Anthropologie vercorienne ou l' instauration d'une morale
Cette analyse fait suite à l'article Anthropologie brullerienne ou l'ambition morale d'un dessinateur de gauche: changer l'homme?
Sommaire
D'une anthropologie l'autre: saut et rupture ou effet de rupture?
La guerre de Troie n'aura pas lieu s'il existe des hommes de bonne volonté
Bref retour sur l'anthropologie brullerienne afin d'apporter quelques précisions: l'ambition morale du dessinateur de gauche de l'entre-deux-guerres fut-elle de changer l'homme? A consulter l'ensemble de La Danse des vivants (1932-1938), nous aurions plutôt tendance à penser que Jean Bruller dressa surtout un état des lieux sur la nature mauvaise de l'homme. Il lista les innombrables vices des hommes, mit en scène les conséquences amoureuses, familiales, professionnelles, sociales, politiques. Conséquences fatalement néfastes. Quant à l'origine, elle relève de l'ontologie. L'homme est par essence mauvais, et ce de manière irrémédiable si l'on en croit son oeuvre dessinée.
Constat implacable à la manière des moralistes du XVIIe siècle. Peut-être néanmoins doit-on voir une forme de réponse par l'humour grinçant qui tient souvent dans la disjonction entre les titres et les dessins. Spectateurs de ce theatrum mundi, nous sourions, voire rions, quelle que soit la couleur de ce rire. Alors nous faisons le parallèle avec Molière et sa Préface du Tartuffe: le but de Jean Bruller serait-il de corriger les vices des hommes par la mise en scène des travers humains? Le ridicule ne tue pas, du moins possède-t-il peut-être un potentiel correctif.
Le chapitre "Rien n'est perdu" au contenu plus optimiste comme je le montre dans la page Anthropologie brullerienne ou l'ambition morale d'un dessinateur de gauche: changer l'homme? nuança cette peinture noire. A l'hiver 1934, le dessinateur se laissa envahir par l'Histoire, et par l'espoir d'un changement possible, par le biais politique et la mobilisation des intellectuels. Il sentit le début d'un changement de sa vision du monde, puisque cette livraison constitue l'ultime publication régulière de ses Relevés trimestriels, Jean Bruller sentant les requisits de son projet versé dans l'inactuel et l'universalité être sapés. C'est précisément dans son Argument du Relevé trimestriel n°8 de l'hiver 1933 qu'il prévenait déjà de la fin de la parution trimestrielle. Raison invoquée: la liberté de la création ne peut être contrainte par un calendrier rigide. Dans les faits toutefois, c'est à partir du RT n°12 de l'hiver 1934 que ses publications s'espacèrent: une première suite de 20 dessins en 1935, puis deux derniers RT en 1938. Ces deux longs arrêts lui évitèrent de dévier davantage de l'enjeu artistique princeps. Ajoutons un autre motif d'ordre psychologique: ce virage devait probablement déranger la pensée qui l'habitait depuis des années. Cela la remettait en cause brutalement. Remise en cause personnelle d'une vision de l'humanité que seul le temps d'accoutumance, aidé ou non par la précipitation des événements historiques, permettait d'accepter. Il est difficile de retourner totalement sa pensée, ex abrupto. C'est dans ce laps de temps de trois années que Jean Bruller évolua progressivement et qu'il commença aussi plus clairement à s'engager avec son réseau, pour le Front populaire. Cette pratique allait déjà à l'encontre de ses théories.
Alors que tous les Arguments de chaque RT décrivent l'aspect sombre de l'homme, celui du RT n°12 de l'hiver 1934 annonce que le dessinateur « se refuse à croire définitive la victoire des méchants, puisque le plus méchant porte en lui tel élément de bonté, et le plus médiocre tel élément de grandeur, que dans son état actuel la Société humaine étouffe, mais auxquels un Progrès digne de ce nom doit permettre de fleurir ».
