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Collapse

Préambule: Adrastia?

L'année 2018 qui s'est achevée a médiatisé, de manière encore plus accrue qu'auparavant, le récit de l'effondrement qui vient. Ce récit insiste sur le caractère inéluctable de ce collapse: Adrastia - du grec ancien Adrasteia - « auquel on ne peut échapper ».

Des penseurs, devenus très médiatiques, sont à l'origine de la collapsologie. Dans Comment tout peut s'effondrer, Pablo Servigne et Raphaël Stevens déroulent une étude sourcée, appuyée sur de nombreuses données scientifiques, de l'effondrement de notre société thermo-industrielle. L'effondrement est déjà en marche, il s'accélère, disent ces auteurs ayant lu Collapse de Jared Diamond. Que l'origine de la catastrophe provienne des désastres écologiques aggravés par le monde capitaliste débridé, qu'il provienne d'un effondrement économique et/ou politique, l'effondrement initial entraînera par cascades successives les autres effondrements. Ceux-ci sont corrélés. L'enjeu systémique fait donc entrevoir un cataclysme sans précédent, un chaos mondial. Dès lors, quelle survie pour l'humanité ?

  • Vous pouvez retrouver Pablo Servigne et confrères dans d'innombrables entretiens écrits, par exemple les six épisodes synthétiques de 20minutes, la revue Socialter qui a consacré un numéro spécial à ce sujet. Mais aussi dans des quantités de vidéos, notamment Thinkerview, les chaînes consacrées à ce thème comme Présages, Sismique, Next, etc.

Leurs récits homogènes ont un potentiel envoûtant. Ils façonnent petit à petit nos imaginaires à force d'être répétés, au risque d'une prédiction auto-réalisatrice. Aussi des voix s'élèvent-elles contre cette collapsologie pour nuancer, voire s'opposer à elle. Par exemple, cet article, ou celui-ci (entre autres voix réticentes voire dissidentes sur Internet) qui brocarde l'aspect réactionnaire et dépolitisé du discours hégémonique actuel. Cette dépolitisation de la question écologique, parce que refusant la conflictualité, est analysée longuement dans Terrestres.

  Vous pouvez également écouter Vincent Mignerot, dans l'émission Présages qui, sans s'opposer trop frontalement car sans citer les noms de ceux dont il désigne pourtant les théories en vogue, fait tomber quelques mythes de ce nouveau récit de l'apocalypse.

Cette actualité m'a amenée à proposer cet article. Vercors pensa les effondrements, il les dessina, il les écrivit. Il en vécut un, majeur: la Seconde Guerre mondiale. Ainsi, malgré l'éloignement temporel, nous trouvons des réflexions communes, ne serait-ce que parce que la notion d'effondrement semble au cœur des préoccupations millénaires des humains.

Effondrements: inventaire

Apocalypse

Vercors ne croyait pas en l'éradication totale de l'humanité. Interrogé par le journaliste Gilles Plazy, il convint que cette sombre perspective était possible, mais finalement peu probable:

Croyez-vous que l'humanité puisse être anéantie? Ou qu'après avoir survécu à la Seconde Guerre mondiale elle puisse survivre à n'importe quel désastre?

- Totalement anéantie ne me paraît pas possible, serait-ce à coups de bombes atomiques. Je crois qu'elle survivrait à tous les cataclysmes - mais, comme dit l'autre, dans quel état...

- Même après une disparition de l'ozone, l'effet de serre, la fonte des glaces polaires?

- Non, vous avez raison. Mais ça c'est de l'ultra-futur et il peut se passer bien des choses entre-temps. Même le proche avenir n'arrive jamais comme on l'avait prévu" (A dire vrai, page 168)

Il ne s'aventura jamais dans le récit d'un déluge au sens biblique du terme. Le cataclysme, si un jour il avait lieu, serait déclenché par les actions humaines. Toujours au journaliste, il précisa:

Ce n'est pas la planète que les trous dans l'ozone ou l'effet de serre mettent en danger, elle s'en moque, c'est nous avec notre environnement. Ce sera désormais un combat entre nous et nous, entre les hommes avisés et les lourdeurs paralysantes de l'industrie et de l'économie; et les habitudes prises actuellement intouchables: automobilistes fous de voitures et prenant seuls la leur sans passager; chasseurs tout aussi fous transgressant les lois, tirant sur tout ce qui bouge et faisant disparaître les espèces menacées. La lutte sera sévère, et longue, et incertaine" (A dire vrai, page 161. C'est moi qui souligne).

En effet, ce n'est pas une crise de la nature. Sur la longue durée, celle-ci est capable de se régénérer. La menace provient de la discordance entre la destruction rapide des écosystèmes et la durée plus importante de cette régénération. Aussi la terre ne sera-t-elle plus habitable pour les êtres humains.

En revanche, Vercors envisageait l'extermination partielle de populations, exclusivement à cause d'inconséquentes décisions humaines. C'est essentiellement la guerre à laquelle il pensa comme origine de cette catastrophe. Ainsi, si Vercors fit une brève incursion dans la science fiction, c'est en tant qu'illustrateur de Deux Fragments d'une histoire universelle. 1992 d'André Maurois. Dans ce conte fantaisiste, Maurois imagine une guerre interplanétaire entre les Terriens et les Lunaires. Aux frappes d'un rayon puissant contre la Lune répond en représailles la destruction de la ville de Darmstadt par les ennemis lunaires à la technologie aussi avancée - si ce n'est davantage - que celle des Terriens. La 7e eau-forte de Jean Bruller montre notamment les lieux ravagés par cette guerre-éclair.

