité autonome (Olga dans Colères, Lisbeth dans Comme un frère, Florence dans Quota ou les pléthoriens). Pourtant, ces personnages féminins sont bâties sur le prototype de la femme honnête. Elles n'ont aucun passé amoureux, du moins décrit. Vu l'insistance sur leur droiture et leur sincérité, le lecteur imagine que le nombre d'hommes rencontrés a été plus que réduit. De surcroît, dans le présent de la narration, elles tournent entièrement leurs actions vers l'homme aimé (sauf Florence qui ne connaît aucune histoire d'amour). Indépendantes certes, mais toujours axées sur les critères de la femme respectable, donc respectée.

La « grue » non respectable car irrespectueuse/ La Putain respectueuse mais non respectée

Les types de la vierge et de la femme honnête forment un véritable laboratoire d'une idéologie dictant la conduite de la moitié de l'humanité à qui l'autre moitié n'autorise aucun écart. Celle que le système patriarcal et les monothéismes rendent mineure et inférieure est assignée à l'exclusivité sexuelle. De plus, l'arsenal idéologique l'éduque dès son plus jeune âge à la haine du corps, au silence des désirs et des plaisirs, sous couvert d'être suspectée d'immoralité. Que la pratique réelle suive ou  assouplisse ce modèle systémique selon les multiples cas individuels, les consciences restent néanmoins contaminées par cette idéologie. Consciences masculines dirigeant leur jugement négatif contre les femmes, et, selon les époques et/ou les pays, exerçant une violente répression institutionnalisée. Mais aussi consciences féminines ayant intégré leur soumission. Combien de jugements implacables sur leurs semblables qui dévient du chemin idéologique du patriarcat? Combien de gestes mutilants et de condamnations irrévocables de femmes envers les autres au nom de la tradition et de la norme? Là réside le triomphe du patriarcat.

Un dernier type de femme, négatif des deux autres, est brocardé vigoureusement. A côté de la vierge et de la maman-femme honnête, il y a la catin. Une catin déclinée en deux variantes selon que les hommes la rétribuent ou non.

Dans la littérature vercorienne, ce troisième type de femme est dangereusement sensuel. Elle est toujours mise en scène dans un schéma d'infidélité conjugale. Issue de la Bourgeoisie, donc ayant le devoir d'être une femme honnête, elle se montre récalcitrante. Chaque narrateur-personnage la condamne invariablement d'un point de vue moral. Elle est l'image de la catin qu'il est impossible de respecter, puisqu'elle ne respecte pas la morale édictée par le patriarcat. Etrangement, la fusion entre la femme mariée fidèle et la femme sensuelle n'opère pas. C'est bien parce que cette fabrique de femmes fait partie intégrante d'un système patriarcal aporétique et que la réflexion de l'écrivain ne s'exerça jamais hors dudit système.

Il faut dire que ce système n'a pas que des avantages pour les hommes. Jeunes bourgeois éveillés par les premiers émois amoureux, bourgeois insatisfaits car mariés à des femmes honnêtes, cherchent des solutions pour assouvir leurs appétits sexuels.

Ces bourgeois ont du mal à trouver des partenaires issues de leur milieu dans la mesure où elles sont « bien élevées », d'après l'idéologie patriarcale. Reste donc la solution de la prostituée. Lisez les romans du XIXe siècle, et vous trouverez pléthore de Bourgeois bien pensants qui quittent le domicile conjugal pour se rendre régulièrement à La Maison Tellier (Maupassant) et autres maisons closes. Dans Le Radeau de la méduse, le personnage principal Fred est éduqué dans le silence honteux de la sexualité, au point que l'onanisme et les fantasmes qu'il décrit sont vécus de manière peccamineuse. Jeune homme rangé qu'il est, il imagine un amour idéal, donc refuse catégoriquement quand ses camarades du même milieu que lui lui propose de se « déniaiser » avec une prostituée. Le moraliste Vercors aurait pu profiter de cette narration pour dénoncer la marchandisation des corps, l'exploitation des femmes, la misère sexuelle et affective engendrée par un tel système qui génère ces comportements. Point de réflexion ici d'ordre global sur la problématique éminemment épineuse de la prostitution, de ses multiples formes, des multiples motivations des clients. La littérature vercorienne se situe dans un cadre précis sur ce thème, même si celui-ci est ponctuellement évoqué. C'est ce cadre que j'étudie afin de pointer ses causes et conséquences.

  • Lisez Les filles de noces: misère sexuelle et prostitution de l'historien spécialiste du XIXe siècle, Alain Corbin, ou bien l'entretien qu'il accorde à la revue L'Histoire, n°383 de janvier 2013 sur la prostitution.

Pour remettre en cause le système, encore faut-il avoir réussi à s'en détacher pour le poser face à soi et l'interroger. Si Vercors ne fustigea pas ce système dont il ne voyait pas bien les structures idéologiques sous-jacentes, en revanche il mit en scène une prostituée à l'image de Faustine dans Les Misérables de Victor Hugo et de Boule de Suif du récit éponyme de Maupassant: Clémentine (1960). Clémentine, issue d'un milieu pauvre, est pardonnable. C'est la société qui l'oblige à exercer ce « métier », elle ne lui donne pas les moyens socio-économiques de gagner de quoi vivre autrement. Objet sexuel, elle est méprisée pour divers motifs par les « femmes honnêtes » pudibondes, ainsi que par les hommes qui n'hésitent pourtant pas à aller la trouver quand le besoin se fait pressant. Image sacrificielle, Clémentine montre un courage exemplaire pendant l'Occupation, puis se trouve impitoyablement rabaissée par la société au rôle méprisable dans lequel  ladite société l'a pourtant jetée. Les rôles sont inversés: la victime est la coupable. Le système condamne celle qu'elle pousse à la prostitution, considérée comme le « mal nécessaire » (Alain Corbin).

Le personnage de Fred du Radeau de la méduse refuse cette solution et se heurte avant mariage aux règles qui préservent la pudeur des jeunes Bourgeoises. Des règles appliquées dans les faits (malgré de nombreuses entorses certaines) et dans les consciences. Contourner ce problème reviendrait à accorder une liberté plus grande à ces femmes. Lisons à ce sujet le Propos édifant de Sam Howard sur le point de se marier, texte de Jean Bruller paru dans Paris-flirt n°32 du 20 décembre 1922:

[...]

- Oui, dit Sam Howard. J'estime qu'il est stupide et injuste de refuser aux filles des plaisirs qu'on accorde et que même on impose aux jeunes gens. Un garçon qui se marie avec son innocence est ridicule, et une épouse qui n'offre point la sienne à son époux est méprisée. [...] et je pense que puisque nos grands-parents frémissaient d'horreur à la vue d'une demoiselle flirtant avec un jeune homme et que les mœurs actuelles le tolèrent, le temps est proche où l'on trouvera naturel de voir les jeunes filles s'amuser à la manière de nos jeunes gens. Pour ma part, je ne saurais que m'en réjouir.

Sam Howard, apprenant que sa fiancée a flirté avec un jeune homme l'hiver précédent, s'étouffe de fureur:

[...] alors c'est une petite grue, cette fille-là! Une petite grue! Et elle voulait que je l'épouse, une petite grue! Plus souvent, je ne suis pas une poire! Une petite grue! Voyez-vous ça, une petite grue!...

