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Les Mots (1944)

« Quel beau paysage ! » s’exclame l’officier allemand devant le tableau qu’il peint, tournant le dos pendant que ses hommes incendient Oradour-sur-Glane.

Oradour-sur-Glane


Précisions historiques

Quelques jours après le débarquement en Normandie, l’armée allemande reflue du Sud vers le Nord et arrive en Haute-Vienne, zone où les Résistants sont actifs, dans le village d’Oradour-sur-Glane. La troisième compagnie de la division SS Das Reich procède à un massacre en règle : elle abat les hommes dans des granges et y met ensuite le feu ; elle enferme femmes et enfants dans l’église du village qu’elle incendie afin que les victimes soient asphyxiées et brûlées vives. Vingt-quatre habitants en réchappent, dont une femme évadée de l’église en feu en passant par une fenêtre au vitrail cassé.

Oradour n’est malheureusement que la répétition des abominations perpétrées sur le front de l’Est où en 1941 en Biélorussie les nazis brûlent 628 villages et en massacrent ses habitants.

Vercors apprend cette tragédie en 1944 et la relate encore dès années plus tard dans sa Bataille du silence en insistant sur le silence que Pétain fait planer sur cet acte barbare :

Et tandis qu’on incendie les maisons une à une, les femmes, les enfants, les vieux sont poussés dans l’église arrosée d’essence, et ils y brûlent tout vifs. Le lendemain, le maréchal chef de l’Etat s’en va saluer les victimes d’un bombardement britannique. D’Oradour, pas un mot.

En même temps que le dernier numéro des Lettres françaises, Eluard publie un numéro spécial : « Sur les ruines de la morale : Oradour-sur-Glane ». Il s’agit d’un témoignage bouleversant, transmis par Georges Duhamel, d’un ingénieur des chemins de fer qui s’était déplacé pour voir sa famille réfugiée :

Le spectacle était horrifiant. Au milieu d’un amas de décombres, on voyait émerger des ossements humains calcinés, surtout des os de bassins (…) j’ai trouvé le corps calciné d’un enfant, dont il ne restait plus que le tronc et les cuisses. Le tête et les jambes avaient disparu. Je vis plusieurs charniers…

Au cours de mes déplacements dans le bourg, j’avais pu constater que les trois cadavres aperçus le matin au petit jour avaient disparu et que les deux maisons épargnées avaient été incendiées, très certainement par la patrouille que nous avions rencontrée le matin ».

Les Poètes crient leur révolte. Dans le n° 19 des Lettres françaises, ultime numéro de la revue clandestine, Jean Tardieu s’indigne :

Oradour n'a plus de femmes

Oradour n'a plus un homme

Oradour n'a plus de feuilles
Oradour n'a plus de pierres

Oradour n'a plus d'église

Oradour n'a plus d'enfants

 (…)

Oradour n'est plus qu'un cri

Et c'est bien la pire offense

A u village qui vivait

Et c'est bien la pire honte

Que de n'être plus qu'un cri,

Nom de la haine des hommes

Nom de la honte des hommes

Le nom de notre vengeance

Qu'à travers toutes nos terres

On écoute en frissonnant.

Qui hurle pour tous les temps.

Vercors lui-même publie en 1944 dans L’Eternelle Revue le poème Oradour qui transforme les sourires innocents et plein de fraîcheur des habitants en rictus « Tordus Effaçés Rompus » par l’ennemi :

Il a suffi d'un sourire

sur un visage de chair

un sourire un seul sourire

un gai sourire de chair

de ceux que le cœur attend

de ceux que le cœur entend

un sourire qui prétend

que tous les hommes sont frères

 

Il adressait ce sourire

à des enfants à leurs mères

et c'était leur bourreau.

En 1953, en France, 21 membres de cette compagnie, des « malgré nous » alsaciens, seront jugés et amnistiés. En Allemagne, le Général Lammerding, commandant de la division, quoique condamné à mort par contumace, ne sera pas inquiété et mourra dans son lit en 1971.

Une évocation pathétique

Juste avant que les Allemands n’arrivent, Luc descend au village qui vaque à ses occupations ordinaires en cette journée paisible et insouciante « bercé[e] par le jeu des enfants, le ronronnement des hommes qui s’attardaient, le vol des abeilles dans les capucines ». Après une sieste bienheureuse, Luc contemple le paysage décrit à petites touches poétiques et artistiques. La gamme des couleurs mélangées « s’unissaient adorablement, et l’on pensait à Boudin, à Lepic, au Corot des années d’Italie ».

