L'intrusion du capitalisme dans Les Animaux dénaturés
Ce 6e article appartient au cycle d'étude sur Vercors et le capitalisme. Il suit l'article sur l'éventuelle vision libérale de Vercors. Pour prendre connaissance de tous les articles et de la logique du positionnement de celui-ci, allez à la rubrique Thèmes.
Le conte philosophique Les Animaux dénaturés dont je vous invite à relire l'analyse à ce lien se focalise sur la définition de l'Homme par le biais d'un être transitionnel à la frontière floue: les tropis.
Quoique secondaire, apparaît au fil du récit le sujet du capitalisme que Vercors maîtrise avec autant d'excellence que le reste. En quelques pages, il exhibe les rouages d'un jeu capitaliste immoral. L'intrusion de ce thème sert le schéma narratif et dramaturgique de la diégèse. Les projets industriels d'un sombre énergumène précipitent les décisions du héros Douglas Templemore: il prend la responsabilité de la paternité des tropiots conçus par insémination et du meurtre de l'un d'entre eux. Il espère ainsi contrecarrer la domestication des tropis par les industriels en déclenchant un procès médiatique pour déterminer si les tropis sont des hommes ou des animaux.
Au chapitre VIII surgit le personnage de Vancruysen, « un de ces grands requins d'affaires dont l'esprit d'entreprise est toujours en éveil », qui assiste aux films sur les tropis et constate que certains d'entre eux ont une propension à obéir et une dextérité dans des travaux qu'ils exercent avec plaisir, contre quelques récompenses gustatives. Leur puissante musculature leur permet en outre d'effectuer des tâches que les salariés ont davantage de difficultés à exécuter.
Qu'ils apparussent dès lors, à ce Vancruysen, comme une main-d'œuvre merveilleusement économique et soumise, cela ne saurait surprendre. [...] Toujours est-il que Vancruysen se souvint de l'existence d'une vieille compagnie à moitié endormie, la Société Fermière du Takoura, fondée dix ou douze ans plus tôt pour prospecter le sous-sol de ce massif inexploré. En fait, on avait cru à l'existence, tout au nord, d'une nappe de naphte. Elle existait, en effet, mais fut épuisée en deux ans. En revanche, on avait découvert plus à l'ouest quelques centaines d'hectares de maniçobas (arbres à caoutchouc) dont l'exploitation faisait vivoter l'entreprise. Celle-ci louait aussi dans la plaine des chasses à des sociétés privées. Tout ceci fit penser sans doute à Vancruysen que la concession octroyée à la Société Fermière devait lui reconnaître accessoirement l'exploitation exclusive de la faune et de la flore du Takoura tout entier. Il lui fut facile de vérifier la chose; et de découvrir qu'en conséquence la Société Fermière se trouvait propriétaire de tous les tropis des falaises, comme de ceux que l'on découvrirait peut-être dans les vallées de la chaîne.
Vancruysen contrôlait lui-même à Sydney une des grandes entreprises de transformation des sous-produits de la laine. Il fit acquérir par celle-ci, à bas prix, la majorité des actions de la Société Fermière. Une fois celles-ci dans sa poche, il s'en fut voir un homme nommé Granett, qui avait un pied dans le gouvernement et un autre dans la production lainière.
On sait que l'immigration en Australie est sévèrement restreinte et contrôlée. D'autre part, le standard de vie est élevé. Il s'ensuit que la main-d'œuvre y est rare et coûteuse. C'est pourquoi l'énorme quantité de laine que donnent chaque année les vastes troupeaux de moutons qui peuplent les plateaux ne peut être tissée sur place; les étoffes ainsi produites ne pourraient concurrencer les prix anglais. La laine est donc envoyée brute en Angleterre, où elle est traitée et tissée.
Ce passage est un concentré des mécanismes du capitalisme industriel. Le capitalisme repose sur la gratuité des ressources naturelles que des groupes industriels exploitent à outrance. L'extraction est si intense que la ressource naturelle convoitée se tarit au point qu'il faut chercher un autre lieu d'exploitation ou une autre ressource naturelle. Écologie et capitalisme sont donc antinomiques. Les richesses d'une industrie reposent sur l'impérialisme des nations riches dans la captation de la nature.
