Vercors
dans les années
60-70:
Un
libéral de gauche? Un
anti-capitaliste? Un conservateur bourgeois?
[Cet
article appartient au cycle d'étude sur Vercors et le
capitalisme. Pour prendre connaissance de tous les articles
et de la logique du positionnement de celui-ci, cliquez
sur
ce lien] Argumentaire
ou résumons pour avancer
Années 60-70
et au-delà: un anticapitaliste
toujours libéral?
La contre-révolution
sexuelle expliquée à la jeune génération
Le
conservateur devenu réactionnaire
Le capitalisme et
le corps sexué: idéal ascétique et
Pornland comme
effet de balancier d'un même système
en place
Conclusion
Argumentaire ou
résumons pour avancer
Jean Bruller hérita du
socialisme de ses parents, celui d'une gauche
modérée acquise à l'idée de réformes successives
et progressives au sein du cadre systémique
en place. Il hérita dans le même temps d'une
approche libérale de la société. L'extraction
bourgeoise de Jean Bruller explique cette approche intellectuelle.
Pour approfondir le sujet sur son héritage
familial, allez lire mon article "Jean Bruller face au bouillonnnement
intellectuel et politique des années 1930", dans
Journalisme
et
littérature dans la gauche des années 1930, Rennes,
PUR, 2014.
Le
Jean
Bruller de l'entre-deux-guerres fut donc
un bourgeois libéral de gauche. D'ailleurs,
le citoyen et l'artiste coïncident et se
rejoignent dans cette vision libérale de
la société. Dans la conclusion de mon article
Le
capitalisme est-il soluble dans La
Danse des vivants?,
j'avais donné les critères principaux: l’addition des actions individuelles
fait la société; les individus autonomes
et rationnels sont responsables; l'éducation
et le dialogue raisonnable sont primordiaux.
Parce que son projet La Danse des vivants
se déroula entre 1932 et 1938, il connut
une inflexion et des chaos à cause du 6
février 1934 qui heurta les convictions
de notre dessinateur. Le manichéisme ontologique
s'assouplit (voir ses dessins pour "Rien
est perdu" de La Danse des vivants), les rapports sociaux
antagonistes de la société prirent davantage
de place. Toutefois, la poursuite du projet
fut mise à mal. Je postule qu'alors Jean
Bruller délaissa de plus en plus La Danse
des vivants pour ce motif et qu'il scinda
son art en deux: d'un côté les dessins militants
contre le monde capitaliste (dans l'hebdomadaire
Vendredi entre 1935 et 1936), de
l'autre côté des albums autonomes familiers
de sa pensée originelle (L'Enfer,
Visions
intimes et rassurantes de la guerre).
Après la Seconde Guerre
mondiale, Jean Bruller devenu l'écrivain
Vercors ne se transforma pas idéologiquement,
du moins dans ses fondements. Son essai
La
Sédition humaine
offre cette
vision libérale qu'on lui connaissait avant
guerre, malgré la première apparition de
la réflexion scientifique (à cette époque
plus précisément paléo-anthropologique).
De son imprégnation de la vision libérale
d'avant découla le schéma de l'essaimage
que j'ai appelé à
cette page
la "stratégie de la masse critique". La transformation
individuelle, reposant sur la raison interrogative,
est première dans l'ordre des actions pour Vercors. Et chaque transition
intérieure est censée induire par rayonnements
successifs une transformation globale de la société toute entière.
S'il pensa le capitalisme
à ce moment-là, ce fut de l'extérieur, comme
si réflexion philosophique et réflexion
politique étaient posées côte à côte sans
véritable jonction. Ses fictions des années
40 sont des mises en scène de sa philosophie
morale tournée vers l'Homme personnellement
responsable de ses actes (im)moraux. Parallèlement,
Vercors assistait à de multiples réunions
politiques comme compagnon de route du PCF
et parlait conflit de classes dans un système
capitaliste.
C'est à partir des années
50 qu'il infléchit cette marche parallèle
en tentant cette archipélisation dont j'ai
parlé à propos de son ambitieux roman Colères.
A cette époque - rédaction de ce roman entre 1954 et
1956 -, Vercors était Président du CNE
dans l'orbite du PCF, il avait découvert
la Chine en 1953 grâce au financement de
son voyage par le Mouvement pour la Paix.
Son ambition romanesque, philosophique et
politique n'est donc pas le fruit du hasard.