Extraordinaire concentré d'une part de son évolution vers une description plus justement nuancée, donc moins noire de l'humanité; d'autre part de sa certitude que des structures sociales différentes permettraient le progrès des hommes, dont leur progrès moral. Au moment où paraissait La Guerre de Troie n'aura pas lieu (1935) de Jean Giraudoux, Jean Bruller s'arrêtait sur le chapitre « Rien n'est perdu » aux espoirs similaires. Celui-ci tournait ses regards vers les hommes de bonne volonté, ceux de Jules Romains qui servirent de référence au projet de La Danse des vivants. Et lui-même agit avec son réseau pour que le cours des événements change.
Réside dans ces mots précités rédigés par Jean Bruller beaucoup de majuscules que n'abandonna jamais Vercors, idéaliste à bien des égards malgré un matérialisme affiché et pour moitié rigoureusement suivi. J'ai utilisé pour mon analyse de l'anthropologie brullerienne l'ouvrage L'homme selon Marx. Pour une anthropologie matérialiste d'Yvon Quiniou. Cela ne signifie pas que Jean Bruller avait une vision marxienne dans cet entre-deux-guerres. Pourtant, les cinq dessins du chapitre « Rien n'est perdu » se présentent comme une application des théories marxiennes. Ce parallèle, Jean Bruller ne l'établit pas sciemment. Il ne connaissait pas - ou peu - la pensée de Marx à cette époque. En revanche, il naviguait dans un cercle de gauche, dont certains des membres furent progressivement acquis aux idées du communisme. Certains devinrent dans ces années-là des compagnons de route, voire adhérèrent au PCF. Jean Bruller assista même à des réunions d'intellectuels venus expliquer leur adhésion au communisme. Peut-être commença-t-il à s'imprégner des théories marxiennes - ou marxistes - véhiculées au cours de ces assemblées. On s'interdira d'évoquer une quelconque analyse marxienne revendiquée et consciente chez Jean Bruller. On en restera plutôt de façon générale au terme d'humanisme. Mais le parallèle est indéniable.
Quand petit saut devint Saut
L'année 1934 constitua un « petit saut » dans l'évolution de Jean Bruller, c'est-à-dire une première transformation mentale décisive qui ébranla durablement sa philosophie et l'achemina vers des actes militants, dans le sillage d'une gauche unifiée. Un « petit saut » néanmoins sans rupture: une sensibilité de gauche toujours, une même philosophie maintenue dans ses albums, une pratique artistique se pliant difficilement à l'actualité. Ce « petit saut » doit plutôt être analysé comme un renforcement de ses convictions politiques et comme une interrogation de la nature et de la fonction de sa philosophie et de son art. Aussi le changement est-il de degré, non de nature. L'évolution est en germe dans sa pré-histoire.
La somme accumulée des petites évolutions dans les années 30 est vécue comme un progrès, mais non suffisante pour marquer le changement décisif, la modification mentale radicale. C'est ainsi que Vercors le vécut et le raconta. On a l'impression que, tel qu'il le dit, le non déclenchement de la guerre l'aurait laissé dans sa pré-histoire. Il n'aurait pas pu naître à lui-même, du moins pas pleinement, il serait resté en marge de son histoire et de l'Histoire. La confrontation à l'Histoire lui fit faire le grand Saut. L'année 1934 constitue un sursaut dans son évolution lente mais continue, la guerre constitue une rupture radicale par la révolution qu'elle engendra. C'est toujours ainsi qu'il le véhicula dans ses mémoires La Bataille du silence et Cent ans d'Histoire de France.