Ce caractère fantaisiste plaisait à Jean Bruller qui utilisait l'humour noir lorsqu'il regardait ce réel horrible afin, souvent, de mettre à distance la douleur. Voici ce qu'il dit quand Gilles Plazy lui demanda sa réaction en 1946 à propos de la bombe lancée sur Hiroshima:

Figurez-vous que, sur l'instant, ma première pensée a été pour le prodige scientifique: on était parvenu à désintégrer l'atome! C'était pour des millénaires une énergie inépuisable! Curieusement et un peu comiquement, la première image qui m'était revenue, c'était celle d'une très vieille caricature anglaise: à la place d'une maison un trou énorme et fumant; au fond duquel, en guenilles mais enthousiaste, un chimiste crie à sa femme consternée sur le bord: " Chérie! J'ai réussi à briser l'atome! ". Ce n'est qu'au fil des heures que j'ai commencé de mesurer les effets effroyables sur une population entière, vieux, femmes et enfants compris (A dire vrai, page 108)

C'est surtout l'Histoire qui était contemporaine à Vercors qui l'inspira dans ses récits. S'il ne mit pas en scène l'hécatombe démographique lors d'une guerre atomique, il décrivit minute par minute l'extermination des habitants du village d'Oradour-sur-Glane par les troupes allemandes dans la nouvelle Les Mots.

La Nuit des temps

Ainsi, plutôt que de parler de la fin du monde, il convient davantage de parler de la fin de mondes. Dans la dystopie apocalyptique La Nuit des temps, René Barjavel, auteur très critique vis-à-vis des sciences et des techniques, narre la disparition de Gondawa, civilisation ancienne techniquement très avancée qui, comme l'Atlantide, connut un âge d'or avant de s'effondrer.

Pourtant, Vercors délaissa la science-fiction. A Gilles Plazy qui lui suggéra que la SF aide à réfléchir à ce qui se passe après un cataclysme, l'écrivain répondit:

Je n'en crois rien. Il n'est pas d'exemple qu'aucune anticipation, scientifique, politique ou sociale n'ait pas été plus tard démentie par les faits. Tout arrive toujours autrement que ne l'avaient prévu les esprits les plus avertis.

- Pourtant Sylva, Les Animaux dénaturés sont bien un peu de la science-fiction?

- Absolument pas.  Ils ne sont que la mise en exemples imaginaires de mon essai sur La Sédition humaine. Une sédition qui n'est pas au futur, mais qui depuis plus de cent mille ans a spécifié l'humain. Déterminer non dans le futur, mais dans le passé, la frontière qui sépare l'homme minimal de l'animal supérieur n'est pas de la science-fiction (A dire vrai, page 135)

Vercors évoqua donc les effondrements de civilisations passées et refusa les prédictions pour notre avenir. Pensons au dessin sur Carthage dans La Danse des vivants :

Cette paradoxale fragilité de civilisations prospères et solides, Vercors l'expliqua par la violence et les guerres dans la longue marche incertaine vers l'hominisation. La sédition de l'homme connaît, dixit Vercors, des retours en arrière propices à ces effondrements civilisationnels. Dans Sens et non sens de l'Histoire, même s'il fut assez bref, il mentionna ainsi quelques écroulements d'empires.

Ce qui intéressa au plus haut point Vercors, ce fut la nuit des temps de nos ancêtres soumis à leur environnement et aux changements climatiques. Or, ce récit est autrement plus encourageant dans le sens où malgré les cataclysmes naturels brusques ou grâce aux changements climatiques progressifs, l'hominien survécut. C'est même sa lutte contre ces obstacles écologiques, sur lesquels il n'avait aucune prise, qui le hissa vers l'interrogation, ce concept-clé de notre spécificité humaine selon Vercors:

Aux catastrophes naturelles qui détruisent brusquement un milieu vital, une écologie, l'animal le mieux pourvu ne peut pas s'acclimater, donc survivre. Son atavisme est organisé en fonction de ce milieu, ses rapports avec lui sont inscrits dans ses gènes, il n'y a aucune souplesse dans ces rapports. Bref, l'animal est un avec son milieu, et ce qui arrive à l'un retentit aussitôt sur l'autre. Au contraire, attention, interrogation, angoisse forment, avec l'environnement, une sorte de dissidence, d'antagonisme: on ne peut en effet observer que ce dont on se sépare, et c'est cette distance qui va permettre aux groupes sociaux humains de prévoir, de chercher et de choisir le remède aux modifications du milieu naturel. L'homme fait deux avec la nature, et ce divorce le sauve. Quand la disparition progressive des forêts équatoriales, due à quelque oscillation climatique, le prive de ses aliments végétaux habituels, il ne s'y laissera pas lentement mourir de faim comme ses congénères forestiers. L'angoisse, l'interrogation l'avertissent, lui font transcender sa condition native [...]; il refuse la condamnation et, quittant le milieu où il est né, dont il est né, au sein duquel il a toujours vécu, il va chercher dans la savane une nouvelle nourriture - premier et unique exemple de transmigration vitale. De végétarien-né il se fait prédateur: chasseur et omnivore. [...] Tout autre animal eût succombé et disparu (Sens et non sens de l'Histoire, page 26).