Difficile conflit de conscience de ces hommes qui voudraient conserver les prérogatives patriarcales sans leurs inconvénients. La femme des autres doit être libre de mœurs afin que certains trouvent des partenaires de leurs jeux sexuels, pendant que leurs propres épouses doivent se montrer « honnêtes ». Comprenons que l'incitation à être une « femme libre » est pernicieuse. Selon l'endroit où se situe l'homme sur l'échelle d'une morale élastique, la même femme sera jugée « femme libre » ou « grue ». Pourquoi? Parce que la réflexion s'effectue dans le système patriarcal, avec quelques variations à la marge quand cela arrange certains messieurs. Dit-on d'un homme dans une situation identique qu'il est un « homme libre » ? Non, parce que dans ce système de domination, un homme est constamment libre d'imposer ses jugements sur des femmes qui ne sont pas nées ainsi, mais qui pour beaucoup, par l'éducation, le sont devenues, sinon sont perçues ainsi. Il n'y a pas d'autres alternatives que de casser ce système idéologique afin d'instaurer l'égalité.

Au bout du conte

Ils se marièrent et se trompèrent beaucoup: vécurent-ils heureux?

Le dernier film d'Agnès Jaoui, Au bout du conte (2013), revisite sans concessions les contes de fées. Derrière le merveilleux de l'amour idéalisé du prince et de la princesse, la cinéaste débusque le réel de la vie des couples, du moins un réel vécu par le prisme de la subjectivité. Dans les contes, les débuts chaotiques puis poétiques de la rencontre amoureuse des deux jeunes gens beaux et riches se finissent toujours par la formule consacrée qui sonne comme une morale établissant un ordre social obligatoire: « Ils se marièrent et eurent beaucoup d'enfants ». La réalisatrice va au bout du conte, elle dissèque le quotidien des couples, leurs années de vie, et lui substitue une conclusion pessimiste: « Ils se marièrent et se trompèrent beaucoup ». Même si son constat force terriblement le trait - car il y a autant de situations qu'il y a de couples -, il a le mérite de ne pas occulter ce qui se passe entre « ils se marièrent » et « eurent beaucoup d'enfants » : la sexualité. Dans le film, certaines cristallisations de la passion amoureuse sont fulgurantes, mais elles sont éphémères et sont suivies par l'infidélité. Ce scénario se rapproche singulièrement des dessins de La Danse des vivants (1932-1938) de Jean Bruller. Etant donné que cet album se présente comme le traité d'un moraliste, il a une visée généraliste. Il condamne ipso facto tout amour sincère. Il veut démontrer que l'exclusivité sexuelle dans un couple est un leurre sur le long terme, ce qui invalide tout sentiment d'amour durable. L'un ne va pas sans l'autre dans le système brullerien. Le dessinateur brocarde-t-il les humains pour leur inconstance ou bien la société qui, par ses codes idéologiques, assigne ceux-ci à une monogamie apparemment impossible à tenir? Il ne le dit pas explicitement. Toutefois, à la page Anthropologie brullerienne ou l'ambition morale d'un dessinateur de gauche: changer l'homme?, j'ai suggéré à quel point Jean Bruller peignait une nature humaine pleine de vices. Ce déterminisme ontologique fataliste incline donc à croire qu'il fustige les faiblesses consubstantielles aux hommes. La plume de Vercors se chargea d' une anthropologie plus optimiste. Aussi devons-nous nous demander si sa littérature reflète cette évolution.

Infidélité féminine

Globalement, Jean Bruller montra dans La Danse des vivants une infidélité mutuelle, quoique le nombre de femmes volages soit sensiblement plus important que celui des hommes. Dans ses récits, Vercors se focalisa presque totalement sur l'inconstance des femmes, celles qui incarnent la troisième fabrique décrite précédemment. Les compagnons, quant à eux, revendiquent une fidélité sans faille. Ils l'affichent d'autant plus ostensiblement qu'ils sont les narrateurs de ces histoires et veulent prouver que cette fidélité sexuelle est l'un des reflets de leur rigueur morale. Seuls trois hommes dérogent à cette règle comme j'en parle plus bas dans cette page.

Les épouses infidèles, évidemment multipliées en autant de personnages que de récits qui les mettent en scène, ne sont en réalité que des incarnations d'un seul et même prototype. Dans la plupart des récits, elles paraissent lointaines, soit parce que les narrateurs dressent seulement des esquisses réduites à leur dimension d' infidèle, soit parce que ces femmes appartiennent déjà au passé de narrateurs qui se sont séparés d'elles.

Ces épouses ne trompent pas leurs maris avec un seul amant. Elles multiplient les aventures, plus ou moins longues. Le lecteur n'a généralement aucune autre information sur elles, comme si les narrateurs se limitaient à des rapports sexués avec le genre opposé. Dans Tendre Naufrage (1974) en revanche, le récit est circonstancié comme il ne l'avait jamais été, le portrait se fait plus incisif. Non seulement l'épouse de Marc n'a pas de qualités artistiques alors qu'elle prétend en avoir, mais en plus elle est convoquée dans le discours de ce narrateur amer uniquement  pour l'énumération de ses histoires extra-conjugales. Cette impudeur à narrer cette vie intime sert d'exutoire. Le lecteur imagine sans peine la souffrance de ces hommes blessés dont l'écriture offre une consolation, tout autant qu'une vengeance. Confronté à ces aventures qui se succèdent, il s'interroge toutefois sur leur pertinence et leur intérêt par rapport à la diégèse: le portrait des époux est trop violemment contrasté pour qu'il ne frise pas la caricature. Jamais ces femmes infidèles n'ont droit à la parole. Seuls les narrateurs trahis accusent, tranchent de manière péremptoire, portent un jugement moral intransigeant. Ils se font juges et parties, sans nuances. Ils éclairent leurs vérités. Jamais les raisons de cette inconstance ne sont révélées. Mais les narrateurs laissent à penser que leurs femmes ont une nature encline à l'inconstance. La fragilité de leur psychologie empêcherait toute rectitude morale. Elles paraissent indignes de leurs tendres et irréprochables moitiés. Pourquoi dès lors les épargner ?

Là en tout cas ne réside pas véritablement de misogynie. Bien qu'avec une part de subjectivité qui prend soin de départager les rôles de l'homme- victime et de la femme-coupable, le narrateur relate un aspect d'une tranche de vie. Les faits sont indéniables: ces femmes sont sexuellement infidèles à leurs maris. La misogynie éclate pourtant au détour d'une phrase, et permet de comprendre des pans entiers d'implicites:

Mais ma femme étant femme ne pense pas ainsi et cette absence d'enfant lui pèse. Incertaine par nature, instable, inconstante, elle sent qu'une maternité pourrait l'équilibrer. Je le sens bien aussi.

Cette petite phrase pourrait faire l'objet d'un très long développement tant des siècles de pensées misogynes façonnent ce propos qui annule tout argument en faveur de l'égalité. D'abord la tautologie « ma femme étant femme » renvoie à une essence fort dangereuse. Elle renvoie à l'idée que l'individu (« ma femme ») est l'archétype de la Femme. Et quand on comprend ce que recouvre de négatif l'adage récurrent « toutes les mêmes » (avec sa variante ordurière et haineuse à laquelle on pense immédiatement), on frémit. La suite de la phrase va d'ailleurs dans le même sens. Des orientations idéologiques associeraient aisément à la Femme le nom d'Eve. L'Eve, cette tentatrice redoutable car lubrique, cette pécheresse qui a entraîné l'homme à la perte du paradis terrestre. Ceux qui ne liraient pas cette phrase dans le sens chrétien ne seraient pas quittes pour autant d'une conclusion identique. Pourquoi ? Parce que ce traitement essentialiste-différentialiste sert la pensée hiérarchique que, dans tous les autres champs pourtant, Vercors ne cessa de combattre. Vercors ne généralisa pas totalement à toutes les femmes, la typologie des autres types de couples en témoigne, mais sa réflexion reflète bel et bien le soubassement idéologique qui travaille la société dans son ensemble. Dans La Sédition humaine (1949), Vercors s'évertue à exhiber le résidu qui fonde la spécificité des humains afin de contrer toute hiérarchisation appuyée sur la différenciation pernicieuse. Dans cette phrase ci-dessus, il oublie tous ses préceptes en différenciant une nature féminine et une nature masculine.

