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Utopie post-capitaliste ou le "monde d'après" selon Vercors

Ce 11e article appartient au cycle d'étude sur Vercors et le capitalisme. Il suit l'article intitulé Guerre aux démolisseurs. Pour prendre connaissance de tous les articles et de la logique du positionnement de celui-ci, allez à la rubrique Thèmes.

Récapitulatif et perspectives

Le petit Jean Bruller, issu de la petite bourgeoisie intellectuelle, évolua dans une famille socialiste. A force de travail, celle-ci économisa au point de se libérer de l'emploi en recevant des revenus passifs provenant des loyers de trois immeubles de rapport. C'est l'objet de cet article sur le positionnement social de Jean Bruller et de ses incidences sur son existence et sur sa perception du monde.

Quoique non militant jusqu'au mitan des années 30, le dessinateur acquit dès son plus jeune âge  une conscience aiguë des inégalités sociales, économiques et culturelles. Ces inégalités, il les fustigea dans son grand œuvre La Danse des vivants, mais de manière plus ponctuelle que sa vision essentialiste négative de l'être humain, vision basée quasi-exclusivement en réalité sur son milieu bourgeois. La montée des périls dans les années 30 l'amena à hanter les réunions de diverses gauches et à entendre des discours plus marxistes. Ces discours élargirent sa conception du monde tel que les bourgeois capitalistes le construisent: l'essence du capitalisme réside dans les rapports sociaux de production.

Dès lors, Jean Bruller se montra plus embarrassé dans la teneur de ses dessins. Il s'intéressa davantage aux acteurs responsables de la marche inquiétante des sociétés vers le désastre, tout en gardant l'approche idéaliste de l'humain sans les contingences historiques. Cette attitude nouvelle face au monde, antagoniste de sa vision essentialiste, grippa définitivement sa Danse des vivants.

Il tenta de concilier ses deux visions, avec une prédilection pour sa conception de toujours, idéaliste. Après guerre, il proposa ainsi une théorie libérale  de l'Homme dans son essai La Sédition humaine (1949), tout en mettant en relief les ressorts de l'exploitation de l'homme par l'homme dans son roman Colères (1956). Le second moment littéraire propice à cette double direction idéologique vint dans les années 60-70: d'un côté des récits sur la spécificité de l'Homme hors de l'Histoire (Sylva, Sept Sentiers du désert, Sillages); d'un autre côté des récits plus politisés (Quota ou les Pléthoriens, Le Radeau de la méduse et Comme un frère).

Le 2 mai 1972, dans une lettre à André Wurmser, il continuait avec constance à déclarer: « je continue de penser que le socialisme est le seul avenir concevable ». Et, en 1991, trois mois avant son décès, il entérinait: « La société ne peut pas continuer comme elle est. Le capitalisme sauvage ne peut pas être un futur ».

Quel futur Vercors envisageait-il pour l'humanité ? Quelle sortie du capitalisme ? Sa pensée sur le sujet fut-elle construite et complète, ou fragmentée et lacunaire ? Je vous propose d'analyser tous les explicites mais aussi tous les implicites du « monde d'après » imaginé par Vercors.

Le « monde d'après »: le fonctionnement social et collectif

Le court et le moyen terme

Même s'il fut de gauche et même s'il s'intéressa à l'analyse marxiste de la société capitaliste au mitan des années 30, il ne proposa pas de perspectives totalisantes dans ses oeuvres, fussent-elles des essais. Jean Bruller-Vercors était un artiste, ne l'oublions pas. Notamment, il ne s'arrêta pas à une réflexion sur la propriété, un des coeurs du fonctionnement du capitalisme, sauf ponctuellement dans Comme un frère qui montre le rachat d'immeubles et de quartiers parisiens par des riches et la transformation de ceux-ci au bon vouloir des nouveaux propriétaires, loin de toute considération écologique. Il se focalisa surtout sur l'exploitation de l'homme par l'homme et sur le fonctionnement de la société de consommation. Ainsi, son roman Colères des années 50 se concentre sur la lutte d'ouvriers en grève contre leur alinéation au travail, le roman Comme un frère des années 70 évoque ponctuellement mais sûrement ce même thème. Quant au roman Quota ou les Pléthoriens des années 60, il fustige le capitalisme de séduction qui américanise la société française et détruit celle-ci dans un cycle effréné de production-consommation-destruction.

  • Pour une vision globale de l'essence du capitalisme, allez lire cet article des infiltrés (le cœur du capitalisme est expliqué à partir du paragraphe intitulé « Quelles dynamiques à l'oeuvre dans le capitalisme? »).

Dans ses lettres privées, dans ses essais publiés, il resta sur cette position de principe. Se diriger vers ce « monde d'après » « oblige [l]es membres [ de la société] à la solidarité, et donc à la lutte sociale – la lutte contre ceux qui brisent cette solidarité en exploitant leurs pareils » (Lettre à André Wurmser le 31 mars 1972). Vercors avait bien conscience que le capitalisme ne s'effondrerait pas de lui-même. Il préconisait d'user de sa consience interrogative dans une perspective libérale. Sa philosophie anthropologique reposait sur ce présupposé que si chacun individuellement se réforme, la société se transformera. Or, en parallèle (plus qu'en combinaison) de cette pensée libérale, Vercors réfléchissait aussi aux antagonismes de classes. Aussi écrit-il dans ses essais Sens et non sens de l'Histoire et Ce que je crois, dans ses romans Colères, Quota ou les Pléthoriens  et Comme un frère, que le combat collectif est nécessaire pour détruire le capitalisme:

Le système capitaliste et son économie libérale offrent certainement bien des avantages. Une souplesse plus efficace. Des libertés moins entravées. Mais ces avantages se paient cher: c'est, au sein de l'espèce, la permanence de la lutte pour la vie, la sélection par l'économie: Que les meilleurs gagnent. Sous son apparence équitable, cette formule n'en est pas moins celle qui, portée à haute température, a engendré Hitler et le nazisme; et même à basse température, à température démocratique, elle reste un facteur d'entropie, de désordre, non de néguentropie et d'organisation. Elle maintient les faibles dans leur faiblesse. Elle écarte de l'effort pour la connaissance les masses les plus nombreuses. Les libertés réelles sont seulement l'apanage d'une minorité dominante, faite de forts et d'habiles. Tandis que la grande majorité reste soumise à ce néo-esclavage qu'est la vente de son énergie musculaire (ou cérébrale) sur le marché du travail, au prix le plus bas possible. Ce prix n'augmente, avec le peu de libertés qui s'y attache, que grâce à l'union des travailleurs, facteur de néguentropie, et la puissance syndicale qui en est l'expression (pages 192-193 de Sens et non sens de l'Histoire).

Vercors plaidait pour un socialisme démocratique loin « de tout abus de pouvoir, de tout " concentralisme " autoritaire et borné, hanté par la commodité de citoyens-robots ». Il souhaitait un socialisme antiproductiviste. Il refusait en effet tout autant « un capitalisme strictement animé par la notion de profit » qu'« une forme de socialisme qui se vouerait exclusivement à la production et à la distribution des biens » (pages 187-188 de Sens et non sens de l'Histoire).

Le socialisme doit donc contester la production et non pas se limiter à rectifier l'injustice par la seule redistribution des fruits de la croissance. Avec sa dystopie Quota ou les Pléthoriens, Vercors fustigea la production-consommation comme principe unique de rapport au monde. Il prônait ainsi une forme de décroissance des biens matériels en montrant toute l'absurdité de cette expansion inutile.

Il milita contre l'obsolescence programmée. Vercors espéra ainsi que le capitalisme puisse:

renoncer à [sa] pratique de gaspillages, avec en premier lieu l'introduction cynique, dans l'objet fabriqué, de ce coefficient de fragilité qui le faisait vieillir avant l'âge, afin d'habituer le consommateur à jeter et remplacer plutôt qu'à entretenir et réparer. En Amérique même l'usage paraît revenir de repriser les chaussettes, ressemeler les chaussures, rafistoler un appareil, de conserver longtemps la même voiture. Mais comment rétablir ces anciennes et saines pratiques de nos grands-pères, comment refaire du solide et durable sans renverser le système dans lequel s'est engagée l'industrie pléthorique, sans réduire une production devenue supérieure aux besoins, sans créer du même coup - du moins sous le régime actuel - un chômage monstre? Sans faire payer aux travailleurs, pendant le temps au moins de la reconversion, un prix exorbitant? On peut prévoir quelques dures années, et non peut-être sans conséquences (Ce que je crois).

Quand on réfléchit à l'intérieur du système, c'est toujours l'argument qui clot toute discussion et empêche une échappée hors du capitalisme. C'est le fameux TINA (« There is no alternative ») fataliste. Comme le signala Vercors, cette conséquence est prévisible « du moins sous le régime actuel ». Penser hors du capitalisme, c'est donc proposer radicalement de nouveaux modes d'organisation de la société. Il ne faut pas perdre de vue que les modes de vie sont déterminés par le cadre général des infrastructures que propose la société. Or, « les conditions d'une pareille victoire [de sortie nécessaire du capitalisme], elles sont toutes dans les formes sociales que les hommes vont savoir se donner ou non » (page 187 de Sens et non sens de l'Histoire).

« savoir se donner »? Plutôt pouvoir se donner dans un combat unitaire contre les exploiteurs, avec si possible un groupe politique qui représente les revendications et traduit ces dernières sur le plan politique et juridique. L'Histoire nous apprend que la réduction du temps de travail a été une avancée majeure pour que l'emploi salarié soit moins le centre de la vie de la majorité des citoyens. Vercors le proposa dans sa radicalité en projetant « une humanité qui n’aura plus qu’une heure ou deux par jour à sacrifier à la production du nécessaire ». Je vous invite à relire cette lettre privée de Vercors à Pierre Ryaniol, datée du 7 septembre 1966 et ma page intitulée Du contrat social vercorien.

Produire le nécessaire, c'est vouloir une société décroissante. Etre employé au maximum 2h par jour, c'est ne pas craindre que les machines remplacent les hommes dans les tâches pénibles (« ... je crois que la crainte actuelle de la machine n’est pas plus raisonnable qu’elle ne l’était en 1929, lors du grand krach, quand on l’accusait déjà de tous les maux. Et l’on ne peut que souhaiter que l’espèce humaine sache juguler son appréhension du jour où la machine remplacerait la peine de l’homme dans tous les travaux, et en préparer l’avènement »). Par cette idée, il rejoignait Paul Lafargue du Droit à la paresse.

Pourquoi ne pas avoir peur que les machines remplacent les bras ? Parce que, sorti du système, perdre son emploi ou ne pas avoir d'emploi ne sera plus une question centrale. Même, cette question perdra sa raison d'être. Si les humains ne travaillent plus qu'à minima pour la reproduction de la vie, comment vont-ils survivre ? En d'autres termes, comment assureront-ils un revenu d'existence ?  Vercors n'alla pas plus loin dans les implications implicites d'un tel « monde d'après ». Pensa-t-il comme André Gorz au revenu de base? On sait à quel point cette solution peut s'avérer problématique. L'idée du revenu de base provient de libéraux, ne l'oublions pas. Distribué sous la forme d'une somme modique, ce revenu ne supprime pas l'exploitation et la dépendance vis-à-vis du système capitaliste. Les réflexions techniques autour du revenu de base s'étalent sur un large spectre, de la gauche à la droite. Bernard Friot préfère le « salaire à vie » et fait la distinction entre les deux notions. Il théorise également sur une sécurité sociale des productions. Paul Ariès, lui,  appelle à un revenu social démonétarisé.