Avant Colères,
et même de façon minoritaire, son conte
philosophique Les
Animaux dénaturés
connut une
intrusion du capitalisme dans
une réflexion scientifique et philosophique
sur l'Homme.
Dans ces années 50, Vercors
mit en scène les rouages du capitalisme
industriel, mais il avait déjà le regard porté sur le capitalisme de la séduction,
celui qui s'imposa en France surtout dans
les années 60-70 avec le consumérisme. Un
article dans le journal Les
Lettres françaises prouve
dès cette période-là son acuité concernant l'aliénation consumériste
rampante.
On peut donc dire qu'en
1956 Vercors restait le libéral de
gauche anticapitaliste d'avant guerre, mais
que la proportion s'équilibra mieux entre
sa philosophie idéaliste libérale et sa
position anticapitaliste. Même, il tenta
d'articuler les deux, de plus en plus, alors
qu'auparavant elles existaient en parallèle
sans bien se rejoindre. On peut être en
effet un anticapitaliste libéral.
Années 60-70 et
au-delà: un anticapitaliste
toujours libéral?
A partir de ces années-là,
Vercors proposa davantage de récits ancrés
dans le réel. Et si sa pensée théorique
- visible dans sa correspondance, dans ses
essais comme Sens
et non sens de l'Histoire
et Ce
que je crois, dans ses entretiens
comme A
dire vrai - est encore et
toujours imprégnée d'idéalisme et de libéralisme,
en revanche sa littérature dévie davantage
qu'auparavant de son dire théorique.
Allez lire mes deux articles sur les oppositions
entre ses théories et ses fictions: à
cette page et à
celle-ci.
D'abord, si sa philosophie
resta libérale, on le perçut moins. En effet,
Vercors s'appesantit davantage sur les origines
biologiques des racines de l'Homme. Cet
intérêt constant n'élimina pas sa théorie basée
sur le volontarisme conscient de l'individu
d'être plus ou moins homme,
du moins depuis Colères
des individus acteurs de leur temps et de
leur loisir car nés du bon côté de la barrière
sociale. Depuis 1956 s'accroît une
tension entre réflexion ramenée au niveau
strictement individuel et réflexion basée
sur l'antagonisme entre dominants et dominés.
Davantage que dans La
Danse des vivants, Vercors
sait distinguer les responsabilités différentielles.
Et dans ses oeuvres des années
60-70, Vercors accentua cette approche plus
historicisée. Du roman militant Colères,
l'écrivain passa à des romans politiques.
Les personnages sont plus nuancés, moins
manichéens. La classe populaire est présente,
certes à l'arrière-plan puisque Vercors
ne s'aventura pas davantage dans un monde
qu'il ne connaissait pas, mais il ne l'oublia
pas: il montra les conséquences néfastes
des effets de la caste dirigeante et des
puissances du capitalisme sur cette population
plus fragilisée à cause de leurs conditions
concrètes d'existence.
Dans
ses romans des années 60-70, Vercors resta
moins au niveau de la révolte individuelle
contre soi-même. Il souligna surtout la
nécessité d'un refus organisé et interclassiste
de ce système politique et économique imposé.
Il s'agit de Quota ou les pléthoriens
(1966), du Radeau
de la Méduse (1969) et de Comme
un frère (1973). Il faut ajouter
sa représentation théâtrale politisée Le Fer et le
Velours (1969), adaptation
de sa nouvelle des années 40, Un mensonge
politique. Ces fictions sont créées
dans le bouillonnement ante et post-années
68. Elles doivent donc être comprises dans
leurs relations avec l'actualité de
ces années-là. Je vous renvoie donc à ma
page Vercors
face à mai 68.
Vercors commença ses
fictions anticapitalistes par Quota ou les pléthoriens
(1966), dystopie écrite à quatre mains
avec Paul Silva-Coronel comme je l'explique
déjà dans la page consacrée à ce roman.
Le déplacement géographique de cette expérience
de manipulation des clients pour les pousser
à la consommation rapproche le lecteur des Etats-Unis,
épicentre du capitalisme. Les employés de
l'entreprise qui innove grâce au mystérieux
personnage de Quota ne sont pas les
ouvriers de Colères.
