Skip to main content

Introduction

Ce 1er article appartient au cycle d'étude « Vercors et le judéo-protestantisme ». Pour prendre connaissance de tous les articles et de la logique du positionnement de celui-ci, allez à la rubrique Thèmes.

« et me voici sans religion » (Ce que je crois)

Jean Bruller-Vercors se présenta toujours comme un incroyant. Il employait indifféremment les termes d'agnostique et d'athée pour définir son rapport à Dieu.

Dans l'entre-deux-guerres, Jean Bruller dessina cette incroyance, même s'il n'insista pas plus que cela. Ainsi dans La Danse des vivants, son oeuvre de la maturité publiée entre 1932 et 1938, il composa la planche « L'athée » mettant en scène un ecclésiastique désabusé traversant une crise mystique. Cette interrogation spirituelle forme un contraste saisissant avec la fervente croyante agenouillée dans l'Église et priant Dieu, juste à côté de cet ecclésiastique impuissant face à ce doute susceptible de remettre en cause sa vocation. La verticalité des colonnes de l'Église accentue le silence divin, pour ne pas dire son inexistence.

De même, le dessin « L'école du découragement ou les mauvaises fréquentations » revêt un caractère religieux. Le télescope géant braqué dans la direction de l'Univers n'apporte aucune réponse. Réponse scientifique au premier abord, réponse spirituelle en filigrane. L'astronome découragé s'interroge au même titre que l'ecclésiastique de « L'athée ».

Toutefois, dans La Danse des vivants, les personnages sont, dans leur écrasante majorité, accaparés par leur vie quotidienne, avec absence de questionnement spirituel et religieux. Ce questionnement relève plutôt pour certains d'une autoanalyse, pour ne pas dire d'un narcissisme exagéré. Et il en était de même pour son album de 1929, Un Homme coupé en tranches. Polimorfès se dessine dans son journal intime comme un énorme personnage nombriliste qui avoue que toutes ses pensées se centrent sur lui: « Moi...Moi...Moi...Moi...Pour Moi...Quant à moi...Chez moi..., », etc. Dans le sillage des moralistes du Grand Siècle, Jean Bruller y analysait la vanité dans toute sa splendeur, mais sans pari pascalien.

Après guerre, Vercors poursuivit en cette voie agnostique. Ses personnages littéraires se centrent sur le sens de la vie sur terre, et uniquement sur terre, dans son orientation sociale concrète. Vercors se positionna publiquement comme un incroyant. Il insista d'autant plus sur son choix personnel qu'il discuta philosophie et spiritualité avec des croyants. Pensons à sa longue correspondance avec Paul Misraki, publiée sous le titre Les Chemins de l'être. 

Pourtant, malgré la revendication de son agnosticisme, Vercors se montra ambivalent. Beaucoup de ses interlocuteurs le poussèrent dans ses retranchements, pointant - à raison - l'aspect panthéiste de ses concepts philosophiques. Dans son système en effet, Dieu est remplacé par une Nature omnisciente et omnipotente qui, dès que l'hominien se rebella contre son sort et son ignorance, se comporta en ennemi impitoyable (voir ma page La Sédition humaine). Vercors eut beau tenter de s'expliquer, de parler d'une licence poétique commode pour imager littérairement ses conceptions théoriques, il s'empêtra dans une conception plus métaphysique du monde qu'il n'aurait souhaité. 

Cette ambiguïté n'est finalement qu'apparente. Ce n'est pas parce que Vercors ne crut jamais en Dieu qu'il ne fut pas imprégné par l'idéologie religieuse ambiante. Pas l'idéologie religieuse en tant que telle dans l'entourage de Vercors, mais les conceptions et les pratiques politiques, économiques et sociales qui ont continué à influencer les modèles de représentation d'une société, même détachés de leur cadre d'origine. 

Avec la religion, Vercors eut donc des affinités, « moins sur le terrain de la spiritualité que sur le terrain de la culture, de la sociologie, des expériences historiques » (Juifs et protestants en France. Les affinités électives (2004) de Patrick Cabanel). De quelle religion fut-il le plus proche? Sa mère Ernestine Bourbon était issue d'une famille catholique, mais agnostique et résolument anticléricale. Son père Louis Bruller était un juif hongrois, incroyant, parti de son pays natal à l'âge de 16 ans autant par haine de l'antisémitisme que par admiration des valeurs de la France. 

La religion n'était pas pratiquée dans la famille du jeune Jean Bruller, même si, nous le verrons dans l'article suivant, l'approche se révèle plus complexe qu'il n'y paraît. Pourtant, à plusieurs reprises dans des ouvrages fictifs comme autobiographiques, Vercors raconta qu'à l'âge de 4 ou 5 ans son père lui précisa:

" Ta mère et ta soeur, les femmes [...] sont catholiques. Mais, toi et moi, les hommes, nous sommes juifs " (Ce qui n'était pas d'ailleurs absolument exact selon la loi mosaïque: n'est juif que de mère juive) (Ce que je crois, pages 11-12)

Dans leurs taquineries fraternelles, le petit Jean et sa grande soeur Denise revenaient souvent sur le sujet et Denise clôturait la discussion en assénant:

Non. Nous, ici, on est tous libres penseurs.