L’arrivée inquiétante des « cent machines lointaines d’une colonne en marche » dans la splendeur de ce paysage et dans ce village tranquille offre alors un contraste saisissant. Le bruit, « assourdi » d’abord, des « motocyclistes » venant de « trois routes à la fois » pour encercler le bourg augure d’un mauvais présage. Luc voit arriver « deux motocyclistes » supplémentaires, puis une « torpédo militaire », puis une « voiture splendide » qui renferme l’officier allemand, artiste-peintre.

Cette arrivée rappelle étonnamment celle de Werner von Ebrennac dans l’incipit du Silence de la Mer. Cette agitation soudaine, qui peint le mouvement et le bruit de la guerre, s’oppose au quasi-statisme du « village, au fond de sa vallée, [qui] laissait monter vers le ciel ses fumées paisibles ». Luc, ayant instantanément identifié le bruit caractéristique grâce à « sa mémoire de fantassin » , se heurte cependant à une incompréhension initiale :

Pourquoi cerner ce pays ? (…) Le maquis était bien plus haut, vers l’ouest, seul point que les Allemands parussent éviter.

Cette arrivée intempestive et inattendue annonce ainsi un bouleversement imminent. D’ailleurs Luc ne tarde pas à en être témoin. De sa cachette, il assiste au massacre des habitants d’Oradour-sur-Glane. Il entend surtout des « cris grêles » des villageois répondant aux « autres bruits moins distincts, ponctués de coups de feu, de courtes rafales ». Au spectacle général de cette tuerie succède devant ce spectateur impuissant une scène qui se centre sur trois hommes, « miniatures disloquées », froidement assassinés après avoir échappé à leur maison cernée par les flammes. Les yeux hallucinés de Luc fixant ces scènes répétées aux « quatre coins du bourg » se focalisent essentiellement sur les victimes, alors que l’ennemi est à peine présent – sauf au détour du pronom indéfini « on » et des « petites silhouettes en vert-de-gris ». Ces militaires s’effacent devant leurs armes qui les déshumanisent.

Une fois la besogne terminée, le sergent Rudolf fait son rapport au lieutenant resté à l’écart pour peindre :

C’en est fini de ce village, hommes et choses.

A leur départ, cette fois-ci simplement en creux par une double ellipse narrative et temporelle, un silence pesant plane sur ces ruines. Il n’a donc plus le même caractère paisible du début de la nouvelle. Cette gradation rappelle encore celle du Silence de la Mer : le silence de la résistance évolue progressivement et cède finalement au silence de mort le lendemain du départ de Werner pour le front de l’Est.

Luc, assisté de l’instituteur à l’œil crevé rescapé, constate le désastre : les « masses infirmes », les corps « tordus et noirs » n’ont plus de « visages humains ». Comme ces monceaux de cadavres découverts lors de la libération des camps d’extermination, ils ne sont plus que dépouilles anonymes et « tristes restes », alors que Luc voit défiler dans sa mémoire des individus qu’il connaissait bien :

Il eût voulu retrouver les petits maréchaux-ferrants, son cher menuisier au sourire fin ; le cantonnier goguenard ; le gentil peintre timide, qui lisait les livres d’astronomie ; et le sonneur de cloches, fossoyeur et barbier, qui lui apportait des poèmes à lire.

Ces souvenirs émouvants sont d’autant plus pathétiques que l’odeur « infecte, intenable » des corps carbonisés ou « le bras [qui lui] rest[e] dans les mains » au moment de transporter le corps de la malheureuse victime forment un tableau édifiant.

L’écrivain ne s’attarde pas pesamment sur la peinture de ce massacre horrible. Quelques scènes détaillées et réalistes, comme le « morceau de la femme » avec sous elle son bébé mort mais pas « entièrement brûlé », décrivent avec éloquence la sauvagerie de cette division allemande. La barbarie réside bien évidemment dans ce massacre gratuit ; mais l’horreur tient encore plus dans l’écart entre ce dernier et la satisfaction esthétique de cet officier allemand fier d’avoir « enrichi l’humanité d’une beauté nouvelle ». L’ignominie éclate dans cet écart monstrueux. Elle se révèle avec encore plus d’acuité à Luc à la fin du récit :

Et puis il n’y eut plus rien qu’un limon noir, les lueurs de l’incendie, et le silence. Les deux hommes pleuraient, sur les marches de l’église, en attendant le jour.