Ensuite, si toute l'énumération d'adjectifs porte sur un individu en particulier, elle vient après la tautologie généralisante. La surimpression, qu'on la veuille ou non, vient insidieusement à l'esprit. Le préfixe privatif -in connote un manque de la Femme, un manque comparé à l'Homme. Parce qu'elle est trop faible pour s'opposer à sa nature profonde, sous-entend cette phrase, elle a besoin qu'on l'éduque, qu'on la mène - la ramène - dans le droit chemin. Qui « on » ? L'Homme évidemment, et dans ce cas précis, le mari de cette femme. Cette phrase est à rapprocher du conte philosophique Sylva (1961) afin d'en mesurer les impensés misogynes. En effet, le narrateur-personnage Richwick prend en charge toute l'éducation de cette femme anciennement renarde, pour la mener dans le long processus de l'humanité. Il l'élève, dans tous les sens riches du terme. C'est-à-dire qu'il l'éduque puisqu'elle n'en est qu'à l'aube de l'humanité. Il la sort hors de son animalité, il la hisse au rang de la spécificité humaine. Emerge alors un point de tension dans le système philosophique de Vercors qu'il ne débrouilla jamais, et c'est pour cela à mon avis qu'il échoua dans l'édifice d'une Éthique à la Spinoza. Il n'arriva pas à résoudre la contradiction interne de son système. L'écrivain s'appesantit sur le fait que, dans l'arbre phylogénétique des espèces, l'homme ne tient pas une place plus élevée que les autres animaux. Ainsi contrevient-il à l'idée traditionnelle orgueilleuse et anthropomorphique que l'homme est supérieur aux autres espèces. Aussi Vercors insista-t-il sur les relations entre le corps et l'esprit dans un cadre moniste et immanent. L'esprit, matériel donc mortel, est une fonction du corps. Nonobstant cette approche matérialiste, et à cause de cette dénature finale qui formate son système, Vercors en arrive, quoi qu'il dise, à disjoindre corps et esprit d'un point de vue moral. Élever Sylva vers l'humanité, c'est l'amener à hisser son esprit vers l'interrogation, qui plus est rebelle à la nature, rebelle à sa nature. Donc à son corps. Pulsions corporelles, désir sexuel sont alors perçus négativement, quand la fonction cérébrale est hautement valorisée. Nous sommes sexués, c'est une donnée de la nature, mais, comprenons-nous implicitement dans les conceptions de Vercors, nous ne sommes tout de même pas des animaux, puisque désormais êtres de culture. Cela signifie d'une part que Vercors concevait - inconsciemment - que l'homme se rabaisse au niveau des animaux lorsqu'il s'adonne à la sexualité. S'accolent instantanément à la morale sexuelle  des noms d'animaux plus dévalorisants les uns que les autres, destinés à décrire les hommes comme les femmes (cochon, lapin, chienne, etc.). Vercors détruisit sans s'en rendre compte son argument princeps de l'homme au même rang que les animaux dans l'arbre des espèces. D'autre part, cette conception, conditionnée depuis des millénaires par tous les contempteurs du corps qui dualisent res extensa (qu'ils considèrent comme vile) et res cogitans (qu'ils considèrent comme noble), est alimentée souterrainement par l'argument récurrent que l'homme (et surtout la femme tentatrice!) est de nature un être lubrique, un fornicateur sans limites. Argument d'autorité présenté comme une évidence qui forgea l'habitus d'un Vercors élaborant son système philosophique. Il est des évidences qui vacillent sur leur socle dès que la libre pensée, émancipée des idéologies haineuses envers l'humain, s'interroge sur ce dernier de manière moins manichéenne (sans verser dans l'angélisme non plus). Vercors, quant à lui, oublia de s'interroger sur les racines de ses réflexions. L' « interrogation-rébellion », noyau de son système, se serait enrichie à s'exercer autant sur la culture que sur la nature, si tant est que l'on doive séparer radicalement les deux concepts (et cette séparation que prononce Vercors s'explique par la contextualisation de sa traversée du siècle). Corps et esprit unifiés dans la constitution historique de l'homme: rigueur de la démarche méthodologique de Vercors qui veut  se placer dans un cadre moniste et immanent. Corps et esprit dualisés dans son concept moral (lié à sa notion de rébellion et de dénature): là s'arrête le matérialisme de Vercors.

Pour revenir à Sylva, ajoutons que c'est biologiquement une femme adulte, mais c'est encore une enfant dans l'avancée vers la civilisation. Sylva est infans, elle est ainsi étymologiquement au commencement de son humanité. Cette interprétation est corroborée par le discours de Dorothy, double inverse de Sylva, ce personnage voulant retourner à l'état ancestral. Dorothy vitupère contre Richwick en accusant lui et ses semblables masculins d'avoir forcé dans le passé de nos ancêtres les femmes à les suivre sur le chemin de la civilisation, source de souffrance:

Stupides apprentis sorciers! Est-ce que nous demandions quelque chose? Nous étions des femelles heureuses. Qu'avions-nous à faire d'une cervelle? L'esprit ne sert à rien. Sinon à pourrir le plaisir [...] C'est votre affaire à vous, votre crâne est épais, il est solide - et vous aviez la violence de vous révolter, mais nous, pauvres femelles au crâne mince? Nous nous sommes faits des bosses, rien de plus.

Le geste d'arrachement hors de la nature et de sa propre nature de ces animaux naturés est masculin! Cet habitus dans la narration des origines n'est pas propre à Vercors. Regardons les documentaires sur ce thème, co-signés par des scientifiques éminents de notre époque, et observons que les découvertes fondamentales viennent systématiquement d'un Homo mâle, par ailleurs bien souvent à la suite d'une rivalité amoureuse. Ainsi donc, l'excellence et l'invention sont masculines, les femmes étant trop faibles pour y prétendre. Et l'argument se veut imparable puisque c'est un fait de nature.

