Portrait d'une amitié (1945)
Sommaire
Un hommage à Diego Brosset
Les circonstances de l’écriture
Vercors écrivit en 1945 ce Portrait d'une amitié qui servit de préface au roman du général Diego Brosset, Sahara, un homme sans Occident.
Leur amitié, née en 1928 au camp de Chalons, et leur confiance réciproque incitèrent Diego à faire lire à Jean Bruller, encore dessinateur, les récits qu'il rédigeait. Une préface de Vercors à un ouvrage publié de Diego pourrait donc aller de soi. Mais les circonstances sont bien plus tragiques, puisque Vercors composa cette préface en hommage à son ami défunt. Ce dernier, en effet, mourut dans un dramatique accident de voiture en 1944. Cette préface est donc une sorte de collaboration littéraire posthume, qui s'attache davantage - et, pourrait-on dire, exclusivement -, à l'homme qu'était Diego qu'à l'écrivain et au récit édité.
Un portrait sobre de Diego
Vercors témoigne avec respect de cet homme dont il admirait tout à la fois la force physique, les qualités morales et les compétences professionnelles toujours guidées par de rigoureuses conceptions morales.
Bien que leur première rencontre de 1928 ne se soit pas déroulée sous les meilleurs auspices, Jean Bruller ne peut s'empêcher le lendemain de reconnaître, avec un mélange de sentiments contradictoires, la force physique de ce général en train d'essayer de faire franchir à son cheval une haie. Cette force, cette fougue et ses aptitudes sportives ne se démentiront jamais tout au long de leurs relations. Cet infatigable et intrépide athlète, en vacances sur l'île d’Irus avec le couple Bruller en 1932, puis en 1938, relève tous les défis grâce à ce « bouillonnement » que l'on sent en lui : naviguer inlassablement, bricoler, effectuer des travaux de force du lever au coucher du soleil, défier à la course à pied et à la lutte Kébé, serviteur bientôt au service des Bruller à la naissance de leurs jumeaux en 1934.
Sa prestance et ses qualités d'orateur le font briller en société. Pourtant contrairement à ce que l'on pourrait soupçonner, cet homme ne se complaît pas dans la superficialité et la mondanité. Sa profondeur est remarquable pour celui qui se donne la peine de la déceler. C'est un homme de confiance, un homme fidèle en amitié qui dévoile peu à peu sa rectitude de caractère et sa lucidité, notamment face à son propre milieu professionnel :
ce n'est ici qu'un mince raout, où ne se trouve assemblée qu'une bien petite part de l'armée française : et pourtant je vous montrerai, réunis là, confondus dans la foule des galonnards grands et petits que vous méprisez à bon droit, je vous montrerai quelques hommes extraordinaires...
Surtout, pendant la seconde guerre mondiale, il analyse avec acuité les événements, donne peu après son adhésion à la France libre et rejoint De Gaulle. Cet amoureux de la vie, si impressionnant pour Jean Bruller, est guidé par des convictions qui ne le feront pas dévier du chemin qu'il s'est tracé, tant dans sa carrière que dans sa vie :
il ne s'agit pas de gagner des galons ni même des étoiles. Il s'agit de faire de soi quelque chose... De faire de soi, par le travail, un de ses personnages exemplaires...
Un hommage émouvant et poétique
Cet hommage posthume est émouvant par cette retenue propre à Vercors qui témoigne respectueusement et dignement de leur amitié, malheureusement brisée tragiquement. Il laisse deviner cette sensibilité délicate, déjà décelable dans ses nouvelles des années de guerre, comme Le Silence de la mer ou encore Ce jour-là.
La prose poétique anime ses propos de portée générale dans l'introduction de cette préface. Vercors souhaite puiser dans la « trame de souvenirs » avant que la mémoire ne soit défaillante - son obsession de la mémoire et de l'oubli, son corollaire, sera de plus en plus prégnante dans le temps - ; son ambition est de reconstituer patiemment le fil de leur amitié dont la quintessence est si difficile à éclairer par des mots et des anecdotes. Vercors définit l'histoire de leur amitié comme « celle d'un seul soleil », expression qui rappelle « je suis trop près du soleil », réplique de Hamlet à son oncle, énoncée par Diego en signe d'intelligence à Jean Bruller fasciné par ce personnage. D'ailleurs, étrangement, dans son journal intime de 1942, Vercors note au 9 novembre 1944, au moment où il illustre le Hamlet de Shakespeare, qu'à chaque essai il dessine la figure de Diego, « Ce qui n'est pas précisément Hamlet ! ».
Au début de cet éloge posthume, Vercors s'adresse au défunt. L'écriture a ainsi le pouvoir de le faire revivre pour un temps, de le tenir vivant dans la mémoire de son ami et de fixer à jamais son image par-delà la mort.