Vercors illustra son concept dans la nouvelle Les Castors de l'Amadeus. Face à un cataclysme naturel, les castors réussissent à échapper à la mort en se déplaçant pour reconstruire leur habitat dans des conditions identiques. Cet atavisme leur assure certes la survie. Mais, contrairement aux humains, leur absence d'interrogation ne leur permet pas de bâtir autrement pour éviter que ne se reproduisent les futurs dégâts. Mêmes causes, mêmes effets si la pensée ne cherche pas d'autres solutions plus viables.

Plus tard, les hominiens connurent un climat plus clément, ce qui leur permit de croître:

Les masses glaciaires, en reculant, permettent aux forêts de s'éployer, au gibier de s'accroître. On devient plus nombreux et l'on commence à s'installer. L'on chasse et l'on pêche (Sens et non sens de l'Histoire, page 30).

Vercors évoque alors dans cet essai l'utilisation de plus en plus importante, de plus en plus précise des matières premières que la nature offre à nos ancêtres, au risque d'une pression écologique croissante des hommes sur leur environnement.

  • La confrontation entre la double pensée théorique et fictive de Vercors sur le sujet et l'ouvrage Cataclysmes. Une histoire environnementale de l'humanité de Laurent Testot pourrait faire l'objet d'un article à part entière.

Ravage

Fin du monde? Ne vaut-il pas mieux parler de la fin de notre monde?

René Barjavel l'inventa dans sa dystopie Ravage en imaginant la disparition de l'électricité et l'apocalypse qui suivit dans la Capitale avant qu'un groupe de survivants ne quitte la ville pour se réfugier dans le sud de la France.

Vercors, lui, réfléchit à la société thermo-industrielle dans ses expériences personnelles. Il comprit avec acuité l'inextricabilité des interconnexions des communications sur les territoires, leur dangerosité donc si tout venait à s'effondrer, mais aussi leur puissance extraordinaire. Notre monde est un monde de flux, et le pays qui représente le plus ces constructions interconnectées, c'est les Etats-Unis. Dans ses mémoires des années 80, il raconta son voyage professionnel en Amérique en 1946:

Mais dans l'immensité américaine, quel vélo de sept lieues permettrait d'aller ainsi de ferme en ferme, que séparent  des espaces insurmontables? Un cataclysme comme le nôtre en 1940, et tous les habitants de ces villes artificielles crèveraient bientôt sur place.

Et alors je compris pourquoi toute cette agitation, pourquoi cette production haletante. Là où en France suffirait un vélo, il faut en Amérique une voiture puissante; où suffirait un simple garde-manger, il faut un bon frigo et un congélateur. Je m'expliquais ces masses d'objets " standardisés " qui rendaient les vitrines si semblables et si ennuyeuses à Frisco comme à New York, à Chicago comme à Chattanooga; alors que lécher celles, si différentes, de Londres, de Bruxelles, de Milan ou de Sienne est un plaisir plein de curiosité. Aussi étrange que cela pût paraître, l'image qui me venait, c'était celle, symbolique, de Robinson sur son île trop grande pour lui. Il l'a civilisée et cultivée, mais il ne peut s'arrêter un seul jour. Une paresse, une maladie, et la jungle de nouveau envahit ses chemins [...] et tout est à recommencer. L'américain, assis sur [...] ses matières premières, jouit d'une puissance nationale apparemment indestructible. Mais sans se le dire, [...] il sait que tout dépend de communications [...]. Que celles-ci soient détruites ou paralysées, et sa très confortable American way of life retombera vite dans la détresse des premiers pionniers" (Les Nouveaux jours, page 98).

Presque 30 ans plus tard, la France n'est pas exempt de  réflexions sur la fragilité de la société thermo-industrielle lorsqu'une crise arrive comme celle des chocs pétroliers au moment où Vercors publia son essai Ce que je crois :

L'économie - voilà qui nous conduit tout droit au point suivant; et spécialement depuis que la subite pénurie d'énergie et la hausse de son prix semblent remettre bien des choses en question: cinq cents ans peut-être de suprématie occidentale, une prospérité un peu arrogante et une bonne part de nos façons de vivre.

Ce qui, en cette matière, me surprend le plus c'est la surprise de l'opinion; et plus encore celle des hommes au pouvoir; Ma propre surprise est déjà vieille devant cette imprévoyance. Comme si cette pénurie n'était pas prévisible! Comme si les réserves de pétrole n'étaient pas inépuisables! Et comme si un riche héritier, longtemps insouciant et prodigue, mais voyant ses ressources se réduire comme peau de chagrin, n'en deviendrait pas du même coup avare - et exigeant! Comme si, surtout, l'incroyable accélération d'une production désordonnée et répétitive pouvait être indéfinie! Or, quand une économie ne peut s'équilibrer que comme la bicyclette: dans la fuite en avant, comment ne pas s'attendre à ce qu'un jour, elle craque?

