Tranches de vie
Sommaire
- Objectifs de cette page
- L'année 1932
- La « drôle de mobilisation » de Jean Bruller (septembre 1939-août 1940)
- Jean Bruller menuisier (octobre 1940-juin 1941)
- Les années d'Occupation 1940-1944: survivre et résister
- « Une double vie, c'est pas une vie »*: 1945-1948, des années intenses
- Surmenages
- Une journée dans la vie de Vercors en 1991
Objectifs de cette page
L'artiste occupe une place particulière dans la société. Il appartient à un groupe restreint, avec des habitus qu'il partage avec les classes dominantes, tout en se particularisant par des codes propres à son métier. Il fait partie de cette classe sociale de par son extraction sociale. Le XIXe siècle vit la bourgeoisie s'emparer de la littérature, à la suite de l'aristocratie. Quoique dans sa dimension spécifique, l'artiste possède les privilèges matériels et symboliques des élites: parcours scolaire d’excellence, pratiques culturelles, revenus et patrimoines plus élevés que le reste de la population, réseaux de sociabilité nationale et internationale.
Certes, il existe et a existé des artistes désargentés, ou ruinés par leur médiocre gestion de leurs biens, obligés de « gagner leurs vies » en exerçant un autre métier qui empiète concrètement sur leur passion. Mais ces artistes dans le besoin ne sont pas, en nombre, la majorité de cette classe particulière.
Ces conditions matérielles favorables débarrassent, - totalement pour certains, en grande partie pour d'autres -, l'artiste des contingences nécessaires à la survie et au bien-être: se loger, se nourrir, se vêtir, se soigner. Ces données ne doivent pas être oubliées pour saisir l'ensemble d'une carrière artistique.
A l'abri de ce qui dirige l'existence de la majorité écrasante des humains, l'artiste possède ce précieux temps de cerveau disponible pour s'adonner aux exercices de la pensée, pour accéder à la conscience de soi et pour contempler le monde. Loin de l'emploi dans des horaires et des lieux contraints, il gère son temps entre loisir studieux et autres activités, il a le luxe de diriger son emploi du temps.
J'aimerais donc décrire précisément des journées, des périodes plus ou moins longues, des tranches de vie de Jean Bruller-Vercors afin autant de montrer concrètement ce qu'est le métier de dessiner et d'écrire pour son cas personnel, que de pointer les diverses implications qu'un tel statut engendre.
Article mis en ligne le 1er mai 2018
L'année 1932
D'un père l'autre
L'année 1932 se présente comme la consolidation de réflexions et de choix de Jean Bruller, dans son existence personnelle comme professionnelle. Elle est également l'amorce de nouvelles options et interrogations.
En cette année du début des années 30, un père de substitution remplaça le père biologique. L'écrivain Jules Romains prit en effet sous son aile protectrice le jeune dessinateur qui avait perdu son père en septembre 1930. Le romancier des Hommes de bonne volonté était un proche de Louis Bruller . Il se rapprocha alors de Jean Bruller. Leurs liens étroits furent d'ordre affectif, idéologique et artistique:
Affectif quand Jean Bruller avait besoin d'une figure paternelle.
Idéologique quand Jules Romains, avec d'autres, lui dessillait les yeux sur le monde, et ce, depuis 4 ans, depuis que Jean Bruller avait franchi le seuil de la librairie La Porte étroite où oeuvrait sa future épouse Jeanne Barrusseaud-Bruller et où il rencontra son réseau.
Artistique quand Jules Romains le présenta à son réseau de renom et l'épaula en signant la préface de La Danse des vivants.
De même, 1932 se révéla comme une année de poursuite de la prise de ses responsabilités d'adulte. Depuis janvier 1931, depuis un an donc, Jean Bruller était marié. Aussi avait-il quitté le giron maternel. Avec son épouse, il devait ainsi pourvoir aux frais de son jeune ménage, au paiement régulier des loyers de son petit logement parisien. L'entrée dans l'âge adulte est symbolisée dans ses mémoires sous forme d'une trilogie, Les Occasions perdues. Le premier tome de Cent ans d'Histoire de France laissait toute sa place à Aristide Briand. Ce deuxième tome commence en l'année 1932, année de la mort de cet homme politique. Dans la narration de Vercors, Jean Bruller prend le relais comme substitut idéologique dans le transfert du politique à l'artistique.
Une année de consolidation idéologique
A la fin de 1931, Jean Bruller fit paraître Le Mariage de Monsieur Lakonik. Sa bande dessinée fonctionne comme une bascule idéologique comme je le montre dans mon article paru en ligne dans Strenae et dans mon texte paru dans le catalogue de l'exposition du Musée Quai Branly, Le Magasin des petits explorateurs (2018).
Après des albums aux clichés racistes (des dessins et des textes de sa revue éphémère L'Ingénu, Pif et Paf chez les cannibales, Loulou chez les nègres), Jean Bruller déconstruisit ses propres dessins dans Le Mariage de Monsieur Lakonik. Il poursuivit résolument et définitivement sa démarche dans La Danse des vivants (1932-1938), puis dans Baba Diène et Morceau-de-Sucre (1937).
Une année de liberté
En 1932, Jean Bruller était déjà un artiste reconnu pour son talent. Il avait 4 albums à son actif, de nombreuses collaborations comme illustrateur, et des commandes régulières aux journaux de l'époque. Depuis quelques temps aussi, il assurait son avenir grâce à un éditeur régulier principal: Paul Hartmann.
Ce fut donc le moment pour lui de ralentir son activité professionnelle à des fins financières afin de se consacrer à un projet qui lui tenait à coeur, à savoir son grand œuvre de la maturité La Danse des vivants:
Ma prospérité personnelle de créateur indépendant ne dépend guère des conditions économiques mondiales. Elle dépend beaucoup plus de l'opinion que les amateurs se font de mon talent. Et je me sens confortable dans ma petite tour d'ivoire de graveur. Au reste, la vie en ce temps-là est relativement facile - quelques commandes d'illustrations [...] et voilà, de 1930 à 1932, mon existence assurée pour deux ans. Avec des loisirs à ne pas croire.