Enfin, toujours dans l'analyse de cette phrase décidément riche du terreau misogyne (« Mais ma femme étant femme ne pense pas ainsi et cette absence d'enfant lui pèse. Incertaine par nature, instable, inconstante, elle sent qu'une maternité pourrait l'équilibrer. Je le sens bien aussi »), la Femme, par nature incapable de  résister à ses penchants lubriques (sic), peut néanmoins trouver son salut dans la maternité. Et en plus, si c'est elle qui l'affirme... l'Homme ne fait qu'entériner le constat! La grossesse, puis le fait d'élever un enfant la combleront, c'est son vrai chemin (assigné par qui?), puisque c'est ce pour quoi elle est faite (biologiquement, socialement, idéologiquement). Derrière l'idée de l'équilibre psychologique qu'elle « sent » ne pas avoir encore à cause d'un manque d'enfant (sentir n'est pas penser, cela relève de l'intuition - typiquement féminine, cela va de soi! - plus que de la réflexion), se cache une idée plus crue: elle sera trop occupée par l'enfant pour se jeter inconsidérément dans d'autres aventures extra-conjugales. En d'autres termes également: une femme, parce que par nature femme, n'est pas équilibrée mentalement quand elle dit ses désirs et plaisirs réprimés par les diktats du patriarcat. Elle est suspecte, fidèle ou infidèle. Cette citation est d'une brutalité féroce envers la femme, et son auteur ne s'en rend même pas compte. Ses arguments supposés sur la nature féminine (sans qu'ils ne soient à aucun moment étayés et prouvés) condensent plutôt l'imposition idéologique du système de domination des hommes. Ce que l'on fait dire à la nature est en réalité une donnée systémique. Là où une femme est perçue comme déséquilibrée dans une telle situation, un homme est valorisé. La même attitude est considérée positivement (du moins comme normale) pour un homme, négativement pour une femme. Négativement, et même a-normal. C'est-à-dire que la femme sort des normes imposées par la domination masculine. La morale culturelle n'est pas la même selon qu'on naît homme ou femme: séducteur pour l'un (Cf. notamment le Dom Juan de Molière), « renarde » pour l'autre. Remplacez « renarde » par un autre canidé, mettez le nom au féminin, et vous obtiendrez l'animal approprié dans le stéréotype habituel de stigmatisation des femmes.

Un autre indice suggère que Vercors est inconsciemment dirigé par cette misogynie au point que cela déborde sur les personnages féminins fictifs. Le début de l'adaptation théâtrale inédite du roman Le Radeau de la méduse (1969) démarre fort. Esther, neurologue et gynécologue, finit une consultation avec un personnage anonyme appelé « la malade ». Cette malade est dépressive, a des tentations suicidaires et réplique avant de partir (dès la première page du manuscrit):

LA MALADE 

Ne me dites pas quand même que c’est seulement la faute de mes ovaires !

ESTHER

Pas uniquement peut-être, mais sûrement pour beaucoup.

Quand Marylise, amie du personnage d'Esther, succède à la malade, elle réclame son aide médicale à cause d'une « dépression nerveuse ». Question immédiate de la gynécologue: « Qu'est-ce qui cloche? Le ventre, vous aussi? ». Ces propos ne figurent pas dans le roman et, à vrai dire, ils ne sont pas de Vercors. En les reprenant, il les avalise, dans la période même où il compose Camille ou l'enfant double, ce qui rend son discours sur l'égalité des sexes inaudible. Ce personnage d'Esther représente dans le réel Hélène Michel-Wolfromm, gynécologue de profession, amie intime de l'écrivain. Elle était reconnue pour ses travaux sur les femmes, en particulier sur les liens qu'elle établit entre corps et esprit après des années de consultations de ses patientes. Dans la réalité, et sauf erreur de ma part, il ne me semble pas qu'elle était neurologue. Elle exerçait bel et bien la gynécologie et s'intéressait à la psychologie tant elle recueillait les confidences (apparemment désenchantées) de ses patientes. L'orientation de la psychologie de ce médecin est freudienne, on se demande alors si elle n'évite pas l'écueil de pensées misogynes ancestrales de la femme guidée par ses organes, la femme psychologiquement instable à cause de ses organes sexués. Celle qui est vite décrite comme une névrosée, soumise à ses (ré)pulsions sexuelles, est tout aussi rapidement qualifiée d'hystérique. Or, il n'est pas inutile de rappeler qu'étymologiquement ce mot qui désigne une psychopathologie vient du grec hystera: l'utérus.  L'utérus est ici remplacé par l'ovaire, mais ce déplacement ne change pas la chose. Les médecins (hommes) imputaient cette maladie essentiellement aux femmes. L'hystérie se révélait un mot fourre-tout pour s'accorder sur le caractère déséquilibré des femmes. Plusieurs solutions furent préconisées pour traiter ce « trouble mental » dont le retrait de la liste des pathologies date seulement de 1952. Parmi les solutions médicales (et radicales mais sans éradiquer la véritable cause du malheur des femmes): l'internement, la mutilation du sexe de la femme...

  • Un peu de détente: pour connaître la solution du traitement de l'hystérie féminine dans l'Angleterre victorienne puritaine par un psychiatre freudien qui accompagne ses « gestes médicaux » d'un docte discours, visionnez le film Hysteria (2011) de Tanya Wexler, avec une mention spéciale pour le comédien Ruppert Everett (excellent second rôle « so british »).
Infidélité masculine

Trois personnages masculins pratiquent l'infidélité, mais toujours avec des circonstances atténuantes.

Dans le roman Le Radeau de la méduse (1969), aucune femme n'est infidèle. Seul le personnage principal Fred l'est. Son épouse - de type n°2: honnête femme - confie son mal-être à la gynécologue-psychologue Esther. Après avoir évoqué un amour fidèle réciproque, elle avoue les incartades répétées de Fred. Seulement, elle trouve des raisons qui l'absolvent en grande partie. C'est parce qu'elle fait moins attention à son mari: elle est préoccupée et dépressive, et surtout elle est débordée par leurs quatre enfants en bas âge (le père n'aurait donc aucun rôle à jouer dans le fait d'élever et d'éduquer ses enfants?!). Conclusion sous-jacente: c'est de la faute de l'épouse, non du mari. Que demander de plus? C'est de la littérature, rétorquera-t-on, il ne faut pas prendre tout au pied de la lettre. Certes. Pourtant, tous ces détails accumulés à chaque nouveau récit sont les pièces à conviction d'un même univers idéologique. Un système égalitaire ne prône pas deux poids, deux mesures.

Dans le conte philosophique de 1961 Sylva, Richwick, amoureux de sa « renarde » devenue femme, décide de secourir Dorothy, que le désespoir d'être dénaturée étreint. Celle-ci s'illusionne en souhaitant se re-naturer pour oublier son humaine condition. Richwick quitte Sylva, rejoint Dorothy et plonge avec elle dans l'enfer de la drogue...et du sexe. Lui aussi est excusé. Il agit ainsi pour la bonne cause, celle de sauver une femme d'elle-même. En outre, il n'est pas à proprement parler infidèle à Sylva, car leur histoire amoureuse est chaotique, et la jeune femme n'est pas encore vraiment femme selon les critères de l'univers vercorien.

Dans le conte philosophique de 1952, Les Animaux dénaturés, Douglas Templemore, promis à Frances avant son départ pour la Nouvelle-Guinée avec une équipe de scientifiques, tombe sous le charme de la paléontologue Sybil, mariée à Greame. Le lecteur apprend l'infidélité par une lettre de Douglas à Frances, l'aveu est donc subjectif et destiné à se disculper. Il insiste sur le fait que l'initiative en est constamment revenue à la jeune femme qui, un soir, s'est présentée dans sa tente, malgré la proximité du mari. Il rappelle qu'elle est libre de toute convention sociale et qu'elle ne respecte pas les normes traditionnelles. Le narrateur de ce conte léger, bien plus léger que tous les autres ouvrages de Vercors, ajoute une atmosphère qui se prête à l'atténuation d'ordre moral. En effet, les personnages sont dans un ailleurs exotique avec Pygmées et probable dernier ancêtre commun que sont les tropis, loin de la civilisation et de ses normes habituelles. L'éloignement géographique et temporel interdit toute morale sexuelle répressive. La façon dont le narrateur glisse certaines anecdotes annule toute barrière morale oppressante vis-à-vis de la sexualité. Le lecteur sourit quand il apprend que Sybil est maintenue éloignée des tropis qui montrent d'évidentes manifestations de leur désir. De même, l'image de Sybil se refermant comme un « coquillage » sur Douglas (évidente image du sexe féminin) ne connote aucun aspect péjoratif. Si les tropis sont humains, alors ces êtres des origines peuvent s'ébattre tranquillement dans la nature, puisque innocents. S'ils sont animaux, alors ils recueillent notre approbation bienveillante et notre regard amusé, notre imaginaire les assimilant ipso facto aux bonobos. Les scientifiques ont enlevé leurs habits civilisationnels pour se plonger avec délice dans ce jardin d'Eden en compagnie de bons sauvages.  