Vercors répéta qu'il avait toujours dessiné, puis écrit pour dire, pour donner une vision du monde à son clan politique et idéologique, mais pas seulement:

Le monde n’est pas tout entier acquis au communisme, il s’en faut, et ceux qui, même dans le peuple, préfèrent encore une société de libre concurrence demeurent hélas les plus nombreux. Aux partisans du socialisme il n’y a rien à apprendre : ils savent déjà. C’est aux autres, souvent sincères, à ceux qui pensent que la libre concurrence doit être préservée fût-ce, en dernier ressort, par voie d’autorité, c’est à ceux-là qu’il faut montrer que ce qu’ils sont prêts, non à souhaiter sans doute, du moins à tolérer comme moyen extrême, est contraire à ce qui les a faits hommes et, en les ravalant à leur condition native (animale) détruit en eux cette qualité. Ce n’est qu’un premier pas, bien sûr. Mais c’est le plus urgent (Lettre du 31 mars 1972 à André Wurmser).

Vercors se battit donc pour une sortie du capitalisme mortifère. Bien sûr pour des raisons morales: il s'agit de supprimer l'exploitation de l'homme par l'homme au nom de la liberté, de l'égalité et de la fraternité.  Même s'il en parla peu, Vercors s'opposait également à l'exploitation et à la souffrance animales (« L'élevage en batterie est un scandale », écrivit-il à son ami Théodore Monod). Mais aussi et surtout parce que cette sortie du système permettrait de passer de l'animal laborans à l'Homme (voir ma page Du contrat social vercorien). Sur le court et moyen terme, combattre le capitalisme est en effet un moyen pour parvenir à une fin qui était chère à Vercors: le temps libéré pourra enfin être consacré à la libido sciendi. Il faut avant tout « sortir [les humains] de cet état [d'exploitation et de dépendance]. C’est la vraie et la seule grande justification de la machine : permettre au plus grand nombre d’homme possible de n’avoir plus à passer leur existence à « produire pour vivre », et de la consacrer entièrement à “ vivre pour savoir  » (Lettre de 1966 à Pierre Ryaniol).

Le long terme

La libido sciendi - autrement dit le « vivre pour savoir » - fut le mantra de Vercors. Si notre penseur espérait limiter à deux heures par jour l'emploi des humains à la reproduction essentielle de la vie, il voulait substituer l'activité du savoir au fonctionnement actuel de la société. La conclusion du roman Colères relève de cette projection future:

depuis cent cinquante ans, que le nombre de cervelles actives, que celui des échanges se mettent à croître en progression géométrique, et avec eux, la connaissance. [...]

- Alors, le principal, le plus important de tout, c'est les écoles? [demanda Pauline]

- C'est la disparition de la misère, en général. Et du travail abrutissant. Avec une politique de la culture des masses qui reste encore à créer. Tout va de pair. [...]

- Alors il n'y aurait vraiment qu'une chose à faire ? Une seule chose ? Se battre, se battre et se battre pour libérer de leur étouffement ces millions de pauvres cervelles, de cervelles misérables qui ne peuvent pas penser ? [dit Pauline]

- C'est tout à fait en tête dans l'ordre des nécessités.

Ce choix de société implique de nombreux enjeux, qu'ils aient été donnés de manière explicite ou implicite par Vercors:

Vercors ne dit jamais explicitement sous quelle forme se ferait cette activité dédiée au savoir.

  • Sous la forme d'emplois? Et dans ce cas, on pense comprendre que les emplois déjà existants (chercheurs, professeurs, etc.) resteraient en place. Ce qui soulève trois questions:

la masse des exploités, éduquée à l'activité du savoir, rejoindrait-elle le groupe des chercheurs, avec un étalement des responsabilités en fonction des goûts et des capacités de chacun? Qui serait l'employeur? L'Etat uniquement (puisque Vercors ne semblait pas envisager la disparition de l'Etat)?

existerait-il une mutualisation des deux types d'activités? En effet, est-ce chaque membre qui consacrerait deux heures par jour de son temps à la reproduction de la vie et ses autres heures à l'activité du savoir? Dans ce cas, la division du travail s'estomperait, peut-être disparaîtrait. Vercors se montrait mesuré face à l'hyperspécialisation. S'il savait que des experts dans chaque discipline est nécessaire, il ne cessait d'écrire à ses correspondants que l'hyperspécialisation pouvait s'avérer contre-productive. Pour lui en effet, la spécialisation à outrance engendre deux écueils: celui d'avoir une vision de myope et de délaisser une vision globale plus apte à approcher la vérité du monde; celui d'isoler chaque spécialiste dans sa discipline quand la combinaison des domaines de recherches est susceptible de provoquer des découvertes. Pour Vercors, le dialogue et la collaboration entre savants étaient primordiaux.


à combien d'heures s'élèveraient ces emplois? On peut risquer de rester dans une société de la productivité, peut-être plus celle des bras mais celle des cerveaux. Cela voudrait-il dire qu'on transformerait une force de travail par une autre?

  • Sous la forme de loisirs?

les membres de la société devraient-ils mutualiser l'activité de production (2h par jour), puis être libres de leurs activités du savoir? Vercors penchait-il davantage pour la skhole et l'otium antiques, mais cette fois-ci pour tous et non pas pour une élite qui pouvait se permettre ce délice intellectuel pendant que des esclaves/exploités assuraient la production des premières nécessités de la survie de l'espèce? Vercors alla-t-il jusqu'à souscrire au Droit à la paresse de Paul Lafargue? Probablement ponctuellement, mais pas comme un art de vivre, la très sérieuse libido sciendi étant l'optique absolue de notre penseur.