Ne pas travailler ou presque pendant deux années complètes (dont l'année 1932), à part quelques projets ponctuels, pour assurer sa survie, voilà qui laisse à l'artiste une latitude que peu d'hommes ont dans le monde. Jean Bruller avait déjà le privilège de pouvoir choisir ses horaires de travail ou de prendre des pauses à sa guise. Son succès depuis 1926, la bonne vente continue de ses oeuvres, l'argent que celle-ci rapportait lui permirent ainsi d'économiser au point de se mettre en vacances. Il eut l'opportunité de ne plus fournir un travail régulier pour « gagner sa vie ».
Cette existence, nous pouvons la comparer avec sa période ponctuelle de salarié comme menuisier sous l'Occupation. On comprend dès lors que l'art ne flotte pas dans le monde enchanté des idées et du style, il se déduit de ses conditions sociales et politiques de production.
Une année de tremplin artistique
Ainsi privé de soucis d'argent, j'ai pu mettre en route le projet de longue haleine que j'avais en tête de publier, en ce printemps, le premier cahier de mes Relevés trimestriels. Ils sont, à leur tour, très bien reçus.
Jean Bruller se dégagea ainsi du temps grâce à l'argent accumulé pour pourvoir aux nécessités de la vie quotidienne pendant deux années. Il put équilibrer son temps de loisirs et son temps de travail qu'il se choisit. Il travailla en effet sur son projet intellectuel et artistique. Il réussit à publier avec régularité sa Danse des vivants sous forme de Relevés trimestriels.
Entre 1932 et 1934, il édita ses dessins à chaque saison. Cette régularité de parution ne cache pas le fait que dans les intervalles il avait la possibilité de travailler par à coups. Jean Bruller alternait les périodes de labeur artistique et les périodes de trêve. Son inspiration et le ressort intérieur qui le faisait avancer dans son projet dictèrent le tempo. Lorsque le dessinateur était taraudé par une idée, il s'acharnait pendant des heures. Nous avons la preuve avec son journal de 1942. L'illustration de Hamlet aspirait toute son attention et son intérêt:
Tout le plaisir que j'ai à discuter avec [Yvonne Paraf] disparaît quand je suis en « peine de travail ». Alors je ne demande que la paix.
Mais il avait aussi des moments de repos total, par volonté ou à cause d'une inspiration récalcitrante. L'écrivain Vercors ne calquera pas ces modalités artistiques de l'entre-deux-guerres. A partir de la fin 1940, il se força à écrire chaque jour afin de maintenir son cerveau en activité après son dur labeur de menuisier. Lorsqu'il mit en place Les Éditions de Minuit clandestines, il ne maintint pas ce rythme de métronome, et ce, jusqu'en 1948 à cause du symbole de Résistance qu'il représentait, qui le surchargea de contraintes et l'éloigna douloureusement de son métier. Ensuite, Vercors s'astreindra, bien plus régulièrement, à écrire chaque jour (Voir plus bas dans cet article une journée dans la vie de Vercors en 1991).
Article mis en ligne le 1er juillet 2018
La « drôle de mobilisation » de Jean Bruller (septembre 1939-août 1940)
Vercors raconta rétrospectivement son expérience de la « drôle de guerre » dans ses livres de souvenirs, La Bataille du silence et les trois tomes de Cent ans d'Histoire de France.
Pour vous souvenir des principaux événements de l'entrée en guerre de la France en 1939, allez sur le site les « chemins de mémoire », aux pages « la drôle de guerre » et « la France en guerre ». Cette seconde page, d'ailleurs, précise au sujet de la mobilisation:
En France, la mobilisation générale est décrétée. Le 3 septembre 1939, aucune réponse n'ayant été donnée à l'ultimatum franco-britannique exigeant le retrait des troupes allemandes, la Grande-Bretagne, à 11 h, puis la France, à 17 h, déclarent la guerre à l'Allemagne.
Jean Bruller apprend cette mobilisation, alors qu'il revenait de ses vacances en famille en Bretagne, à Plougrescant. Mobilisé, il est « convoqué à Embrun, près de Briançon et de la frontière italienne, au bataillon de réserve du quinze-neuf » (La Bataille du silence, Omnibus, page 832). Rapidement, il quitte « Embrun pour Romans, petite ville de garnison célèbre pour ses chaussures, non loin de Valence et du Rhône. Dans le train, qui venait de Briançon vers 3 heures du matin, notre petit détachement avait rejoint le gros du bataillon » (page 837). C'est lors de ce voyage que Jean Bruller est fasciné par la montagne du Vercors dont il se souvint lorsqu'il publia clandestinement Le Silence de la mer sous le nom de plume que l'on connaît, avant que ne se forme le célèbre maquis de la Résistance.
Cantonné dans le petit village de Mours-Saint-Eusèbe près de Romans, sous un ciel clément, les heures s'égrènent lentement malgré les manoeuvres d'entraînement. Il passe ainsi le temps comme il peut avec le reste du bataillon, en particulier avec Chazal et Battail qui resteront pour lui de grands amis.
Ce n'est qu'à la mi-novembre 1939 que le bataillon quitte Romans pour Poilcourt, près de Reims.
Une semaine après leur arrivée, Jean Bruller se casse la jambe au cours d'une manoeuvre. Il est envoyé à l'hôpital de Réthel qui l' « évacua sur celui de Reims » (page 842). A l'hiver, Jean Bruller retourne parmi les siens à Villiers-sur-Morin, le temps de sa convalescence.
En avril 1940, il rejoint le dépôt du quinze-neuf, à Romans. Il aurait préféré rejoindre Chazal et Battail près de Reims, mais cette requête ne lui fut pas accordée. Il « fut donc affecté aux " unités de départ ", chargé de rééquiper les hommes avant de les renvoyer en campagne » (page 845). Seule éclaircie dans cette routine maussade et ennuyeuse: une permission de Battail de retour à Grenoble. Jean Bruller alla déjeuner chez lui un dimanche de la mi-avril.
Lui-même a une permission de 8 jours du 2 au 9 mai 1940. Il n'obtient pas à temps de regagner Montmorency plutôt que Romans. Ce n'est que le 12 juin que « le dépôt recevait l'avis de [s]a mutation » (page 848). Désormais en surnombre à Romans, il est envoyé à Boën, près du Velay pour préparer « le repliement des jeunes recrues » (page 848). Or, c'est le nom d'une pièce de théâtre de son ami Jules Romains. Jean Bruller y voit un hasard significatif comme je le relate dans mon article « Jules Romains et Vercors, deux hommes de bonne volonté ».