Les craquements sont là, on les entend. Et c'est encore une fois l'histoire de Charlot horloger: l'aveuglement des spécialistes, et la confiance de trop de gens qui les croient infaillibles. [...]

[...] les experts prouvaient à qui mieux mieux - et les gouvernements faisaient chorus - qu'une expansion industrielle illimitée apporterait à la France et au monde une prospérité perpétuelle...

Premier résultat de ce processus: tout à l'essence, pour cause de rentabilité. Abandon et disparition des vieilles sources d'énergie telles que le bon vieux charbon (la Pologne a été plus prévoyante!), le cheval de labour et le vent dans les voiles. Ces abandons irréversibles, sans aucune réserve de sécurité, m'ont toujours inquiété: en cas de nécessité soudaine, plus de pêcheurs encore capables de maîtriser cette navigation, plus de locomotives pour tirer les convois, plus de chevaux pour tirer la charrue. Nous nous sommes mis à la merci du moindre conflit mondial: faute d'essence, tout s'arrête. Je me défends des visions excessives, mais ne peux quand même pas tout à fait éluder celles de trains et de camions paralysés, de tracteurs rouillant dans les hangars, d'immenses champs en jachère, de bateaux pourrissant à l'ancre, de villes sans ravitaillement... Mais allons! nous n'en sommes pas là. Peut-être même la crise due (en partie) à la pénurie relative d'énergie aura-t-elle un effet, au moins, de positif: peut-être évitera-t-elle une crise plus grave, une crise par indigestion, par étouffement, un retour désastreux à 1929.

Ce long paragraphe, sur lequel je reviendrai plus bas dans cette page et que je compléterai de sa suite tout aussi pertinente, n'est-il pas brûlant d'actualité? On peut certes revenir sur certaines assertions grâce à notre recul temporel, mais la réflexion pourrait parfaitement, avec quelques actualisations, être écrite à notre époque. Que s'est-il passé entre ce constat de 1974 et aujourd'hui? Les gouvernements acquis au capitalisme débridé ont poursuivi sur la même voie. La catastrophe écologique et humaine s'annonce encore plus grave.

Vercors mit en scène l'effondrement d'un monde pour un autre dans Quota ou les Pléthoriens. Cette dystopie se présente comme le laboratoire de l'effondrement en accéléré de l'ancien monde pour bâtir un monde capitaliste dénué de sens où les ressources naturelles sont exploitées à outrance, où les producteurs-consommateurs sont piégés par la valeur travail et l'hyper-consumérisme, où la dépossession et l'aliénation de leur existence sont criantes. On le comprend à la fin, ce pays, expérimentation du succès ou de l'échec de ce nouveau monde, précipite son peuple vers un effondrement systémique. Hélas, on devine qu'il servira bientôt de modèle pour les autres nations.

Les tropis des Animaux dénaturés voient aussi leur monde s'effondrer, du moins se transformer par l'arrivée des paléo-anthropologues et par leur médiatisation soudaine. Leur exploitation souhaitée par l'industriel capitaliste Vancruysen, si les tropis avaient été reconnus comme des animaux par la loi, aurait constitué un cataclysme sans précédent pour eux. Leurs échanges avec les héros de ce conte philosophique, riches d'évolutions mutuelles, ouvrent la voie à un autre monde que Vercors ne développa pas, laissant la fin ouverte.

Effondrement moral, effondrement de la morale

La Seconde Guerre mondiale constitua un effondrement majeur dans la vie de Vercors comme dans le monde. Dans Le Silence de la mer, l'oncle et la nièce tentent de vivre comme avant, mais comment faire fi de l'officier allemand Werner von Ebrennac qui, par sa seule présence, montre que l'ancien monde n'est plus ? Les protagonistes résistent en fonction de leurs valeurs morales, et ce sont ces idéaux qui les guident qui les aident à ne pas s'effondrer moralement. D'ailleurs tous les personnages de ces récits de guerre qui sont entrés en Résistance, qui gardent espoir dans leurs idéaux, ne connaissent pas cet effondrement psychique, du moins ils le combattent rapidement (dans Désespoir est mort).

L'aveuglement et la naïveté servent le maintien psychologique. Une fois les yeux dessillés, toutefois, les héros sont laminés par cette « tempête sous un crâne » qui les submerge. C'est le cas de Vendresse de L'Imprimerie de Verdun, frère de Thomas Muritz de La Marche à l'Etoile. Le héros du récit L'Impuissance, dès l'enfance animé par l'amour exacerbé de la justice, commet un holocauste de ses livres et de ses objets d'art qu'il estime vains face aux monstruosités de la guerre. Apprendre la mort atroce d'un de ses amis dans un camp d'extermination et la tragédie d'Oradour-sur-Glane l'amène aux portes du désespoir. Cet effondrement psychique, l'effondrement de l'homme, les prisonniers des camps de concentration le connaissent par expérience, tels les héros du Songe et des Armes de la nuit. Pour les dominer, les soumettre et les anéantir, les tortionnaires les réduisent à leurs corps, à leurs besoins, en les affaiblissant à l'extrême, jusqu'à la mort.

