Les récits de voyage de Vercors
Sommaire
L'île d'Irus et la Bretagne
Eté 1932: Jean Bruller découvrait, émerveillé, l'île d'Irus, dans le golfe du Morbihan. Tout se conjugua pour lui rendre cette île inoubliable: le lieu isolé, sa beauté, les activités maritimes, et magie suprême, la compagnie de Diego Brosset et de Jacqueline Mangin. Cette île appartenait au couple familier de Jean et de Jeannette, la première épouse de Bruller.
Jean Bruller et Diego Brosset se rencontrèrent en 1928, au camp de Châlons. Leur amitié naissante se consolida rapidement au point que les Brosset proposèrent aux Bruller de venir passer l'été dans la maison de Pen Er Men bâtie sur l'île d'Irus.
Vercors raconta par deux fois ce séjour idyllique d'août 1932, dans Portrait d'une amitié. Ce premier extrait est visible sur ce site. Le second extrait résume le premier dans Les Occasions perdues, le deuxième tome de ses mémoires Cent ans d'Histoire de France.
Venant de se marier avec une fille du général Mangin, dont la famille possédait en Bretagne, dans le golfe du Morbihan, une espèce d'île déserte, il proposa que nos deux ménages s'y retrouvassent au mois d'août. Pas d'électricité, pas d'eau courante, juste de quoi coucher dans l'unique maison quasi abandonnée, nous passerons là des jours d'une solitude et d'une frugalité exemplaires dont, cinquante ans plus tard, je goûte encore la nostalgie. Nous avions remis à flot, après l'avoir calfaté, un vieux canot sans quille, l'avions agréé tant bien que mal, chargé de pierres et c'est sur ce trompe-la-mort que nous fîmes nos premières armes de navigateurs. Avec le culot de la jeunesse nous risquions toutes les mésaventures (elles ne manquèrent pas, dans un golfe fort traître avec la promptitude et la violence de ces courants), mais la puissance physique de Brosset, son incroyable endurance à la brasse m'eussent rassuré en cas de malheur: il m'aurait ramené à la côte sur son dos.
Vinrent pour quelques jours Jules Romains et sa femme: « Suivront quelques soirées inoubliables ».
L'histoire de la propriété de l'île d'Irus se trouve sur cette page (en bas de la page pour la référence aux années 30 et suivantes).
Certes, en 1933, Jean Bruller se rendit au Cap Ferret. Mais son séjour sur l'île d'Irus avait été une révélation d'une passion qui ne le quittera plus: « L'année passée, en Morbihan, je suis devenu un mordu de la voile », « ... j'achète pour une bouchée de pain une vieille baille qui prend l'eau ». , « Ce n'a été qu'un intermède à mon instruction maritime et, [...] ayant laissé le bateau dans un garage, je suis un vieux loup de mer ». Il la baptisa Rodégi.
En 1935, il retourna en Bretagne, « dans la petite ville de Rothéneuf où nous passons l'été, en vue du rocher noir où dort Chateaubriand et des remparts de Saint-Malo. Un mois de brise marine, salée, iodée, qu'avec un groupe d'amis nous voulons insouciant, passé essentiellement à nous baigner, à naviguer avec les mariniers du port, à nous rincer les yeux devant l'étal luisant, multicolore et plantureux du marché aux poissons de Saint-Sevran et, le soir, à lire les nouveautés... ».
Retour en Bretagne l'année suivante, en 1936, « à Loguivy-sur-la-mer, face à Bréhat ». Trois couples, 16 personnes au total avec les enfants. « Bonheur parfait. Bains, pêche, navigation, chaque jour est une fête ». Jean Bruller fit venir par wagon « la vieille baille » achetée en 1933 qu'il répara avant de partir. Il la rebaptisa du nom de Chandernagor.
En juillet-août 1937, Jean Bruller construisit son propre bateau, et il « regré[a], calfat[a], goudronn[a] [s]on brave Chandernagor » pour partir en septembre en vacances, cette fois-ci dans le sud. En août 1938, il retourna sur l'île d'Irus en compagnie des Brosset selon ce que Vercors en dit dans Portrait d'une amitié. Néanmoins, à l'approche de la guerre, l'inquiétude orientant les conversations des deux couples, la saveur et la douceur du séjour de 1932 sur l'île disparurent quelque peu. Cette charmante île hors des tumultes historiques était une utopie illusoire, une parenthèse pacifique avant la guerre.