Jean Bruller est déplacé à Bourg-en-péage, puis dans le petit village de Peyrus pour combattre en cette fin de guerre, puisqu'au moment de l'exode « passant Lyon ville ouverte, les Allemands filaient le long du Rhône » (page 851). Au lever du jour, il apprend le cessez-le-feu.
En juillet, il attend dans le village de Besayes d'être démobilisé. Trop longtemps à son goût. Inaction encore plus intolérable. Retour à Romans enfin, puis il gagne Montélimar où « un train de démobilisés pour Paris serait formé le surlendemain » (page 869). Retour à Paris. Sa famille étant à Montcharente pour l'été 1940, Jean Bruller les y rejoint le lendemain, en pleine Occupation.
Article mis en ligne le 1er septembre 2023
Jean Bruller menuisier (octobre 1940-juin 1941)
Entre octobre 1940 et juin 1941, Jean Bruller devint salarié dans son village de Villiers-sur-Morin. Ce sera la première et unique fois qu'il travaillera comme la majorité de la population, avec les mêmes contraintes, alors qu'il avait toujours connu les habitudes d'une existence d'artiste. Il aurait pu avoir ce type de vie rythmé par un travail avec horaires imposés. Après l'Ecole Breguet, comme Silva-Coronel le devint, il aurait pu être ingénieur, notamment chez Citroën. La vie monotone et ennuyeuse qu'il entrevit, parce que répétitive et privée de liberté, le décida résolument à se lancer dans la voie artistique. Il aurait certes exercé comme col blanc, ce qui lui aurait laissé une latitude plus grande et de meilleures conditions de travail et d'existence. Toutefois il sentait et savait que ce n'était pas le genre de destin qu'il envisageait. Et, contrairement aux autres, ceux qui forment le bataillon des travailleurs, il pouvait se permettre de cheminer vers un autre avenir. Doté d'un capital économique et culturel par son extraction bourgeoise, aimé par des parents compréhensifs qui acceptèrent son choix, il eut donc la possibilité d'essayer de vivre de son crayon, quitte à embrasser le métier d'ingénieur si sa carrière artistique naissante ne lui avait pas permis d'assurer sa survie (se loger, se nourrir, se vêtir, se soigner a minima).
Sous l'Occupation donc, Jean Bruller vécut dans sa chair un de ces métiers de « Monsieur tout le monde ». Il affronta concrètement l'existence de millions d'humains. Rétrospectivement il partagea cette courte expérience dans ses mémoires La Bataille du silence et dans Les Occasions perdues, deuxième volet de Cent ans d'Histoire de France. Ses deux récits se complètent dans les détails circonstanciés pour reconstituer cette période. C'est surtout dans La Bataille du silence que Jean Bruller dépassa la simple narration informative pour expliquer les implications et les conséquences de l'emploi salarié auquel est contrainte l'humanité dans son ensemble. Même si cette expérience dura peu, elle l'amena à ne plus appréhender intellectuellement - donc seulement théoriquement - ce type de vie. Il se heurta aux réalités de la majorité silencieuse. Du moins en partie: il vécut les contraintes et les difficultés du métier, mais pas les conséquences matérielles. En effet, il louait toujours la même maison, vivait dans un cadre agréable, et il savait que ce changement n'était que temporaire. Cela fait supporter plus aisément ce sort plus contraint. La charge mentale est moins oppressante lorsque l'on sait qu'on possède cette précieuse liberté d'avoir d'autres choix.
Une décision courageuse
Dès l'armistice, Jean Bruller avait déjà pris la courageuse décision de renoncer à sa carrière artistique pendant l'Occupation. Il aurait pu rester dans la zone sud s'il l'avait voulu, plus précisément à Grenoble. Il aurait été hébergé avec sa famille et aurait travaillé pour un libraire:
Battail et sa femme...me press[aient] de m'installer à Grenoble: je vivrais quelque temps avec les miens dans leur petit logement..." Et le libraire Arthaud ajoute: "On lui trouvera du travail, soyez tranquilles! "; "j'étais touché aux larmes, je ne disais pas non, ni oui non plus, je ne savais pas encore ce que je ferais, mais dessiner, au nord comme au sud, c'était fini pour moi.
Jean Bruller refusa courageusement et revint avec femme et enfants à Villiers-sur-Morin le 7 août 1940. Il retourna en zone nord sans aucun projet précis à l'esprit, sans aucune perspective professionnelle de substitution:
Lors de mes autres retours, je me remettais aussitôt au travail. Cette fois, j'étais chômeur. Volontaire, sans doute, mais décidé. De quoi allions-nous vivre? Je n'en savais rien.
En septembre 1940, il s'occupa à défricher le jardin, il planta des pommes de terre, et commença l'élevage de poules et de canards. Ses économies, mises de côté avant guerre, lui permirent de s'engager dans un métier manuel seulement le mois suivant.
Les conditions concrètes du métier de menuisier
En octobre, Jean Bruller remplaça le menuisier compagnon de son village, prisonnier de guerre. Il obtint de ne se soumettre à ce labeur que 6h par jour:
Je commençais le matin à 8h, remontais déjeuner, travaillais de nouveau deux heures l'après-midi, et à 5 heures je reprenais ma plume, mon papier, et j'écrivais le grand roman de Stéphanie.
Cette citation, extraite de La Bataille du silence, contredit quelque peu la version des Occasions perdues. Dans ses mémoires des années 80 en effet, il explique finir son emploi à 16h et écrire de 16h à 20h. Dans La Bataille du silence, il signale qu'il s'astreignait à écrire 2 pages par jour de son récit de son amour de jeunesse. Un récit resté inachevé pendant la guerre et achevé sous le titre de Tendre Naufrage en 1974.
Encore bénéficia-t-il d'une faveur, celle de ne pas effectuer les dix heures journalières réglementaires que Jean Bruller rappela. Et, dans cet emploi du temps surchargé auquel il n'était pas habitué dans les années 30, il obtint de son employeur 1 jour de congé, chaque jeudi: « je ne voulais pas me couper de Paris ».