Selon le mythe du XVIIIe siècle (les Tahitiens du Voyage autour de monde de Bougainville et du Supplément au voyage de Bougainville de Diderot, l'homme originellement bon dans le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes de Rousseau, etc.), ces peuplades vivent librement, loin de tout joug moral. Ils s'adonnent à une sexualité libre, polygame. La polygynie plus que la polyandrie, n'exagérons rien. Rappelons-nous de la morale de La Ferme des animaux de George Orwell: « Tous les animaux sont égaux, mais certains le sont plus que d'autres »

« Nous sommes innocents, nous sommes libres », dit le Tahitien de Diderot. Cette formule paratactique au rythme binaire régulier est aussi valable pour une interprétation des relations amoureuses, car l'imaginaire occidental, imprégné du mythe chrétien, associe jardin d'Eden et innocence/ exclusion de ce paradis et péché originel. Cet ailleurs géographique que représente la Nouvelle-Guinée est ce jardin d'Eden sans la Faute. Les hommes sont donc innocents dans leur sexualité (le mythe est évidemment revisité, car Adam et Eve ne se connaissent pas, au sens biblique du terme). Cet ailleurs temporel, avec des tropis dans la chaîne de l'évolution, signe l'osmose avec la nature. Il consacre cette innocence sexuelle, donc morale. Corps et esprit se rejoignent harmonieusement. L'écriture de Vercors est conditionnée par cet imaginaire et par la culture judéo-chrétienne. Un imaginaire fantasmé de l'existence de ces peuplades dites « primitives », considérées comme des représentants de nos origines. Dans le réel, l'ethnologie a montré la part de fantasme infondé de cette représentation. Les coutumes de certaines peuplades règlementent de manière sévère les comportements sexuels des individus de leurs groupes, le pacifisme total est un mythe.

L'apologue Les Animaux dénaturés répond, plus détendu, aux problématiques des relations amoureuses. Douglas oriente la confession pour obtenir le pardon. De même, ses bébés tropis ont été conçus par insémination artificielle, sans sexe donc, que  ce soit avec une tropiette, avec Sybil ou avec Frances. Finalement, il est excusé de cet écart puisqu'il est dans un autre monde aux règles différentes. Revenu en Angleterre, pardonné par Frances, il se range fidèlement aux côtés de cette compagne. Moralité  de ce conte: ils se marièrent et (...) eurent cinq tropios !

  • Sur les relations entre jardin d'Eden et péché originel, lisez l'intéressante étude « Nostalgie du paradis terrestre et culpabilité héréditaire » de Jean Delumeau, dans Yves Coppens (dir.), Origine de l'Homme. Réalité, mythe, mode, Paris, Artcom', 2001.

Ils se marièrent et se rangèrent: vécurent-ils heureux?

Dans la première typologie des relations amoureuses entre hommes et femmes de la littérature vercorienne, les couples sont malheureux. A l'exact opposé de ce premier comportement, l'écrivain met en scène des couples fidèles qui recueillent toute son approbation.

Le compagnonnage de vie de ces personnages-narrateurs et de leurs femmes est présenté comme harmonieux. Cette épouse relève du type n°2 - la femme honnête -. Elle est donc perçue comme une femme en qui l'homme peut placer sa confiance. Et la réciprocité est de mise. Une femme bien en somme. Là où la femme infidèle est vue comme instable physiquement, donc ipso facto dans la littérature vercorienne comme instable psychologiquement, la femme honnête - car fidèle - est le prototype de l'équilibre mental. Elle connaît les bonnes manières, se montre sympathique, possède la même culture que son mari. La description et la mise en scène sont plus détaillées dans son cas. Elle se situe du côté du logos pendant que la femme infidèle a peu droit à la parole. L'une est un esprit, l'autre un corps. Il n'y a rien à dire sur elle, tant la rectitude de son caractère ressort. A vrai dire, la littérature vercorienne n'a rien à en dire non plus. C'est un bonheur conjugal bourgeois. Les émois amoureux des débuts de leur histoire sont toujours passés sous silence comme s'ils n'avaient pas existé, alors que ceux du personnage épris de la femme sensuelle surgissent au détour de nombreux récits. Cette épouse fidèle offre le repos de l'esprit, elle est une compagne de vie agréable, mais le lecteur saisit subrepticement qu'elle n'offre pas le repos du corps. Les narrateurs-personnages mariés à ces femmes honnêtes mènent globalement une vie ataraxique, mais ils ressentent un manque: manque de passion amoureuse, manque de passion sensuelle.

Rien n'est dit explicitement sur ce manque,  tout filtre dans les manques du texte. Les confidences sur ce type de couple s'arrêtent à la porte de la chambre. A aucun moment le lecteur n'assiste à une scène d'amour entre eux, à plusieurs moments il assiste aux ébats amoureux de ceux qui n'appartiennent pas à cette catégorie. Et les narrations réprouvent ceux-ci. Les contextes dans lesquels sont plongés les personnages, sous-tendus par la philosophie vercorienne, amènent logiquement à jeter l'opprobre sur ces scènes sexuelles. Etrangement, ces mêmes scènes entre couples fidèles, qui pourraient servir de contrepoint positif et donner la morale de l'histoire, n'existent tout simplement pas. Les comportements sexuels que Vercors jugent indignes sont décrits, ceux qu'il approuve sont censurés.

Ces épouses honnêtes sont un moindre mal. Elles évitent les désagréments des femmes sensuelles, sans en permettre les agréments. Entre la femme policée (forcément fidèle dans la littérature de Vercors) et la femme polissonne (forcément infidèle dans la littérature de Vercors), la littérature de Vercors a tranché. Conséquence: le bonheur n'est pas possible. Parce que conditionné par cette idéologie mortifère qui rend antinomiques bonheur et morale, Vercors aborda mal le problème. Il se perdit dans un système aporétique dans le temps même où il connaissait la réponse et refusait la solution.

L'origine du monde: on en a perdu la tête!

