Collapse
Préambule: Adrastia?
Effondrements:
inventaire
Apocalypse
La
Nuit des temps
Ravage
Effondrement
moral, effondrement de la morale
Résiliences
Anthropocène,
capitalocène
Préambule: Adrastia?
L'année
2018 qui s'est achevée a médiatisé,
de manière encore plus accrue qu'auparavant, le
récit de l'effondrement qui vient. Ce récit
insiste sur le caractère inéluctable de
ce collapse: Adrastia - du grec ancien Adrasteia - « auquel on ne peut échapper ».
Des
penseurs, devenus très médiatiques, sont
à l'origine de la collapsologie. Dans Comment
tout peut s'effondrer, Pablo Servigne
et Raphaël Stevens déroulent une étude sourcée,
appuyée sur de nombreuses données scientifiques,
de l'effondrement de notre société thermo-industrielle.
L'effondrement est déjà en marche, il s'accélère,
disent ces auteurs ayant lu Collapse
de Jared Diamond. Que l'origine de la
catastrophe provienne des désastres écologiques
aggravés par le monde capitaliste débridé,
qu'il provienne d'un effondrement économique
et/ou politique, l'effondrement initial
entraînera par cascades successives les
autres effondrements. Ceux-ci sont corrélés.
L'enjeu systémique fait donc entrevoir un
cataclysme sans précédent, un chaos mondial.
Dès lors, quelle survie pour l'humanité?
Vous pouvez retrouver Pablo Servigne et
confrères dans d'innombrables entretiens
écrits, par exemple les six épisodes synthétiques
de 20minutes,
la revue Socialter
qui a consacré un numéro spécial à ce sujet.
Mais aussi dans des quantités de vidéos,
notamment Thinkerview,
les chaînes consacrées à ce thème comme
Présages,
Sismique, Next, etc.
Leurs
récits homogènes ont un potentiel envoûtant.
Ils façonnent petit à petit nos imaginaires
à force d'être répétés, au risque d'une
prédiction auto-réalisatrice. Aussi des
voix s'élèvent-elles contre cette collapsologie
pour nuancer, voire s'opposer à elle. Par
exemple, cet
article, ou celui-ci (entre
autres voix réticentes voire dissidentes
sur Internet) qui brocarde l'aspect réactionnaire
et dépolitisé du discours hégémonique
actuel. Cette dépolitisation de la question
écologique, parce que refusant la conflictualité, est
analysée longuement dans Terrestres.
Vous pouvez également écouter Vincent
Mignerot, dans l'émission "Présages"
qui, sans s'opposer trop frontalement car
sans citer les noms de ceux dont il désigne
pourtant les théories en vogue, fait tomber
quelques mythes de ce nouveau récit de l'apocalypse.
Cette
actualité m'a amenée à proposer cet article.
Vercors pensa les
effondrements, il les dessina, il les écrivit. Il en
vécut un, majeur: la Seconde Guerre mondiale. Ainsi,
malgré l'éloignement temporel, nous trouvons
des réflexions communes, ne serait-ce que
parce que la notion d'effondrement semble
au cœur des préoccupations millénaires des
humains.
Effondrements:
inventaire
Apocalypse
Vercors ne croyait pas en l'éradication
totale de l'humanité. Interrogé par le journaliste
Gilles Plazy, il convint que cette sombre
perspective était possible, mais finalement
peu probable:
"Croyez-vous
que l'humanité puisse être anéantie? Ou
qu'après avoir survécu à la Seconde Guerre
mondiale elle puisse survivre à n'importe
quel désastre?
-
Totalement anéantie ne me paraît pas possible,
serait-ce à coups de bombes atomiques. Je
crois qu'elle survivrait à tous les cataclysmes
- mais, comme dit l'autre, dans quel état...
-
Même après une disparition de l'ozone,
l'effet de serre, la fonte des glaces polaires?
-
Non, vous avez raison. Mais ça c'est de
l'ultra-futur et il peut se passer bien
des choses entre-temps. Même le proche avenir
n'arrive jamais comme on l'avait prévu"
(A Dire vrai, page 168)
Il
ne s'aventura jamais dans le récit d'un
déluge au sens biblique du terme. Le cataclysme,
si un jour il avait lieu, serait déclenché
par les actions humaines. Toujours au journaliste,
il précisa:
"Ce
n'est pas la planète que les trous dans
l'ozone ou l'effet de serre mettent en danger,
elle s'en moque, c'est nous avec notre
environnement. Ce sera désormais un combat
entre nous et nous, entre les hommes
avisés et les lourdeurs paralysantes de
l'industrie et de l'économie; et les habitudes
prises actuellement intouchables: automobilistes
fous de voitures et prenant seuls la leur
sans passager; chasseurs tout aussi fous
transgressant les lois, tirant sur tout
ce qui bouge et faisant disparaître les
espèces menacées. La lutte sera sévère,
et longue, et incertaine" (A
Dire vrai, page 161. C'est moi qui
souligne).
En
effet, ce n'est pas une crise de la nature.
Sur la longue durée, celle-ci est capable
de se régénérer. La menace provient de la
discordance entre la destruction rapide
des écosystèmes et la durée plus importante de
cette régénération. Aussi la terre ne sera-t-elle
plus habitable pour les êtres humains.
En
revanche, Vercors envisageait l'extermination
partielle de populations, exclusivement à
cause d'inconséquentes décisions humaines.
C'est essentiellement la guerre à laquelle
il pensa comme origine de cette catastrophe.