Depuis le début des années 30, il avait l'habitude de se rendre dans la Capitale et de loger chez sa mère. Aussi ses allers et venues à Paris ne dérogeaient pas à ses habitudes, ce qui n'éveilla jamais les soupçons sur ses activités clandestines. A cette période, il s'engageait dans la Résistance active, pour l'Intelligence Service, avec son ami Pierre de Lescure. Ce projet inabouti, Jean Bruller continuera à se rendre à Paris pour mettre en place ses Éditions de Minuit clandestines.
Comme il avait accepté le salaire peu élevé d'un apprenti, vu son peu d'expérience en ce domaine, il compléta son salaire par un travail de menuiserie supplémentaire chez Pierre Membré, à Paris. Cet ami et bien d'autres montrèrent leur admiration face au choix professionnel courageux de Jean Bruller. Peu d'intellectuels, faut-il le rappeler, sacrifièrent leur carrière artistique pendant l'Occupation. Peu s'orientèrent vers une carrière aussi éloignée de leur talent d'origine.
L'expérience (ponctuelle) de l'aliénation
Dans Les Occasions perdues, Vercors n'évoque jamais les difficultés du métier de menuisier. Il n'informe d'ailleurs pas davantage sur le terme de cette expérience professionnelle. C'est dans La Bataille du silence que Vercors nous apprend qu'il prit ses congés en juillet 1941 et qu'il décida de ne pas reprendre ce métier. Depuis mai en effet, ses maux de tête, apparus ponctuellement depuis la fin de l'année 1940, se sont accentués. Aussi le métier devenait-il plus éprouvant. L'opportunité de gagner sa vie par des illustrations de textes de Coleridge, financées et éditées sans passer par le réseau éditorial officiel que Jean Bruller refusait depuis l'Occupation, lui permit d'abandonner définitivement le métier de menuisier. De plus, c'est à ce moment-là que Bruller débuta l'écriture du Silence de la mer afin d'entrer en Résistance intellectectuelle. Les terribles migraines qu'il subissait fournirent un prétexte plausible auprès de tous pour stopper cet emploi salarié.
Lui du moins avait cette liberté de rompre ce rythme professionnel journalier qui le bridait dans ses aspirations comme dans la maîtrise de son emploi du temps personnel. Au-delà de la narration de cette parenthèse de vie dans La Bataille du silence, Vercors livre une de ces rares réflexions pertinentes sur les conditions concrètes de l'existence des hommes. Certes, Jean Bruller-Vercors fut avec constance favorable à des améliorations pour l'ensemble de l'humanité. Ainsi, à l'Exposition Universelle de 1937, il exalta le nouveau temps libre des ouvriers, les congés payés et les loisirs votés par le gouvernement Blum. En 1968, il soutint les ouvriers en grève qui réclamaient des augmentations de salaire et une baisse du temps de travail. De 1981 à 1983, il se réjouit des lois en faveur des salariés. Malgré la rectitude de cette ligne idéologique, Jean Bruller-Vercors oubliait trop souvent de prendre en compte ces aspects concrets dans l'élaboration théorique de son système et dans sa réflexion sur la nature humaine. Il connaissait ces aspects, il ne les vivait pas dans sa chair et dans la construction de sa personne, il les mettait à distance dans ses théories.
Qu'il vive, même pour quelques mois, cette aliénation de millions de gens l'amena à une réflexion de premier ordre:
Je voyais les gens vivre sans se gêner devant cet ouvrier dont ils oubliaient la présence. Mais pour moi qui n'avais jamais mené d'autre existence que la vie désinvolte d'un artiste, j'apprenais la dure discipline du labeur quotidien, que l'on soit bien portant ou mal fichu. Certains jours, je devinais ce qu'était l'enfer: quand on est, non pas même malade mais, je dis bien, mal fichu, et que chaque coup de rabot vous résonne au creux de l'estomac comme le coup de poing d'un boxeur. Et qu'il faut continuer quand même. Non pas dix minutes, mais dix heures (je n'en faisais que six). Le manque d'entraînement multipliait ces dures journées-là, au cours desquelles, plus d'une fois, j'aurais donné des années de ma vie pour pouvoir m'arrêter. Mais c'eût été perdre la face, je persistais bravement; seulement j'étais conscient que, si je faiblissais, le patron ne m'en tiendrait pas rigueur; tandis que l'ouvrier, le prolétaire, lui, ne peut se permettre de faiblir, car il perd son boulot. L'enfer, c'est cette absence de tout recours pour soulager une douleur sans remède dans un effort sans fin.
Il est dommage que son album de 1935, L'Enfer, ne se soit pas centré sur ces malheurs, si justement décrits, de la majorité de la population. Peut-être qu'il se souvint de cette confrontation à cette aliénante réalité d'une existence professionnelle qui envahit tout le reste, lorsqu'il s'engagea dans la description du milieu ouvrier dans Colères? Dans ce roman dont l'écriture s'étala sur deux longues années, il s'insurgea contre l'exploitation des ouvriers, il peignit l'aliénation de ces derniers, leur soumission écrasante, leur révolte nécessaire mais difficile. Ce sont les conditions de travail qui déshumanisent. Néanmoins, les théories de sa fable anthropologique ne se nourrirent que peu de ces conditions objectives d'existence. Il évoqua celles-ci, il expliqua que l'abolition de l'exploitation et de l'aliénation des hommes sont nécessaires à l'avancée de l'humanité. Il n'empêche que cette donnée resta dans les marges de ses théories. Il ne faut pas oublier que les horreurs des atrocités commises pendant la Seconde Guerre mondiale submergèrent Vercors. Comment penser l'impensable? Comment cerner la capacité d'exterminer son prochain? Expliquer les méandres de la nature humaine était une urgence pressante autant pour Vercors que pour la marche générale de l'humanité. Il tenta dans Colères de faire le lien entre tous ces sujets, mais le reste de son œuvre minimisa les conditions concrètes de toutes les existences. Plutôt que d'évoquer de manière idéaliste et essentialiste la lutte individuelle de l'homme par une réforme rationnelle de sa nature humaine pulsionnelle, Jean Bruller-Vercors aurait pu être celui qui s'éloigne de l'attitude générale des intellectuels: la vie quotidienne des humains, voilà le cœur du problème... et des solutions.
