Camille ou l'enfant double (1978)
Sommaire
Un album pour la jeunesse pour défendre l'égalité homme-femme
En 1978, Vercors publia le livre pour la jeunesse Camille ou l'enfant double, illustré par Jacqueline Duhême. En 2006, cet album fut réédité chez Pocket Jeunesse.
Dans cet ouvrage, Vercors entendait ouvertement défendre l’égalité entre filles et garçons. Or, ce n’est pas le premier conte pour enfants écrit par Vercors. En 1970 en effet, il publia Les Contes des cataplasmes, 5 récits traditionnels avec une vision très codifiée des rôles hommes-femmes. Mais Vercors ne faisait que retranscrire les histoires que sa mère lui racontait quand il était enfant. C’est Vercors qui choisit volontairement d’évoquer dans Camille ou l’enfant double l’égalité des sexes. L’illustratrice lui imposa seulement le thème du double, sans plus de précisions directives. Vercors mit en scène une petite fille dont les parents bienveillants cachent à la société l’identité sexuelle afin de contrer une éducation et un regard asymétrique. « On ne naît pas femme, on le devient », pourrait être l’argumentation de ce conte pour enfants. Cette attention à la cause féministe en 1978 rejoignait ses prises de positions antérieures en faveur de la légalisation de l’IVG et de la libre disposition des femmes de leurs corps, notamment par la séparation effective entre sexualité et procréation (Ce que je crois). Des lois progressistes que Vercors jugeait hominisantes.
La solution réside dans la prise en compte de l’individu, par-delà son sexe, et contre les représentations sociales normées traditionnelles, conclut l’album. L’écrivain met en scène des parents qui, soucieux du bien-être de leur unique enfant, usent des subterfuges d’une métamorphose réaliste : choix du prénom et métamorphose physique (l’androgynie) de l’enfant pour éviter les marqueurs des deux genres aux yeux de la société; éducation originale (l’élever comme un garçon et comme une fille) pour une métamorphose psychologique de l’enfant.
Dans cette narration subjective l’intention initiale des parents est perçue positivement quand leur méthode est critiquée. La petite fille se vit dédoublée, ce qui engendre une souffrance de l’ordre de la schizophrénie. Les parents réfléchissent dans le cadre des normes patriarcales et ne s’aperçoivent donc pas que leur méthode avalise celui-ci sans le vouloir, alors qu’il conviendrait de travailler à une transformation systémique. En inventant cette histoire, Vercors alla-t-il jusqu’à cette analyse consciente?
Les albums pour la jeunesse auxquels Jean Bruller-Vercors participa offrent une histoire des mentalités du XXe siècle. Des albums pour la jeunesse que le dessinateur Jean Bruller illustra dans l’entre-deux-guerres à Camille ou l’enfant double (1978) que Vercors écrivit, nous percevons les permanences et les évolutions des représentations des genres masculin et féminin, en fonction de la prise de conscience graduelle d’habitus plus ou moins remis en cause. Et, en replaçant Camille ou l’enfant double dans toute l’œuvre de Vercors, nous pouvons déceler une mentalité double de celui qui écrit. L’idée progressiste contenue dans l’album de 1978 entre en opposition totale avec les trois images de femmes véhiculées de manière autobiographique dans ses ouvrages : la vierge, la maman et la catin. Prenons plus précisément comme exemple Sylva, histoire d’une métamorphose d’un animal en femme qu’un homme éduquera pour que celle-ci accède au statut d’humain. Si dans ce conte philosophique de 1961 Vercors s’interroge sur la nature de l’homme par rapport à l’animal comme il le faisait déjà en 1952 dans Les Animaux dénaturés par l’invention de tropis (forme hybride entre humain et singe), en revanche il n’a pas conscience que sa narration des rapports sexués fabriqués par la culture fonctionne dans une dimension inégalitaire. Il faut dire que l’éducation du jeune Jean Bruller, issu d’un milieu bourgeois, puis son expérience sentimentale concouraient à cette vision de la femme propre au système patriarcal, que Vercors gardera comme un impensé.