Après guerre, la nécessaire reconsolidation des idéaux humanistes, des idéaux de solidarité, d'égalité, de liberté entre les hommes se concentra sur les pays de l'Est dans lesquels les intellectuels communistes et les compagnons de route comme Vercors mirent leurs espoirs. Ceux-ci connurent plus ou moins rapidement en fonction de leurs itinéraires politiques respectifs un nouvel effondrement idéologique face au réel. Ils tentèrent de contourner ce nouveau cataclysme en cherchant d'autres modèles: de l'URSS, à la Chine, à Cuba.

Au-delà, Vercors partit en quête de la définition de l'homme. Il passa le reste de son existence à trouver le sens de l'aventure humaine et à bâtir une éthique à la manière de Spinoza. Il conjura ainsi son propre effondrement moral dans l'action. Il put donc conclure:

je crois en l'espèce humaine; je crois [...] en sa capacité d'adaptation aux circonstances les plus critiques et les plus désastreuses; je crois surtout [...] que telle est sa complexion qu'elle n'agit, pour s'adapter, que sous la pression de la nécessité la plus urgente. [...] je doute que les vrais remèdes soient employés ni même envisagés ni même pensés avant que le péril culbute cette inertie. Mais alors les moyens formidables dont disposent les pays d'abondance [...] sont tels que, si ces nations le veulent, tous les remèdes seront trouvés. Trop tard, bien sûr, comme toujours, et quand déjà les victimes seront nombreuses. Mais pas si tard que la pire catastrophe ne puisse être évitée (Ce que je crois)

Résiliences

La résilience est la capacité à résister aux chocs. Une fois l'homme confronté à l'effondrement, il s'agit de s'adapter brutalement aux nouvelles conditions d'existence, que ce nouveau monde perdure ou ne soit qu'une parenthèse. Il s'agit de surmonter une série de deuils pour survivre physiquement et psychologiquement.

Les effondrements ont des impacts dans la vie quotidienne. Dans le cas de Vercors, les conséquences qu'il décrivit résultèrent de la mise sous tutelle de la France pendant la Seconde Guerre mondiale.

Le collapse est un processus à l'issue duquel les besoins de base ne sont plus fournis pour la majorité de la population par des services encadrés par la loi. Sous l'Occupation, rationnements et pénuries, volontairement orchestrés, eurent des répercutions dans les existences quotidiennes.

Si dans ses fictions Vercors s'appesantit essentiellement sur le poids de la présence des nazis sur le territoire français et dans les existences de chacun, si dans ses récits il se focalisa sur les résiliences psychologiques et morales (ou leur absence), en revanche dans ses mémoires il évoqua les conséquences dans sa vie concrète et dans celle de millions de gens.

Ainsi trois thématiques de la survie de base se profilent dans La Bataille du silence et dans sa trilogie Cent ans d'Histoire de France.

Après effondrement, la survie relève des besoins corporels. L'alimentation est la question fondamentale: sa production, son échange, sa préparation.

Dans La Bataille du silence, Vercors rappelle la pénurie douloureuse des denrées alimentaires:

S'ils avaient froids, les gens, en revanche, avaient faim. Les boutiques d'alimentation, assez bien garnies jusqu'à l'automne, n'avaient pas été longues, ensuite, à se vider. Et les clients devaient faire la queue pendant des heures, dans la neige boueuse et le vent glacial, pour obtenir quelques rutabagas. De rares rations de sucre, de viande, de farine ne s'obtenaient que sur présentation de cartes d'alimentation [...]

Avec ou sans carte, d'ailleurs, la chère était misérable, et bien plus à Paris encore qu'à la campagne. Les Parisiens prenaient très mal cette demi-famine. Le ventre leur ouvrait l'esprit [ sur les intentions des Allemands].

Le rationnement fut tel en ville qu'eut lieu un exode vers les campagnes. Habitant le village de Villiers-sur-Morin, Vercors put se procurer un peu plus facilement qu'en ville des denrées essentielles et, grâce à son jardin, il s'essaya à sa propre production pour être un peu plus autonome:

Dehors le temps est rude. La neige couvre tout. Les queues s'allongent devant les boutiques vides. On souffre un peu moins au village, où l'on peut dans les fermes se procurer ( au prix fort) parfois des oeufs, presque toujours du lait. Pas pour longtemps, aussi ai-je entrepris, afin de conserver ce lait pour les jumeaux - six ans - d'en faire des fromages. A l'aide d'un manuel je me lance à faire un gruyère. Mais je ne dispose que de dix litres, il en faut huit cents. Par chance, les trous sont en proportion. Par malchance, la croûte, elle, ne l'est pas; de sorte que ma petite galette de gruyère n'est que deux croûtes qui se rejoignent. Après divers essais plus ou moins heureux je m'en tiendrai au port-salut, qui se réussit sans aléas. Non sans surprise parfois: l'un deux, oublié plusieurs mois à fermenter au fond d'une étagère, loin d'avoir explosé quand je l'ai retrouvé était devenu...un parfait roquefort. Ravi de ma découverte j'ai voulu l'exploiter, mais n'ai plus obtenu qu'une pourriture gluante. Le hasard ne répète pas deux fois ses facéties.

[...] A Paris c'est déjà la disette. Abondance de rutabagas mais absence de viande, de sucre, de farine, rationnés par tickets rarement honorés. Le ventre vide ouvre l'esprit (sur les Allemands) (Les Occasions perdues, page 223).