« Parce que c'était lui, parce que c'était moi »
La scène de première rencontre
La scène de première rencontre n'annonce en rien cette alchimie « mystérieuse » qui présidera à leurs 16 années d'amitié, tenant d'ailleurs moins des visites régulières - Brosset étant souvent en déplacement - qu'à une correspondance fidèle et à des rencontres inoubliables pour Jean Bruller :
quel temps avons-nous passé l'un près de l'autre ? combien de jours en quinze ans ? Cent peut-être, - pas plus. Dix eussent suffi, autant que mille. L'histoire est ailleurs. Elle n'est pas dans l'habitude, où les idées communes, où les souvenirs partagés. Ah, elle est mystérieuse.
Prévenu contre les militaires, le jeune Jean Bruller ne peut que regarder d'un oeil critique le général Brosset. Quoi que celui-ci fasse pour se rendre aimable, il ne trouve pas grâce aux yeux du dessinateur.
Mais c'est sans compter sur l'intelligence et la perspicacité de Diego qui perce à jour le jeune homme et l'amène à le découvrir. Le lendemain de leur première rencontre, au cours d'une discussion avec les officiers, Diego fait subtilement une référence implicite à Hamlet de Shakespeare et à Gide, allusions que seul Jean Bruller saisit :
un marsouin qui cite Shakespeare... » Et je le regardais mieux. Ce que je vis doubla ma surprise. Je vis le regard de Brosset glisser entre ses paupières fripées, se poser sur le mien, une bonne seconde, avec une acuité pétillante, (...), et se porter tranquillement de nouveau sur le groupe de ses camarades, qui visiblement n'avait rien entendu à ses paroles, dont je compris soudain qu'elles étaient un signe, un signe à moi adressé par-dessus leur tête,- pour moi seul.
À partir de cet instant, Jean Bruller l’examine avec plus de discernement et révise son jugement ; à partir de cet instant, il comprend que l'immaturité tardive dans laquelle il se complaisait depuis longtemps - et qu'il dénoncera dans Tendre Naufrage - appartient résolument à son passé, au contact de ce nouvel ami doué de tant de qualités.
Cette rencontre a ceci d'exceptionnel qu'un seul jour a suffi à sceller leur amitié. En effet, les deux hommes ne se reverront plus avant 1931. Néanmoins, leurs retrouvailles se feront le plus naturellement du monde, comme si leur affection s'était consolidée depuis des années.
Une amitié apparemment paradoxale
Si les deux hommes s'entendent autant, ce n'est pas par la similitude de leurs caractères. Bien au contraire, ils se révèlent totalement antithétiques : l'un est un brillant orateur quand l'autre peine à parler en public et a besoin de « temps pour rassembler les mots d'une phrase » ; l'un est exubérant et « dispos pour tout effort » quand le deuxième est éreinté, etc.
Leurs joutes intellectuelles les opposent, mais sont riches d'enseignements. Non seulement elles leur permettent de se connaître mutuellement et d'apprécier la qualité de leurs pensées, mais surtout elles témoignent de leurs accords profonds :
Sur tout sujet nous prenions aussitôt, comme d'instinct, le contre-pied de l'autre (...). Il est ainsi le combat consistait en vérité à dénuder l'adversaire de cet appareil logique, à l'obliger de reconnaître en lui-même les racines authentiques de cette opinion superficielle, et, ses racines une fois rejointes, à constater, avec une satisfaction dont nous ne cessions de nous réjouir, qu'elles tiraient leur sève, ces racines, d'une terre profonde qui était la même pour lui et pour moi.
Ces deux êtres sont donc intrinsèquement complémentaires et se rejoignent sur un point spécifique, celui d'une rectitude de caractère.
L’influence de Diego sur Jean Bruller
Diego a exercé une influence non négligeable sur le jeune Jean Bruller. Quand le dessinateur rencontre cet être doué d’une « surabondance de vie », il abandonne progressivement la philosophie pessimiste qui se dégage de son art depuis sa crise existentielle de 1927. Et Jean Bruller s'y attarde à deux reprises dans cette courte prose. Il s'éloigne effectivement davantage de cette philosophie pascalienne à l’œuvre notamment dans Un homme coupé en tranches (1929). À partir de ce moment, il considère moins l'acte humain comme frappé d'inutilité et de vanité dans ce vaste Univers dénué de sens :
mieux encore, son exemple m'apprenait à suspecter enfin la valeur morale et philosophique de cette délectation morose où je me complaisais ; à découvrir qu'on pouvait répondre plus hautement, à l'absurdité évidente de l'univers, que par un refus certes poignant mais dont l'expression (qu'elle fût ironique ou violente) n'en était jamais que celle aussi de sa stérilité...
Diego aura ainsi eu une influence positive sur Jean Bruller et il sera l'un des éléments déclencheurs de cette métamorphose qu’il aura le temps de mesurer avant sa mort lorsqu'il apprendra que Jean Bruller est le Vercors du Silence de la mer, un homme résistant, donc entré comme lui dans un combat commun contre l'oppresseur et digne de figurer dans les « personnages exemplaires ».
Article mis en ligne le 19 septembre 2009