Pour autant, la famille Bruller fut sensible - même inconsciemment - au judéo-protestantisme. Les parents de Jean Bruller étaient très liés à des juifs et à des protestants. C'est pourquoi je postule qu'il y eut des liens culturels, idéologiques, politiques, littéraires de Vercors avec le judéo-protestantisme.

Le judéo-protestantisme de Vercors

Pour comprendre ce terme, il faut se tourner vers les passionnants ouvrages de l'historien Patrick Cabanel, en particulier Juifs et protestants en France. Les affinités électives (2004) et Les Protestants et la République de 1870 à nos jours (2000). 

Reprenant le titre d'un roman de Geothe, Les Affinités électives, Patrick Cabanel étudie les « échos », les  « analogies » et les  « correspondances » plus que les « corrélations » de ces « deux minorités religieuses historiques » (page 9). Ces deux communautés furent attentives l'une à l'autre par le parallèle qu'elles établirent entre l'expulsion des juifs d'Espagne en 1492 et la Révocation de l'Édit de Nantes en 1685 qui conduisit un quart des 200 000 protestants en exil. Patrick Cabanel dit que les Huguenots « ont connu une expérience proprement judaïsante, dans leur manière de la vivre, de la nommer, d'en faire mémoire » (page 11). Ce « destin "juif" des huguenots » (page 29), Vercors le transposa fictivement dans son récit La Marche à l'Étoile qui retrace l'histoire de sa famille et l'odyssée de son père parti de sa Hongrie natale, comme je le démontrerai dans mon article suivant « Positionnement familial, transposition littéraire ». Vercors retravailla la généalogie familiale en « communauté de destin, d'esprit judéo-protestant » (page 88).

La destinée familiale de Vercors s'explique aussi par les choix politiques militants des juifs et des protestants au moment de la IIIe République naissante. L'option républicaine, l'esprit de démocratie, la laïcité ne sont pas le fruit du hasard, explique Patrick Cabanel. Les parents de Vercors épousèrent ces choix, ils transmirent à leurs enfants ces valeurs. J'en parlais déjà dans mon article « Jean Bruller face au bouillonnement intellectuel et politique des années 1930 » à lire en ligne. Et Vercors lui-même transmit à ses enfants cet héritage culturel. Je le montrerai dans un autre article consacré aux relais des valeurs parentales, en particulier par le vecteur des écoles: l'École alsacienne pour Jean Bruller qui y rencontra son ami Théodore Monod, puis une partie de cette célèbre famille protestante naturalisée à son retour en France; et pour les jumeaux de Vercors le collège cévenol à Chambon-sur-Lignon icône de la Résistance à la Shoah.

Dans un autre article encore, je prouverai que le regard de Vercors se tourna vers deux régions françaises spécifiques: l'Alsace et les Cévennes. Les références à l'Alsace dès son adolescence, ses collaborations avec de grands noms - auteurs, éditeurs - issus de la « diaspora alsacienne » (pour reprendre l'expression de plusieurs chercheurs), furent marquées par ce judéo-protestantisme. Bien plus même - et nous verrons pourquoi -, ses liens indéniables et profonds avec les Cévennes, cette terre de refuge des protestants, puis des juifs persécutés pendant la Seconde Guerre mondiale. De camisards à maquisards, il fut franchi ce pas politique et idéologique par notre intellectuel proche d'André Chamson et de Jean-Pierre Chabrol. Comme les Huguenots, Vercors se soucia de maintenir une mémoire forte de l'Histoire et de son histoire.

Chamson, Chabrol, mais également Jules Michelet (dont Vercors préfaça Le Peuple), Emmanuel Kant dont la pensée marqua la morale laïque de la jeune République, dont la philosophie fut à l'origine de la fable anthropologique de Vercors ; Henri Bergson que le père de Vercors connaissait; Spinoza dont L'Éthique était un modèle pour Vercors; Léon Blum acteur du Front populaire que Vercors appela de ses voeux; Pierre Mendès-France avec qui Vercors correspondait; et Aristide Briand, le père de la laïcité dont il écrivit la biographie. Autant de noms à intégrer à ce cycle d'articles.

L'examen de conscience personnel est au coeur de la théorie de Vercors sur la spécificité de l'homme, je l'analyse sur ce site depuis des années en insistant sur la filiation protestante de cette idée. Pensons aussi à l'inspiration protestante dans les récits de Vercors: la sobriété de l'écriture du nouvelliste, le genre de l'intime privilégié par Jean Bruller-Vercors, la confession fraternelle dans certains de ses ouvrages.

La dimension, si ce n'est protestante, du moins religieuse, est perçue dans la prose de Vercors par le protestant Jacques Debû-Bridel avec lequel Vercors travailla aux Éditions de Minuit. Dans Éloquence du silence (1943), Debû-Bridel fait référence au caractère religieux du « silence de règle » monastique dans Le Silence de la mer.

Finissons par une dernière idée pour cette introduction: Vercors composa 7 récits, chronologiquement disséminés. Il les rassembla dans un recueil au titre symbolique: Sept Sentiers du désert. Le désert que traversent les personnages de ses récits en proie à leurs cas de conscience; en filigrane, le Désert des terres cévenoles...?

Je postule donc dans ce cycle d'articles que la fabrique de l'identité et de la mémoire de Vercors fut influencée par le judéo-protestantisme.

Article mis en ligne le 1er septembre 2024