On saisit que, selon que cette utopie postcapitaliste aille vers une forme d'emplois ou vers une forme de loisirs libre ou semi-libre, la société future n'aurait pas le même profil. Selon la direction que prendrait ladite nouvelle société, on se dirigerait vers une société dans laquelle la centralité resterait le travail sous forme d'emploi ou bien une société du loisir. Cette forme collective de vie en société aurait une incidence sur la plus ou moins grande liberté des individus. Reste donc implicitement une réflexion sur l'alliance et l'équilibre entre l'individuel et le collectif. On comprend d'autant plus le danger de telles utopies que les fictions littéraires peuvent prendre des airs de dystopies, même sans le vouloir et sans le savoir. Dans ce type d'utopies, même dotées de bons sentiments d'égalité et de fraternité entre humains, réside souvent une homogénéisation étouffante, une sensation d'un modèle unique d'homme loin de toute diversité et de liberté de choix.

Si Vercors ne donna pas de réponse précise sur l'organisation concrète de cette libido sciendi, il écrivit toutefois un début de réponse:

Le grand loisir général d’une humanité qui n’aura plus qu’une heure ou deux par jour à sacrifier à la production du nécessaire, ne pourra que s’identifier au combat contre l’ignorance, sous toutes les formes (et dieu sait s’il en est!) que ce combat peut revêtir (Lettre à Pierre Ryaniol, 1966. C'est moi qui souligne).

Se libérer du travail aliénant, ce serait pour Vercors avoir l'opportunité de stimuler la fonction cérébrale de l'homo interrogans sorti des brumes de l'animal laborans. C'est une référence à Hannah Arendt. L'utopie postcapitaliste de Vercors envisage le passage du travail à l'oeuvre selon le concept de cette philosophe dans Condition de l'homme moderne. Selon elle, le travail de l'homme transforme la nature pour satisfaire ses besoins. Il n'est pas spécifiquement humain. C'est un travail itératif qui ne distingue pas le caractère individuel de l'homme dans l'espèce. L'oeuvre, quant à  elle, bâtit un monde contre la nature. Elle humanise et permet à l'homme d'appartenir au monde, hors du caractère cyclique donné par le travail. Fabriquer des objets durables place l'activité du côté de l'oeuvre, quand faire des objets de consommation la place du côté du travail. L'oeuvre est donc la condition nécessaire pour offrir un cadre humain, mais elle est non suffisante pour tisser des relations entre les hommes puisqu'elle ne fait qu'établir une relation entre l'homme et l'objet. Vercors opéra, semble-t-il, la même distinction entre travail (= activité de production) et œuvre (=activité du savoir).

La libido sciendi permet d'être plus homme. Planifier dans un « monde d'après » un accès à l'activité du savoir pour tous implique l'instauration d'un haut niveau éducatif et culturel:

je crois que le problème des loisirs est mal posé, parce qu’il est posé dans le cadre absurde de l’option «vivre pour produire». Si l’on ne produit pas, que faire? On devient inutile et le «remplissage» des loisirs n’est plus qu’un palliatif à l’ennui mortel que secrète ce sentiment d’inutilité. L’idée qu’il faut penser dès maintenant à « organiser les loisirs » est une démission lamentable car elle ne fait que conserver l’erreur selon laquelle, en dehors de la production l’homme ne servant plus à rien, on peut seulement l’aider à tuer le temps (fût-ce intelligemment).

[...]

Sa condition est l’ignorance. Ainsi – tant qu’il restera pour lui une once de cette ignorance  – ce pour quoi vit l’homme (ce qui n’est pas animal en lui) c’est vaincre cette ignorance. Dans la condition où il est détenu, incarcéré, l’homme produit pour vivre et il vit pour savoir. En dehors de cela, il ne peut que tourner à vide, se sentir inutile et tuer le temps.

Il s’ensuit que l’être humain devra, presque à la mamelle, en tout cas dès le jardin d’enfants, être élevé dans cette éthique, et même « conditionné », comme il l’est déjà, par exemple, à distinguer le mal de la vertu (Lettre à Pierre Ryaniol, 1966).

Une société de la libido sciendi de tous ses membres permettrait de libérer du temps pour des cerveaux entièrement disponibles au savoir.  On ne peut s'empêcher de penser qu'une telle société est très intellectualiste, qu'elle est uniquement tournée vers l'esprit, qu'elle manque singulièrement de légèreté. Celle-ci semble oublier le corps, les relations entre le corps et l'esprit, les relations inter-personnelles, la vie privée. Or, tous ces sujets relèvent d'un enjeu politique et, lorsqu'ils sont évacués du « monde d'après », ils en disent justement implicitement beaucoup de cette construction de ce « monde d'après » et de celui qui l'envisage.

Les fruits défendus ou l'articulation entre le collectif et l'individuel dans le « monde d'après » de Vercors

Le propos qui suit s'appuie sur le très intéressant ouvrage Les Fruits défendus. Socialismes et sensualité du XIXe siècle à nos jours (2014) de Thomas Bouchet. Certains sont plus critiques.

Ce chercheur s'attaque à un sujet peu étudié, de ce fait original. Quoique éludé par la recherche, ce sujet est fondamental pour comprendre jusqu'où le socialisme pense son combat pour l'émancipation de l'homme. Thomas Bouchet rappelle que cette volonté se déploie dans trois directions:

  • la dénonciation virulente de l'ordre dominant qui opprime
  • la promesse d'un avenir meilleur
  • la détermination des chemins de la libération

La sphère sociale prime, elle suppose l'action collective, ajoute Thomas Bouchet, mais la disparition de toute forme d'oppression s'inscrit dans toutes les sphères de l'existence humaine. Or, outre le combat pour l'émancipation  de l'exploitation engendrée par le mécanisme capitaliste, des socialistes réfléchirent à la libération sensuelle, à la libération de tous les sens du corps. Bouchet rappelle que, parmi les 5 sens de l'homme, on attribue une grande noblesse à la vue et à l'ouïe qui aident l'intellect et pourvoient à la quête du culturel et de l'esthétique, là où on se méfie de l'odorat, du goût et du toucher réputés plus enclins à se rapprocher du corps animalisé.