Se faire courageusement menuisier pendant 9 mois ne couvre pas la totalité des années de vie de Vercors sous l'Occupation. Pour avoir un panorama plus complet des années d'Occupation, allez lire 1940-1944: survivre et résister.
Article mis en ligne le 1er juin 2018
Les années d'Occupation 1940-1944: survivre et résister
Démobilisé, Jean Bruller rejoignit sa femme, ses enfants et sa mère à Montcharente à l'été 1940. Il aurait pu rester dans la zone sud, mais il préféra revenir dans sa maison de Villiers-sur-Morin. C'est ce qu'il fit début août 1940 dans sa vieille Ford qui rendit l'âme devant la grille de sa demeure.
Décidé à ne plus rien publier, il se laissa deux mois avant de trouver une solution professionnelle:
J'avais d'ailleurs devant moi un pécule modeste, suffisant néanmoins pour me donner le temps " de me retourner ".
Il passa son mois de septembre à défricher son jardin, à prévoir la survie de la famille: planter, élever des volailles, fabriquer du fromage. C'est en octobre qu'il fut embauché comme menuisier dans son village. Il le resta jusqu'à juin 1941, ce qui permit d'assurer sa subsistance.
Jusqu'en juin 1941, Jean Bruller profita de son jour de congé - le jeudi - pour se rendre à Paris afin de rencontrer ses amis et sa mère, et de participer à la Résistance.
Lorsqu'il mit en place et coordonna les Editions de Minuit, il resta souvent quelques jours par semaine à Paris. Il lui arriva également de ne pas se rendre à Paris chaque semaine. Nous en avons une idée précise grâce à son journal intime de 1942. Ce dernier s'étale sur 2 mois et demi, entre mi-octobre et fin décembre.
Ainsi il se rendit à Paris le jeudi 15 octobre 1942, mais ne revint à Villiers-sur-Morin que le lundi 19 à cause de nombreux rendez-vous programmés dans la capitale. En revanche, accaparé par ses illustrations de Hamlet, il s'attela à cette tâche ardue le mardi 20 octobre et resta chez lui à travailler jusqu'au lundi 26. Ce n'est que le mercredi 28 octobre qu'il retourna en train à Paris, pour ne revenir à Villiers que le samedi 31. Et, l'on apprend qu'au moins pendant 15 jours il fut sédentaire. Obnubilé par son travail artistique sur Hamlet, par ses hésitations et ses impossibillités à avancer, il resta à Villiers. Le samedi 31 il ne fit que contempler ses quelques dessins sans les travailler. Le lendemain, il procéda à quelques corrections. Le lundi 2 novembre, il partit travailler de l'atelier à la chambre bleue de sa maison. Et le jeudi 5 novembre, jour habituel de son départ pour Paris, il préféra continuer son travail sur Hamlet, et ce, jusqu'au lundi 9 novembre. Le jeudi 12 novembre, le diariste évoque le climat froid de Villiers. Est-il entre-temps parti dans la capitale? Rien ne le stipule.
De la mi-novembre à la fin décembre, le moral de Jean Bruller est en berne. Aussi délaissa-t-il son journal. Ce dernier reprend le samedi 28 novembre après une dépression de 15 jours. Pierre de Lescure lui rendit un verdict sévère au sujet de son travail sur Hamlet, ce qui ruina 4 mois de travail. Jean Bruller évoque sa venue à Paris le mardi 2 décembre et son départ du 4 décembre. Il emporta avec lui ses nouveaux dessins que Pierre de Lescure apprécia.
Il n'écrivit pratiquement plus son journal jusqu'au lundi 28 décembre, puis l'abandonna définitivement. Toutefois, ce bref journal permet de comprendre que, jusqu'en 1944, Jean Bruller alla régulièrement à Paris pour ses activités clandestines, mais de manière moins rigide qu'il ne le dit en tant que mémorialiste. Certes, il se rendit à Paris essentiellement le jeudi, mais ce ne fut pas aussi automatique qu'il le dit: « Deux jours à Paris pour diriger les éditions, cinq jours à la campagne pour mon travail d'illustrateur ».
Jean Bruller interrompit ses allers-retours de Villiers-sur-Morin à Paris en allant en zone sud. En juillet 1942, il réussit à obtenir une autorisation grâce à Jean Chazal, nommé juge d'instruction à Nevers. Il passa par Nevers pour rencontrer son ami, puis se rendit le lendemain à Lyon où il rencontra une des soeurs d'Yvonne Paraf, pour la diffusion du Silence de la mer en zone sud. Il alla ensuite voir les Martin-Chauffier et Claude Aveline à Collonges-au-Mont-d'Or, puis partit pour Grenoble rencontrer les Battail, instituteurs, ceux-là même qui lui avaient proposé de l'héberger avec sa famille dès l'été 1940. Le lendemain, Bruller vit le fils de Pierre de Lescure, et Paul Hartmann, son éditeur principal de l'entre-deux-guerres. Ce dernier lui remit un exemplaire d'A travers le désastre de Jacques Maritain, un des futurs volumes des Éditions de Minuit. Hélas, Bruller ne ramena pas l'exemplaire à Paris parce qu'à Marseille il commit l'erreur de le prêter à un ancien camarade d'école qui disparut avec.
A Valence, Jean Bruller prit le train pour Marseille. Il eut le plaisir le revoir Paul Silva-Coronel et son épouse, ainsi que plusieurs autres amis dont le Docteur Jean Dalsace et la famille de Stéphanie son amour de jeunesse. Roger Martin du Gard, à qui Bruller avait écrit pour le rencontrer à Nice, déclina sa proposition. De retour à Lyon, il vit de nouveau Claude Aveline qui devait prendre contact avec Paul Hartmann pour qu'un deuxième exemplaire d'A travers le désastre puisse être remis à la sœur d'Yvonne Paraf ultérieurement. C'est Yvonne Paraf qui ramena de la zone sud cet exemplaire caché dans la doublure de sa trousse de toilette, à la fin du mois de septembre 1942.