La force des idées provient là encore de la concision et de la sobriété de la narration.

Luc: entre honneur et déshonneur du poète?
 

Le Déshonneur des Poètes de Benjamin Péret  

Le point de vue d’un Surréaliste sur la Poésie engagée

En réponse au quatrième volume collectif des Éditions de Minuit intitulé L’Honneur des Poètes et dirigé par Eluard, Benjamin Péret, réfugié au Mexique depuis 1941, publie en 1945 son Déshonneur des Poètes. Ce pamphlet se veut une réflexion sur la poésie engagée ; il en pose les enjeux moraux et politiques : la poésie peut-elle encore être libre et indépendante en temps de guerre ? et le poète doit-il engager son art dans la lutte contre l’ennemi ?

Les Surréalistes, fidèles à leur principe, refusent la littérature de circonstances. Ainsi André Breton insiste sur la forme rétrograde d’une telle poésie qui réemploie une prosodie néoclassique traditionnelle. De même, Benjamin Péret rabaisse ces poèmes au niveau de « publicité pharmaceutique », en particulier ceux de Loys Masson, de Pierre Emmanuel, d’Aragon et d’Eluard. Révoltés par la boucherie de la guerre 14-18, les Surréalistes ont toujours condamné la littérature nationaliste, mais aussi l’apologie de la religion. Vingt ans plus tard, Péret est fidèle à cette position et craint que cette poésie de propagande ne se limite dangereusement aux « cantiques civiques » . En effet, pour lui, la guerre est le triomphe de la réaction et de la religion : on ne jure plus que par Dieu, la patrie et le chef. Cette littérature de propagande est pernicieuse, parce qu’elle a poussé ainsi la jeunesse au front.

Du poème d’Eluard intitulé Liberté, Péret critique le sens vague du mot : la liberté d’opprimer socialement ou d’imposer une religion obscurantiste n’est pas la vraie liberté. Cette liberté-là dissimule en fait d’autres chaînes :

La liberté est comme « un appel d’air », disait André Breton, et, pour remplir son rôle, cet appel d’air doit d’abord emporter tous les miasmes qui infestent cette brochure.

De l’engagement à la propagande, il n’y a qu’un pas. En cela, Péret condamne plus particulièrement Eluard et surtout Aragon qui s’est fait le poète de la répression stalinienne contre les anciens Bolcheviks. En effet, en 1930, il se rendit à Karkhov au IIe Congrès International des Ecrivains Révolutionnaires. Il en revint converti au « communisme » tel que Staline l’imposait alors et le célébra dans un poème de propagande intitulé Front rouge. Au contraire, les Surréalistes dénoncèrent les procès staliniens de 1936-1938. Les rapports se tendirent donc entre le groupe et Aragon, lequel préféra rompre avec ces anciens compagnons de littérature. Après la seconde guerre mondiale, Aragon se fera le défenseur du « Réalisme socialiste » imposé par Jdanov qui est la théorisation d’un art et d’une littérature académiques, soumis aux ordres du Parti et glorifiant le « Petit Père des peuples ».

Le Surréalisme au service de la Révolution

Il ne faut cependant pas penser que Péret est un poète dans sa tour d’ivoire. Lui-même n’a jamais cessé d’être un militant politique, comme lors de la guerre d’Espagne. Dans ce pays, il a connu la terreur que les staliniens espagnols ou russes ont organisé contre les autres courants ouvriers. Sa position correspond à la rédaction en 1938 de la Fédération Internationale pour un Art Révolutionnaire Indépendant créé à la suite de la rencontre au Mexique entre André Breton et Trotsky :

Nous estimons que la tâche suprême de l’art à notre époque est de participer consciemment et activement à la préparation de la révolution. Cependant, l’artiste ne peut servir la lutte émancipatrice que s’il est pénétré subjectivement de son contenu social et individuel, que s’il en a fait passer le sens et le drame dans ses nerfs et que s’il cherche librement à donner une incarnation artistique à son monde intérieur.