Ressort globalement la méfiance d'une majorité de socialistes vis-à-vis de la sensualité. Une méfiance, voire une condamnation. Les instincts individuels doivent être canalisés pour tendre vers la frugalité et l'autodiscipline stricte. Néanmoins, quelques figures émergent pour penser positivement la sensualité, et même pour l'inscrire comme déclencheur et/ou aboutissement de l'émancipation sociale collective. Elles font l'éloge de cette sensualité, la pratiquent et/ou lui donnent une place dans leurs choix doctrinaux.

Je souhaite donc reprendre le fil réflexif de Thomas Bouchet pour l'appliquer à Jean Bruller-Vercors. Quelle était sa perception socialiste de la sensualité? « [...] la libération des corps fait-elle plutôt émerger la figure du travailleur, celle du sage, celle de l'être sensuel, ou plusieurs d'entre elles à la fois? » (page 12 de l'ouvrage). Bouchet décline les plaisirs sensuels selon trois ordres: faire la fête, faire bonne chère, faire l'amour. Passons en revue ces trois points par rapport à notre double artiste.

Faire la fête

Jean Bruller-Vercors était-il un homme sérieux, pour ne pas dire austère ? Manquait-il de légèreté ? On remarque nettement un avant et un après guerre. Le jeune homme qu'il fut appréciait les loisirs festifs auxquels il s'adonnait avec frénésie. Le roman autobiographique Tendre naufrage atteste de cette jeunesse dorée. Sa mère témoigne également du tourbillon festif du jeune homme dans une lettre datée de 1922:

Jean est doué d’une façon surprenante. Il trouve le temps de faire des études, du dessin, de la musique, de l’escrime, du tennis, du fox-trot, il est toujours occupé.

Dans l'entre-deux-guerres, Jean Bruller aime toujours autant s'amuser comme en témoigne Jules Romains dans La Revue des deux mondes de septembre 1972:

Quel compagnon délicieux il était! Pendant des années, nous avons vécu ensemble, chaque fois que nous nous rencontrions, une "vie inimitable". Il était plein de fantaisie. Il comprenait tout avant les autres, et mieux que les autres.[...] Je me rappelle un réveillon de Noël, chez eux, sans doute en 1938. Il y avait un certain nombre de personnes, toutes fort gaies. Et Jean Bruller essayait de m'apprendre à danser le Lambeth Walk [...].

Jules Romains, de 17 ans son aîné, aima ce jeune homme vif d'esprit, gai, pétillant, qui improvisait des blagues comme celle où, en visite au château d'Ussé, les deux amis signèrent le livre d'or de noms d'aristocrates. S'esclaffant devant la trouvaille Bourbon-Bruller, Romains s'entendit dire, stupéfait, que la mère de Bruller était née Bourbon, fille de Jean, avant que la chute humoristique du récit n'arrive: le grand-père Bourbon de Jean Bruller était...un modeste tailleur de chambre! Jean et Jeanne Bruller, entourés d'excellents amis venant tous peu ou prou du milieu artistique, avaient une vie sociale active et se trouvaient de tous les dîners. La convivialité était de mise.

Après la Seconde Guerre mondiale, Vercors n'est plus Jean Bruller. Il est devenu un homme grave, profondément marqué par l'inhumanité du monde. C'est également la période noire de sa vie au cours de laquelle il rompt de solides amitiés et son mariage. Le portrait plein de tendresse qu'en dresse Jules Romains dans La Revue des deux mondes le signale:

Mon Jean Bruller d'avant la guerre avait disparu, pour céder la place à un autre homme. Il se prenait terriblement au sérieux. [...] Je ne suis d'ailleurs pas le seul sur qui Vercors ait produit cette impression dans les années qui ont suivi la Libération.

A Lise Romains, Vercors reconnaît lui-même qu'il n'a plus jamais été le même. Il abonde dans le sens du portrait dressé par Jules Romains à son endroit:

Rita vient de me rapporter la Revue des Deux Mondes et c’est avec une douce, triste et tendre émotion – heureuse aussi – que j’ai lu de Romains un petit portrait de Jean Bruller.

Il n’est pas jusqu’à sa réserve à l’égard de Vercors qui ne m’ait touché. Car il est bien vrai qu’après la guerre Jean Bruller n’a plus été le même. Non pour les raisons que Romains paraît avoir imaginé. Mais parce que tout ce que Bruller a vu et vécu pendant les quatre ans abominables de l’occupation l’avaient blessé à une telle profondeur qu’il a mis des années à s’en remettre. Au point (et à preuve) qu’il n’a plus jamais pu reprendre le crayon. Mais là où Romains se trompe, c’est quand il termine sur la pensée « qu’il faut bien peu de chose pour que des relations fraternelles se détériorent ». Bien peu de chose. Il n’a fallu pas moins que ces quatre ans d’horreurs, d’assassinats et de génocides !! Pas moins que cette longue abomination pour que Romains ne retrouve plus son Jean Bruller ni Jean Bruller son Jules Romains, l’un s’étant recroquevillé dans la coquille d’un Vercors un peu noué, un peu froid et l’autre devenu un Nomentanus [Nomentanus le réfugié, ouvrage de Jules Romains paru en 1946] trop déçu par le monde pour vouloir l’extirper de cette coquille en dépit de tout (Lettre à Lise Romains, épouse de Jules Romains, datée de septembre 1972).

Ce style d'existence privée, mais également cette évolution de l'insouciance joyeuse à l'homme grave sont-ils perceptibles dans son art?

