Goetz, un écrit sur l'art (1958)
- Visitez ce site sur Henri Goetz (en particulier la page reproduisant un texte de Vercors), et ce mémoire consacré à l'oeuvre gravé de Goetz.
Sommaire
Les amitiés artistiques mises en écriture, ou comment inciter à lire Vercors dans ses textes
C’est un lieu commun que de dire que des rencontres artistiques, transformées en un long et fidèle compagnonnage amical, ont été gravées dans les plus belles pages de la littérature. Cette fixation de l’amitié entre deux êtres, amitié rendue éternelle par le pouvoir de l’écriture, amitié victorieuse de l’épreuve du temps lorsque sa quintessence est dévoilée par les plumes les plus expertes, se résume dans la formule à la fois si simple et si profonde de Montaigne à propos de sa relation avec La Boétie : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi ».
Vercors n’échappa pas à cette pratique. Loin du passage obligé de l’hommage convenu d’un écrivain pour un ami célèbre, donc jugé digne par les médias et le monde littéraire de recevoir un éloge funèbre public, il dédia un magnifique tombeau au Général Diego Brosset dans Portrait d’une amitié (1946). La poésie de nombreux passages, alliance de pudeur, de sensibilité et de délicatesse, chante l’alchimie de ces deux hommes que tout opposait pourtant. C’est la seule fois dans sa carrière que Vercors consacra tout un ouvrage à la louange d’un ami défunt.
Sinon, Vercors prit les divers chemins littéraires, pour tout dire traditionnels, des louanges amicales de ses amis artistes :
- La collaboration autour d’un projet professionnel. L’entente étroite avec l’Académicien André Maurois conjugua leur osmose artistique transmuée en complicité personnelle dans Deux Fragments d’une histoire universelle. 1992 (1929) et dans Patapoufs et Filifers (1930)
De même, Jean Bruller, complice de Paul Silva-Coronel depuis l’Ecole Alsacienne comme il le raconte dans la préface Une belle école, Histoire anecdotique préfilmée de l’Ecole Alsacienne de Maurice Testard (Paris, Vigot frères, 1950), illustra Couleurs d’Egypte en 1935, commença avec lui Quota ou les Pléthoriens dès 1939, le mit sous forme théâtrale dont il fournit quelques extraits dans le n° 340 du 7 décembre 1950 du journal Les Lettres françaises, avant d’en publier le roman en 1966. Hélas pour l’amateur de Jean Bruller-Vercors, celui-ci n’en dévoila pas davantage de cette écriture à quatre mains, tant dans ses archives privées que dans un quelconque écrit public. Maigre lot de consolation : la découverte du suivi attentif de la carrière littéraire de Paul Silva-Coronel avec en 1963 la caractérisation par Vercors du roman Comme une graine patiente en quatrième de couverture.
- Quoique Vercors se défendit à l’envi d’accepter de rédiger des préfaces parce qu’il ne se considérait pas comme un véritable écrivain, combien de fois se plia-t-il à l’exercice pour l’un de ses amis artistes ! Soit en autorisant les auteurs à intégrer sa lettre de la sphère privée en guise de préface à leur ouvrage (La dépendance d’Albert Memmi, Fables d’un Chasseur du Temps d’Yves Frontenac). Soit en écrivant spécifiquement un de ces seuils d’ouvrages après lecture dudit ouvrage, par exemple Hongrois de la Résistance d’André Lazar, Notre Temps de Ladislas Dormandi, La Création du monde 2 : des plantes et des animaux de Jean Effel.