Pourtant, ils sont amenés par les nouvelles
techniques de vente à être exploités et
à n'être plus que des objets aliénés. Leur
existence ne tourne plus qu'autour de la
mégamachine production-consommation. Ils
sont les rouages de cette machine infernale
partie en roue libre, prête à tout détruire
sur son passage: humains, relations sociales,
environnement. Les producteurs-acheteurs-consommateurs
pourraient stopper cette pulsion d'achat
arrivée à un point de non-sens. Le système
les pousse à acheter en plusieurs exemplaires
un même objet qui encombre leurs habitats
en indexant l'achat à des augmentations
de salaire. Si l'on y réfléchit bien, quel
intérêt puisque ces objets sont désormais
de trop dans leur vie? C'est sans compter
sur la consommation ostentatoire que René
Girard appela le "désir mimétique"
et Thorstein Veblen la " consommation
ostentatoire de la classe de loisir".
Quota ou les pléthoriens
est un titre
au nom symbolique: le système fonctionne
grâce aux quotas d'objets achetés qui déclenchent
une augmentation automatique des salaires
afin que pléthore d'autres objets soient
acquis. Vercors et Paul Silva-Coronel mettent
en scène l'inquiétante mégamachine décrite par Günther Anders,
vectrice d'un homme unidimentionnel
dans ce monde devenu totalitaire évoqué
par Herbert Marcuse.
Après mai-juin 68, Vercors
publia Le
Radeau de la Méduse (1969) et Comme
un frère (1973). Ces deux romans
fonctionnent en dyptique quant à la composition
des personnages. En effet, Fred et Remi,
deux personnages de la fiction
de 1969, anticipent le dédoublement de Roger-Louis
Touhoine de celle de 1973. Fred et Remi sont des doubles
antagonistes comme Roger et Louis. Ces deux
récits intègrent des éléments narratifs
anticapitalistes et contrebalancent en partie
la philosophie libérale théorique de Vercors.
A
la page Sociologie
de la grande bourgeoisie,
j'ai déjà parlé de la présence de la réflexion
politique anticapitaliste de Comme
un frère et de la prévalence de
l'union des opprimés sur la démarche volontariste
isolée de sa théorie
libérale de 1949, La
Sédition humaine.
Fred et son cousin Remi
du Radeau
de la Méduse sont eux aussi comme
des frères: ils ont été élevés sous la même
toit, dans la famille de Fred, mais ils
ne sont plus frères à cause de leur comportement
divergent. Fred se révolte contre son milieu
bourgeois hypocrite, essentiellement à cause
des mensonges de ces couples infidèles alors
que la fidélité fonctionne
comme un des principes éducatif et moral
de cette classe sociale. Or, Fred découvre
que ces couples - dont son propre père -
sont inconstants. Remi, quant à lui, quoiqu'informé
de cette duplicité, accepte sans sourciller.
Fred se révolte, écrit un pamphlet, quitte
son milieu. Sauf qu'avec le temps, Fred
se comporte sur le plan des mœurs exactement
comme sa classe sociale. La différence -
du moins le croit-il - tient dans le
fait qu'il fait comprendre à son épouse
qu'il a des aventures amoureuses extra-conjugales.
Surtout, Fred se tient à l'écart des questions
politiques et ne lutte pas pour un monde
meilleur: "la politique, je n'ai
jamais voulu m'y frotter". En revanche,
la guerre métamorphose ce Remi si sage et
si intégré à la bourgeoisie. Il côtoie des
communistes, entre en Résistance:
"nous nous sommes
tous fameusement trompés, il n'a rien fallu
de moins qu'une guerre, et que l'occupation,
et cette immense boucherie, et les Juifs
vendus à Hitler, pour nous faire faire ce
chassé-croisé, pour nous remettre à notre
place".
Remi, désillé sur son
milieu selon "l'éthique sociale
qu'on adopte", combat un membre
de la famille:
"L'affaire des
mines d'Anzin, naturellement tu [=Fred]
ne sait pas ce que c'était, les gars
comme toi ne savent jamais rien. Une tentative
de grève, suivie d'une décimation des grévistes,
comme du temps de César et des légionnaires.
Un fusillé sur dix. Et les remerciements
de Korninsky [=le patron des mines et
le beau-père de Remi] à l'occupant, au
nom du patronat français.
[...] J'ai toujours
soupçonné Korninsky. De toute façon ç'aurait
fini par là, si je voulais garder quelque
estime de moi-même: ce qui se passait dans
le pays, à commencer par la famille Provins,
ne me laissait pas d'autre choix".
Le regard de Vercors,
double de ce personnage fictif Remi, est
donc politique. La lutte est solidaire,
et non pas solitaire dans ce roman où la
philosophie libérale est mise en veilleuse.
