L'erreur fondamentale d'attribution
Ce 1er article appartient au cycle d'étude « quel (degré d') essentialisme chez Jean Bruller-Vercors ? ». Pour prendre connaissance de tous les articles et de la logique du positionnement de celui-ci, allez à la rubrique Thèmes.
Dans mon questionnement sur la philosophie libérale de Vercors, j'ai commencé à évoquer les types d'essentialisme: fort, faible, minimaliste. A quel type sa philosophie s'apparente-t-elle ? A quel degré se situait-elle ? Se modifia-t-elle tout au long de son parcours ?
Sommaire
Préambule
Vercors apprécia quand un de ses correspondants le qualifia de « matérialiste au second degré ». Or, j'ai démontré dans la troisième partie de mon ouvrage Vercors. Un parcours intellectuel que, malgré de fortes visées matérialistes, Vercors avait pour point de départ et point d'arrivée fondamentaux un fond essentialiste. Ce cycle d'articles a donc pour objectif de s'interroger non pas sur le caractère effectif ou non de son essentialisme (car Vercors l'est, indéniablement), mais sur le degré d'essentialisme de sa philosophie.
En effet, un article que j'avais déjà pointé lorsque j'avais étudié la part libérale de sa pensée distingue trois variations d'essentialisme:
- un essentialisme fort
- un essentialisme faible
- un essentialisme minimaliste
Pour rappel: la philosophie essentialiste postule que les hommes ont une nature fixe, un fond immuable. Cet invariant ontologique peut toutefois être nuancé selon le degré d'essentialisme du philosophe. L'auteur de l'article explique ainsi que pour l'essentialisme fort tous les humains sont de façon innée et définitivement ou bons ou mauvais. Pour l'essentialisme faible, ce ne sont pas tous les humains mais certains. Enfin, l'essentialisme minimaliste est plus souple: l'identité de chaque homme se fixe avec rigidité (point commun avec les deux premiers types d'essentialisme), mais à un certain moment de leur existence, et non dès la naissance.
Il s'agit donc de se demander de quel (s) type (s) d'essentialisme Vercors se rapprocherait le plus. Notre penseur a-t-il évolué au fil du temps en fonction de l'Histoire, de son expérience et de ses rencontres? Son essentialisme philosophique entrait-il en contradiction avec ses convictions politiques socialistes/communistes? Rappelons que son positionnement social - l'appartenance à la classe bourgeoise - explique que Jean Bruller ait été biberonné aux valeurs morales de sa classe et qu'il l'ait plus ou moins véhiculé. Comment résorber de ce fait des analyses souvent opposées entre une aspiration politique de gauche et une intégration de la pensée philosophique dominante? La pensée dominante est en réalité la pensée que les dominants imposent aux autres. Ces dominants appartiennent à la classe bourgeoise, et Vercors est issu de cette classe. Or, même s'il souhaitait s'en détacher dans son rapport politique au monde, il resta imprégné par de nombreuses valeurs de cette classe, d'où son approche philosophique de l'Homme. N'oublions jamais que les intellectuels véhiculent, autant que les autres, des préjugés et des idées reçues. Ils sont comme les autres façonnés en partie par les habitus de leur classe.
Pour saisir son type d'essentialisme et son éventuelle évolution, et en guise d'approche de sa période de l'entre-deux guerres, utilisons le concept d'erreur fondamentale d'attribution. Passons donc par la psychologie sociale afin d'éclairer la pensée de Jean Bruller-Vercors sous un autre angle, d'enrichir encore et toujours notre approche, de cerner autrement son paysage mental.
Qu'est-ce que l'erreur fondamentale d'attribution?
Lorsque nous cherchons à comprendre les causes de nos comportements et de ceux des autres, nous avons le choix entre des causes internes (liées à la personne elle-même) et des causes externes (liées à la situation, aux circonstances). Or, nous avons tendance à privilégier les causes internes. C'est ce qu'on appelle « l'erreur fondamentale d'attribution », un concept appartenant aux biais d'attribution.
Le focus sur la personne relève de la cause dispositionnelle, le focus sur le contexte de la cause situationnelle.
Notre tendance nous entraîne à mettre sur le compte de notre nature ce qui relève concrètement des conditions (matérielles et relationnelles). Spontanément nous pensons que les actes sont délibérés et que la personnalité est plus primordiale que le contexte. Ce processus d'attribution est donc une estimation que nous portons sur l'autre (et sur soi).
Pourquoi un tel biais d'attribution consistant à regarder directement les ressorts internes plutôt qu'externes pour expliquer les humains? Parce que notre cerveau est essentialiste. L'essentialisme est le mode de fonctionnement inné de notre cerveau. Il permet d'acquérir l'intuition. Dès l'enfance, le cerveau crée des catégories pour clarifier. L'essentialisme est un moyen intuitif de mettre de l'ordre dans notre environnement. Dans le processus évolutionnaire, ce biais cognitif est utile, mais il a conséquences fâcheuses, puisqu'il est une des sources de la pensée raciste, communautariste, sexiste.
D'autres motifs expliquent cette promptitude à envisager d'emblée la cause interne:
- l'effet de saillance: le contexte est diffus et complexe à se représenter, le comportement interne moins.
- l'avarice cognitive: les efforts à fournir pour cerner la réalité sont coûteux.