Le cas de conscience de Luc

Le récit Les Mots  se veut une réponse au pamphlet de Péret. Vercors met en scène un poète pour tenter de comprendre comment un artiste peut être dégagé par temps de massacre et d’occupation. Ainsi Luc se place au dessus de la mêlée pour « sauvegarder le plus précieux ». Il a certes des avis tranchés sur des questions sociales et politiques, mais il ne met pas son art au service de ces questions-là, même s’il a parfois ressenti la difficulté de se maintenir à ce précepte :

Cela ne veut pas dire qu’il n’y eût souvent une offensive d’idées tracassantes. Quelquefois la frontière était assez difficile à délimiter entre les deux domaines. Le langage déborde largement sur les affaires humaines, et réciproquement. Faire semblant de l’ignorer serait pure absurdité. De sorte qu’on se trouvait mainte fois en danger de s’engager imprudemment. S’engager veut dire ici : écrire.

 Son non-engagement est donc volontaire et pensé ; ce n’est pas simple indifférence face au monde qui l’entoure. D’ailleurs, s’il refuse de prêter sa plume à la Résistance intellectuelle, il n’hésite pas à aider un parachutiste à se cacher et à s’évader : « Mais il leur refusait l’entrée de son domaine spirituel ».

Cette attitude ne va pas sans interrogation douloureuse. Dès l’incipit, Luc essaie d’avoir une lucidité intellectuelle face à ses choix : « Suis-je sincère ? ». Ses scrupules suggèrent qu’il s’inspecte sans cesse pour faire la lumière et pour être honnête avec lui-même. En même temps il sait pertinemment que répondre une seule fois non à cette question, c’est remettre en cause son existence entière. Cette question se pose bien évidemment avec plus d’acuité en temps d’oppression, puisqu’elle pose le problème de la responsabilité de l’écrivain :

 Pendant l’entre-deux-guerres, donc, la difficulté n’était pas énorme (..) Cela n’allait pas loin, jamais en tout cas jusqu’à intervenir dans le jeu authentique de la pensée pure.

Vercors écrit ce récit en 1946. Or, souvenons-nous de la polémique dès la Libération à ce sujet : Vercors sera celui qui plaide pour la responsabilité pleine de l’artiste dans une société policière, alors que l’industriel n’est « coupable que pour sa personne » :

Quand […] les lecteurs ne peuvent se faire librement une opinion sur des allégations contradictoires, quand un écrit protégé par les armes ne peut être ni réfuté ni combattu, les conséquences en deviennent imputables à l’auteur.

Jusqu’au massacre de son village, Luc réussit donc à se dégager des événements, quoi qu’il ne soit installé dans le Limousin pour  ne pas être confronté aux occupants nazis à Paris. Il s’adonne à son activité dans une grande « pureté intellectuelle ». L’inspiration  lui vient d’une « sorte d’illumination intérieure » par « quelque chose en vous, ou quelque chose de vous ».

Le jour même du massacre, Luc a la « tête légère et vive » et laisse venir à lui les mots qui n’ont aucun rapport avec l’actualité :

Fureur futile, effeuillé fuseau frémissant

(…)

Rideuse rieuse, souriante révolte assouvie

Ce jeu sur les mots et leurs sonorités contrastent singulièrement avec ce qui va se produire. Luc se rapproche étonnamment des recherches de Michel Leiris sur le langage : on peut aisément remarquer sa volonté d’approcher l’autobiographie par son aspect poétique dans L’Age d’homme ; et, par la suite, cet aspect deviendra dominant afin de trouver La Règle du Jeu : « Biffures », « Fourbis », « Fibrille », « Frêle bruit » proposent des alliances sémantiques et phonétiques de mots à l’image des vers de Luc.

Après avoir assisté au massacre d’Oradour-sur-Glane, Luc est envahi par les mots de la révolte, de la rage et du désespoir malgré sa volonté consciente d’y échapper. Cela se fait d’abord à son insu, puis comme une chose en lui. Les mots se bousculent dans sa tête au moment où il ramasse les corps carbonisés ; ils s’imposent, l’envahissent, l’omnubilent :

Il répétait au rythme de sa course, comme il eût accumulé des pierres pour une digue : « Taillant- dans la chair- des anges…taillant dans la chair- des anges…taillant…»

Luc n’essaie même plus de lutter contre ces mots qui rejettent au loin tous ses principes. Ces bouts de phrases  jouent sur les allitérations et les assonances auxquels il est habitué, mais leur coloration est de tout autre nature : ils ont une emprise directe sur cette réalité horrible à laquelle il est confronté.