Après ce roman de 1973,
Vercors proposa des récits de l'évasion
et de l'ailleurs: le récit
fortement autobiographique Tendre
Naufrage
(1974),
les nouvelles fantastiques Les Chevaux
du temps
(1977).
Comme pour La
Danse des vivants,
Vercors scinda en deux ses ouvrages à ce
moment-là. D'un côté les fictions d'évasion
loin du réel, de l'autre des essais - Ce
que je crois
- et des prises de positions politiques
dans les journaux contre les ravages
du capitalisme. Pour quelle raison renonça-t-il
à ce type de romans politiques? A
cause de sa déception post-68. Vercors
observait avec espoir le rapprochement du
PS et du PCF. Le programme commun élaboré
en 1972 rompu, notre penseur vit s'effondrer son
rêve d'un "front" des gauches
qui lui rappelait le Front populaire des
années 30.
Pour conclure sur le
sujet, Vercors fut constant dans son anticapitalisme.
Par contre, sa vision libérale, pourtant
ancrée en lui fortement, subit des évolutions.
Cet
article que j'avais déjà
cité ailleurs distingue essentialisme fort,
essentialisme faible et essentialisme minimaliste.
Je postule qu'avant la Seconde Guerre mondiale,
Vercors - inspiré de Thomas Hobbes - développait
dans ses oeuvres un essentialisme fort -
que La
Danse des vivants
couronne -, avant d'être heurté
par l'Histoire d'abord en 1934 puis à partir
de 1939. Après guerre, il évolua vers un
essentialisme faible que La
Sédition humaine illustre,
jusqu'à progressivement et surtout à partir
des années 50 s'engager dans un essentialisme
minimaliste que Colères,
puis Quota ou les pléthoriens, Le
Radeau de la Méduse et Comme
un frère représentent. En d'autres
termes, à l'essentialisme ontologique, Vercors
ajouta une dimension sociologique indispensable
à une vision plus concrète et réaliste de
l'humain.
La contre-révolution
sexuelle expliquée à la jeune génération
Le
conservateur devenu réactionnaire
Le corps est politique:
corps contraint ou libéré, corps hypo- ou
hyper-sexué, corps confiné ou déconfiné,
corps soumis au rapprochement ou à la distanciation
physique donc sociale.
La morale que l'on fait
peser sur le corps, quelle que soit cette
morale, dirige politiquement un type de
société. Et, par une oscillation du balancier,
avec des idées morales sur le corps et des
idées philosophiques sur l'humain,
on produit des effets politiques.
Autour des années 68,
Vercors porta un regard politique sur les
insurrections ouvrières et estudiantines.
Il les accompagna parce que celles-ci s'opposaient
à l'exploitation capitaliste et à l'aliénation
provoquée par le consumérisme. Il approuva les mouvements
des corps à partir du moment où c'était
des corps à l'arrêt dans les usines pour
lutter en faveur de l'amélioration des destins
opprimés par la machine capitaliste, à partir
du moment où c'était des corps se mêlant
dans le flux des manifestations pour redynamiser
la quête du sens de l'existence au-delà
des contraintes capitalistes. Si Vercors
s'enthousiasma de ces insurrections qui
enraillaient la bonne marche de l'espace-temps
du capitalisme, c'est parce que ces corps
pensants s'interrogeaient sur le sens du
monde et de la condition humaine. Première
étape d'une brèche dans le mur du capitalisme
pour passer à l'étape suivante ardemment
désirée par Vercors: la libido sciendi
ou le mouvement convergent de tous les corps
des humains tendus vers l'activation neuronale,
solidaires dans la communion de cerveaux
libérés prêts à découvrir la Vérité (majuscule
propre à Vercors) sur l'Homme et le monde.
Dans une dualité que
l'on connaît bien de notre penseur, Vercors
réprouva la libération sexuelle des corps.
J'avais évoqué cette double direction opposée
à ma
page Vercors
face à mai 68, et j'avais fourni des
exemples fictionnels contemporains aux événements
68 à ce point
précis dudit article antérieur. Cette
contre-révolution sexuelle expliquée à la
jeune génération est-elle due à l'évolution
moralisante d'un vieux penseur qui dit ne
plus comprendre la jeunesse sur ce sujet
(notamment au début de Tendre
Naufrage)? Absolument pas.
Depuis toujours, Jean Bruller-Vercors est
un conservateur sur le plan des moeurs.