 Le tableau de Courbet L'Origine du monde (1866) fit scandale à son époque. Il représente le sexe et le ventre d'une femme à la tête cachée (et que l'actualité récente assure avoir retrouvée). Les trois figures de femme, fabriquées au-delà de toute réalité objective, puis façonnant de trop nombreuses femmes réelles à force de répression, ont toutes pour vocation de culpabiliser la sexualité:

  • La vierge, objet sacralisé en même temps qu'objet fantasmé, revêt une haute qualité morale. Elle a une haute valeur ajoutée comme objet de marchandage dans bien des civilisations. Son corps est « pur » encore de toute sexualité, son esprit est maintenu « pur » dans l'ignorance de la sexualité. Intouchable, elle finit néanmoins par énerver les jeunes hommes qui la convoitent et, candidate au mariage, perdra sa virginité. Coupable!
  • La femme honnête est l'ancienne vierge qui connaît son mari et découvre la sexualité par devoir conjugal. Elle est vertueuse, moralement digne. Elle est honnête, très honnête...las...trop honnête. Elle n'aime pas la sexualité parce que l'éducation lui a imposé la détestation des désirs et plaisirs, on s'ennuie donc. Coupable!
  • La femme sensuelle n'est pas une femme honnête, elle éprouve du désir, elle connaît ses plaisirs, donc les représentations la peignent soit épouse infidèle, soit célibataire aux multiples partenaires simultanés. Elle n'exerce aucune virtus, elle est moralement condamnée par le regard de l'homme et de la société. Coupable!
Totem et tabou

C'est cette vision fictive peccamineuse qui colore le réel. A divers degrés suivant les individus qui ont intégré inconsciemment cette idéologie qui parcourt une société, elle fabrique la frustration sexuelle, dont les premières victimes sont les femmes, puis, par effet boomerang, les hommes. Ces couples des récits vercoriens ne connaissent jamais l'entente de coeur, de corps et d'esprit. Quels que soient les scenarii envisagés, le manque est toujours corporel, c'est-à-dire sexuel. C'est comme si les personnages masculins de la littérature vercorienne ne pouvaient envisager l'épanouissement sexuel dans la fidélité... à cause de la nature féminine, suggère chaque récit. Parce que l'appareillage idéologique de la dualité de la femme honnête (esprit digne décorporé) et de la femme sensuelle (corps indigne décérébré) est vecteur d'une schizophrénie insoutenable. La scission entre la nature et la culture prend la même direction interprétative.

Sans cesse, Vercors déplaça le centre du vrai problème qui le taraudait: les personnages masculins tournent leurs regards vers le désir sexuel qui conduit dans ses récits à l'infidélité, pour ne pas voir l'absence de plaisir sexuel au sein des couples desdits récits. Est-ce dit clairement? Dans les récits, l'infidélité de la femme est décrite comme la cause du malheur conjugal. Le regard est déporté loin du couple légitime. Il se détourne de leur sexualité. A contrario, dans la fictionnalisation de la vie d'Aristide Briand, premier tome de Cent ans d'Histoire de France aux parallèles constants avec la littérature vercorienne, cet homme politique avoue qu'il ne s'entend pas sexuellement avec sa première compagne. Il trouve un argument qui suggère que c'est de la faute de cette femme, non de la sienne. Un argument qui balaie d'un coup toute la théorie sur les fabriques de femmes. Donner ici cet argument, ce serait devoir fournir bien d'autres développements sur la misogynie du propos, ce serait montrer à quel point la construction de ce mythe autour de la femme est une pratique facile de dénigrement et de mauvaise foi. Cela évite de se remettre en cause. La bonne nouvelle pour son auteur: on se donne bonne conscience à faibles efforts. La mauvaise nouvelle: on se jette tête baissée dans l'échec et le malheur.

Richwick, narrateur-Pygmalion de Sylva, en arrive à la conclusion qu'il devra inculquer des tabous à sa Galatée anciennement renarde, il convoque Freud pour appuyer ses dires. Et, ajoute-t-il, ces tabous la feront souffrir, comme tout humain qui s'est hissé vers la civilisation. Selon Richwick, c'est le prix à payer. Sylva, biologiquement femme, mais pourvue d'un instinct animal encore prédominant, fuit en effet pour retrouver Jérémy, jeune homme décrit drôlatiquement comme un pithécanthrope mal dégrossi (le monisme se révèle ici intégral!). Elle n'est pas condamnée moralement, vu qu'elle n'a pas franchi totalement la barrière de l'humanité. Cela ne saurait tarder, saisissons-nous. Premier constat: lui imposer des tabous sera donc l'amener à accepter la monogamie. Vercors pensait donc que l'humain est polygame par nature. Encore faudrait-il prouver cet argument sous-jacent tant les sociétés animales ont des comportements variés. Et si tel est le cas, c'est vraiment se méfier de lui que de croire qu'il sera forcément infidèle à son partenaire de vie, ou qu'il souffrira de rester fidèle tant ses pulsions sexuelles sont vues comme irrépressibles et comme irrépressiblement tournées vers la multiplication des partenaires. Second constat, cette fois-ci implicite: le tabou sexuel doit inhiber Sylva, même au prix du sacrifice du plaisir. Dans ce système qui superpose infidélité-désir et plaisir présents/ fidélité-désir et plaisir absents, le bonheur conjugal réunissant l'harmonie coeur-corps-esprit est impossible. Le corps est la faille. « La chair est triste » dans les oeuvres de Jean Bruller-Vercors, car pour lui, l'« Erotisme », dessin de La Danse des vivants, c'est « désirer ce que l'on n'a pas », variante du même dessin. Vercors reprit, en particulier en ce qui concerne la morale sexuelle, les topoï de la férocité et de la lubricité de l'homme, héritées de son animalité. Ne pouvait-il réinterroger ces évidences dans la mesure où cela générait des contradictions au sein de son système?

Les couples de la littérature vercorienne n'atteignent-ils vraiment jamais l'épanouissement sexuel? Quelques-uns y parviennent: Egmont et Olga dans le roman Colères, Roger et Kikou au début de leur mariage dans Comme un frère, Richwick et Dorothy dans Sylva. Mais quand le lecteur lit ces scènes sexuelles, lui viennent à l'esprit les mots de « honteux », « sale », « vulgaire », « malsain ». Ce n'est pas l'acte lui-même que l'on peut qualifier de ces mots, c'est la façon dont il est vécu et raconté. La réprobation porte bel et bien spécifiquement sur la sexualité, et non sur le corps en général. Faisons un détour par l'ouvrage que Vercors publia en 1976, Je cuisine comme un chef. C'est un livre de recettes de cuisine sur les plaisirs de la bonne chère. Le bon, c'est le bien. Et les plaisirs de la chair? Le bon, c'est le peccamineux.

Pourquoi donc les personnages masculins des récits vercoriens refusent-ils de parler du véritable problème qui conduit leur couple au naufrage? Pourtant l'enjeu était de taille, car derrière la misère sexuelle se cache le plus important: la misère affective. Les confessions rétrospectives permettent de dire de biais  ce qui a l'air d'être la conséquence plutôt que la vraie cause de la mésentente conjugale, quand le dialogue dans les couples sur le sujet était interdit. Tabou. Surtout ne pas parler, empêcher de parler. Sacrilège si l'on déroge au tabou. Une chape de plomb oppresse ces couples. Ceux-ci sont victimes d'une idéologie tellement intégrée qu'elle n'est pas remise en cause, et à la fois coupables de se rendre mutuellement malheureux. Le tabou est hérité de l'éducation que Fred, personnage du Radeau de la méduse, fustige et subit à la fois. La pudibonderie de sa famille bourgeoise, microcosme d'une société hypocrite, pousse à faire silence sur la sexualité au point que les premiers émois et les représentations de l'amour sont vécus par leurs enfants comme honteux et coupables. Vercors s'appesantit sur le sujet pendant des pages entières, si bien que toute autre éventuelle mésentente, autre que sexuelle, est exclue. Les couples en sont réduits à cet aspect-là, comme si le récit rétrospectif tenait lieu de thérapie. L'image de l'autre, réductrice, est de ce fait singulièrement altérée. Ceux-ci finissent par reproduire le schéma idéologique familial et social.