Cette transformation presque venant hors de lui est une réponse à Benjamin Péret, loin des événements qui se déroulent en France. Dans la collection des « Belles oubliées », Rita Barisse souligne cette idée : « Et il se dit qu’à des milliers de kilomètres les cris ne parvenaient peut-être pas à se faire entendre ».

A Gilles Plazy dans A dire vrai, Vercors avance aussi l’argument de la  « simple question de l’éloignement et de proximité. Péret était en Amérique, Eluard et nous étions là ». On peut remarquer que Vercors ne retient alors qu’un aspect du pamphlet et qu’il ne revient pas sur l’exigence d’un art indépendant. Quoi qu’il en soit, il est difficile de trancher. Avec le recul historique, ces deux positions paraissent aujourd’hui également respectables et défendables.

Ce récit sera glissé en 1948 dans le recueil de nouvelles Les Yeux et la Lumière. Chaque personnage de ces récits est confronté à un dilemme. Vercors s’en confie à Gilles Plazy :

[Ils] se trouvent confrontés entre leur instinct vital et l’antithèse, mortelle peut-être, de leur instinct ; et néanmoins, à l’instant crucial, poussés par une force plus grande que leur raison et leur volonté, ils ne peuvent agir qu’en vertu d’une contrainte intérieure qui échappe à leur entendement.

Pourtant, Luc avait martelé toute sa vie :  « ne mêlons pas l’art et la guerre »… adage de l’officier allemand qui commande la division qui massacre le village d’Oradour-sur-Glane !

L’officier allemand, un homme?

Un monstre ?

Celui qui a dirigé cet horrible massacre d’Oradour-sur-Glane n’est pas dépeint par Vercors comme une brute sanguinaire, mais comme un esthète sensible, cultivé, « jeune, grand, souriant, très peu raide », assez proche en cela de Werner von Ebrennac ( pour en savoir davantage, allez à la page consacrée au Silence de la Mer) ; et même d’une certaine manière de Jean Bruller par son goût pour l’art.

Il est trop facile de dépeindre Hitler, Himmler, Goebbels et ceux qui leur ont obéi comme des malades mentaux qu’ainsi on dédouane de leurs responsabilités. Goebbels était docteur en philosophie et même Ernst Jünger, doté d’une haute culture, francophile fréquentant Braque et Picasso et hostile aux nazis, reste dans le commandement militaire à Paris.

Cet officier n’est vraisemblablement pas un nazi fanatique : il fait son « devoir que nous n’aimons pas ». En d’autres termes, il obéit aux ordres. Cet aspect pose un problème lancinant dans les réflexions de Vercors : que doit faire un Allemand, surtout comme dans Les Mots à la fin du conflit ? doit-il résister au régime nazi ou lui obéir jusqu’au bout ?

L’officier a choisi la deuxième solution et, tel Ponce Pilate, il ferme les yeux sur les ordres qu’il donne. Il délègue la « sale besogne » à ses soldats en se dédouanant :

Les hommes sont contents ? (…) il faut les soutenir. La troupe s’ennuyait, l’ennui est le pire ennemi d’une troupe qui va se battre.

Lui se réfugie dans l’Art qui lui sert à ses propres yeux d’alibi :

L’officier allemand croit qu’avec l’art il se lave l’âme des horreurs de la guerre (A dire vrai).

L’Art a donc une double face paradoxale : loin d’être la force suprême de l’indépendance de l’homme, il lui sert « d’alibi pour compenser les horreurs commises par notre espèce » (A dire vrai), alibi que Renaud Houlade dénonce dans  L’Impuissance et aveuglement pour Werner von Ebrennac qui, lors de son voyage à Paris, aura les yeux dessillés sur les intentions de son pays.

Ce qui rend encore plus terrible ce massacre, c’est justement le parallémisme des scènes d’horreur et de l’officier en train de créer avec émotion et joie. Alors qu’il s’arrête en ce lieu pour anéantir ce village, il s’extasie sur le paysage. Son œil exercé décèle la beauté du paysage harmonieux par ses couleurs :

Regardez, avec ce mur là-bas d’un rose comme de l’or pâle. La lourde terre brune, devant. Et, derrière, toute cette verdure aux tons passés.