- Dans le même type d’exercice que la préface, Vercors commit de nombreux articles dans des journaux et des revues, ou bien en un compte-rendu du dernier livre de son ami artiste, ou bien en une narration des années d’estime et de respect mutuels. Afin que vous puissiez lire Vercors dans ses textes, rencontre intellectuelle de l’écrivain et de son œuvre toujours plus fructueuse qu’une longue exégèse, je citerai volontiers « Sur le Roméo et Juliette d'Yves Florenne » (novembre 1979) dans la Revue des deux mondes. Yves Florenne lui rendit la pareille en 1981 avec « Vercors, autobiographe de l'Histoire » (au sujet de Moi, Aristide Briand) dans cette même revue. Il convient également d’évoquer toutes les critiques régulières des livres de Vercors par Claude Morgan et André Wurmser dans Les Lettres françaises, sans oublier les articles d’Ernest Kahane systématiquement présents dans les Cahiers de l’Union rationaliste. Vercors n’oublia pas d’écrire un compte-rendu d’un livre de Wurmser dans Les Lettres françaises (« Le Kaléidoscope d’André Wurmser », n° 1355 du 14 octobre 1970). On peut évidemment croire qu’il s’agit prosaïquement de services rendus entre pairs. Néanmoins, quand on lit la correspondance entre Vercors et Wurmser, et malgré leurs divergences idéologiques manifestes, on sent entre les deux hommes une complicité personnelle sur le long terme.
- Vercors fit des hommages du vivant de l’ami ou des hommages posthumes. Je pense à la réponse conjointe de Vercors et de Jules Romains, respectivement dans « Défense de Jules Romains » (Les Lettres françaises, n° 1449 du 30 août 1972), et dans « Vercors » (Revue des deux mondes, septembre 1972). Mais aussi cet éloge public de 1952 lors des funérailles du poète Paul Eluard, puis dans Les Lettres françaises (« Discours de Vercors au nom du CNE pour la mort d’Eluard », n° 441 du 27 novembre au 4 décembre 1952) ; celui de l’acteur Gérard Philipe dans « Un homme dans la cité » et « Droit au cœur », dans Gérard Philipe, souvenirs et témoignages d’Anne Philipe et de Claude Roy (dir.) [reprise dans Les Lettres françaises]. Il peut sembler facile de dire que ces hommages précités sont sincères, car comment connaître ce qui relève de l’intention personnelle et du passage obligé dans cette République des Lettres aux usages codifiés ? J’avancerai cependant la quasi-impossibilité chez Vercors d’éloges hypocrites et convenus. J’en veux pour preuve son hommage lapidaire et très circonspect à Louis Aragon dans le n° 71, octobre 1977 de la revue Connaissance des hommes. Les frictions tant dans leur complexion personnelle que dans leur opposition idéologique rendaient leur « amitié » très distante. Aragon commenta substantiellement le Hamlet de Shakespeare illustré et traduit par Jean Bruller-Vercors dans « Shakespeare, Vercors et nous », Les Lettres françaises, n° 1116 du 27 janvier 1966, n°1117 du 3 février, et n° 1118 du 10 février. Certes. Mais les liens, distendus, s’arrêtèrent là, malgré quelques courriers épars encore jusque dans les années 70.
- Vercors raconta en outre sa rencontre avec l’écrivain Ladislas Dormandi dans un ouvrage collectif Ladislas Dormandi, Paris, Les Amis de Ladislas Dormandi, 1970. Cette publication fut l’œuvre de l’Association des « Amis de Ladislas Dormandi », fondée le 7 mars 1969, dont l’un des objectifs consista à mettre en place un Prix destiné à couronner les ouvrages de langue française écrits par un auteur étranger. Ce jury comportait en plus de Vercors, Michel Polac, Andrée Chédid, Henri Troyat,Vladimir Pozner et Roger Cailloix. Vercors fit également cette offre à Jacqueline Piater, à Joseph Kessel et à Julien Green, sans obtenir satisfaction. Ce Prix Ladislas Dormandi récompensa notamment la Russe Nella Bielski pour Voronej en 1971 et le Congolais Emmanuel Dougala pour Un fusil dans la main, un poème dans la poche en 1973.
La relation de Vercors avec Henri Goetz et Christine Boumeester
Les callichromies
Lisez mon article « Vercors et l'imprimerie » dans L'écrivain et l’imprimeur. Je décline les trois parties comme suit : Jean Bruller, un artiste familier des ateliers d’imprimerie ; Le réseau auteur-éditeur-imprimeur ; Une étude de cas : les callichromies (1952-1958).