Soit dit en passant, l'écriture de La bataille du silence lui servit à réécrire quelques passages de sa trilogie des années 80, Cent ans d'Histoire de France.

Vercors décrivit son séjour ponctuel en zone sud ainsi:

Suzanne [la sœur d'Yvonne Paraf] bientôt me rejoignit, nous prîmes un vermouth (on n'en trouvait plus à Paris), chacun décrivant à son tour la vie dans sa zone respective. Elle m'emmena déjeuner dans un petit restaurant dont le boeuf bourguignon me parut un festin.

[...]

Si à Lyon, à Grenoble, j'avais cru rencontrer une ambiance proche de celle d'avant-guerre, que dire de Marseille? Je respirais à pleins poumons, en sortant de la gare, une liberté que je savais factice, mais à laquelle je m'efforçais de croire.

[...]

Derrière cette apparence se voyait peu l'extrême disette populaire: l'absence de lait pour les enfants, de viande, de beurre, de farine. Les peintres Henri Goetz et sa femme Christine Boumeester se nourrirent quelque temps, me dirent-ils plus tard, d'aliments à lapins que l'on trouvait encore dans le commerce, qu'il fallait avaler avec beaucoup d'eau en fermant les yeux, mais qui ensuite tenaient bien au ventre.

A ce problème majeur s'ajoute, en période froide, le besoin impératif de se chauffer:

La saison [hiver 1941] était rude, la neige couvrait tout. A l'atelier, les déchets de bois étaient assez nombreux pour nous chauffer suffisamment, mais j'attrapais des engelures dès qu'il fallait aller chez l'habitant. A la maison où je partageais les dernières heures du soir entre la rédaction de mon roman et celle de mes articles, je n'avais comme moyen de chauffage qu'un vieux Godin sans charbon; je le nourrissais de bûches, sciées en menus tronçons afin de brûler lentement, cela produisait, coulant le long des tuyaux, une quantité énorme de goudron qu'il fallait recueillir dans un bol, et dégageait aussi, j'en ai peur, abondance d'oxyde de carbone; cause, peut-être, des maux de tête incoercibles qui me prirent cet hiver-là et dont je souffre encore (La bataille du silence).

A Villiers je n'ai pas trop froid à l'atelier où s'amassent débris et copeaux que l'on brûle dans le poêle; mais dès qu'il faut aller chez l'habitant j'attrape des engelures. A l'école, à la plonge, les jumeaux et leur mère n'en attrapent pas moins (Les Occasions perdues)

On n'en est pas encore là en ce mois de janvier 1945, qui sera plus rude, plus glacial que tous les hivers de l'Occupation. Encore moins à manger et rien du tout pour se chauffer. Le bébé [Bertrand, leur 3e fils né en octobre 1944], dans le berceau, souffre de telles engelures ( mais il s'en plaint si peu) que nos amis l'appellent " le petit résistant ". Le marché noir règne partout et la guerre continue (Les Nouveaux jours).

Autre besoin de base: la mobilité. Vercors nous fit part des difficultés de se déplacer en temps de guerre et de la nécessité de la « Petite Reine »:

Si fatigué que je fusse parfois par des marches sans fin dans un Paris aux moyens de transport très réduits (La Bataille du silence)

Le pourrissement des mœurs se faisait puissamment sentir dans un domaine particulier: celui des moyens de transports. On n'était jamais sûr de retrouver, même immobilisé par un cadenas, un vélo laissé une minute le long d'un trottoir. C'était, pour le volé, comme de perdre ses jambes (Cent ans d'Histoire de France).

Souvent - à force de bombardements renouvelés - les trains ne passaient plus du tout, il fallait d'abord aller à vélo à Chelles, à quelque vingt kilomètres de chez nous; dans les wagons à bagages on y entassait les cycles par centaines, les pédales se prenaient dans les rayons, on les sortait ensuite comme on pouvait en les secouant et en tirant dessus, ce qui n'allait pas sans dommages (Cent ans d'Histoire de France).

Comme des millions de Français, Vercors et sa famille durent faire face au manque de tous les produits vitaux et aux complications dans la vie de tous les jours.

L'effondrement moral à cause de la guerre, nous l'avons étudié plus haut dans cette page. Vercors et bien d'autres perçurent l'effondrement civilisationnel. La souffrance psychologique face aux villageois de Villiers-sur-Morin qui s'accomodèrent de la présence de l'ennemi, face à cette fermière qui rationna les Français pour privilégier les Allemands (La bataille du silence), face aux Parisiens et aux intellectuels qui se soumirent, abattit Vercors dans un premier temps. Il dut faire le deuil d'une certaine idée de l'Homme. Toutefois, sa résilience fut rapide: c'est dans le combat qu'il trouva un rempart à l'effondrement. Les Éditions de Minuit attestent de cette résilience.

Après guerre, Vercors partit à la recherche de la spécificité de l'homme. Il remonta ainsi à nos origines dans des fables anthropologiques et imagina l'effondrement psychologique de la renarde Sylva lors de la découverte de la conscience de soi, puis lors de la prise de conscience de la mortalité des hommes. Pour échapper au deuil de son animalité, Sylva préfère plonger dans le sommeil propice à l'oubli. Néanmoins, sa marche inexorable vers l'humanité ne rend pas cette solution viable sur le long terme. Le personnage s'interroge donc de plus en plus souvent et longuement et s'aide du narrateur Richwick et de Nanny. La résilience passe par la solidarité. Dorothy, quant à elle, fera le chemin exactement inverse. Incapable de faire le deuil, elle plonge progressivement dans la déchéance.