Le sursaut de 1934 engendra des changements quantitatifs, la guerre un changement qualitatif. Le premier est une prise de conscience, le second une révolte. L'Histoire mondiale lui fit découvrir sa pleine nature, nous fit-il comprendre. Il entra alors en Résistance. De la pré-histoire à l'Histoire, cet homme naquit à lui-même, et cet artiste inventa son écriture. Il dut changer d'outil pour travailler plus efficacement ce qu'il avait en conscience. Ce récit autobiographique tardif du mémorialiste calque sa fable des origines de l'homme qui n'évite pas le Saut que Vercors jugeait indispensable à un stade de l'évolution pour que l'homme acquiert sa spécificité. A moins qu'on ne dise que ce récit personnel ne calque pas, mais est calqué sur sa fable anthropologique dont on aura une synthèse en 1949 dans La Sédition humaine. Impossible de débrouiller laquelle de ces deux fables (dans le sens de récit) est chronologiquement première. L'important, c'est de saisir que la notion de Saut est un principe matriciel chez Vercors.
Est-ce véritablement un Saut, vecteur d'une rupture? A bien des égards, cette (r)évolution de Jean Bruller-Vercors ressemble davantage à un « effet de rupture ». Je reprends sciemment le concept d'effet réversif de l'évolution qu'analyse le philosophe et historien des sciences, Patrick Tort (Voir son site officiel). L'étude érudite des théories de Charles Darwin, minutieusement appuyée sur les textes du naturaliste, prouve que le lien entre l'homme devenu civilisé et l'ensemble de la nature ne subit aucun saut et aucune rupture à un quelconque stade de l'évolution. Par le biais des instincts sociaux, la sélection naturelle sélectionne la civilisation: « La continuité évolutive [...] produit de cette manière non pas une rupture effective, mais un effet de rupture qui provient de ce que la sélection naturelle s'est trouvée, dans le cours de sa propre évolution, soumise elle-même à sa propre loi » (Patrick Tort, L'Effet Darwin. Sélection naturelle et naissance de la civilisation, 2008, p. 80).
La reprise de cet « effet de rupture » est, dans le cas de Vercors, signifiante sous deux aspects:
- Dans sa fable anthropologique, Vercors prononça la scission entre nature et civilisation, dans l'idée constante d'une rupture (Voir une étude globale à la page consacrée à La Sédition humaine).
- Dans sa fable autobiographique, Vercors prononça la scission entre Jean Bruller et Vercors. Pourtant, ses (r)évolutions sont plus des «effets de rupture » que des ruptures véritables. Sa philosophie vacillait sur son socle dès les années 30, et, après avoir vu son album Visions intimes et rassurantes de la guerre, Jean-Richard Bloch écrivit à Jean Bruller qu'il y constatait les prémisses d'une évolution. Son attention à la chose politique et intellectuelle se transforma en un début de militantisme. Un outil artistique se substitua à un autre - du crayon à la plume -, mais j'ai montré à de multiples reprises que Jean Bruller écrivait déjà avant de devenir Vercors, et le mémorialiste stipule que dès l'entre-deux-guerres Jean Bruller songeait à passer à l'écriture, le dessin ne lui suffisant plus pour dire. Aspects factuels soulignant l'« effet de rupture », contre interprétation subjective concluant au saut et à la rupture.
De Bruller le Vieux à Bruller le Jeune
Tout au long des années 30, son nihilisme fut sérieusement mis à mal, il ressentit des contradictions de plus en plus grandes. L'Occupation le précipita dans l'action clandestine. Jean Bruller changea sous la pression de l'Histoire. Il choisit son camp et lutta pour ses idéaux, donc pour une certaine idée de l'homme. Cela contrecarrait son anthropologie et sa philosophie pessimistes: « je savais que je ne pourrais plus jamais dessiner comme avant » (La Bataille du silence). Le mémorialiste ajoute:
Si ma Danse des Vivants plus tard avait une suite, on n'y retrouverait pas ce persiflage désespéré qui en avait constitué, du temps de Bruller le Vieux, le comique assez noir. Ceci dit, je n'avais pas la moindre idée de ce que pourraient être les estampes futures de Bruller le Jeune.