- la culture individualiste: l'accomplissement personnel est mis en avant. Toutefois, l'erreur fondamentale d'attribution n'est pas universelle: le biais d'internalité agit davantage dans les sociétés individualistes occidentales.
- la croyance dans un monde juste: c'est l'inclination à croire que ce qui arrive à certains hommes correspond à ce qu'ils méritent. Cette croyance a eu un rôle dans l'histoire évolutionnaire. On croit ainsi que nous contrôlons notre destinée.
Pour développer l'étude de ce concept, je me suis servie d'une série de courtes vidéos de La tronche en biais sur le sujet. Je vous signale également la chaîne Horizon-Gull qui fait un remarquable travail pour comprendre les mécanismes humains et sociaux et pour déconstruire le discours des dominants qui ont avantage à faire circuler un narratif spécifique pour que la société ne change pas. Horizon-Gull explique avec clarté ce qu'est le hacking social dans cette vidéo.
Les albums de Jean Bruller: biais d'attribution dispositionnelle, biais d'attribution situationnelle
De son troisième album Un Homme coupé en tranches (1929) à son grand œuvre de la maturité La Danse des vivants (1932-1938), nous pouvons déceler de la part de notre moraliste que la cause interne des comportements humains est la raison explicative essentielle dans sa perception du monde. Son approche de l'Homme est pleinement essentialiste. Nourri à la philosophie idéaliste majoritaire, façonné par son positionnement social, Jean Bruller développa une vision libérale de l'individu et de la société. L'erreur fondamentale d'attribution est renforcée par ces logiques libérales qui définissent l'individu comme un être responsable de ses actions et de ses attitudes. Le libéralisme renforce donc des causalités internes, et la bourgeoisie dominante a tout intérêt à cette explication pour maintenir l'ordre social existant à son avantage.
Affinons l'approche: si la nature même de l'essentialisme de ses albums reste incontestable, en revanche nous décelons dès l'entre-deux-guerres une modification de son degré. Dans Un Homme coupé en tranches en effet, le biais d'attribution dispositionnelle est prégnant. La nature de Polimorfès relève d'un essentialisme fort. Il montre un visage différent en fonction des personnes qu'il côtoie, certes, mais la leçon du moraliste consiste bel et bien à démontrer la vanité humaine, l'orgueil, le caractère superficiel et instable de l'Homme. De nombreux dessins de La Danse des vivants suivent une intention identique. Pourtant, comme je l'ai analysé à la page dédiée à ce riche album, les rencontres avec un réseau de sociabilité plus élargi, la maturité de son regard sur le monde comme conséquence, la situation historique et politique des années 30 introduisent de plus en plus des dessins à visée situationnelle. La cause interne immuable - que Jean Bruller avançait comme la première, pour ne pas dire la seule explication des désordres du monde - est de plus en plus contrebalancée par la cause sociale. Une forme de structure sociale explique le motif interne de l'Homme, du moins vient s'ajouter comme autre cause possible. Dans l'Argument de son chapitre « Rien n'est perdu », rappelons que Jean Bruller parle des potentialités positives de l'Homme que la société en l'état étouffe. Il admet la possibilité d'une modification du comportement des humains à la condition d'un changement de société. Et n'oublions pas qu'il met en scène d'autres classes sociales, exploitées par le système capitaliste bourgeois, étouffées ainsi dans leurs aspirations et leurs pleines potentialités.
Aussi pouvons-nous dire que Jean Bruller passa dans les années 30 d'un essentialisme fort à une progression vers un essentialisme minimaliste. Conséquence double:
- le dessinateur fut perturbé dans sa philosophie de toujours. Comment faire coïncider explications dispositionnelles et situationnelles? Les publications régulières de ses Relevés trimestriels se tarirent, puis s'interrompirent. Le moraliste se réfugia dans deux albums autonomes L'Enfer (1935) et Visions intimes et rassurantes de la guerre (1936) à visée plus dispositionnelle, comme une sorte de refuge vers le familier.
- le penseur qu'il était devint plus cohérent avec l'intellectuel de gauche. Comment en effet avoir une vision socialiste/communiste du monde avec une insistance sur les causes internes des comportements humains qui seraient les principales (sinon les seules) pour expliquer le monde comme il va (mal) ?
A partir des années 30, Jean Bruller commença à attribuer à des comportements individuels ce qui est le résultat de contraintes liées aux conditions d'existence. En ne mettant plus de côté aussi fortement les causes externes, il regarda en face les déterminants sociaux et les structures. En prenant en compte ces causes externes, il redimensionna le réel dans une plus grande complexité. C'était confronter sa philosophie idéaliste aux sciences sociales.
Selon les contempteurs de la sociologie, diminuer les causes internes serait disculper les actions des individus, donc déresponsabiliser ces derniers. Or, c'est confondre expliquer pour comprendre et justifier, voire excuser. L'humain est aussi un acteur. Il conserve une forme de liberté au sein de déterminations plus ou moins fortes.
L'ordre du monde n'a rien de naturel. C'est un système construit. Jean Bruller, quoique solidement rivé aux biais d'internalité dans l'explication de l'Homme, approfondit son humanisme, quand il commença dans les années 30 à remettre en cause cet ordre du monde en saisissant mieux les biais d'externalité.
Article mis en ligne le 1er septembre 2021