Article mis en ligne le 1er juin 2018
« Une double vie, c'est pas une vie »*: 1945-1948, des années intenses
[* Expression inventée par Jacques Pévert pour le film Drôle de drame (1937). Cette réplique humoristique par sa polysémie est encore plus cocasse grâce au brio de l'acteur Michel Simon].
A la Libération, Vercors fut littéralement happé par sa notoriété fulgurante. Les sorties publiques, les nombreuses réunions dans les instances littéraires et politiques, les discours en France comme à l'étranger le submergèrent.
En 1945, Vercors prononça son premier discours à la Conférence des Ambassadeurs. En avril, Jeanne Durry, chargée des relations culturelles avec l’étranger, lui proposa de faire une série de conférences en Angleterre. Le 24 décembre, Vercors embarqua sur un Liberty ship pour une tournée de quatre mois en Amérique. Après 22 jours de traversée, il parcourut l’Amérique et le Canada. En mai 1947, il fit des conférences aux Pays-Bas. En juin de la même année, il se rendit à Zurich en tant que délégué de la section française des PEN-Clubs pour le congrès international. En mai 1948, il se rendit à Copenhague pour le congrès annuel de la Fédération internationale des PEN-Clubs. Le lendemain du congrès, il partit pour l’Allemagne pour une conférence, puis alla quatre jours à Prague afin d ‘assister au Slet des Sokols. Après septembre, Vercors se déplaça en Pologne, puis à Cracovie pour visiter la camp d’Auschwitz. Sans compter qu'il devait veiller à la bonne marche des Editions de Minuit.
Ce rappel n'est qu'une infime partie de la vie trépidante et débordée de Vercors pendant 4 ans, voire 5 ans puisque l'année 1949 fut tout aussi chargée.
Vercors eut donc une double vie, celle du symbole du Résistant et celle de l'écrivain. L'équilibre entre ces deux activités fut difficile à maintenir. La première empiéta fortement sur la seconde. Elle fut publique quand l'autre réclamait le calme retrait du privé. Cette double vie devint donc insupportable par son rythme effréné. A partir de 1949, délesté de la direction des Editions de Minuit, quoique encore et toujours actif comme symbole de la Résistance dans les associations (notamment le CNE, le PEN Club, Le Mouvement de la Paix), il se concentra davantage sur son métier d'écrivain. Il le mit davantage au premier plan, et ce fait s'accentua au fil des décennies.
Loin du bruit et de la fureur
Noyé dans cet emploi du temps surchargé qu'il s'imposait - par conscience aiguë de son rôle sous l'Occupation - et qui lui était à la fois imposé par les circonstances et son réseau, Vercors réussit à se ménager des plages de retrait pour poursuivre son œuvre d'écrivain. A l'écart, il voulut s'abstraire du bruit et de la fureur afin de prendre la distance qu'il faut pour écrire. Comme il le confia à son ami Diego Brosset, Vercors est un penseur en retrait, il est une conscience ayant besoin de silence et de temps.
Ainsi, Vercors se réfugia au château de Sarcenas, en Isère, en 1947. Une lettre datée du 21 septembre à Jean-Pierre Melville prouve que Vercors était à cet endroit à l'automne. C'est dans ce lieu reculé et paisible qu'il finit son recueil de nouvelles, Les Yeux et la Lumière. L'écrivain appréciant particulièrement transposer des éléments autobiographiques dans ses fictions, il se souvint de son séjour dans ce château où le héros Pierre Cange trouvera aussi refuge dans La Puissance du jour (1951), suite de la nouvelle Les Armes de la nuit (1946).
L'année 1948 fut encore plus douloureuse pour Vercors. Croulant toujours sous les lourdes et multiples responsabilités de son rôle de Résistant intellectuel, celui-ci était en train de perdre ses Editions de Minuit. Du point de vue personnel, il perdit sa mère en janvier et son mariage avec Jeanne, vacillant depuis des années, prit fin quelques mois plus tard. Exténué, il fuit une nouvelle fois la frénésie de cette existence de plus en plus absurde à ses yeux. Il s'isola quelques semaines à Monaco, dans un hôtel de Monte-Carlo, avant d’aller à Lausanne en tant que juré du Prix Veillon.
Ce retrait loin du monde ne fut pas suffisant. Il confia son désespoir à J. Tumova dans une lettre du 24 juillet:
Dans la vie que nous menons tous, et dans celle précisément qu’on me fait mener, je n’ai vraiment plus qu’une joie, une seule : celle d’aimer – quand je le peux. Je ne le peux plus très souvent. Ils sont de plus en plus rares, les êtres qui savent attacher mon affection. Vous êtes de ces rares-là. Je ne suis pas expansif, je ne sais pas montrer mes sentiments, et les mots me trahissent toujours. Je crains de n’avoir pas su vous faire voir combien j’étais profondément, profondément sensible à cette affection si spontanée, si naturelle que vous me témoigniez et dont je suis tellement sûr qu’elle est vraie. Vous ne savez probablement pas le bien que vous m’avez fait. Vous m’avez vu fatigué, affreusement las et fatigué, et ce n’était pas seulement le corps qui l’était, et pas seulement l’esprit, mais même le cœur.
Il était à tel point harrassé qu'il fuit le 8 août en Bretagne, sur l'île d'Irus, et ce, pour 15 jours. Ce choix n'était pas hasardeux. Il retournait, nostalgique, dans une île mythique chère à son coeur. C'est là qu'il s'était rendu, dans l'entre-deux-guerres, pour la première fois avec Diego Brosset. C'est à Jean Lorenzi, un ami qu'il avait côtoyé à Monaco quelques semaines plus tôt, qu'il écrivit le 10 août 1948:
je ne vous parle pas des Éditions de Minuit, j’ai mis cette histoire “ en vacances ” et attends la rentrée pour une décision définitive. Ce sera très probablement un retrait, pour la raison d’abord que je n’ai pas envie que ça s’arrange. Je commence à avoir un désir incoercible de vivre enfin pour mon compte.
Et c'est ce qu'il commencera à faire après ces 4 années trop intenses.