Selon les versions successives de Vercors, il fallait encore dessiner 40 ou 60 estampes en plus des 160 déjà existantes. La Danse des vivants resta définitivement inachevée, malgré une réelle tentative au début des années 50. Celle-ci, annoncée publiquement dans Les Lettres françaises, déboucha finalement sur les callichromies.
- Lisez ma page sur Henri Goetz et mon article Jean Bruller-Vercors et l’imprimerie dans L'écrivain et l’imprimeur, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, Collection Interférences, 2010, pp. 337-358. Je décline les trois parties comme suit : Jean Bruller, un artiste familier des ateliers d’imprimerie ; Le réseau auteur-éditeur-imprimeur ; Une étude de cas : les callichromies (1952-1958).
Le contenu nouveau de La Danse des vivants ne serait que conjectures. En revanche, c'est par l'écriture que Vercors nous révéla son anthropologie nouvelle.
Les causes de cette anthropologie nouvelle
L'expérience historique de la Résistance ou « Nous avons été heureux »
Son recueil de 1945, Le Sable du temps, rassemble ses articles essentiels sur la guerre. L'un d'entre eux s'intitule paradoxalement Nous avons été heureux. Vercors s’adresse à ses amis résistants pour dire sa crainte de la disparition de cette fraternité et de cette noblesse qu’il découvrit en temps d’oppression. Les intérêts personnels, guidés par une commune idée morale de l'homme, se rejoignirent dans une révolte et une solidarité collectives. Solidarité de clan pour faire advenir leurs idéaux, entre-aide, sacrifice.
Vercors vit dans cette période une annulation des compétitions inter-individuelles, condition indspensable pour battre le camp adverse. L'Histoire lui fit comprendre que l'humain est capable de taire (en partie au moins, voire en totalité) les rivalités entre individus pour une cause que les membres d'un même groupe considèrent comme juste. Point de cursus honorum qui animait et rythmait le champ littéraire avant guerre, entre réseaux évidemmment, mais aussi dans un même réseau. Vu de l'extérieur, l'anonymat est de rigueur (amour-propre et honneur sont ainsi mis de côté) et vu de l'intérieur, la solidarité est le seul moyen de vaincre.
Il fallut que Jean Bruller en passe par une période historique négative pour penser que dans les périodes de paix, ces mêmes caractéristiques positives de l'homme sont tout aussi capables de fonctionner. Le dessinateur ne les vit pas dans l'entre-deux-guerres, ou si peu (les cinq dessins de « Rien n'est perdu »). Il comprit donc qu'il lui fallait non seulement repenser la nature humaine avec ces nouvelles données, mais qu'il était nécessaire de changer de structure sociale et mentale pour que les appétits négatifs ne prennent pas le pas sur les caractéristiques positives humaines, tout aussi réelles. Les hommes mauvais dessinés par Jean Bruller devinrent sous la plume de Vercors « ni anges ni bêtes », selon l'expression de l'écrivain André Maurois qu'il admirait et avec lequel il collabora trois fois (Voir à cette page).
Contre la pensée hiérarchique et l'évolution: la morale
La pensée hiérarchique et l'évolution (1983) est un ouvrage du philosophe et historien des sciences, Patrick Tort. Il démontre que les théories de Darwin, mal lues, non lues dans leur intégralité ou interprétées avec de graves distorsions, subirent des extrapolations d'ordre moral, philosophique ou politique. Dans le chapitre « L'effet réversif et sa logique », il restitue avec justesse la morale de Darwin pour mieux souligner les lectures erronées de l'oeuvre darwinienne notamment par Gobineau, auteur de l'Essai sur les inégalités des races, et par Herbert Spencer. La transposition à l'espèce humaine de la théorie de la sélection naturelle dans L'Origine des espèces (1859) leur permit de justifier - de manière pseudo-scientifique - les inégalités entre les hommes, entre les races et, dans les prolongements idéologiques et politiques du XXe siècle, d'asseoir racisme, antisémitisme, colonialisme, eugénisme.