La rencontre de Vercors et de Henri Goetz se décida autour d’un projet artistique des années 50, les callichromies, ce procédé d’imitation de tableaux peints. En 1951, la librairie « Les Nourritures Terrestres » édita un album de gravures de Goetz. Or, le connaisseur de Jean Bruller se souvient que cette librairie était dirigée par Jacques Goldschmidt, l’un des éditeurs réguliers du jeune dessinateur de l’entre-deux-guerres. Après avoir travaillé avec l’éditeur Paul Hartmann, aidé dans ses publications par les imprimeurs Paul Haasen et Ernest Aulard, Jean Bruller se tourna vers Jacques Goldschmidt. Ce dernier prit en charge les numéros 11 à 16 des Relevés trimestriels, cahiers de la grande œuvre graphique La Danse des vivants, ainsi que L'Enfer (1935) et Visions intimes et rassurantes de la guerre (1936). Je rappelle en outre que sous l’Occupation, Jacques Goldschmidt, réfugié à l’étranger pour échapper aux poursuites antisémites, rétribua Jean Bruller pour les illustrations du Hamlet de Shakespeare, finalement achevées en 1965.
C’est donc sous la houlette de Jacques Goldschmidt que Vercors et Henri Goetz se rencontrèrent. Sur le site sur Henri Goetz figure un texte autobiographique de ce peintre qui présente ainsi ses relations avec Vercors :
[…] après quelques éditions, dont celle de Nourritures terrestres, dirigées par Jacques Goldschmidt, je laissai tomber le métier de lithographe pour celui de graveur, que Christine continua à pratiquer aussi. Pour Goldschmidt, nous conçûmes aussi des sérigraphies qui furent imprimées et même exécutées par Vercors qui devint, ainsi, le grand ami qu'il est toujours. L'auteur du Silence de la mer, ancien graveur et dessinateur, avait créé une entreprise de sérigraphie, perfectionnée par lui et nommée callichromie pour éviter l'ancienne dénomination d'origine, étymologique hybride. Elle fut destinée à ses deux fils jumeaux auxquels il croyait convenir un métier à base manuelle, mais la callichromie ne leur plut pas.
Vercors qui avait toujours aimé travailler de ses mains (ce qui est exceptionnel pour un intellectuel) avait réalisé de nombreuses éditions d'estampes d'après des œuvres d'artistes célèbres. Je me flatte d'avoir pu faciliter la parution de celle qui reproduisait une peinture de Picasso, particulièrement réussie. J'avais fait l'intermédiaire. Nous nous trouvions chez ce dernier, rue des Grands-Augustins, quand Vercors avait apporté un certain nombre d'épreuves, montées sur châssis comme l'original. Il étala le tout au pied du mur et nous demanda de choisir l'original. D'accord sur notre choix, nous étions convaincus que l'œuvre choisie était celle de Picasso. Nous avons beaucoup ri en apprenant qu'il ne nous avait montré que ses reproductions. Il nous raconta comment Fernand Léger avait examiné la gouache qu'il avait rapportée, faisant la remarque qu'il ne l'avait pas abîmée. Léger avait eu la même réaction que nous en apprenant que l'œuvre qu'il tenait dans ses mains n'était qu'une "callichromie" de Vercors.
Les beaux albums parus avant la guerre, pleins d'esprit et de qualités graphiques rares, du futur auteur du Silence de la mer et des Animaux dénaturés ne sont pas encore assez connus du public. On y trouve la même honnêteté de métier, la même ardeur consciencieuse que dans ses écrits.