Article mis en ligne le 1er juillet 2018
Surmenages
Au cours de sa double carrière, Jean Bruller-Vercors connut 4 périodes de surmenage. Du moins c'est ainsi qu'il le raconta rétrospectivement, et très probablement qu'il le vécut. Il ne faut pas le confondre avec les périodes au cours desquelles il n'hésitait pas à travailler des heures parce qu'il était intérieurement taraudé par un projet artistique. Ces moments d'activités intenses étaient volontaires et vécus comme indispensables. Son intérêt, son attention étaient happés au point de préférer la solitude. Nous en avons la preuve avec son journal de 1942. L'illustration de Hamlet aspirait toute son attention et son intérêt:
Tout le plaisir que j'ai à discuter avec [Yvonne Paraf] disparaît quand je suis en " peine de travail ". Alors je ne demande que la paix.
Il s'agit plutôt de surmenages liés à un contrat signé ou à des commandes. L'artiste devait donc honorer ses contrats dans un temps imparti.
L'année 1938: l'album Silences
En 1938, Jean Bruller composa un nouvel album: Silences. A la veille de la guerre, le monde éditorial avait évolué et notre artiste se montra prudent dans le choix de la composition matérielle de son oeuvre. Il décida d'imprimer lui-même son album comme il l'avait déjà fait pour 21 Recettes de mort violente en 1926, afin de n'avoir qu'à avancer le prix du papier. Seulement, il évalua mal son succès. De ce fait, il dut accélérer la cadence pour fournir à temps tous les exemplaires à ses clients:
Par prudence, j'imprimerai la série limitée à trois cents exemplaires par petites tranches de cinquante ou soixante et ne passerai de l'une à l'autre que quand la précédente aura été rendue. J'ai tout l'été pour ce travail.
J'aurais pu éviter cette peine et ce tracas. Dès la première tranche les commandes affluèrent. Trop tard: ayant fixé un prix de vente trop bas, je ne pourrai pas me faire aider. Alors du matin au soir j'encre, tamponne, essuie à la tarlatane dure, termine légèrement à la paume, au blanc d'Espagne, place le cuivre sur la planche de la presse, le papier humide sur le cuivre, les "langes" de laine sur le papier et, roulez! un aller et retour à la force des bras, je recueille l'épreuve - et à la suivante! Peu entraîné, deux heures de ce travail m'irritent la paume, épuisent mes biceps. Après trois heures je souffre et le surplus m'évoque l'enfer" (Cent ans d'Histoire de France).
Les années 1945-1948
J'ai déjà évoqué cette période intense de la vie du mythe Vercors. Je vous invite à relire plus haut dans cet article les années intenses autour de ces années-là.
1952-1954: les callichromies
En 1952, alors que Vercors souhaitait redevenir Jean Bruller en terminant sa grande œuvre graphique La Danse des vivants, il inventa le procédé des callichromies comme j'en ai parlé auparavant. Et le succès fut immédiat. Lié par un contrat avec les Editions Braun, Vercors alourdit sa tâche avec cette activité supplémentaire afin de livrer dans le temps imparti sa production:
Et je commence à ressembler à l'homme-orchestre. Je fais tout à la fois. Le matin, j'écris; l'après-midi je tire avec mes fils mes callichromies; et le reste du temps je me bats contre les adversaires du CNE (Cent ans d'Histoire de France).
L'activité se poursuivit jusqu'en 1958. Pourtant, en 1954, il fut encore plus surmené lorsque ses jumeaux décidèrent de ne pas poursuivre l'aventure avec lui. Ses enfants avaient compris le peu d'avenir de cette aventure artistique:
La séparation se fait donc sans drame [...]. En attendant, leur départ me laisse seul avec le travail à faire. Et deux ou trois jeunes personnes que j'embauche dans le pays sont évidemment trop peu expertes pour ne pas m'obliger à une vigilance de tous les instants. Je n'en ai plus le temps d'écrire. Mais que faire? J'ai signé un contrat et ne puis pas laissé à présent, honnêtement, tomber Braun. Il s'ensuit, pour fournir à temps les mille répliques promises, des semaines intensives d'un surmenage pénible. Je crois devenir enragé et mes nerfs sont à bout. Enfin, le 5 mai, tout est prêt. Il était temps. Et doublement: car le 8 mai nous devons partir pour l'Italie, où j'ai promis des conférences (Cent ans d'Histoire de France).
Mais, comble de malchance, la nuit même, son Moulin des Iles s'enflamme, détruisant les callichromies si durement travaillées.
L'année1964
Dans une lettre du 27 février 1964, Rita Barisse, la seconde épouse de Vercors, déclare qu'ils se sont réfugiés à Menton après trois semaines de travail intense pour la représentation de Zoo ou l'assassin philanthrope.
Remarquons le statut particulier de l'artiste: celui-ci a la liberté de s'octroyer du temps libre, des loisirs et/ou un voyage dès la fin d'une activité professionnelle imposée par un contrat ou par l'agenda d'une programmation. La tâche, qui plus est non ingrate, est resserrée dans un temps précis, elle réclame tous les efforts de l'artiste, elle est chronophage et impose temporairement un emploi du temps fixe. Mais cet effort intense ne se poursuit pas indéfiniment. L'artiste retrouve sa liberté de mouvement et d'activités qui avait été mis entre parenthèses ponctuellement.
Article mis en ligne le 1er mai 2019
Une journée dans la vie de Vercors en 1991
L'entretien avec Jean-Luc Delblat que Vercors accepta en avril 1991, deux mois avant son décès, fourmille de détails concrets sur l'emploi du temps journalier de l'écrivain dans son appartement du Quai des Orfèvres à Paris. Si Vercors habitait depuis 3 ans exclusivement dans la capitale, il avait les mêmes habitudes lorsqu'il se rendait chaque année dans son Moulin des Iles en Seine et Marne entre avril et novembre (voir ma page sur ses lieux de vie). Il s'agit d'une journée-type, hors voyages personnels et/ou professionnels et hors réunions pour les nombreuses instances culturelles et politiques auxquelles il appartenait.
