L'Imprimerie de Verdun (1945)
L’Imprimerie de Verdun ou la marche vers la lucidité et l’effondrement des illusions d’un « bon Français » pétainiste.
Sommaire
Préambule: hommage aux imprimeurs de la Résistance
Vercors a écrit L’imprimerie de Verdun après la Libération en 1945 dans un volume collectif publié en hommage aux imprimeurs fusillés. Il met en abyme ce thème dans sa nouvelle, puisque le personnage principal, Vendresse, est patron d’ « une petite imprimerie tout encombrée d’objets inutiles ».
Or, malgré ses convictions premières, et une fois revenu de sa fidélité aveugle envers Pétain d’ancien combattant de Verdun, cet homme se jette dans la Résistance. Il se rend ainsi chez le narrateur avec lequel il a des relations professionnelles : en effet, dès le début de la nouvelle, cet artiste passe le seuil de l’imprimerie (nommée justement: de Verdun) pour des « épreuves pour [ses] éditions ».
A Vendresse qui veut « imprimer des tracts », sont expliqués les risques de cette activité clandestine. Les détails sordides, horribles et réalistes des tortures exercées contre les résistants ne font hésiter qu’un temps cet homme se définissant lui-même comme « plutôt douillet, pas très courageux », surtout quand le narrateur évoque le projecteur braqué dans les yeux du prisonnier « trois jours durant » ou l’épreuve interminable du plongeon dans l’eau glacée. Or, ce détail est directement inspiré d’une conversation que Vercors a eue avec Oudeville, l’un des imprimeurs qui participe à l’aventure des Editions de Minuit :
[Oudeville] se retourne. Je le trouve un peu pâle. On le serait à moins. L’œil gauche parait encore un peu plus exorbité. Il dit :
- Nuit et jour ?
- Oui. Plusieurs nuits. Plusieurs jours.
- Ce doit être épouvantable quand on est sujet aux conjonctivites ?
Je ne peux m’empêcher de sourire. Ainsi ce que n’ont pu les os brisés, les ongles arrachés, les brodequins, les mâchoires fracassées, une simple lumière y réussit parce que cette douleur-là il la connaît, il peut l’imaginer (…)
- Oh ! dit-il, je me doutais bien de tout ça. Sauf pour le projecteur : la lumière me fait mal et en été je porte des lunettes noires. Ca ne fait rien. (La Bataille du Silence).
Le réel nourrit donc les récits de Vercors et constitue dans L’imprimerie de Verdun un hommage respectueux aux imprimeurs qui, au nom de leurs idéaux , ont chaque jour courageusement risqué leur vie aux côtés des écrivains résistants. Sans cette collaboration, discrète mais étroite et indispensable, les tracts, journaux et revues clandestins n’auraient pas vu le jour… et encore moins le projet ambitieux de la maison d’édition clandestine Les Éditions de Minuit.
Vendresse se lance trop imprudemment et presque en désespoir de cause dans cette activité dangereuse. Le narrateur et son réseau l’avaient chargé d’imprimer des tracts mêlés à des faire-part de deuil. La ruse réussit, puisque « personne n’eut l’étrange idée de les lire » malgré deux perquisitions en trois mois. Cependant, l’imprimeur ne tient pas compte des conseils expérimentés du narrateur et fabrique des tracts pour un autre groupe de résistants : la troisième perquisition le perd. Ce « bon bougre » « plutôt douillet » ne parle pas sous la torture et révèle héroïquement une part de lui- même dans cette situation subie et extrême . En cela, ce personnage annonce Arnaud du récit Le Démenti, tiré du recueil Les Yeux et la Lumière publié en 1948 : lui qui ne croit qu’en l’absurdité du monde et en la vanité des actions humaines, se lance sans savoir pourquoi dans la Résistance et, arrêté, il ne divulguera aucun nom malgré la torture ; on le retrouvera crucifié sur une porte de grange, tel un martyr.
Cette réflexion sur la capacité de se taire sous la torture est récurrente. Ainsi, dans La Bataille du Silence, Vercors constate que les réactions humaines se révèlent dans les circonstances tragiques. Ainsi, sa courte expérience de l’Intelligence Service lui apprend « que nul ne sait d’avance comment, sous la torture, il réagira. Tel qui paraît d’une énergie inébranlable s’effondrera à la première douleur physique ; tandis que tel que l’on voit au danger suer et trembler de peur se laissera ensuite mettre à mort sans parler ».
C’est une interrogation angoissante à laquelle Vercors, l’auteur, et l’éditeur clandestin des Editions de Minuit n’a sans doute pas pu échapper.
Vendresse, après un emprisonnement de sept mois, est déporté dans un camp de concentration :
Son corps pitoyable doit reposer quelque part, dans un fossé, au bord d’une route d’Allemagne.