Un chantier de recherche s'ouvre: en quoi la littérature vercorienne peut-elle être étudiée par le biais de la psychanalyse ? Il ne s'agit pas de psychologiser les personnages des récits de Vercors. Il s'agit plutôt de comprendre comment l'artiste convoqua Freud (et probablement en filigrane Lacan) sous son crayon (dans Nouvelle Clé des songes en 1934) et sous sa plume. Ses oeuvres servent de document sociologique qui, couplé à la littérature d'autres écrivains de son siècle, étale les données d'un vaste problème et interroge notre actualité dans le sens où la psychanalyse en France est largement sous la férule du  freudisme, là où dans de nombreux pays elle est supplantée et où des voix s'élèvent contre ses interprétations et ses résultats. Pensons à la récente polémique sur l'autisme pour ne prendre que cet exemple. Lisons Le Livre noir de la psychanalyse. Ecoutons les cours de Michel Onfray sur le freudisme hérétique, précisément Otto Gross, Wilhelm Reich, Erich Fromm ou encore Georges Politzer. Les polémiques se succèdent au sujet de Onfray, il y aurait beaucoup de choses à dire de ses ouvrages et de l'évolution de ses prises de position politique et idéologique. Je note néanmoins qu'il a été l'un des philosophes actuels qui ose, à contre-courant d'un dualisme corps-esprit schizophrène toujours aussi prégnant, sortir du purgatoire des penseurs matérialistes et concilier morale et hédonisme.

Les Fleurs du mal

Des couples vont jusqu'à la perversion sexuelle, comme ce personnage obligeant sa compagne à se prostituer sous ses yeux dans un des récits des Chevaux du temps, ainsi que celui qui aime piquer avec une épingle les seins des femmes ou cet autre qui subjugue trois générations de femmes d'une même famille dans la trilogie Sur ce rivage. Se profile une dimension sado-masochiste. Dans ces cas-là, la femme est victime de l'homme. D'autres couples sont classés par Vercors si ce n'est dans le caractère pervers, du moins dans le caractère malsain: dans Colères, Olga et Egmond sexualisés uniquement dans les moments où le personnage masculin plonge dans l'inconscience pour explorer son corps; dans Comme un frère, Kikou et Roger vont jusqu'à se mêler à un autre couple.

Plus tard, Roger pratique le libertinage. Petit rappel étymologique: un libertin est un esclave affranchi. Les libertins érudits du Grand Siècle autour de Gassendi, précurseurs des matérialistes du XVIIIe siècle, voulurent s'émanciper des dogmes sociaux et politico-religieux. Dans nombre d'autres oeuvres, cette émancipation intellectuelle se réduisit à la partie congrue au profit d'une peinture d'un libertinage sexuel outrancier. Au-delà du nombre élevé de partenaires sexuels, c'est la pratique de la soumission de l'autre qui importe à ces libertins aristocratiques. Le plaisir qu'ils prennent porte davantage sur leur domination jouissive des autres que sur la jouissance sexuelle, il n'est qu'à étudier le vocabulaire militaire qu'ils emploient systématiquement. On peut se demander en quoi une mécanique sexuelle des corps et la visée inégalitaire sous-tendant leurs actions peuvent être considérées comme une émancipation. Dans le cas de Roger de Comme un frère, il s'agit surtout d'une frénésie sexuelle liée à ses nouveaux pouvoirs. Mécanique vide et sans partage.

Vercors partit du présupposé que ces personnages sont pervers et/ou malsains parce qu'ils se rapprochent dangereusement de leur nature. Ils ne se rebellent plus, ils perdent leur « qualité d'homme ». Dans la logique de son système, le sado-masochisme est du côté de la nature, puisque celle-ci est mauvaise et prône la loi du plus fort. La culture, productrice d'hominisation, atténue, voire annihile ce sado-masochisme. Or, l'écrivain ne remit aucunement en question cette idée. Au contraire, il y adhéra. Les théories, les expériences et les pratiques que des psychanalyses matérialistes lui opposeraient seraient de renverser cause et conséquence et de ne pas séparer de manière schizophrène nature et culture qui compose l'humain. Après l'adaptation cinématographique censurée de Jacques Rivette sort en mars 2013 une autre version de La Religieuse. Dans ce roman,  Diderot suggère à quel point la répression de la nature humaine - y compris la nature sexuelle - perturbe les esprits, provoque la haine de soi-même et/ou de l'autre, conduit au sadisme et/ou au masochisme, à des degrés plus ou moins graves selon chaque individu. Les interactions corps-esprit sont analysées par Diderot jusqu'au bout de la logique matérialiste, morale comprise. Le philosophe approche les liens entre le corps et l'esprit dans une dimension holiste.

Le recueil Les Fleurs du mal de Baudelaire fut l'objet d'un procès en 1857, juste après celui intenté au roman Madame Bovary de Flaubert. Certains poèmes furent censurés de la première édition pour immoralité, en particulier ceux sur l'homosexualité féminine. Dans Comme un frère, le couple Roger et Kikou en arrive à des ébats avec un autre couple. Au cours de cette soirée, les femmes s'adonnent à l'homosexualité. Sauf erreur de ma part, c'est la seule scène d'homosexualité dans toute la littérature de Vercors, une homosexualité de circonstances qui plus est. L'écrivain n'exprima jamais son avis sur la question. On peut toutefois éprouver son système basé, je le répète, sur l'opposition nature-culture, et saisir que celui-ci, poussé au bout de sa logique, se révèle périlleux à son insu. Contrairement à une idée reçue, tenace, l'homosexualité, réprimée sévèrement jusqu'à il n'y a pas si longtemps en France et remuant actuellement les esprits pour des implications sociétales, n'est pas contre-nature. Vercors fit dire avec justesse à l'un des personnages à la fin de la représentation théâtrale de 1975, Zoo ou l'assassin philanthrope, que des espèces animales ont des pratiques homosexuelles et bi-sexuelles. Dans Comme un frère, l'objectif de Vercors est de montrer le dévoiement de ces deux femmes livrées à leurs uniques instincts sexuels, agissant par là dans le sens du « moins » humain sur le curseur de la « qualité d'homme ». Elles agissent contre la culture, c'est-à-dire contre l'hominisation qui, selon Vercors et dans une lecture spencériste de Darwin, va à l'encontre de la nature. Sans que Vercors ne l'ait voulu, son système prêterait un appui aux opposants de l'homosexualité, aux conservateurs des valeurs traditionnelles qui usent de la rhétorique dualiste. Un dialogue constructif autour de son système philosophique, que Vercors appelait de ses voeux mais qu'il ne put conduire pleinement à cause du silence médiatique autour de son oeuvre, aurait pu l'engager à affiner sa pensée pour prendre en compte certaines de ses apories et éviter, s'il avait été face à ce débat, de donner du grain à moudre à ses adversaires politiques.

Qu'on ne se méprenne pas sur cette page de mon site: je ne livre aucun précepte de ce qui serait « bien » et de ce qui serait « mal » comme comportement amoureux et sexuel. Ce serait faire du moralisme. Il faut séparer comme le propose le philosophe matérialiste Yvon Quiniou la morale de l'éthique. Premièrement: je décrypte la littérature vercorienne sur les rapports entre les sexes (une tension entre la défense des droits à l'égalité de la femme et une vision conservatrice de celle-ci). Je pose le bilan (des personnages malheureux), je tire de ma lecture approfondie de ses oeuvres les causes propres aux couples mis en scène (la mésentente sexuelle) et l'une des causes premières (la dimension sociologique dominée par un idéalisme dualiste intégré dans les consciences, mal interrogé, non remis en cause). Deuxièmement: j'étudie le système vercorien basé d'un point de vue moral sur le dualisme nature-culture (donc corps et esprit). J'interroge dans un sens matérialiste - que Vercors désirait - les présupposés et les conclusions de ce système. Je ne perds pas de vue la fin de ce système (l'égalité entre les humains) et éprouve ses moyens. Les modes opératoires juridico-politiques, les implications philosophiques sont sous-tendus par une éthique impérative.