L'exercice physique fait partie des plaisirs du corps. Jean Bruller s'adonnait à la navigation. Dans son art, le dessinateur exalta le sport autant comme joie que procure le corps en mouvements que comme dépassement de soi. Quelques dessins de La Danse des vivants offrent une connotation positive sur le thème, notamment le dessin « L'Aide-comptable »:

Même, il fit du sport un thème de ralliement politique au Front populaire. En effet, rappelons-nous que Jean Bruller fut chargé de la fresque des sports et des loisirs pour l'Exposition Universelle de 1937. Or, vous le lirez dans le 27e paragraphe de mon ancien article en ligne, le gouvernement de Léon Blum décida d'une extension d'une Exposition Universelle dont le programme avait été bouclé avant l'élection. Ce geste partisan du dessinateur exalte donc les lois sociales décidées par Blum, il valide sa politique culturelle de loisirs pour tous qui gagnait du terrain sur le temps consacré à l'emploi. Le chercheur Thomas Bouchet garde une place de choix à Léon Blum. Il dévoile la pensée novatrice et audacieuse de Blum. Ce dernier conçoit une émancipation globale de l'homme: « Selon [Blum], le combat socialiste est économico-social, politique, mais aussi culturel et moral » (page 181). Les critiques violentes contre Blum, cette réduction du temps de travail au profit des loisirs qui fut considérée comme une invitation à la paresse, l'exercice pratique du pouvoir qui remodèle les théories, ne permirent pas à Blum de mener au bout son projet d'un socialisme sensuel. Mais une pierre politique, juridique et culturelle était posée. Jean Bruller approuva sans réserve autant ce repos salvateur des corps des travailleurs que cette expression pleine et entière de l'énergie corporelle. Dans son esprit, la convivialité festive est un antidote à l'exploitation capitaliste.

Après guerre, Vercors se retira davantage de la vie sociale. Evolua-t-il dans son rapport à la fête ? Il est intéressant de rappeler que Vercors effectua des callichromies de peintures de Fernand Léger. Les fêtes du PCF, explique Thomas Bouchet, « dénonc[ent] l'exploitation capitaliste et [...] salu[ent] le travail des producteurs » (page 169), mais elles restent encadrées, sages puisque, dans les rangs communistes, l'ascétisme et le contrôle de soi sont préférés à la sensualité. Cette exaltation de la saine moralité dans leurs fêtes est représentée dans Les loisirs (1949) de Fernand Léger. Ce sont, dit Bouchet à la page 254, des fêtes acceptables dont on canalise les débordements. On met en scène la simplicité et la force de saines réjouissances familiales. Telle est la vertu de la fête communiste. En se rapprochant de Léger pour les callichromies, Vercors semble reprendre cette idéologie. La callichromie Le Pain et le vin que Léger peignit en 1949 suggère autant cet appel à la fête du ventre que cette tempérance dans les festivités.

Faire bonne chère

Manifestement, Vercors aimait le plaisir sensuel de la gastronomie. Les témoignages de ses amis ne laissent planer aucun doute: Jules Romains se souvient des soirées autour du vin et des bons plats dans l 'entre-deux-guerres et Jacqueline Duhême raconte que son hôte Vercors savait recevoir ses amis en cuisinant des mets succulents pour eux. N'oublions pas non plus que Vercors publia en 1976 un livre de recettes: Je cuisine comme un chef.

Le plaisir gustatif relève de cette qualité d'homme que Vercors poursuivit pendant des décennies. L'exercice du palais est une éducation au goût et « l'éducation est considérée comme le plus efficace des leviers vers l'émancipation sociale » (page 150 de l'ouvrage de Thomas Bouchet).

Faire l'amour

Si Vercors acceptait la sensualité des corps dans l'exercice de la fête modérée, du sport et de la gastronomie, en revanche il dénigra la sensualité dans l'amour physique, et plus généralement la sexualité. Il était en faveur de l'éducation au goût dans les plaisirs de la table, mais pas de l'éducation du corps sensuel et sexué.

A ses yeux, l'énergie corporelle pouvait trouver un dérivatif dans le sport comme dans le travail artistique et technique, mais pas dans la sensualité de l'amour. Sur ce plan-là, Vercors se situait dans la droite ligne des socialistes et des communistes au modèle ascétique, hygiéniste, aseptisé. Nourris de moralisme et de religiosité, Vercors et  la majorité des communistes considéraient l'épanouissement des corps amoureux d'essence complètement individualiste, mais sans horizons sociaux. Ils craignaient l'esprit de jouissance et imaginaient l'homme livré à ses passions. « D'essence individualiste, elle dévoierait les coeurs et les esprits », tout cela « au dépend de la raison et du sens moral » (page 14 de l'ouvrage de Bouchet).

Face à la sensualité corruptrice, Vercors et nombre de ses amis communistes favorisent le « culte de l'amour pur » (page 91). Et, chez Jean Bruller-Vercors, c'est aussi vrai pour l'amitié. Son affection pour Diego Brosset resta dans son éclat par cet éloignement qui ne leur permit pas de se rencontrer souvent et par la mort prématurée de ce Général (voir Portrait d'une amitié). C'est ainsi que Vercors expliqua la détérioration de son amitié avec Jules Romains:

Vous regrettez, chère Lise, que nous n’ayons pas réussi à nous en expliquer une bonne fois. Mais voyez-vous, je crois que, à quelques nuances près, nous avions bien compris ce qui nous était arrivé à tous deux. Les divergences politiques, elles n’étaient pas telles qu’elles pussent à elles seules expliquer qu’une si vieille et si belle amitié ne passât par-dessus et renonçât à se poursuivre. Il y avait autre chose. Et qui tenait à l’amitié elle-même : nous n’avons pas (en tout cas je n’ai pas) supporté qu’elle devînt moins belle. Peut-être est-ce le propre des « vies inimitables » : il faut qu’elles restent inimitables sinon, si elles deviennent communes, pareilles à d’autres, l’appauvrissement est trop amer. C’est ce que nous avons fui, je crois. Du fait des événements. Quelque chose s’était cassé en moi, en lui. Et nous n’avons voulu ni nous y résigner, ni même le constater (Lettre à Lise Romains, épouse de Jules Romains, datée de septembre 1972).