Le dernier type d'effondrement que Vercors mit en scène concerne les conséquences du monde capitaliste dans Quota ou les Pléthoriens. Le lecteur assiste à un double effondrement: celui de la nature dont les matières premières sont extraites à outrance et financiarisées, puis qui se retrouve envahie d'objets et de détritus polluants; celui de l'humain qui, soumis à l'accélération du travail et à l'accroissement de sa surconsommation, est aliéné et se dévitalise progressivement (perte de la libre occupation de son temps, fatigue, disparition du désir à force de la surexploitation des désirs). De-ci, de-là, des résiliences se forment. Celles-ci se regroupent lorsque Vercors voient en elles des révoltes qui ont certes le mérite d'exister, mais qui ne sortent pas du cadre. Elles restent à l'état d'ébauches individuelles lorsque Vercors voient en elles des solutions d'avenir qui n'ont pas encore mûri majoritairement dans les pensées. C'est ce que je vous propose d'analyser ci-dessous.

Anthropocène, capitalocène

Face à l'effondrement, qu'il soit prédit, imminent, partiellement déjà là ou bien à l'oeuvre, quelle(s) vision(s) d'avenir se profilent ? Quelle(s) solution(s) ? Quelle(s) lecture(s) sont proposées ? On se rend compte que les propos, les interrogations et les pratiques dans la vie de Vercors, dans ses essais et dans ses fictions, ne sont pas sans rappeler les problématiques aiguës de notre monde actuel.

Que l'effondrement soit effectif (la survie quotidienne lors de l'Occupation) ou qu'il se présente comme une crise majeure (le choc pétrolier dont Vercors parle dans Ce que je crois), Vercors pratiqua dans le premier cas et préconisa dans le second cas le retour raisonné aux pratiques de nos ancêtres. Il loua les modes de vie plus autonomes et sobres de ces derniers. Il s'inquiéta de la perte de transmission de ces savoirs essentiels aux besoins de base: autonomie alimentaire, autonomie énergétique, particulièrement.

Notre monde contemporain est traversé par ces angoisses. Les groupes d'hier prennent aujourd'hui d'autres visages, d'autres formes, mais le fond reste identique: même si leurs idéologies divergent, les survivalistes, les zadistes, les minimalistes, les décroissants, les simplicitaires partisans de la sobriété volontaire d'aujourd'hui placent l'autonomie au cœur de leurs préoccupations premières. Ils proposent de faire sécession d'avec la société dans laquelle ils vivent et qui leur semble absurde et/ou vouée à l'effondrement. Ils font résolument un pas de côté par un changement de mode de vie et par un travail d'auto-limitation des désirs inutiles que la société de consommation instille dans les consciences.

Mais la perspective réflexive n'est pas la même selon que l'on se place sur le plan moral ou sur le plan politique. Gardons à l'esprit que ce cheminement personnel est vécu positivement, parce qu'il a été choisi et non imposé. Si Vercors survécut difficilement dans son quotidien pendant la Seconde Guerre mondiale (Voir les citations plus haut dans cette page), tant physiquement que psychiquement, il vécut avec bonheur les mêmes conditions drastiques lorsqu'il s'exila au sortir de la guerre sur l'Ile d'Irus retombée à l'état quasiment sauvage. Cette joie de la vie limitée aux stricts besoins de base ne s'explique pas uniquement par le soulagement de la fin de la guerre. Le pèlerinage vers cette île idéalisée, orpheline de la présence du Général Diego Brosset, a été pleinement choisi. Tel Henry David Thoreau (lire le récit de son expérience dans Walden ou la vie dans les bois), Vercors apprécia cette autarcie et cette sobriété volontaire. Vercors fit ainsi un pas de côté qui le contenta, plus tard il se plaça sur le plan de la morale en rappelant dans Ce que je crois l'indispensable transmission du savoir-faire ancestral, mais à aucun moment cette expérience personnelle ne remit en cause le cadre de la société. Cette échappée individuelle, qui plus est ponctuelle, ne peut être considérée sur un plan politique.

Par ailleurs, cette perspective réflexive dérive dangereusement vers le moralisme, sous deux angles:

  • Sans vision politique, l'appel à une réforme individuelle vers davantage de restrictions volontaires sonne comme un véritable camouflet aux classes populaires. Vercors disant au journaliste Gilles Plazy (dans A dire vrai) que les conducteurs n'ont pas de conscience écologique parce qu'ils ne pratiquent pas le co-voiturage oublia singulièrement le difficile équilibre entre les diverses obligations de ces travailleurs dépossédés quotidiennement de leur temps.
  • La simplicité austère peut revêtir des airs de bigoterie et de puritanisme. Or, la vie simple et frugale doit être joyeuse et conviviale.