Dans cette
émission de Politikon, le conservatisme
est défini comme la "conservation d'un ordre social
et politique qui repose sur des valeurs
traditionnelles et contre des volontés de
changement et d'émancipation".
Si autour des années 68 Vercors agit pour
ne pas conserver l'ordre politique dans
une critique radicale du capitalisme, il voulait conserver à l'inverse
l'ordre social que souvent on nomme sociétal.
Les fictions Le
Radeau de la méduse
et Tendre
Naufrage, dans une mesure
moindre Comme
un frère, sont écrites en réaction à
la demande de libération sexuelle de la
société. Dans ce contexte et par la force
des événements historiques, le conservatisme de
Vercors
devint donc visiblement contre-révolutionnaire.
Il se montra favorable au droit à l'avortement,
convaincu par la liberté de choix des humains
(surtout des femmes dans ce cas). Et, les
rares fois où il réfléchit sexualité au-delà
de la moquerie et de l'anathème, c'était
dans le sens d'un hygiénisme plutôt que
dans le sens d'une libération sexuelle.
Parler avortement et contraception (2e sujet
que Vercors évita), c'est totalement nécessaire
mais non suffisant puisqu'on n'évoque que
la moitié du sujet sur la sexualité.
Le conservatisme de Vercors
est hérité de sa famille "d'une
excessive pruderie" (Le
Radeau de la méduse), microcosme
d'un milieu bourgeois favorable à la répression
sexuelle. Ce mode de fonctionnement reprend
la trilogie mortifère de la vierge, de la
maman-bourgeoise et de la putain, mutile
psychiquement les femmes pour annihiler
au maximum leur désir et leur plaisir, absout
tacitement les hommes du recours à la prostituée
comme remède à la misère sexuelle (en réalité
comme accentuation de cette misère
et sacrifice de femmes des classes
populaires désargentées dans une société
capitaliste génératrice du chômage
et de la pauvreté). Allez relire ma
page sur Vercors
et le deuxième sexe.
Jean Bruller-Vercors
approuvait-il la morale sexuelle bourgeoise
et son application? Il approuva jusqu'à
la fin de son existence la morale sexuelle
théorique imposée aux humains et réprouva
les entorses pratiques à ces règles répressives.
En effet, comme il le raconta dans de nombreux
récits à teneur autobiographique, il fut
marqué du sceau éducatif de la pureté de
l'âme humaine corrélée à la pureté du corps.
Autrement dit: le corps sexué est condamnable
et il est tacitement condamné par le silence
de plomb qui entoure la sexualité. Le
Vercors transhumaniste rêva d'une
fusion de l'esprit d'un Homme débarrassé
de son corps dans les particules du
monde - la pureté absolue, le monde des
Idées platonicien par excellence -, mais
il dut se contenter d'un réel quotidien
en proie au mariage des corps. C'est
pourquoi sa crainte d'une sexualité culpabilisée
et son approche du corps de l'autre - en
l'occurence le corps féminin dans une
dimension hétéro-normée - exaltent de
tous ses voeux pieux la vierge puis la maman-bourgeoise.
La morale de Vercors contraint le corps
des femmes - d'où son conservatisme par
rapport à l'ordre déjà établi depuis des
millénaires.
Mais la morale de Vercors
contraint aussi le corps des hommes - d'où
sa position cette fois-ci réactionnaire par rapport aux
pratiques cachées de son milieu bourgeois.
Ainsi Vercors condamne l'instauration de
la prostitution, d'abord en n'y recourant
pas (il signale dans Le
Radeau de la méduse
qu'il condamne ses jeunes camarades
bourgeois s'initiant à la sexualité de cette
manière), ensuite en montrant les effets
délétères de la prostitution à laquelle les
femmes les plus pauvres sont contraintes.
Dans son récit Clémentine,
la jeune héroïne possède une haute valeur
morale que l'hypocrite société masque en
la ramenant à sa condition de prostituée
créée par ladite société.