Le pathos de cette fin s’accroît par le fait que ses bourreaux sont ceux-là même qui partageaient ses opinions au sujet des francs-maçons, des bolcheviks, des Juifs dont « Pétain-sauvez la France » débarrasse d’une « France enfin purifiée ».
Itinéraire d'un homme entre 1914 et 1945
D’une guerre à l’autre
Dès l’incipit, Vendresse est perçu comme « un brave bougre » par le narrateur malgré ses opinions arrêtées et tranchées:
il était allé crier “ à bas les voleurs ! “ pour protester contre les impôts. Lesquels sont trop lourds parce que les Juifs s’engraissent, les francs-maçons volent, les “ bolcheviks “ sabotent.
A la tête d’une « modeste affaire » d’imprimerie léguée par son employeur mort de ses blessures à Verdun, ce petit patron prône « l’ordre et la patrie » par un « chambardement ordonné » contre les voleurs.
Ce patriote « fervent et sincère » énonce ainsi des poncifs généraux sur les bolcheviks et les Juifs tout en différenciant « les diverses entités et les individus ». Ainsi, il côtoie le narrateur et l’appelle « Bolchevik en riant à moitié, à moitié seulement ».
Et surtout, son compagnon Dacosta pour qui il ressent une tendresse paternelle avait, lui aussi, combattu à Verdun mais « était juif, franc-maçon et antifasciste ». Ces contradictions apparentes n’empêchent pas le narrateur de le trouver très attachant et de le nommer « mon Vendresse » dont la « sincérité, [la] ferveur se trompaient de chemin, c’est tout ».
Entre cet homme « sensible à la justice » et Dacosta « petit gars de Briançon, ardent, vif, travailleur et adroit », les tensions s’exacerbent lors de la crise de Munich. Leur divergence idéologique réside dans le fait que Dacosta a été confronté à l’expérience de la réalité, contrairement à son patron aveuglé par la propagande de Vichy . Dacosta a en effet été chassé de son imprimerie du Piémont à cause de la montée inexorable de la prise du pouvoir par Mussolini. Malgré les accords de Munich, Vendresse s’entête dans ses erreurs : la violence et la ségrégation exercées contre les Juifs en Allemagne ne sont que « propagande communiste ».
Les prémonitions de Dacosta sur l’imminente vassalisation de la France mettent Vendresse en rage au point d’évoquer des clichés préfabriqués, loin de la réalité effective, ne serait-ce qu’en examinant le cas particulier entre les deux hommes :
Vassalisés ! On ne l’est pas déjà, vassalisés ? Par les Juifs et les francs-maçons ? » Suivait un silence pénible. Le commis, juif et franc-maçon, regardait son patron avec une douce ironie…
De la guerre à l’Occupation
L’aveuglement de Vendresse persiste contre l’évidence. Au printemps 1940, tous deux se trouvent mobilisés dans la même compagnie qui « travaillait en forêt de Compiègne » pour ralentir l’avancée des « Fridolins » quand les officiers fuient. Dacosta sauve ses camarades par un acte de sang-froid et de bravoure :
Il fut cité à l’ordre de l’armée. Le général G*** le félicita en public.
Pétain prit le pouvoir. « Enfin ! » dit Vendresse.
Ces dernières phrases énoncées de façon presque anodine annoncent en vérité de sombres perspectives menaçantes que Dacosta ne manque pas de relever dans sa grande lucidité. Vendresse croit en « Pétain-sauvez-la-France ». Il admire tant son héros de Verdun qu’il le défendra avec ardeur jusqu’ à ce que la femme et les enfants de Dacosta soient raflés et entraînés vers les camps de la mort. Vendresse convainc Dacosta de rentrer avec lui à l’imprimerie après l’armistice malgré les inquiétudes de ce dernier :
Le Vieux, laisser tomber les poilus ? Tu es un beau salaud ! (…) Tu ne risques rien avec le Vieux.
Les premières mesures contre les Juifs s’incarnent concrètement en la personne de Paars, membre comme Vendresse de « l’Amicale des Vieux de Verdun », mais qui y fut à l’arrière des combats. Cet homme qui dit avoir perdu son imprimerie depuis 1938 à cause des « manigances d’un Juif » tente de persuader notre imprimeur de signer une pétition pour « se débarrasser des Juifs dans la profession ». Vendresse tergiverse et préfère attendre « le jour où Pétain nous dira… ». Il commence à être ébranlé dans ses convictions mais ne veut pas l’admettre. Regardant un portrait de son idole le Maréchal accroché sur le mur, il commence à comprendre tout en le niant : « Je hais les mensonges… ». Pourtant, il l’absout encore de cette responsabilité.