Les tractations boursières permettent de racheter des entreprises ou de les contrôler de façon majoritaire. L'argent achète la puissance et le pouvoir de décision. Les entreprises privées fusionnent et deviennent de grands empires pour se maintenir dans la concurrence féroce entre grands groupes.
Le capitalisme repose également sur l'exploitation des hommes, ces esclaves salariés aliénés par l'emploi qui vendent leur force pour un salaire dérisoire à un employeur qui extorque la plus-value de leur travail. Baisser les coûts pour augmenter le profit, c'est délocaliser les lieux de production pour trouver une main-d'oeuvre toujours moins chère et faire fi des coûts environnementaux en décomposant les diverses strates du processus de conception dans divers pays.
Le capitalisme, parce qu'il survit de son incessant besoin d'expansion illimitée, cherche à toujours réduire les coûts de production dans cette course effrénée à la concurrence internationale. Les tropis sont une aubaine pour opérer une nouvelle compression de personnel:
Trois tropis pour un ouvrier...[...] Trente ou quarante mille tropis, avec un dressage approprié et sous la conduite de spécialistes, pourraient traiter les deux tiers de la production du continent. Coût: leur nourriture et quelques soins. Nous battrions de six longueurs les filatures anglaises.
- Bon sang, murmurait Granett. Nous pourrions leur rafler le marché américain !.
Vancruysen, personnage bâti sur le modèle du Vanderdendur du conte philosophique Candide de Voltaire, demande la complicité du milieu politique et pense habilement à se servir des capitaux des banques. Sa stratégie verrouille tout recul du gouvernement au cas où les Anglais, leur concurrent, opposeraient « le droit moral d'exploiter ces animaux ambigus ».
Il faut, dit Vancruysen, les engager jusqu'au cou. Si ensuite, dans un procès, le tribunal doit choisir entre le droit moral des tropis et l'écroulement du crédit des banques australiennes, le choix est fait d'avance. Non ?
Aussi Vancruysen suggère-t-il à Granett que le gouvernement subventionne la construction des filatures afin que les banques investissent l'argent nécessaire. Un gouvernement ne laissera pas s'effondrer le système bancaire, il le défendra contre le droit moral des tropis. Sinon, il le renflouera avec l'argent public?, songeons-nous avec le recul temporel et l'expérience de notre époque récente.
Pour multiplier et sélectionner la population des tropis, le rythme de la parturition des femelles sera accéléré. Pour augmenter la capacité de travail, les mâles seront castrés. Nous ne pouvons que penser immédiatement au sort réservé aux animaux dans notre société industrielle.
Pour parfaire ce scénario, Vancruysen tente de corrompre le héros Douglas Templemore qui, de ce fait, apprend les projets de la Société Fermière du Takoura.
Au chapitre XV réapparaît le spectre des rouages du capitalisme. Sir Arthur Draper, qui préside le procès de Douglas Templemore meurtrier de l'un de ses tropiots, est invité à rejoindre à son club le lord du Sceau privé, ministre anglais. Ce dernier tente de soudoyer Sir Arthur Draper en orientant le verdict: les tropis sont des hommes. Ce n'est ni pour des motifs moraux ni pour faire surgir la vérité sur l'identité de ces êtres. C'est pour sauver l'industrie anglaise:
- Il est impossible de ne pas tenir compte... quand est menacée gravement la prospérité d'une branche énorme de notre industrie...Vous n'ignorez pas [...] certains projets australiens sur les tropis. [...]
- C'est une heureuse coïncidence que... que l'intérêt de notre grande industrie textile s'identifie avec...avec la thèse du Ministère public".
L'État participe de ce fonctionnement capitaliste de la société. L'intérêt des tropis n'est pris en compte uniquement que parce qu'il soutient la défense des intérêts industriels d'une nation. Nous comprenons que si c'était le cas inverse les tropis auraient été impitoyablement catalogués comme animaux et laissés à leur sort peu enviable entre les mains des entrepreneurs australiens. La morale est peu de chose face à la survie du capitalisme...
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Article mis en ligne le 11 février 2020