En reprenant le titre de l'ouvrage de Patrick Tort, je souhaiterais montrer que Vercors s'attaqua au darwinisme social dans les mêmes termes, mais que, faute d'avoir lu La Filiation de l'homme (1871) et imprégné, comme beaucoup, des postulats erronés véhiculés par Herbert Spencer, il en vint à faire faire le Saut à l'homme hors de la nature, en vue de contrer le sociobiologisme. Cette métaphysique du saut et de la rupture relevait depuis longtemps d'une complexion personnelle de Jean Bruller, celle-ci conditionnée par la circulation au sein de la société de cette pensée dominante. La confrontation au nazisme renforça cette conviction.
Horrifié par l'idéologie du nazisme, Vercors s'éleva contre toute pensée hiérarchique, mais également contre l'évolution, du moins telle qu'elle lui avait été dispensée. Il se battit inlassablement contre la sociobiologie en tentant de trouver la spécificité de l'Homme et de jeter les bases rationnelles d'une morale, ce qu'il nomma la « qualité d'homme ». Dans sa conférence De la Résistance à la philosophie (1967), Vercors raconte avoir réfléchi longuement après guerre à la façon de s'opposer aux fondements « criminels et faux » des nazis qui sont « une sorte de prolongement de la “ sélection naturelle" darwinienne » :
Les Nazis n'avaient-ils donc pas quelque apparence de raison de prétendre qu'il fallait continuer, à l'intérieur même de l'espèce humaine, d'appliquer cette loi féroce pour favoriser les desseins supérieurs de la nature à notre égard? [...]
Cherchant un jour un livre dans ma bibliothèque, je tombai sur [...] Fondements de la métaphysique des mœurs [de Kant]. [...] Ce fut un éclaircissement, un début d'illumination. Ce qui contredit d'emblée la logique nazie, ce sont en effet les moeurs, c'est-à-dire la morale, c'est la direction constante de leur évolution depuis la préhistoire jusqu'à nos jours. Or cette évolution, à travers l'histoire des sociétés humaines, est faite dans le sens exactement inverse de l'évolution à travers les espèces naturelles. Loin de donner des droits aux plus forts, l'évolution humaine n'a cessé de neutraliser leur force en donnant des droits de plus en plus grands aux plus faibles [...] L'homme, contrairement au grillon, loin de se plier aux lois de la nature, n'a cessé de se dresser contre ces lois. [...] Voilà donc [...] la racine de la qualité d'homme.
Cette citation montre à la fois que Vercors suivit dans sa partie centrale la logique de La Filiation de l'homme de Darwin sur ce que Patrick Tort a appelé « l'effet réversif de l'évolution », mais il le fit sans le savoir, à défaut d'avoir lu ce livre de 1871 et d'avoir décortiqué l'idéologie spencérienne. Aussi en arriva-t-il à la conclusion inverse. Les notions de saut et de rupture lui furent donc nécessaires. L'homme est un animal dé-naturé. Pour Vercors, la nature humaine est une anti-nature qui, contrairement à la logique darwinienne, place l'homme hors de la nature. Par la force de son cerveau - une pensée interrogative comme effet d'une cause toute matérielle -, l'homme se dressa contre la nature, et contre sa propre nature. L'homme se place, mais il est aussi placé hors de la nature, dans la fable d'un Vercors se qualifiant d'agnostique. La citation ci-dessus offre un des multiples exemples de la divinisation de la « Nature » (« les desseins supérieurs de la nature à notre égard »).
Pour Vercors donc, aller contre la pensée hiérarchique, c'est aller contre l'évolution, par l'instauration d'une morale. L'écrivain déplora souvent de n'avoir pas pu réaliser une Ethique à la Spinoza. Dans un autre article, je développerai son propos et montrerai à quel point les rapprochements s'avèrent fructueux sous de multiples angles. De même, je consacrerai une partie sur ses liens avec Kant que Vercors mit en avant, en laissant des pans explicatifs entiers dans l'implicite.