La deuxième visite de Paars, au physique caricaturé par de « gros bras », de « grosses fesses » et des « bajoues couperosées », le jette davantage dans l’embarras. Imbu de lui-même, Paars se donne le rôle de conseiller du Maréchal lui-même au sujet des lois anti-juives. Il précise orgueilleusement que celui-ci acquiesce à ses propositions, ce qui permet à Vendresse d’excuser le « vainqueur de Verdun » encore une fois : « Il t’a encouragé sans t’encourager tout en t’encourageant ».
Vendresse nie l’évidence et il est en cela le frère de Thomas Muritz de La Marche à l’étoile. Pour se convaincre du bien-fondé de son argumentation, ce dernier répète aussi sans cesse qu’il ne faut pas prêter une oreille complaisante à la propagande : le « Maréchal –de- France » n’est pas responsable ; surtout, ce serait renier ses croyances les plus profondes. Pétain responsable ? Il le récuse contre toute logique et en invoquant la contrainte allemande. Cette trahison est inimaginable pour Thomas dont la pureté spirituelle a guidé toute la vie. A la fin de la conversation avec le narrateur, celui-ci entrevoit cette ignominie mais il la refuse, car celle-ci le briserait : « … parce que, si un jour je devais croire…si je devais cesser… ».
Si Vendresse refuse cette vérité évidente, il devient de plus en plus soucieux. L’arrestation de Whemer par des Français ainsi que l’Affiche rouge sont des démonstrations qu’il devient difficile de nier . Le jour où il aide Dacosta à fuir, il lui avait encore demandé de « composer un carton de publicité (…) au profit des prisonniers, sous l’égide du Maréchal (Ils s’étaient disputés la matin à ce sujet) ».
Il reporte contre toute logique la responsabilité sur « ce gros porc », cet « infâme salaud » de Paars. Falsifiant la carte d’identité de son ami, il choisit son camp même s’il n’en a pas encore conscience ou plutôt ne veut pas le reconnaître : « dans une France enfin purifiée », il se plaint de sa « déveine d’être tombé sur un salaud comme ce cochon de Paars, voilà tout ».
La preuve tangible et atroce surgit le jour où la famille de Dacosta, que Vendresse avait promis de protéger, est raflée. Accouru au siège des Vieux de Verdun pour tenter de la sauver, Vendresse voit la signature de Pétain au bas du texte qui stipule la radiation de la « race juive » des membres de l’Amicale…
Tel Thomas Muritz face à son bourreau qui s’incarne en un gendarme français, Vendresse est bouleversé au-delà de tous les mots. Ce choc n’est verbalisé devant le narrateur que dans le constat pathétique de « voilà », mot répété quatre fois de manière dérisoire.
Mais c’est essentiellement dans son attitude que Vendresse révèle sa souffrance exacerbée et son désarroi. Lorsque cet homme s’aveuglait et niait l’évidence, il empruntait toujours le même comportement de gêne : « Et Vendresse se sentait un peu bête, fourgonnait ses poches pour y chercher une pipe qu’il savait absente, déplaçait ses petites lunettes rondes sur le petit bout de son nez rose, remuait ses grosses lèvres sous la moustache roussie par les mégots ».
Mais plus les évènements contrecarrent sa volonté, moins Vendresse ne bouge ; lorsque Dacosta doit fuir, « Vendresse s’assit sur le marbre, les jambes pendantes, le menton dans les mains » ; et lorsque le narrateur s’étonne de sa volonté de s’engager dans la Résistance, « Il ne dit rien. Il restait là tout tranquille, immobile, un peu inquiétant, à me regarder ».
Contrairement au Silence de la Mer, les Allemands sont relégués au second plan pour mieux mettre en évidence la responsabilité pleine et entière du régime de Vichy et l’aveuglement de nombreux Français à propos de Pétain, identifié comme le vainqueur de Verdun.
Une controverse historique
Dans cette nouvelle, s’opposent longtemps les opinions de l’imprimeur, pétainiste et antisémite (mais hostile à l’Action Française) et le narrateur « bolchevik », déjà engagé dans un réseau résistant. A la Libération, lorsqu’ est publié ce texte de commande, se construisent diverses « Histoires officielles » de la Résistance. Selon la vulgate du PCF, « parti des fusillés » dont Vercors devient un «compagnon de route », les communistes furent les premiers résistants et autour d’eux s’agrégèrent peu à peu les « bons Français » issus d’autres positions politiques et dont les yeux se sont progressivement dessillés . On connaît aujourd’hui le caractère apologétique de cette version sensiblement éloignée de la vérité et très schématique ; alors que le Parti restait englué dans le pacte germano-soviétique, un certain nombre de résistants de la première heure gardèrent longtemps leur confiance au Maréchal à l’exemple d’Henri Frenay, fondateur de Combat, qui ne rompit avec Pétain qu’en avril 1942, d’où la légende de la complémentarité de « l’épée » gaulliste et du « bouclier » pétainiste.
Article mis en ligne le 27 décembre 2006