Luc reconnaît sans peine le peintre talentueux qu’est cet officier. Concentré sur sa toile, il n’entend  pas – ou fait semblant de ne pas entendre - les premiers coups de feu. Son attitude est hautement symbolique de son refus d’être impliqué dans cette réalité sordide :

L’officier n’avait même pas bougé. Il tournait le dos à l’événement et préparait sa palette, avec une sorte de vivacité contenue (…) Le visage du peintre était crispé un peu, agité de tics infimes, où transparaissait l’effort contenu d’une grande tension intérieure.

Imperturbable, absorbé à l’extrême, il contemple son œuvre, la rectifie pour la parfaire et même ne peut « retenir un menu cri de joie » alors que des hommes et des femmes, à quelques mètres de là, brûlent. Cet esthète délicat avec son art s’exclame bruyamment et « avec une conviction fervente » en regardant son tableau qui le « remue jusqu’à la moelle des os », parce qu’il a atteint « une beauté secrète, fuyante, mystérieuse » quand sa compagnie revient.

Il a  « bien mérité des hommes aujourd’hui », car il a « enrichi l’humanité d’une beauté nouvelle » grâce à une main experte d’un point de vue artistique…tout en ayant sur ses mains le sang des victimes d’Oradour. L’abomination tient dans cet écart innommable.

L’avoir décrit comme un être sensible, c’est poser la question de la limite entre l’homme et la Bête.

Luc, un double de l’officier allemand ?

Luc suit cette belle création de sa cachette. De la fascination pour ce peintre, il passe à la terreur et à l’horreur quand il comprend les intentions de cette division allemande.

Horreur double : horreur pour cet Allemand concentré sur sa peinture au point d’évacuer le réel et horreur douloureuse pour lui-même qui a, comme l’officier, éviter de mêler l’art et la guerre. Luc sent d’emblée une parenté entre eux :

Et pourtant, dans le travail du peintre, il devinait une parenté secrète avec le sien. La nature, sa magnificence, ne semblait pas, ici non plus, être un modèle, mais bien plutôt un excitant. Les tons sur la palette naissaient, on le sentait, selon une impulsion irraisonnée, où le hasard jouait son rôle.

Désorienté, il se voit « près de l’officier, admirant sa toile, discutant, communiant avec lui sur le plan de l’art ». Luc prend conscience avec terreur que son attitude est identique à celle de l’officier, que l’art lui sert peut-être d’alibi à lui aussi.

Néanmoins, deux différences capitales émergent : lui n’a jamais ordonné de massacres, en tout cas il n’y a jamais été confronté (parce que le lecteur pourrait alors se demander si ce poète aurait eu la même attitude que cet officier).  Par ailleurs, ayant assisté à cette réalité qu’il s’ingéniait à fuir en ce qui concernait son art, il en vient à une littérature de combat qui trahit ses pensées anciennes. L’officier se réfugie dans son art et reste soumis aux ordres qu’il conçoit avec une sorte de fatalité inéluctable contre laquelle il ne peut lutter :

Ah, j’ai horreur de ces choses (…) [mais] les ordres sont précis (…) [même s’ il trouve que] tout cela est sordide.

Luc, lui, reconsidère vingt ans de sa vie en quelques instants. Cette fois-ci, il ne peut répondre à sa question initiale « Suis-je sincère ? » que par la négative tout en sachant que cette prise de conscience le « jette lui-même par dessus bord, tout entier », car « si une seule fois il avait dû se répondre “ non ”, c’est vingt années de sa personne qui se fussent trouvées d ’un coup en danger d’être effacées ».

Mais c’est la condition nécessaire pour être pleinement homme, dans la mesure où il lutte contre le Destin.

L’officier et sa troupe ne luttent pas contre le fatum, « Ce faisant ils sont traîtres et renégats à leur qualité d’hommes, ce sont des valets » ( La Sédition humaine). Ils rejoignent ainsi Werner von Ebrennac qui se soumet et ne choisit pas la lutte contre les nazis. Or, dans la version théâtrale du Silence de la Mer, Vercors avait ajouté une citation d’Anatole France que l’on pourrait reprendre pour l’officier des Mots :

« Il est beau, pour un soldat, de désobéir à des ordres criminels ».

Article mis en ligne le 12 novembre 2006