Quelles articulations des matérialismes?
La fable anthropologique vercorienne a été (très) globalement étudiée à la page consacrée à l'un des essais les plus importants de l'écrivain, La Sédition humaine. Je vous conseille donc de vous y reporter pour comprendre ce qui suit.
Ni biologisme, ni psychologisme, ni historicisme
La longue marche à l'humanité commence par la description de notre ancêtre comme un être naturel vivant. Ce dernier est un produit de la nature, idée qui explique l'expression récurrente sous la plume de Vercors que le préhominien ne faisait qu'un avec la nature, à l'égal des autres animaux. C'est un être contraint par la nature extérieure et par sa propre nature - sa corporéité. Aussi cet être instinctuel, pourvu ab origine de besoins, de capacités et de traits, devait-il lutter contre la nature afin d'assurer ses besoins primaires.
Selon Vercors, c'est par un bouleversement naturel majeur que subirent nos ancêtres que se déclencha l'actualisation neurobiologique. Le matérialisme biologique est donc premier dans sa fable. Il est la cause de la naissance de l'homme, il l'entraîne. Cet être naturel désormais conscient du monde environnant et de lui-même devint alors historique. Lui qui dépendait de la nature devint de plus en plus actif et acteur de son destin. Nature et être conscient font désormais deux. Pour autant, notre ancêtre réinvestit dans la lutte pour la vie cette étincelle cérébrale - ce saut métaphysique pourtant placé dans un cadre moniste et conditionné par le milieu naturel, plus tard également par le milieu historique. Ainsi se combinent histoire de la nature et histoire humaine. L'homme reste enraciné dans la nature, rivé à elle, tout en s'arrachant progressivement à celle-ci grâce à cette pensée vectrice d'interrogation l'amenant à se différencier des animaux.
Contrairement à Marx, Vercors ne conçoit pas la spécificité de l'homme dans la production de ses moyens d'existence. C'est la faculté cérébrale nouvelle, d'ordre biologique, déclenchée par hasard et en dehors de toute volonté humaine, qui permit le saut qualitatif propice à l'accélération de progrès décisifs dans la production de ses moyens d'existence. Passé de la passivité au dynamisme, quoique déterminé dans sa vitalité, dans sa psychologie par ses conditions d'existence, l'homme social s'émancipa progressivement au point d'être responsable de son Histoire. Ce ne sont donc pas en dernière instance les conditions économiques, quoique non exclusives et détachées d'autres facteurs, qui priment, comme chez Marx. Pour Vercors, la dernière instance est de l'ordre du psychologique, néanmoins interdépendant des deux autres facteurs.
« Liberté, liberté chérie »
Face à ces déterminismes, l'homme est-il libre?
Dans La Danse des vivants (1932-1938), Jean Bruller intitulait ironiquement un de ses dessins « Liberté, liberté chérie » pour montrer que l'humain est contraint par sa naturalité tout autant que par les multiples chaînes de la civilisation. La liberté humaine est totalement illusoire sous le crayon de Jean Bruller. Vercors fit dévier son anthropologie vers davantage d'optimisme.
Dans la fable vercorienne, c'est l'existence de la conscience interrogative - de substrat matériel, relisons La Sédition humaine - qui est plus fondamentale que son contenu. En effet, elle unifie l'espèce humaine, contre tout recours hiérarchique. Cette existence, potentielle en tout homme, s'actualise ou non dans des conditions historiques données. Par sa condition originelle, notre ancêtre est un homme aliéné par la lutte pour la vie. L'amélioration lente mais continue de ses conditions de vie, possible grâce à la présence de la conscience rebelle, libéra celui-ci progressivement, autant des contraintes extérieures que de son agressivité instinctuelle. L'homme acquit donc une liberté par strates, au sein même de ces déterminismes.