La position morale de
Vercors vient également en réaction aux
mensonges de son milieu qui affiche pourtant
ses bonnes mœurs et la sacralisation du
mariage. On apprend ainsi dans Le
Radeau de la méduse
que la sainte famille bourgeoise
fonctionne sur l'infidélité tue par tous
mais sue de tous: le jeune Fred s'offusque
du rire sous cape de ces bonnes dames bourgeoises,
sa mère y compris, qui se racontent les
péripéties polygames de l'oncle. Il démasque
son père aux "attitudes puritaines"
qui entretient des maîtresses dont Elise
la cousine de Fred. Précisément, la fille
de la sœur de la mère de Fred. Ce détail,
quoique détournée en partie puisque ce n'est
pas la sœur de la mère de Fred qui a une
aventure avec le père, révèle que très probablement
Vercors était informé du lourd secret de
ses parents. Dans ce récit comme dans les
autres, Vercors se focalisa exclusivement
sur les infidélités plutôt que sur le véritable
problème de l'insatisfaction sexuelle ou
du désir émoussé. J'ai dit également à plusieurs
reprises que cette généralisation d'un problème
personnel était tendancieuse, pour
ne pas dire dangereuse. Il est ridicule
de penser que tous les couples sont infidèles.
Il est réducteur de rabaisser les mésententes
conjugales au seul problème sexuel, que
ce soit infidélité ou insatisfaction sexuelle
fidèle. Il est aveugle de bannir toute réflexion
sur le temps qui pèse sur les couples: la
morale monolithique se fracasse quand le
couple amoureux s'éloigne parce que l'avancée
dans l'âge
est susceptible de faire évoluer les
individus et de conduire à une simple amitié,
à une mésentente progressive, voire au désamour
ou tout autre scénario possible; quand le
couple n'a plus de désir mais s'aime encore
(rester et se couper de tout désir, rester
mais chercher ses désirs ailleurs, etc.).
Tous ces questionnements sont ancrés
dans le réel. Dans la petite biographie
Vercors l'homme du silence, ce secret
des parents de Vercors est éventé,
et le vrai souci de Vercors et de sa première
épouse - l'insatisfaction sexuelle commune
- est mis en avant. Dès lors, pourquoi rentrer
de nouveau dans l'orthodoxie en parlant
des "intérêts bien compris"
(= la fidélité des corps) de Vercors
et de sa seconde épouse ? On nous reparle
de fidélité/infidélité comme facteur
explicatif, là où on tait ce qui était le
vrai problème qui avait pourtant était soulevé:
l'insatisfaction sexuelle. Pourquoi s'aligner
sur un Vercors qui s'est constamment ingénié
à détourner le regard hypocrite de la source
véritable de son problème? Et si
la seconde épouse éprouvait peu/pas de plaisir,
le retour à la problématique erronée valide
la morale réactionnaire patriarcale, qui
plus est au détriment des femmes sur laquelle
la répression éducative est la plus féroce.
"Mal nommer un objet, c'est ajouter
au malheur du monde" (Camus).
Du moins cette posture
conservatrice devenue réactionnaire en 68
explique-t-elle la mise en scène de certains
de ses personnages féminins à haute tenue
morale: la nièce du Silence
de la mer et son double modernisé
du Piège
à loup, Nicole des
Armes
de la Nuit, et les diverses
déclinaisons fictionnelles de Stéphanie
l'amour de jeunesse de Vercors. L'intransigeante
posture morale de la nièce du Silence
de la mer est un refus politique
à pactiser avec l'ennemi allemand. Le corps
de la jeune fille est inflexible, à quelques
détails prêts qui révèlent son sentiment
amoureux naissant. Ce corps sexué féminin
pourrait donc être une conquête supplémentaire
du territoire ennemi et une faille de la
nation dominée si la nièce venait à oublier
sa probité morale. Il est un champ de bataille
entre ennemis masculins qui sont en guerre
l'un contre l'autre. Le corps des femmes
relève de cette symbolique. Vercors réflechit
dans le cadre de l'ordre traditionnel ancestral:
le corps sexué féminin est tributaire de
héros virils qui s'arrogent un droit
de propriété et d'usage sur cet objet
politique.
Le capitalisme et
le corps sexué: idéal ascétique et
Pornland
comme effet de balancier d'un même système
en place
Vercors assimilait
la libération sexuelle des corps à un
frein à l'exercice de la pensée consciente
tendue, je le rappelle, vers la quête exclusive
du savoir intellectuel qui frise souvent
le spirituel. L'intérêt sexuel est un obstacle
au travail et à la création comme le suggérait
déjà Jean Bruller dans "Le
sang du poète" de La
Danse des vivants:
Ne peut-on postuler que
la pensée de Jean Bruller-Vercors, par l'incorporation
d'une morale de l'idéal ascétique transmise
par son extraction bourgeoise, incarna en
partie L'Ethique protestante et
l'esprit du capitalisme (1904-1905)?