En 1939, avant la guerre, ne voulant plus « traîner [s]on lourd Chandernagor », il se mit à dessiner les plans, puis à construire « une sorte de kayak à dérive, aigu de proue mais plat de poupe afin de pouvoir virer plus facilement de voile ». Il le baptisa Paludes et partit avec, encore une fois en Bretagne, dans la baie de Douarnenez. Au retour il fit un arrêt à Plougrescant pour rendre visite à Yvonne Paraf.
Après guerre, Vercors resta fidèle à cette destination. L'année 1948 fut une période extrêmement difficile et douloureuse pour lui: surmenage professionnel à cause de son nouveau rôle de héros de la Résistance sollicité de toutes parts, Editions de Minuit dont il perdait peu à peu les rênes financières et symboliques, séparation d'avec sa première épouse. En août, il trouva refuge et consolation pour 15 jours sur l'île d'Irus. Il chercha en ce lieu cher à son cœur un repos salvateur pour l'homme épuisé qu'il était, et un nouveau souffle pour son inspiration d'écrivain. Il vint là aussi comme un pèlerinage en mémoire à son ami disparu, Diego Brosset.
Resté proche de Jacqueline Mangin, il se rendit avec sa seconde épouse Rita sur cet île en août 1964, à l'été 1973; et en septembre 1972, si ce n'est sur l'île, du moins en Bretagne (Lettres de Rita aux Bieber respectivement datées du 29 septembre 1964, du 16 octobre 1972 et du 8 octobre 1973). En août 1968, l'itinérance mena le couple voyageur en Dordogne, en Charente, puis en Bretagne (Lettre du 30 septembre 1968 de Rita aux Bieber). En 1977, il apprit par lettre à l'écrivain Louis Guilloux qu'il passait ses vacances dans les côtes d'Armor, à Ploubazlanec, d'août à début septembre. En Bretagne comme ailleurs, il continua de s'adonner à sa passion de la navigation avec des bateaux qu'il baptisa Zoo et Zoo II.
Parce que Vercors ne tenait pas de journal intime et parce que ses archives brûlèrent dans l'incendie de sa demeure en 1953, nous ne pouvons suivre avec davantage d'exactitudes les voyages réguliers de Vercors en Bretagne.
A partir de 1975, Vercors s'attrista de ne plus jamais pouvoir aller sur l'île d'Irus. Dans plusieurs lettres en effet, on apprend que Jacqueline Mangin dut se séparer de son île. Aussi Vercors contacta-il la dessinatrice Paulette Humbert (Voir à cette page les critiques élogieuses sur le travail artistique de Humbert). Le 8 mai 1976, il lui demanda de « graver cette île magique ». Celle-ci exécuta 80 épreuves (Lettre du 26 novembre 1976).
Cette île d'Irus qui, parmi tous ses voyages en Bretagne, tint une place très particulière dans l'esprit et le cœur de Vercors, resta gravée dans sa mémoire. Quant à ses séjours sur le littoral et à ses activités maritimes, ils furent une source d'inspiration silencieuse pour ses dessins et ses récits ayant la mer pour cadre, thème et symbole. C'est particulièrement le cas pour le récit Les Armes de la nuit, sa suite romanesque La Puissance du jour, et leur réécriture Le Tigre d'Anvers. Les lieux bretons sont ceux que Vercors parcourait depuis plusieurs années, et sa description devient l'allégorie de la perte de la qualité d'homme du héros Pierre Cange. Navigation et paysages maritimes sont également très présents dans d'autres récits, notamment Sillages et son ultime récit Le Commandant du Prométhée avec la mise en scène d'un personnage principal breton, Alcide Le Gouadec.
Les sports d'hiver
De nos jours, seuls 8% des Français partent faire du ski en hiver. Avant 1965, ils étaient moins de 2%. Les sports d'hiver sont ainsi très élitistes. Jean Bruller et sa famille firent donc partie des privilégiés, bien avant que les congés payés ne furent octroyés. Privilège économique, privilège du temps libre qui permet le repos, le loisir, les départs en vacances. Dans ses mémoires, Vercors raconte ainsi un de ses séjours en janvier 1938 :
Depuis la naissance des jumeaux - ils ont eu trois ans en octobre - nous ne sommes plus retournés à la neige. A notre arrivée à Montroc, il y en a plus haut qu'eux. Ce délire, cette joie! Ils se jettent dedans à corps perdu, s'y soûlent, s'y rejettent. Leur rire emplit l'air glacé.