Certes, Vercors est un vieux monsieur en 1991, il a ralenti ses activités professionnelles hors composition de récits et d'articles, mais on peut se dire qu'il avait l'habitude de ce type de journées depuis des années. Cette journée-type doit d'ailleurs se répéter bien plus fréquemment depuis son retrait de la scène publique. Après sa période intense de grande figure de la Résistance intellectuelle qui le projeta dans les multiples activités propres à la vie publique d'un artiste engagé, il fut volontairement plus absent de l'engagement dans la cité des intellectuels, il fut aussi moins demandé dans ce rôle. Ainsi la frénésie de la vie publique s'estompa progressivement pour lui à partir des années 60, encore plus à partir des années 70, au point de moins empiéter sur son temps d'écriture, au point d'augmenter la fréquence de cette journée-type dont il parle dans son entretien avec Jean-Luc Delblat. Je restitue les éléments-clés ci-après:
Avez-vous un endroit favori pour écrire ?
- Le lit... (rires). Mais je ne suis pas le seul! J'écris au lit tous les matins, très régulièrement, de huit heures à l'heure du déjeuner... quand ma femme m'appelle (nouveau rire).
- Et d'une ambiance particulière pour travailler ?
- Absolument pas. Je travaille chez moi ou à l'hôtel. Lorsque je ne peux pas être dans un lit, il m'arrive d'écrire dans un endroit public. Le bruit ne me dérange pas.
- Comment vous installez-vous quand vous êtes dans votre lit ?
- J'installe un pupitre sur mon lit et je prends ma plume. J'ai eu très longtemps un Parker et puis je me suis mis au Bic il y a quelques années. Je ne m'y suis jamais habitué tout à fait, parce qu'il fallait trop appuyer pour que l'encre s'imprime à mon goût sur le papier. Dernièrement, j'ai découvert un feutre, avec une pointe de nylon et de la vraie encre. Il me convient tout à fait...
- Avez-vous des moments préférés pour écrire ?
- J'écris tous les matins, dimanches et jours fériés compris! (rires). Il faut que j'écrive une page tous les matins : c'est essentiel. L'après-midi, je fais autre chose, mais tous les matins j'ai une page de papier blanc devant moi. Le soir, je ne me couche jamais avant minuit : j'aime me garder le plus d'heures possibles de veillée, car je n'ai plus beaucoup de temps devant moi...
- A vous entendre, on a l'impression que l'écriture est une astreinte...
- C'est une astreinte en ce sens que, si je m'arrêtais d'écrire trop longtemps, je ne sais pas si je recommencerais. Alors je me méfie de ma paresse... Dès que j'ai terminé un roman, j'en commence un autre ou bien j'écris un article.
- Si je comprends bien, vous ne connaissez pas le syndrome de la feuille blanche...
- Bien sûr, ça m'arrive! Mais comme je me suis donné une discipline, je ne m'affole pas. Si ma plume se comporte mal, j'écris quand même, quitte à déchirer la page le lendemain, ou bien à la corriger si elle n'est pas si mauvaise. Mais je n'ai pas d'angoisses.
[...]
- Vous paraissez assez isolé. Est-ce dû aux exigences de votre travail?
- Non. J'ai tous mes après-midi pour faire ce que je veux! (sourire). Depuis quelques années, je ne sors plus beaucoup, mais auparavant, je passais une grande partie de mon temps à la campagne où j'aime bien bricoler autour du bois - et j'avais de quoi faire; j'ai été menuisier pendant la Guerre et j'ai même construit des bateaux. Et puis j'ai voyagé énormément. A Paris, je vais souvent au cinéma, au théâtre, voir des expositions ou des amis. Je suis tout à fait libre!"
Je ne m'appesantirai pas sur les rituels et les manies de Vercors. Avoir le même stylo, des manies récurrentes, presque superstitieuses, n'est pas l'apanage de notre écrivain.
Je souhaite surtout étudier sa description d'une journée-type, ainsi que le ressort de son travail.
Le cadre général de son quotidien se déroule de manière immuable:
- Travail littéraire le matin, de 8h jusqu'au moment de déjeuner
- Déjeuner
- Après-midi d'activités diverses en fonction de l'envie du moment
- Dîner
- Aller dormir à minuit
Ecrire consiste ainsi à relire les pages écrites la veille, à poursuivre le récit inachevé, à corriger, remanier, raturer. Ce travail dure entre 4 et 5h au maximum. Vercors se mettait donc à l'ouvrage entre 28h et 35h chaque semaine. Ecrire est une activité solitaire, un repli sur soi hors du monde pour se glisser dans un monde fictif. Si Vercors préférait travailler confortablement dans son lit, il lui arrivait aussi souvent de se mettre à son bureau, face à la nature, quand il habitait encore son Moulin des Iles de 1950 à 1988:
On comprend également que, même en voyage, même dans d'autres conditions, Vercors s'astreignait à écrire.
Dans ses périodes de sédentarité, au loisir studieux matinal succédaient des activités à forte teneur intellectuelle qu'il se choisissait au gré de ses envies et de la programmation culturelle de Paris. Antérieurement, dans sa maison de campagne, Vercors s'adonnait à des activités manuelles, en particulier à la construction de ses voiliers dès l'entre-deux-guerres.
Cet emploi du temps rappelle singulièrement celui d'Emile Zola à Médan.
Cette astreinte au travail d'écriture quotidien est une obligation qu'il s'imposait. La contrainte relève du ressort interne, d'une résolution destinée à faire obstacle à sa paresse. Nous le verrons dans un autre article ultérieur, le dessinateur Jean Bruller ne procédait pas ainsi. Aussi, s'il arrivait à Vercors de ne pas vouloir écrire un matin ou même plusieurs, de ne pas pouvoir faire ce sacerdoce, il n'y aurait eu aucune conséquence extérieure. Indépendant, sans souci de productivité, Vercors pouvait éventuellement se presser de terminer un récit, de le publier, par nécessité financière. Aucune de ses lettres ne laisse présager ce cas de figure, sauf ponctuellement en 1979.
Ses journées-types de 1991, identiques à bien d'autres journées depuis les années 60, soulignent le privilège du libre choix de son existence, de la souplesse de son emploi du temps s'il le désirait, de l'appropriation de ses heures, de l'agrément de ses activités tournées peu ou prou vers la skholé. C'est aussi un bel exemple de lenteur propice à goûter l'instant présent.
Article mis en ligne le 1er mai 2018