Cet ouvrage de Max Weber a été critiqué,
il comporte des failles, mais a été réactualisé
par Luc Boltanski et Eve Chiapello dans
Le Nouvel esprit du capitalisme (1999).
L'éthique calviniste du
travail pousse les hommes notamment vers
la valeur travail et la discipline,
donc vers la morale de l'ascèse des corps.
Voici ce que Vercors écrivit en juillet
1968:
"Mes convictions
socialisantes sont la projection dans la
praxis de mes convictions éthiques. L’homme,
objectivement, se définit par le travail,
mais éthiquement (pour moi) il se définit
par le refus de sa condition originelle
(c’est ce que j’appelle sa rébellion). Sa
lutte contre la nature suit deux chemins
parallèles : l’un mène à soumettre celle-ci
à ses besoins matériellement vitaux, l’autre
à l’obliger à livrer ses secrets, à commencer
par ceux qui le concernent lui-même et son
destin".
Lutter pour obtenir les
secrets de la nature, c'est bel et bien
se contraindre au travail cérébral
et intellectuel, c'est mettre son énergie
au service de l'esprit. On peut légitimement
se demander jusqu'où iraient le sacrifice
de soi (l'individuel dans le collectif)
et la privation des plaisirs ( pas uniquement
sexuels) dans ce "monde
d'après le capitalisme" de Vercors. Le
corps, donc le corps sexué, est oublié dans
cette optique. Vercors, en accord avec le moralisme du PCF, aspirait ainsi à
un socialisme puritain, loin du "socialisme
gourmand" qu'évoque Paul Ariès
(qui n'est pas un synonyme de débauche). Dans ses fictions et ses mémoires, l'analyse de la représentation des corps
et des sens ainsi que de leur place dans son projet
de libération individuelle et collective
le démontre amplement.
Son socialisme austère rejoint l'une des
deux branches originelles de ce courant
politique.
De nombreux intellectuels
des années 68 - les psychiatres délaissant
les théories freudiennes, les philosophes
(notamment Henri Lefebvre), les situationnistes,
les féministes - réfléchirent à l'impact
du capitalisme dans la vie quotidienne.
Ils oeuvrèrent pour la libération sexuelle.
Vercors confondit cette aspiration d'une
sexualité libérée des carcans étouffants
d'une grande partie de la société avec
le libertinage souhaité par une minorité.
Il généralisa ainsi la volonté de la licence
sexuelle à la jeunesse entière, ce
qui l'amena à exalter dans ses romans de
l'époque - Le
Radeau de la méduse
et Tendre
Naufrage
- la retenue sexuelle et
l'abstinence de son jeune temps (du moins
la sienne et celle imposée à de nombreuses
jeunes femmes puisque l'écrivain raconta
la sexualité prostitutionnelle à laquelle
recouraient ses jeunes congénères).
En refusant cette libération
de la société de 68, il perpétuait la soumission
des corps à la misère sexuelle, il allait
à contre-courant de la libération progressive
des femmes, donc de la libération corrélée
des enfants, alors même qu'il déclara dans
Le
Radeau de la méduse
que "c'est la malédiction
de l'enfance qu'elle soit dépendante".
Ajoutons: encore plus quand le joug patriarcal
pèse sur les destins. La libération des
femmes et des enfants est lente, l'évolution
des mentalités étant la plus difficile à
mouvoir et les contre-pouvoirs idéologiques
luttant pour maintenir l'ordre établi. Ce
n'est que récemment que la parole contre
les violences sexuelles commence à être
audible, alors que les mouvements féministes
se battent depuis des décennies. Beaucoup de militants voulaient
renverser l'ordre social, mais pas forcément
l'ordre genré.
Allez écouter cette
émission et cette
émission
sur France culture.
Certains hommes ont profité
de ces années d'effervescence pour réclamer
l'autorisation au grand jour des relations
sexuelles entre adultes et enfants. Dans
une tribune du journal Le Monde du
26 janvier 1977, des artistes de renom se
fourvoyèrent dans cette pédocriminalité. Il
n'y est question ni de viol ni d'inceste,
mais de consentement. Or, et le récit récent
de Vanessa Springora le démontre, l'emprise
d'un adulte sur un enfant malléable est
facile. Le consentement d'un enfant ne peut
être éclairé. Cette dérive inacceptable
ne ressemble en rien à de la libération
sexuelle. Le nom de Vercors ne figure pas
dans cette tribune. Et on comprend pourquoi.