Bien plus loin dans la frise chronologique de la marche à l'humanité, cette existence de la conscience interrogative peut rester à l'état latent à cause du milieu (familial, social). Vercors mit peu en scène les milieux populaires. Comme dans les dessins de Jean Bruller, les personnages des récits sont dans l'ensemble homogènes et appartiennent au milieu bourgeois dont Vercors était issu. Lorsqu'il narra la grève des mineurs dans son roman Colères (1956), il montra à quel point l'appartenance à la classe des dominés engendre l'absence d'actualisation de cette conscience interrogative, dans de plus fortes probabilités que dans d'autres classes, sans que cela ne soit automatique dans un déterminisme fataliste. A plusieurs reprises, Vercors se désola de ce que « l'énorme majorité [...] se contente de naître, de souffrir, de mourir » (Sens et non sens de l'Histoire, 1971). Aussi le compagnon de route que fut Vercors de la Libération à 1957, et bien au-delà, pensa-t-il le projet socialiste (ou communiste) capable de proposer des transformations économiques et sociales dans le sens d'une émancipation des hommes, particulièrement dans le sens d'une actualisation de la conscience interrogative pour le plus grand nombre.
Vercors aspirait à cette libération des aliénations par souci d'égalité, autant que comme moyen de parvenir à une fin: la quête des connaissances comme rébellion-libération progressive des hommes, non seulement actualisant la conscience interrogative en progrès qualitatifs et en nombre d'individus, mais encore modifiant le contenu de la conscience. Connaissances scientifiques du monde environnant afin de comprendre les lois de la nature; connaissances de la nature biologique de l'homme (rappelons-nous respectivement des deux scientifiques dans le roman Colères, en particulier d'Egmont explorant son corps pour en arracher ses secrets); progrès des techniques pour répondre aux besoins de l'homme et réduire son temps de travail aliénant au profit de la skholé (Voir ma page Du contrat social vercorien); connaissances artistiques, etc. Vercors croyait en une « liberté-libération vis-à-vis de ces déterminismes irrécusables, portée par tous les dispositifs de savoir-pouvoir inventés par l'humanité qui lui permettent de les dominer en vue de ses propres fins, politique comprise » (Yvon Quiniou, L'homme selon Marx. Pour une anthropologie matérialiste, p. 72). Le rapprochement avec l'ouvrage d'Yvon Quiniou est éclairant là encore. Dans son essai Sens et non sens de l'Histoire (1971), Vercors rend compte de l'histoire de cette liberté, signe d'une emprise de plus en plus grande de l'homme sur le réel.
Dans l'anthropologie brullerienne, les recherches de toute connaissance étaient perçues comme désespérantes par leur caractère vide de sens, et par la solitude absolue de ces Prométhées modernes (dans La Danse des vivants, observons notamment les deux scientifiques esseulés et vaincus par les mystères des lois de la nature dans « Tristesse de l'astronome » ou « L'Ecole du découragement ou les mauvaises fréquentations »). L'anthropologie vercorienne espère dans des recherches collectives et solidaires. La différence entre ces deux anthropologies distribuées de part et d'autre de la Seconde Guerre mondiale se situe dans les deux formules que Vercors emprunta au récit d'Anatole France au sujet du calife désireux de connaître toute l'Histoire des hommes:
Anthropologie brullerienne: « Ils naquirent. Ils souffrirent. Ils moururent »
Anthropologie vercorienne: « lls naquirent. Ils cherchèrent. Ils moururent ».
De l'Homme à l'homme
De tout ce qui précède, on aura compris que Vercors chercha à définir sur des bases rationnelles l'essence de l'Homme. Dans une enquête de 1971 de l'Union rationaliste, intitulée « Comment concevez-vous un humanisme actuel ? » et publiée dans Raison présente, Vercors envoya une longue réponse argumentée, dont j'extrais ce passage chapeauté par le titre « Apport des sciences à la construction d'un humanisme actuel » :
Depuis un certain temps déjà l'Homme avec un grand H subit un grand malheur: on lui refuse toute existence, sinon au titre de pure notion métaphysique. De tous les horizons on daube sur son compte: parlez-nous d'hommes concrets, ne nous faites pas rire: l'Homme, en tant qu'abstraction, a peut-être vécu, jadis, dans un petit nombre d'esprits point absolument stupides (Rabelais, Descartes, quelques autres), mais Nietzsche et Marx l'ont tué, et Foucault enterré. Fini. Soyons sérieux.