Comparaison de cet album pour la jeunesse avec le conte philosophique Sylva (1961)
Métamorphoses physiques
La métamorphose physique est anecdotique par sa place dans la narration des deux récits, mais elle est intéressante dans la mesure où elle véhicule des implicites majeurs sur les identités genrées. Cette première modalité métamorphique ne dévoile aucune misogynie de Vercors. Au contraire, elle révèle son analyse des différenciations culturelles s’appuient sur le biologique.
A proprement parler, Camille est physiologiquement une fille, mais les parents la transforment en être androgyne par le biais vestimentaire. Son sexe naturel est caché par un vêtement culturel ambivalent et certains éléments naturels comme les cheveux qui sont susceptibles de former des marqueurs d’identité sexuée sont désexualisés dans son versant culturel. Ainsi Camille, dit l’écrivain dans le récit, porte des culottes courtes, a des cheveux blonds à larges boucles selon une tradition féminine, mais courts selon la tradition masculine. L’accompagnement illustratif joue de cette confusion avec les traditionnelles couleurs rose et bleue. Son costume civilisationnel hybride tranche avec ceux de ses autres camarades, traditionnellement différenciés.
Sylva, quant à elle, se transforme véritablement en femme humaine. Encore animale dans sa psychologie, elle refuse longtemps les habits culturels que lui impose le narrateur-personnage Albert. Ensuite, ce costume lui collera parfaitement à sa nouvelle physiologie, dans une différenciation homme-femme.
Dans les deux cas, la construction de l’humaine féminité pour Camille, de l’humanité spécifique par rapport à l’animal pour Sylva, est le fruit d’une éducation culturelle, d’une fabrique sociale.
Métamorphoses culturelles
Dans Camille ou l’enfant double, Vercors dévoile le conditionnement éducatif dans lequel on enferme les garçons et les filles : conditionnement dans les jeux d’enfants, dans les comportements, dans les traits de caractère qui seraient propres aux hommes d’un côté, aux femmes de l’autre, dans la division sexuelle des tâches.
La guerre, l’évasion, l’intrépidité, le courage, la curiosité pour les garçons, décidément plus libres et plus excusés de leur turbulence que les filles, que l’on éduque ou plutôt que l’on dresse dans la propreté, le calme, la douceur, l’obéissance, la maternité.
Vercors suggère à quel point les enfants sont métamorphosés selon leurs sexes, formatés au point d’être dissemblables dans leurs comportements, leurs goûts et leurs aspirations pour répondre à une reproduction sociale stéréotypée :
Les filles devaient apprendre la cuisine et la couture pour tenir la maison plus tard, les garçons le calcul et la mécanique pour gagner l’argent du ménage. Les femmes devaient devenir belles et se taire, les hommes devenir courageux et commander. C’est pourquoi, en ces temps-là, le mari était le roi à la maison, tandis que la pauvre épouse était un peu l’esclave. Les choses ont changé depuis, heureusement – mais peut-être pas encore autant qu’on le croit.
Les parents aimants de Camille veulent briser ce schéma stéréotypé pour que leur fille s’émancipe et s’épanouisse au-delà des stéréotypes sexués. Ils décident donc de l’éduquer à la fois comme une fille et un garçon, c’est-à-dire avec les deux fabriques si antinomiques, d’où un mal-être de l’enfant, une sorte de schizophrénie d’un individu encore malléable qui doit être simultanément dans deux rôles. Les parents ont commis l’erreur de ne pas sortir du cadre systémique qui génère cette transformation sexuée, ce qui met en relief la souffrance face à l’obligation de tenir un rôle en fonction de son sexe. Souffrance terrible pour les petites filles cantonnées à un rôle inférieur, et d’ailleurs souffrance pour les petits garçons aussi, qui doivent être des « hommes » quand ils sentent leur tendance pencher vers un autre comportement.