En appeler à la responsabilité individuelle, bien souvent en culpabilisant, c'est avoir une vision anthropocène du monde. C'est l'homme le grand coupable face à l'effondrement. Principalement, c'est à travers son mode de consommation qu'il est visé...comme si les humains se réduisaient à leur pouvoir d'achat et qu'en changeant leurs préférences de consommation ils allaient sauver le monde de l'effondrement.

Transformer nos comportements individuels est nécessaire, mais non suffisant. Il ne suffit pas de se placer sur un plan moral, dans une vision anthropocène. Eviter l'effondrement passe par de nouveaux modes d'organisation. Il ne faut pas perdre de vue que les modes de vie sont déterminés par le cadre général des infrastructures que propose la société. Or, pour la nommer encore et toujours, cette société est capitaliste. Le terme « Anthropocène » permet au capitalisme d’écarter sa responsabilité décisive dans les effondrements qui se profilent. Relisons Vercors dans Ce que je crois :

Comme si cette pénurie [d'essence] n'était pas prévisible! Comme si les réserves de pétrole n'étaient pas inépuisables! [...] Comme si, surtout, l'incroyable accélération d'une production désordonnée et répétitive pouvait être indéfinie! Or, quand une économie ne peut s'équilibrer que comme la bicyclette: dans la fuite en avant, comment ne pas s'attendre à ce qu'un jour, elle craque?

[...] les experts prouvaient à qui mieux mieux - et les gouvernements faisaient chorus - qu'une expansion industrielle illimitée apporterait à la France et au monde une prospérité perpétuelle...

Ce propos dans son essai est mis en lumière dans Quota ou les Pléthoriens. Au moment où le système capitaliste s'enraille, deux groupes - les  pléthoriens et les malthusiens - descendent dans les rues et s'affrontent. Ils représentent la relance et l'austérité, donc les deux extrêmes stériles d'une même médaille systémique du capitalisme. Le personnage de Florence fuit une première fois, hors de cette société folle. Mais, parce que cette société exerce un pouvoir de séduction, elle revient et sert les intérêts de cette nouvelle société mise en place, avant de fuir définitivement avec un petit groupe. Elle le peut encore, le système n'ayant pas conquis les autres pays. Or, le capitalisme est désormais devenu l'élément structurant de l'organisation du monde entier.

Poursuivons ce paragraphe de Ce que je crois. Vercors espéra que le capitalisme puisse:

renoncer à [sa] pratique de gaspillages, avec en premier lieu l'introduction cynique, dans l'objet fabriqué, de ce coefficient de fragilité qui le faisait vieillir avant l'âge, afin d'habituer le consommateur à jeter et remplacer plutôt qu'à entretenir et réparer. En Amérique même l'usage paraît revenir de repriser les chaussettes, ressemeler les chaussures, rafistoler un appareil, de conserver longtemps la même voiture. Mais comment rétablir ces anciennes et saines pratiques de nos grands-pères, comment refaire du solide et durable sans renverser le système dans lequel s'est engagée l'industrie pléthorique, sans réduire une production devenue supérieure aux besoins, sans créer du même coup - du moins sous le régime actuel - un chômage monstre? Sans faire payer aux travailleurs, pendant le temps au moins de la reconversion, un prix exorbitant? On peut prévoir quelques dures années, et non peut-être sans conséquences...Mais les hommes ont rarement su s'adapter aux faits sauf contraints par l'urgence et la nécessité.

A l'aune de notre présent, ce propos de 1974 montre que ce capitalisme effréné a au contraire accéléré le mouvement de destruction et que de plus en plus de gens paient un lourd tribut au point de manifester et d'être violemment réprimés. Or, ce n'est pas parce que la société est en phase de reconversion que le monde est impitoyable. Au contraire, elle est en accélération croissanciste constante, dans un anéantissement de la nature, des acquis sociaux, des humains. Elle se donne l'image d'un capitalisme vert plus moral, elle se sert même des démarches individuelles de volonté de changement pour trouver de nouveaux marchés à exploiter. Les approches environnementalistes et l'infléchissement vers de nouveaux modes de consommation ne peuvent conduire qu'à un aménagement du désastre.

Vercors s'occupa des plans moral et politique, autrement dit de l'anthropocène et du capitalocène. Il oscilla entre les deux. Sa littérature est plus capitalocène que sa philosophie. Dans nombre de ses récits, il n'oublia pas le mode d'organisation de la société et accusa directement le capitalisme. Il le fit dans quelques essais aussi, mais au détour de quelques pages, donc plus ponctuellement. D'ailleurs, dans la dernière citation ci-dessus, la dernière phrase revient aux hommes abstraits dans une généralisation propice à dédouaner le mode de fonctionnement capitaliste qu'il fustige pourtant dans ses phrases précédentes. En effet, sa philosophie relève ab origine et in fine de l'anthropocène: focalisé sur l'Homme, il s'appesantit sur son indispensable réforme individuelle, sans prendre en compte véritablement le cadre. Comme je l'ai dit dans la page Pourquoi Vercors est-il entré en Résistance?, il existe une discordance entre sa pensée théorique et ses fictions. Il était davantage dans le réel dès qu'il "sentait" les choses. Quand en revanche il intellectualisait le réel, il récitait ses leçons. Il ne fut pas le seul intellectuel...loin de là...

Article mis en ligne le 1er janvier, le 9 février et le 25 avril 2019.