On ne naît pas « plus ou moins homme », on le devient

Conséquence personnelle: parce que le personnage masculin n'a pas voulu s'interroger sur la culture patriarcale, misogyne et judéo-chrétienne qu'il véhicule en toute inconscience et en toute bonne conscience, il s'est rendu malheureux et a rendu malheureux. Le personnage féminin victime d'une fabrique idéologique est voué aux gémonies. C'est elle la coupable, certainement pas le système de domination. Le personnage masculin se trompe de cible, le déni est vertigineux. Point de manichéisme à l'envers: le lecteur n'a pas la version forcément subjective de la femme. De plus, la mésentente provenait peut-être de motifs plurifactoriels. Ce qui ressort pourtant dans toute la prose vercorienne, c'est bien la cristallisation sur un seul facteur, mais dévié de sa cause gardée presque toujours secrète.

Le personnage masculin qui se targue de dire n'a jamais su dire ses erreurs dans sa vie personnelle, puisqu'il n'a jamais su reconnaître sa part de responsabilité. Ses épanchements rétrospectifs  récurrents, dont certains datent de plus de 30 ans, partent et reviennent avec obsession vers la femme sensuelle, ils laissent en réalité transparaître qu'il a perdu la compagne de vie qu'il aimait et lui convenait le plus. Par autisme, par déni flagrants, il n'a jamais su dire ou manifester ses sentiments pour son épouse, il a toujours fait silence dans le cercle intime et a préféré passer par le truchement d'un écrit public impudique de mise en cause de la femme, mais certainement pas de remise en cause de lui-même et d'un système. La solitude qui est décrite comme consubstantielle à l'homme dans son art double serait peut-être alors plutôt l'effet d'une carapace personnelle. Par ricochet, ce personnage masculin en oublie ses enfants. Ces derniers sont peu nombreux dans la littérature vercorienne. Quand le lecteur apprend que certains couples ont des enfants, ceux-ci sont vite évacués. Etonnamment, ils sont des fantômes dans ces narrations. Cela ne veut pas dire que le personnage masculin n'aimait pas femme et enfants. Cela signifie qu'il n'a pas franchi sa carapace rigide pour dire son affection. Gâchis amoureux et familial, microcosme sociologique d'autres nombreux échecs d'une civilisation qui participe de son malheur.

Conséquence philosophique: le système philosophique de Vercors, dirigé par son combat noble et nécessaire contre toute hiérarchisation entre les êtres humains, fermement appuyé par une démarche méthodologique et par le renfort des sciences, jusqu'à ses théories sur la marche à l'humanité et l'interrogation, est fragilisé par son étape ultime: la dénature, la rébellion. Il est conduit à percevoir nature et culture dans une antinomie irréconciliable et à prononcer des excommunications, dont certaines  habituellement réservées à la pensée politique adverse. Aussi son concept moral « plus ou moins homme » (ou la « qualité d'homme ») achoppe-t-il sur son élaboration logique complète.

Le haut degré d'une civilisation, c'est-à-dire son degré d'humanité, se mesure au regard égalitaire que les uns projettent sur les autres. Voir un groupe d'individus comme une altérité, c'est le mettre dans une communauté à part, et décider de son infériorité. Le traitement asymétrique, dans quelque domaine que ce soit, n'est pas producteur d'égalité. L'émancipation de la femme, affirmait Marx, est la mesure du degré d'émancipation générale de la société. Une émancipation juridique et politique, mais aussi socio-économique et culturelle, ce que le philosophe Henri Pena-Ruiz nomme la « dialectique des émancipations ».

De manière plus générale, et quoique fort lentement au cours des millénaires, quoiqu'avec des stagnations et des retours en arrière très inquiétants, la marche à l'humaine égalité existe: certaines minorités, certains opprimés furent progressivement perçus comme égaux, donc ils gagnèrent des droits légitimes, par étapes. La marche à l'égalité dans les consciences et dans les faits est encore longue. Cette éthique s'appuie sur des piliers juridico-politiques incontournables, dont deux que Vercors défendit:

  • la Déclaration des droits de l'Homme, héritée des Lumières.

Vercors voulut la rendre inattaquable en tentant une définition de l'Homme, unifiant tous les hommes sous la même bannière et contre toute hiérarchie. Les Lumières oublièrent la Déclaration des droits de la Femme et furent rappelés - en vain -  à l'ordre par Olympe de Gouges. L'égalité des sexes sera effective quand les deux déclarations fusionneront dans une Déclaration des droits de l'humain, qui portera alors bien son nom puisqu'elle marquera par le changement d'un vocable son universalisme, et par son prolongement praxiste obligatoire pour qu'on ne se gargarise pas de mots sans actes, son effectivité.

  • la laïcité.

Vercors se plaça sous l'égide d'Aristide Briand, ce libre penseur qui permit la loi de 1905 de séparation des églises et de l'Etat en France. Cette loi assure la liberté de croyance et de non croyance qui se doit de rester dans la sphère privée. Elle détache la morale de la religion. C'est ce que Vercors souhaitait, en se plaçant en amont de Morale chrétienne, morale marxiste (colloque de 1960 sur lequel je reviendrai. Il conviendra de penser sous la houlette du philosophe Henri Pena-Ruiz). C'est ce qu'il ne put mettre en oeuvre, trop imprégné qu'il était des préceptes religieux malgré son agnosticisme. La prose de Vercors est un document sociologique d'importance pour comprendre les méandres complexes de la marche difficile à la laïcisation des consciences. De même, lorsque des intellectuels interpellaient Vercors sur certaines causes, celui-ci avait la saine réaction, en accord parfait avec la logique de son système, de stipuler qu'avant tout, il était homme. Il écartait ainsi tout risque de communautarisme.

Vercors était persuadé que l'évolutionnisme guidait la marche vers l'humanité. L'Histoire, même par « trial and error », s'oriente selon un sens général. Il essaya de le montrer dans Sens et non-sens de l'Histoire (1971). Il se rangeait donc du côté de l'évolutionnisme en anthropologie sociale.

  Autre vaste chantier pour saisir la pensée de Vercors. Pour débrouiller celle-ci, il faut suivre les travaux d'Alain Testard notamment. Je commencerai par vous mettre sur la piste de Christophe Darmangeat. Je vous invite d'abord à lire son article « L'évolution des sociétés? Vous n'y pensez pas!  De l'anthropologie, de l'évolutionnisme et du marxisme » (en milieu d'écran). Puis, pour prolonger cette page de mon site, lisez  l'article « Le marxisme et l'origine de l'oppression des femmes: une nécessaire actualisation », voire son livre Le communisme primitif n'est plus ce qu'il était. Aux origines de l'oppression des femmes. Les discussions ouvertes sur son blog à propos de son livre stimulent l'intérêt. Les deux premières concernent spécifiquement les rapports sexués, les suivantes élargissent le champ réflexif à des thèmes chers à Vercors:

Pourquoi la domination masculine s'est-elle maintenue jusqu'à nos jours?

La division sexuelle du travail, son origine, ses causes, ses modalités

Peut-on déduire le passé du présent? Qu'en était-il de la guerre au paléolithique?

Que peut-on apprendre du monde animal?

Comment le passé engage-t-il l'avenir?

Article mis en ligne le 8 mars 2013