Dans le conte Sylva, Vercors réfléchit à ce qu’est être un humain, apparemment sans différenciation puisque le résidu commun qui fonde notre spécificité est, pour l’écrivain, l’interrogation d’une conscience élaborée. Et cela, que ce soit pour les hommes comme pour les femmes. Donc point de défense féministe sous-jacente dans ce récit. Pourtant, le traitement littéraire exhibe l’inconscient de Vercors. Ainsi c’est un homme Albert qui devient le Pygmalion de la renarde devenue femme en l’éduquant. Simple anecdote, pourquoi pas après tout, sans intention de signifier que l’homme conduit la femme dans la voie culturelle, si incidemment on n’était arrêté par la fable des origines proférée par un autre personnage féminin Dorothy. Celle-ci vitupère contre les hommes qui, dans notre passé commun ancestral, ont obligé les femmes hominiennes à les suivre sur le chemin de l’humanisation :
Stupides apprentis sorciers! Est-ce que nous demandions quelque chose? Nous étions des femelles heureuses. Qu'avions-nous à faire d'une cervelle? L'esprit ne sert à rien. Sinon à pourrir le plaisir [...] C'est votre affaire à vous, votre crâne est épais, il est solide - et vous aviez la violence de vous révolter, mais nous, pauvres femelles au crâne mince? Nous nous sommes faits des bosses, rien de plus.
Beau condensé d’un des nombreux traitements asymétriques des sexes par Vercors : le geste d'arrachement hors de la nature et de sa propre nature de ces animaux dénaturés est masculin! Cet habitus dans la narration des origines n'est pas propre à Vercors. Regardons les documentaires sur ce thème, co-signés par des scientifiques éminents de notre époque, et observons que les découvertes fondamentales viennent systématiquement d'un Homo mâle, par ailleurs bien souvent à la suite d'une rivalité amoureuse. Ainsi donc, l'excellence et l'invention sont masculines, les femmes étant trop faibles pour y prétendre. Et l'argument se veut imparable puisque c'est un fait de nature.
Le Pygmalion Albert façonne Sylva à être civilisée, c’est-à-dire pleinement humaine, certes, mais il la métamorphose en femme civilisée, et l’on trouve progressivement des traits de caractère que l’on décrirait comme féminins par nature. De plus, on sent derrière le fait d’inculquer à l’ancienne renarde des tabous par l’irruption d’une morale sexuelle qu’Albert a plutôt la tentation de contrôler la sexualité de cette femme qui le séduit et qu’il voudrait garder pour lui exclusivement, pendant qu’il oscille entre deux femmes sans opprobre sur sa propre moralité. Vercors traîne toute une idéologie misogyne propre à une société patriarcale dans ce récit, mais également dans toute sa littérature. Pour faire vite, les femmes sont catégorisées selon la triade vierge-maman honnête-catin dans une fabrique aporétique, et le rapport à la sexualité est extrêmement ambivalent et inégalitaire. D’ailleurs si Camille ou l’enfant double est un conte féministe, en revanche la fabrique des bébés est tue : les parents les choisissent dans un grand magasin (c’est une anecdote autobiographique) et le dessin, premier dans le livre, est la fable traditionnellement racontée aux enfants.
Métamorphoses des mentalités
Camille ou l’enfant double est un livre pour enfants pour éduquer à rebours des valeurs traditionnelles. Il reprend tout de même la fin convenue d’un conte avec le « Ils sont heureux et ont beaucoup d’enfants », mais contrebalance la fabrique des sexes par cette morale :
Qu’ils élèvent, comme Camille, en filles et en garçons – ou plutôt ni en filles ni en garçons : mais en êtres humains.
L’écriture et la publication d’un conte pour enfant de cet acabit sont un bon moyen de transmission de nouvelles valeurs égalitaires, et de changement des mentalités. Vercors en a conscience, il use de ce moyen efficace. Et en même temps, il transmet dans ses autres textes une image misogyne des femmes en toute inconscience et en toute bonne conscience. Camille ou l'enfant double, un titre bien choisi pour montrer à quel point Vercors fut un homme et un artiste double. Le thème du double lui est consubstantiel.
Cette confrontation est donc une belle étude sociologique qui souligne à quel point il est difficile de se déconditionner de réflexes culturels millénaires. La métamorphose des mentalités ne peut relever d’un traitement manichéen, elle prend du temps, beaucoup de temps, et la littérature, en particulier la littérature pour la jeunesse et les manuels scolaires, a toute sa place dans cette action militante. Saluons donc la création par Vercors de cet album pour la jeunesse en 1978 au moment même où la société française aspirait à briser les schémas traditionnels sclérosés des rapports de domination.
Article mis en ligne le 1er août 2024