Dans sa correspondance privée, le quotidien est peu évoqué, voire est délégué à son épouse Rita Barisse. Ce quotidien est annexe par rapport à sa volonté de caramaderie intellectuelle solidaire avec ceux qu'il appréciait, avec cette communication de cœur à cœur, d'âme à âme, souvent dans une volonté idéaliste puisqu'il s'exprimait mieux par lettres que de visu. Ainsi, il espérait conserver l'idéal de la relation, refuser la promiscuité et la désillusion de la quotidienneté.

Ce « culte de l'amour pur » le conduisit, sur le plan amoureux,  à envisager le mariage comme épuré et moralisé. Il n'est qu'à voir comment Vercors revint avec constance sur son amour de jeunesse Stéphanie - vision pure dans son esprit car relation amoureuse non consommée par la chair -, et le récit du mariage virginal de cette Stéphanie idéalisée. Il n'est qu'à voir également cette opposition forte entre la description de sa première vie maritale dénigrée et celle de sa seconde vie maritale hissée vers l'ascétisme de la camaraderie intellectuelle. Chez Vercors le corps sexué est « marqué du sceau de la vulgarité, voire de l'animalité » (page 14). La retenue et le contrôle des passions s'imposent. Le puritanisme et la mystique de la femme se nichent dans l'esprit de Vercors, puis dans sa retranscription artistique.

On apprend dans l'ouvrage de Thomas Bouchet que de nombreux socialistes et communistes opposent leur rectitude morale à la dépravation des dominants (page 107). L'anti-sensualisme se dresse en réaction contre la dépravation bourgeoise. Jean Bruller dessina ces amours bourgeoises médiocres, ce libertinage dispendieux et cette infidélité libidineuse, notamment dans « Tour du monde à prix fixe » et « Les bonnes vacances » de La Danse des vivants:

 

Plus tard, Vercors fustigea cette dépravation bourgeoise dans son récit Monsieur Prousthe (1958), deuxième tome de la trilogie Sur ce Rivage. Dans Le Radeau de la méduse, il écornifla son milieu  social et familial trompeur et libidineux sous couvert d'ascétisme et de vertus sociales.  Et, autour des années 68, il critiqua la libération des mœurs comme une dangereuse diversion face à la lutte contre le capitalisme et contre la société de consommation. « S'émanciper, c'est prendre ou reprendre le contrôle de son corps malmené - corps malade, corps abîmé, corps accidenté, corps en prison, corps réduit à l'humiliation de la prostitution » (page12 de l'ouvrage de Bouchet). La sensualité permissive, fustigée dans ses romans des années 70, détourne de la libido sciendi que Vercors appelait de ses voeux. Vercors était du côté de Proudhon plus que de Fourier, deux figures que Thomas Bouchet analyse longuement.

Contre ce risque d'aliénation, l'esprit doit l'emporter sur les tentations de la chair comme chez Proudhon adepte du modèle puritain de l'ascèse. Vercors prônait la vertu du travail intellectuel, même sous la forme de la skholé. Les tentations de l'amour physique sont fortes face au travail de l'esprit:

Pourtant, l'homme doit lutter, ne serait-ce parce que l'esprit offre des plaisirs bien plus délicats et supérieurs, comprend-on de sa doctrine sur le sujet. La chair est triste, et elle le restera dans sa littérature. Les émois sexuels et amoureux sont toujours décrits négativement, dans le péché et l' immoralité, même s'ils offrent du plaisir (Olga et Egmont dans Colères, Bala et Fred dans Le Radeau de la méduse). La sexualité est pauvrement ramenée à la génitalité. L'amour physique, ce sont deux corps l'un dans l'autre et il faut sauver l'honneur féminin: les couples Kikou-Roger (Comme un frère) et Bala-Fred (Le Radeau de la méduse) sauveront l'honneur de la jeune fille bourgeoise en s'octroyant hors mariage toute la sensualité des corps tout en refusant ces corps l'un dans l'autre. Autant dire que Vercors véhiculait l'hypocrisie conservatrice de la société. Dans une société socialiste du « monde d'après », Vercors accordait à la famille, institution souvent dénoncée comme oppressive, la même place et le même rôle que dans la société capitaliste.

Peut-être faut-il voir en cela ce que Herbert Marcuse critiqua: le « néofreudisme de la sublimation ( concentrer la libido en zone génitale, " c'est laisser " presque tout le reste disponible en vue d'une utilisation en tant qu'instrument de labeur » (page 219). Vercors s'inscrit très probablement dans cette ligne en souhaitant l'orientation des efforts vers la libido sciendi.

De nombreux socialistes ne mesurèrent probablement pas pleinement que le « renoncement au corps par le biais de l'ascétisme est une arme aux mains des possédants » (page 135). Antonio Gramsci l'analysa comme le montre cet article. Vercors le décrivit sans probablement en mesurer la portée. Dans Quota ou les Pléthoriens, toute sensualité de corps sexués est évacuée. Le personnage de Quota semble désintéressé de la chair et obnubilé par sa machinerie capitaliste. Les employés sont mis au pas en travaillant plus, en se fatiguant plus et en renonçant à toujours plus de loisirs. Ils sont comme dévitalisés.