Nous disposons pour deux semaines, en cette fin janvier, d'une maison savoyarde louée par un groupe d'amis et où tous les quinze jours un ménage succède à l'autre. Mère et enfants étant, à peu de chose près, de même force sur leurs skis, de temps en temps je prends le tortillard et vais à Chamonix descendre les parcours balisés. Vieillirais-je? Ou mesuré-je mieux, d'expérience, les pièges de la montagne l'hiver? J'hésite davantage à me hasarder hors des pistes. Puis, le tire-fesses c'est moins lassant que les peaux-de-phoque. La technique a eu raison de l'aventure. Mais j'ai conscience de mon abaissement.
Chaque matin nous trouvons sur l'appui de la fenêtre, montés de la vallée, le pain, le lait. C'est l'entraide montagnarde. Nous ne saurons jamais à qui - facteur, cantonnier, instituteur? - la crèmière et la boulangère les confient. Cet anonymat réchauffe le coeur, cela vous racommode avec l'espèce humaine" (Cent ans d'Histoire de France).
Et, même si Vercors ne nous a pas transmis de journal intime et n'a évoqué son existence dans ses mémoires que sous forme de larges tranches de vie, nous savons que ce type de loisirs d'hiver a été fréquent dans la vie. Dans A dire vrai, au terme de sa vie, il conclut qu'il fut un « grand amateur de ski » (page 158).
Rappelons que ce type de loisir est plutôt récent dans l'histoire du tourisme. Il ne prit son essor qu'à la fin du XIXe siècle et fut à la mode dans le premier tiers du XXe siècle parmi les privilégiés dont des artistes/écrivains. Vercors fit l'expérience des solidarités montagnardes, mais ces implantations pour les jeux de glisse bouleversèrent les modes de vie de ces populations.
Si ce sujet vous intéresse, allez lire le compte-rendu sur le roman Le Fou d'Edenberg de Samivel dans la revue Nunatak (à partir de la page 6). Ce roman évoque surtout la période des stations de troisième génération nées après 1965 dans le cadre du plan neige de 1965-1977.
Un mois de vacances dans l'Hérault (septembre 1937)
Moins de 5 mois avant les sports d'hiver, Jean Bruller partit avec sa famille « à l'embouchure de l'Hérault en aval d'Agde, pour tout le mois de septembre » avec un couple d'amis. Il remorqua son bateau pour profiter de cette passion maritime qui ne le quitta plus. Pendant un mois, les amis se succédèrent. Les jours ne furent que succession de menues joies idylliques:
Le mois heureux vécu ensuite sur le rivage languedocien, passé à naviguer, nager, déguster du poisson: ah! ces sardines fraîches à peine grillées au feu de sarments! Et cette " bourride " de Sète dont le pêcheur qui nous abrite, au visage inquiétant de bandit calabrais, m'enseigne la recette avec un soin touchant [...].
Avant l'arrivée dans le lieu, le mémorialiste de Cent ans d'Histoire de France aime à raconter cette anecdote qui fit le charme de son trajet:
Pour gagner Agde il nous faudra franchir dans les Cévennes, à 1300 mètres, le col de l'Aigoual. Gageons qu'on aura jamais vu, avant nous, un voilier à cette altitude. Mais d'abord nous aurons à passer par Ambert, en Auvergne. Ambert! la ville où les Copains de Jules Romains n'ont pu se retrouver, de nuit, devant le milieu de la façade d'une mairie qui, étant circulaire, a son milieu et nulle part et partout. Tiens, et si nous nous y retrouvions, nous, avec Romains? Je lui écris: est-ce possible? ce serait mémorable...[...] et il nous attendra au point de rencontre, le 1er septembre, à midi juste. Alors, le jour venu et afin d'être exact, je roule lentement par l'avenue Clémenceau en surveillant ma montre...Romains, de son côté, approche perpendiculairement par l'avenue Foch, en surveillant la sienne...Si bien qu'au carrefour, bien avant la mairie, nous voilà nez à nez, capot contre capot! C'est raté, mais il y a, dans ce souci d'exactitude, une si gentille preuve d'amitié mutuelle que le plaisir l'emporte et que nous défilons dans tout Ambert en file indienne, à grand renfort d'avertisseurs, jusqu'au fameux milieu circulaire dont nous faisons trois fois le tour.