Heureusement qu’Henri Goetz dévoile les circonstances professionnelles qui l’amenèrent à côtoyer l’ancien dessinateur-graveur. En effet, à ma connaissance, nulle part Vercors ne parle de cette aventure commune. Dans ses écrits autobiographiques et dans quelques textes épars, il signale qu’il a réalisé entre 1952 et 1958 une quinzaine de sujets pour ses callichromies. Beaucoup de ses callichromies s’inspirent des impressionnistes et, ce qui nous intéresse ici, les autres ont été créées à partir de peintures de contemporains : 2 Pablo Picasso, 1 Fernand Léger, 2 Georges Braque, précise-t-il dans ses mémoires Cent ans d’Histoire de France (d’ailleurs sans forcément donner les titres des tableaux et/ou le nombre exact que mon article énumère). A l’heure actuelle, je n’ai trouvé aucune information de ses liens avec Braque ; s’il ne s’appesantit pas non plus sur ses relations artistico-amicales avec Léger, en revanche j’ai pu reconstituer tout son travail à partir d’une peinture à l’huile de ce peintre, et de 10 gouaches – que Vercors passe totalement sous silence – entre 1954 et 1955, comme je l’explique dans mon article. Le mémorialiste détaille davantage la confusion de Picasso entre son original La Guitare blanche et les callichromies que Vercors lui mit sous les yeux en lui demandant malicieusement de reprendre sa création. Le texte d’Henri Goetz ajoute un élément nouveau : Goetz en personne fut l’intercesseur entre Vercors et Picasso. Et, j’ajoute, grâce à la lecture de la correspondance de Vercors, plus précisément dans une lettre datée du 9 novembre 1952, que le poète Eluard fut un autre intermédiaire entre Vercors et Picasso.
Une seule fois, dans « L’homme et la licorne » publié dans l’ouvrage collectif Tapisserie de Jean Lurçat (Paris, Ed. Vorms, impr. Unias, 1959), Vercors avoue une autre callichromie tirée à une centaine d’exemplaires, donc de manière plus confidentielle que toutes les autres imprimées entre 300 et 900 : une callichromie d’après une gravure de l’entre-deux-guerres de Jean Lurçat.
Mais, étrangement, jamais Vercors n’établit de corrélation entre lui et Henri Goetz pour sa callichromie d’après une œuvre sans titre de Goetz, quasi-introuvable sur le marché de l’art, mais visible à la BnF sous la cote DC-2587(1)-FOL. Exceptionnellement c’est Jacques Goldschmidt qui édita cette callichromie, alors que toutes les autres avaient l’exclusivité des Editions Braun et Cie.
- Pour un inventaire mis à jour des callichromies de Vercors, allez à cette page.
Les textes de Vercors sur les deux peintres
Les affinités artistiques entre Vercors et Henri Goetz s’acheminèrent en une amitié durable. Vercors demeura fidèle au peintre et à son épouse le peintre Christine Boumeester, comme le prouve cette bibliographie sélective :
- Une callichromie d’une peinture de Goetz dans les années 50
- Une monographie que Vercors consacre à son ami en 1958 : Goetz, Musée de Poche de Jacques Goldschmidt (13 reproductions)
- Une introduction de Vercors dans Christine Boumeester de Henri Goetz, Paris, Adrien Maeght Imprimeur, 1968
- « Christine Boumeester », Les Lettres françaises n° 1369 du 20 janvier 1971
- Texte de sa monographie repris dans Goetz d’Alexandre Galpérine, Musée de Poche de Jacques Goldschmidt , 1972
- Hommage à Christine Boumeester, textes de Vieira da Silva, Hartung, Schneider, Zao Wou Ki, Szenes, Bryen, Ubac, Boni, Soulages, Bachelard, Vercors, Picabia et Goetz, Paris, 1972
- Une préface sur Henri Goetz (en réalité un condensé de sa monographie de 1958) pour Les Chemins de la forêt de Jean-Pierre Geay, Paris, Robert et Lydie Dutrou Editeurs, 1988
Pour lire la monographie (1958) d’Henri Goetz par Vercors
Allez lire une grande partie de la monographie de 1958 sur le site consacré à Henri Goetz, en particulier la page reproduisant ce texte de Vercors.
Article mis en ligne le 9 novembre 2010