Vercors n'évacue pas le corps sexué de sa doctrine, mais il se dirigeait vers une sensualité éthérée. La libido sciendi implique un sacerdoce qui conduit à une spiritualisation de la chair. Vercors pensait l'affranchissement des corps dans leur dimension spirituelle: « Libérer les corps, c'est en quelque sorte les dématérialiser et leur retirer une partie de leurs caractéristiques charnelles » (page 73). Je rappelle que notre penseur forgea pour son « monde d'après » le mot d'« Estière », contraction entre l'Esprit de l'homme et la Matière dans laquelle il se fondra. Vercors flirtait avec le  transhumanisme et il validait le dualisme platonicien qui faisait l'apologie d'une âme raisonnant parfaitement lorsqu'elle n'est troublée par aucun sens. Surgit dans l'art de Jean Bruller-Vercors la figure du sage éthéré, célibataire (Mirambeau dans Colères) ou marié et débarrassé des tracas de la chair (les narrateurs-personnages des récits de la guerre et de la Résistance).

Dans Les Fruits défendus. Socialismes et sensualité du XIXe siècle à nos jours, Thomas Bouchet liste tous les socialistes plongés dans l'écueil de la réflexion simpliste entre ascétisme et libertinage. Vercors lui-même séparait de manière binaire la fidélité puritaine et l'infidélité libertine dans son rapport aux femmes. Je l'ai démontré à de nombreuses reprises sur ce site. Emerge alors une figure particulièrement intéressante pour contrer cet écueil manichéen: Léon Blum. Dans Du mariage (1907), Blum prône l'émancipation sensuelle aussi bien masculine que féminine. S'il maintient l'institution matrimoniale, il en appelle à une transformation - bien audacieuse pour l'époque - de la vie intime:  histoires amoureuses avant mariage pour apprendre à se connaître et à connaître l'autre, expérimentations à l'harmonie des corps par les jeunes gens, recherche plus mûre de l'harmonie des caractères,  car « l'harmonie dans les mœurs est la meilleure garantie d'une harmonie sociale » (page 131). Jean Bruller ne s'aventura jamais dans cette direction. C'était seulement les émancipations économico-sociale et culturelle du Front populaire qui poussèrent Jean Bruller à voter pour la première fois de son existence.

Moi, Aristide Briand ou comment ramener son modèle politique dans le droit chemin

Si Jean Bruller délaissa les théories sensuelles de Léon Blum, il se rapprocha du Pèlerin de la Paix Aristide Briand. Dans les années 80, il proposa une trilogie autobiographique dont le premier tome s'intitule Moi, Aristide Briand. C'est une biographie de l'homme politique qui, dans les volumes suivants Les Occasions perdues et Les Nouveaux Jours, sera suppléée par l'artiste Jean Bruller. Implicitement en effet, Vercors se perçoit en tant qu'artiste engagé comme un continuateur de Briand. Briand/Bruller, cela sonne symboliquement bien. Les deux hommes entrent en résonance idéologique sur le plan politique.

Sauf que...Vercors gauchit la vie intime de ce célibataire endurci adepte des histoires amoureuses. Il la gauchit en présentant une réalité tronquée de la vie amoureuse et sexuelle de celui qui se rapprochait des principes sensuels d'un Jean Jaurès. Il la gauchit dans un socialisme plus puritain. En effet, le biographe Vercors ne retint que deux femmes dans l'existence de Briand:

  • Jeanne Nouteau, la bourgeoise mariée avec qui son aventure sentimentale entraîna dans la petite ville de Saint-Nazaire un scandale au parfum d'interdit par le procès que l'époux intenta. A Paris, poursuit le biographe Vercors, Jeanne le rejoignit, le quitta pour un ami (« Ma tristesse s'aggravait du fait que j'aimais, estimais mon rival. Pour cette raison je ne dis pas son nom. J'avais eu avec lui une explication sans violence [...] il était sincère, Jeanne - je le savais - portant toute la faute »). Elle revint finalement vers Briand, tout en multipliant les infidélités. Jeanne est présentée comme l'instigatrice de leurs amours naissantes, puis comme une femme frivole et inconstante, comparée au sage, solide et fidèle Briand. Bien sûr, nous aurons traduit le parallèle que Vercors effectue entre Jeanne Nouteau et sa propre première épouse Jeanne Bruller.
  • Berthe Cerny, la seconde femme officielle qui, comme Rita Barisse pour Jean Bruller, « entrait dans [s]a vie au moment qu'[il] éprouvai[t] le plus pressant besoin que quelqu'un [l]'aime » (page 104 de Moi Aristide Briand). Berthe est présentée comme une femme maternante bien sous tous rapports, une femme de modestie, de confiance et de fidélité douce. L'esprit tranquillisé, le corps sensuel en repos par cette liaison plus maternelle que sensuelle, Briand se jette à corps perdu dans la bataille politique, au risque de la rupture avec Berthe.

Entre les deux femmes, Briand multiplie les liaisons sans lendemain, ne peut cacher le biographe Vercors, mais elles sont explicables - excusables dans l'esprit puritain du biographe - par les « contraintes politiques, une certaine indolence » et « [l]e pouvoir est, pour beaucoup de femmes, un miroir aux alouettes » (page 103). Après la fin de son histoire amoureuse avec Berthe, le sujet de la vie amoureuse de Briand est tout simplement clos.

Dans ce gauchissement subjectif, Briand n'est pas un homme sensuel et s'il l'est, c'est toujours... à son corps défendant.

  • Pour prolonger cet article sur une utopie post-capitaliste, je vous signale une série d'articles de très grande qualité de Frédéric Lordon:

Le monde actuel: état des lieux et difficultés de l'échappée

1 - Quatre hypothèses sur la situation économique

2 - Ils ne lâcheront rien

3 - En sortir? Mais de quoi et par où?

4 - Problèmes de la transition

Le monde d'après: propositions et questionnements sur les angles morts

5 - Ouvertures

6 - Fermer la finance

7 - Transition dans la transition

8 - Pour un communisme luxueux

9 - Garantie économique générale et production culturelle

Article mis en ligne le 1er octobre et le 1er novembre 2020