Toutefois, Vercors prêta
sa plume à Plaidoyer
pour une âme. L'affaire Gabrielle Russier
(1970). Cet ouvrage défend une institutrice dans
une affaire sensible de détournement de
mineur. Il s'appesantit surtout sur les
errances de la justice et l'acharnement
de cette dernière sur la protagoniste. Vercors
intervint ainsi dans le livre sous cet angle:
"L'Affaire
Gabrielle Russier m'apparaît comme une survivance
des plus vieux préjugés que nourrit la classe
dominante, aggravée par la sclérose d'une
justice à son service. Il n'est pas dit,
malheureusement, que ces préjugés ne survivraient
pas à un changement du système social".
La
participation de Vercors à cette défense
est étonnante quand on sait notamment tout
ce qu'il préconise dans ses fictions concomittantes,
à savoir la chasteté des jeunes le plus longtemps
possible. Il reste des mystères dans une
personnalité et celui-ci en est un.
La société pornographique
actuelle n'est pas non plus synonyme de
libération sexuelle, bien au contraire.
Pornland
est notre contemporain inquiétant: corps
dénudés à profusion, sexualité
humiliante, violente, dégradante, soumission
à des normes de performances et de mécaniques
corporelles. Société d'un spectacle mensonger
qui maintient la misère sexuelle. Cette
société est la conséquence de l'inaboutissement
de la libération sexuelle. Elle est le reflet
d'une restructuration d'un capitalisme souple
qui a su dès les années 68 récupérer les
revendications. La société
de consommation
a évolué en capitalisme de la séduction. La
séduction est une industrie
à créer et à façonner les désirs. Le capitalisme
a su se renouveler et survivre en intégrant les nouvelles exigences
de la société de 68, mais dans
un détournement et un dévoiement propices
au profit.
L'émancipation n'est
ni dans l'idéal ascétique de L'Ethique
protestante et l'esprit du capitalisme
auquel Vercors souscrivit, ni dans la porn
society vulgaire d'un capitalisme qui transforme l'humain
en marchandise. Ce sont les deux faces d'un
même système aliénant et mortifère. Leurs
effets sur la vie réelle sont désastreux.
Conclusion
Dans ces années 60-70
et jusqu'à sa mort, Vercors accentua sa
critique radicale du capitalisme. Il s'allia
à un socialisme démocratique, anticapitaliste,
antistalinien et antiproductiviste.
En juillet 1968, dans une lettre, il s'inquiétait
de "[...] la forme même que prennent
les sociétés modernes, du seul fait de la
production industrielle. Dans les sociétés
capitalistes, par la force des choses, et
les USA en donnent l’avant-goût, le phénomène
du couple production-consommation prend
le pas sur tout le reste, et son développement
devient un but en soi, qui stérilise d’avance
toute naissance d’une éthique fructueuse
pour « l’humanisation » en devenir. Mais
les sociétés capitalistes sont-elles les
seules à courir ce danger ? Je ne le crois
pas. Où que se développe le couple production-consommation,
la force des choses tend à produire le même
effet, qui est de devenir un but en soi,
même dans les sociétés socialistes".
Vercors
s'opposait donc à la gauche productiviste
et militait pour un socialisme "à
visage humain". Le marxisme, dit-il
toujours dans cette lettre, ne l'intéressait
que dans la mesure où il a pour vocation
de libérer les humains de l'exploitation
et de l'aliénation d'une forme d'emplois
et d'une forme de vie contrainte. Il est
l'étape première indispensable pour pouvoir
débuter les propositions éthiques de
Vercors. Ce dernier estimait que le
marxisme n'envisageait pas ce post-capitalisme:
"Il faut libérer
l’homme pour qu’il puisse réaliser toute
son « humanité » ; mais ce que cette « humanité
» devra être chez l’homme ainsi libéré,
le marxisme ne le dit pas, parce qu’il tient
cette « prospective » pour illusoire et
prématurée. Et c’est en quoi je ne suis
pas d’accord. A mes yeux, il y a là un «
vide » que les hommes comme moi essaient
de combler, car il comporte divers dangers.
L’un est que les moyens employés en cours
de route pour cette libération n’en viennent,
quand ils sont mauvais, à altérer d’avance
cette « humanité » en gestation".
Pour prolonger cette idée conclusive et
le cycle d'étude sur Vercors
et le capitalisme, allez lire mon article
intitulé Utopie post-capitaliste
ou le "monde d'après" selon Vercors.
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