Le Silence de la mer au théâtre (1949)
- Pour prolonger la réflexion autour de cette oeuvre emblématique, allez lire mon essai « La bibliothèque dans Le Silence de la mer, un espace symbolique » aux pages 166-173 de la revue électronique Conserveries mémorielles. La dernière partie de cet article évoque Le Silence de la mer:
Après le succès fulgurant que connut la nouvelle Le Silence de la Mer, écrite en 1941 et publiée en 1942 par la maison d’édition clandestine Les Editions de Minuit, Vercors reçut dès la Libération de multiples propositions pour prolonger ce récit dans d’autres arts : « le Comité de Libération avait reçu des offres pour en faire une pièce, un film – et même un ballet… » ( La Bataille du Silence).
Le 22 février 1949 il accepte l’adaptation théâtrale de son récit, dans une mise en scène de Jean Mercure au Théâtre Edouard VII à Paris. Cette adaptation sera notamment reprise au Coupe Chou à Beaubourg en 1979-1980.
Dans l’ensemble, l’adaptation théâtrale reste fidèle au récit et à ses enjeux. Les 9 tableaux se concentrent sur les scènes essentielles, les sommaires de la nouvelle ayant été supprimés pour un resserrement dramaturgique efficace. Les changements de costumes des personnages miment alors les saisons qui passent. Quant à l’unité de lieu, elle a été resserrée puisque l’oncle ne rencontre pas à la Kommandantur l’officier allemand Werner von Ebrennac revenu de Paris et revenu aussi de ses belles illusions au sujet d’une union entre la France et l’Allemagne. A la fin du tableau 7, le spectateur sait que Werner se rend à Paris rejoindre des amis. Les chants nazis qui ferment la scène annoncent la rupture imminente qui se produira dans le rituel immuable que Werner avait instauré chaque soir avec ses hôtes. Au tableau 8, le jeu de scène de l’oncle et de Werner, qui se jaugent et qui se jugent du regard avant que Werner ne se détourne et ne monte dans sa chambre, marque la métamorphose ; il est de mauvais augure et l’ultime monologue de Werner l’entérine et précipite le dénouement.
Un autre changement tient dans les quelques paroles que la nièce échangent avec son oncle dans le premier tableau. Dans cette scène d’exposition, les spectateurs comprennent sans hésitation les raisons de leur silence face à l’ennemi. Néanmoins, dans cette adaptation théâtrale, la jeune femme semble s’en remettre à son oncle puisqu’elle lui demande comment se comporter. C’est donc lui qui lui dicte la conduite à tenir. Selon nous, ce choix diminue l’intensité du récit de 1941 lorsqu’ils prenaient de concert la même décision sans avoir besoin de le mettre en mots. Leur complicité tacite mettait en exergue la profondeur de la nouvelle. Dans l’adaptation de 1979, le metteur en scène décidera de supprimer cette communication initiale entre les deux personnages.
Parallèlement à cet engouement pour la nouvelle Le Silence de la Mer, s’élèvent des voix, surtout à l’étranger, pour critiquer ce récit. Une controverse s’installe. Vercors est ainsi obligé de s’expliquer sur ses choix à diverses reprises. Cette incompréhension provient essentiellement d’un décalage entre la date de création du Silence de la Mer- octobre 1941- et son impression effective en février 1942. En quelques mois, l’attitude des Allemands évolue. Les lecteurs de la nouvelle, surtout à l’étranger, sont donc surpris par ce Werner qu’ils suspectent d’être la création d’un collaborateur. Sartre explique dans Qu’est-ce que la littérature ? que « son public, c’était l’homme de 1941, humilié par la défaite, mais surpris par la courtoisie apprise de l’occupant (…) égaré par les discours de Pétain ». Il convenait alors de montrer à ces lecteurs de 1941 que « il faut lutter contre un régime et une idéologie néfastes même si les hommes qui nous les apportent ne nous paraissent pas mauvais ». Mais « dès la fin de 1942, Le Silence de la Mer avait perdu son efficace : c’est que la guerre recommençait sur notre territoire ».
Vercors prit en compte ces remarques négatives à l’encontre de son récit. Il prend conscience que ce personnage a été mal compris. C’est pourquoi, à la réédition de son œuvre en 1951, il ajoute une réflexion de l’oncle au moment où Werner décide de rejoindre le front de l’Est par un geste totalement suicidaire :
« Ainsi, il se soumet. Voilà tout ce qu’ils savent faire. Ils se soumettent tous. Même cet homme-là ».
Dans son Discours aux Allemands, il insiste sur le sens de l’épilogue : « On n’a pas su reconnaître qu’il se termine sur la mise au tombeau d’un ultime espoir, d’un espoir désespéré qui vient d’être assassiné de la main même du meilleur des Allemands possibles, puisque ce meilleur des Allemands possibles, loin de céder à la révolte, trouve le chemin de son devoir dans la soumission à ses maîtres, dans la mort pour ses maîtres, dont il a pourtant mesuré la forfaiture ». Il condamne donc sans appel cet officier qui se soumet.
L’adaptation théâtrale de 1949 est aussi explicite. Avant de partir, Werner aperçoit sur une table un livre d’Anatole France ouvert à la page suivante :
« Il est beau pour un soldat de désobéir à des ordres criminels ».
L’oncle incite donc Werner à résister à son pays nazi, mais le refus catégorique de l’officier répond en écho au « Ainsi, il se soumet » de la nouvelle.
Article mis en ligne le 2 décembre 2007