Malgré l'autorité de ces grands nécrologues, l'auteur de ces quelques lignes ne cesse de s'inscrire en faux contre ces funérailles.
A elle seule, cette citation vaudrait une page complète d'analyses fouillées. Je me contenterai pour le moment plus modestement de signifier à quel point cette recherche inlassable de la nature humaine était au cœur du système vercorien. Le philosophe souhaitait bâtir une anthropologie sur une base ontologique immanente, appuyée sur les résultats des sciences et constamment réévaluée en fonction des nouvelles découvertes scientifiques, afin qu'elle ne puisse être réfutée. Chercher la spécificité de l'Homme, c'était pour Vercors le moyen de rassembler rationnellement les hommes sous la bannière d'une essence commune, pour combattre toute pensée hiérarchique: celle du nazisme contre laquelle le Résistant Vercors s'éleva; celle plus tard de la Nouvelle Droite; celle de tout sociobiologisme; ainsi que l'idéologie régissant le monde capitaliste.
Le philosophe estima que l'écrivain devait prolonger ses essais par des récits équivalant à des « mises en exemples imaginaires de [s]on essai La Sédition humaine » (Propos de Vercors au journaliste Gilles Plazy dans A dire vrai). Pensons surtout aux contes philosophiques Les Animaux dénaturés (1952) et Sylva (1961). L'Homme « avec un grand H » est donc mis en scène par le biais de personnages. La littérature apparaît alors subordonnée à la philosophie. Vercors instrumentaliserait la littérature pour démontrer ses concepts philosophiques. L'usage du littéraire serait bien réducteur et calquerait mécaniquement les idées philosophiques de son auteur. Toutefois, ces archétypes de l'Homme obéissent forcément aux règles fictionnelles. Aussi sont-ils ancrés dans une époque, une société donnée, un milieu, une classe sociale, des rencontres tout au long d'une existence, une histoire familiale, une Histoire mondiale. L'Homme devient ainsi un homme concret. Son essence n'est pas le critère uniciste de détermination de son existence. Derrière l'Homme, il y a un individu. La littérature aida Vercors à enrichir sa philosophie de l'Homme, à (faire) comprendre que l'interrogation-rébellion, potentielle dans la nature spécifiquement humaine selon Vercors, s'actualise ou non dans certaines conditions de vie objectives. Dans les rapports entre philosophie et littérature, et très probablement au-delà du projet initial de Vercors des usages de ces deux disciplines qu'il fit, l'écrivain-philosophe fut confronté à la complexité de l'humain.
C'est à ces questions que je répondrai dans un article à paraître à l'été 2013 aux éditions Matériologiques, intitulé: « La singularité dans la philosophie et l'espace fictionnel de Vercors: déterminations biologiques,rencontres géo- climatiques fortuites, contingences sociales ». Cet article, aux enjeux principalement méthodologiques et épistémologiques, figurera dans l'ouvrage collectif Redéfinir l'individu à la lumière de sa trajectoire et de ses rencontres - Une mise à l'épreuve du déterminisme comme du hasard.
L'anthropologie vercorienne apparaît donc comme bien plus optimiste que l'anthropologie brullerienne. Vercors s'engagea dans son art pour dire son refus de toute pensée hiérarchique et pour oeuvrer, dans son domaine, au changement de l'homme et de la société. Il s'engagea également politiquement en devenant officiellement compagnon de route du PCF. Les liens entre Vercors et le Parti sont analysés à cette autre page.
Article mis en ligne le 23 novembre 2012