Ainsi, si Vercors fit une brève incursion
dans la science fiction, c'est en tant qu'illustrateur
de Deux
Fragments d'une histoire universelle. 1992
d'André Maurois. Dans ce conte fantaisiste,
Maurois imagine une guerre interplanétaire
entre les Terriens et les Lunaires. Aux frappes d'un rayon puissant contre la Lune
répond en représailles la destruction de la ville de Darmstadt par les ennemis
lunaires à la technologie aussi avancée - si ce n'est davantage - que celle
des Terriens. La 7e eau-forte de Jean Bruller
montre notamment les lieux ravagés par
cette guerre-éclair.
Ce
caractère fantaisiste plaisait à Jean Bruller
qui utilisait l'humour noir lorsqu'il regardait
ce réel horrible afin, souvent, de mettre
à distance la douleur. Voici ce qu'il dit
quand Gilles Plazy
lui demanda sa réaction en 1946 à propos
de la bombe lancée sur Hiroshima:
"Figurez-vous
que, sur l'instant, ma première pensée a
été pour le prodige scientifique: on était
parvenu à désintégrer l'atome! C'était pour
des millénaires une énergie inépuisable!
Curieusement et un peu comiquement, la première
image qui m'était revenue, c'était celle
d'une très vieille caricature anglaise:
à la place d'une maison un trou énorme et
fumant; au fond duquel, en guenilles mais
enthousiaste, un chimiste crie à sa femme
consternée sur le bord: "Chérie! J'ai
réussi à briser l'atome!". Ce n'est
qu'au fil des heures que j'ai commencé de
mesurer les effets effroyables sur une population
entière, vieux, femmes et enfants compris" (A
Dire vrai, page 108)
C'est
surtout l'Histoire qui était contemporaine
à Vercors qui l'inspira dans ses récits.
S'il ne mit pas en scène l'hécatombe démographique
lors d'une guerre atomique, il décrivit
minute par minute l'extermination des habitants
du village d'Oradour-sur-Glane par
les troupes allemandes dans la nouvelle
Les
Mots.
La Nuit
des temps
Ainsi,
plutôt que de parler de la fin du monde,
il convient davantage de parler de la fin
de mondes. Dans la dystopie apocalyptique
La Nuit des temps, Barjavel, auteur
très critique vis-à-vis des sciences et
des techniques, narre la disparition
de Gondawa, civilisation ancienne techniquement
très avancée qui, comme l'Atlantide, connut
un âge d'or avant de s'effondrer.
Pourtant,
Vercors délaissa la science-fiction. A Gilles
Plazy qui lui suggéra que la SF aide à réfléchir
à ce qui se passe après un cataclysme, l'écrivain
répondit:
"Je
n'en crois rien. Il n'est pas d'exemple
qu'aucune anticipation, scientifique, politique
ou sociale n'ait pas été plus tard démentie
par les faits. Tout arrive toujours autrement
que ne l'avaient prévu les esprits les plus
avertis.
-
Pourtant Sylva,
Les
Animaux dénaturés sont bien un
peu de la science-fiction?
-
Absolument pas. Ils ne sont que la
mise en exemples imaginaires de mon essai
sur La
Sédition humaine. Une sédition
qui n'est pas au futur, mais qui depuis
plus de cent mille ans a spécifié l'humain.
Déterminer non dans le futur, mais dans
le passé, la frontière qui sépare l'homme
minimal de l'animal supérieur n'est pas
de la science-fiction" (A Dire
vrai, page 135)
Vercors évoqua
donc les effondrements de civilisations
passées et refusa les prédictions pour notre
avenir. Pensons au dessin sur Carthage dans
La
Danse des vivants:
Cette paradoxale fragilité
de civilisations prospères et solides, Vercors
l'expliqua par la violence et les guerres
dans la longue marche incertaine vers l'hominisation.
La sédition de l'homme connaît, dixit
Vercors, des retours en arrière propices
à ces effondrements civilisationnels. Dans
Sens et non sens
de l'Histoire, même s'il
fut assez bref, il mentionna ainsi quelques
écroulements d'empires.
Ce
qui intéressa au plus haut point Vercors,
ce fut la nuit des temps de nos ancêtres
soumis à leur environnement et aux changements
climatiques. Or, ce récit est autrement
plus encourageant dans le sens où malgré
les cataclysmes naturels brusques ou grâce
aux changements climatiques progressifs,
l'hominien survécut. C'est même sa lutte
contre ces obstacles écologiques, sur lesquels
il n'avait aucune prise, qui le hissa
vers l'interrogation, ce concept-clé de notre spécificité humaine selon Vercors:
"Aux
catastrophes naturelles qui détruisent brusquement
un milieu vital, une écologie, l'animal
le mieux pourvu ne peut pas s'acclimater,
donc survivre. Son atavisme est organisé
en fonction de ce milieu, ses rapports avec
lui sont inscrits dans ses gènes, il n'y
a aucune souplesse dans ces rapports. Bref,
l'animal est un avec son milieu,
et ce qui arrive à l'un retentit aussitôt
sur l'autre. Au contraire, attention, interrogation,
angoisse forment, avec l'environnement,
une sorte de dissidence, d'antagonisme:
on ne peut en effet observer que ce
dont on se sépare, et c'est cette distance
qui va permettre aux groupes sociaux humains
de prévoir, de chercher et de choisir le
remède aux modifications du milieu naturel.
L'homme fait deux avec la nature,
et ce divorce le sauve. Quand la disparition
progressive des forêts équatoriales, due
à quelque oscillation climatique, le prive
de ses aliments végétaux habituels, il ne
s'y laissera pas lentement mourir de faim
comme ses congénères forestiers. L'angoisse,
l'interrogation l'avertissent, lui font
transcender sa condition native [...]; il
refuse la condamnation et, quittant le milieu
où il est né, dont il est né, au sein duquel
il a toujours vécu, il va chercher dans
la savane une nouvelle nourriture - premier
et unique exemple de transmigration vitale.
De végétarien-né il se fait prédateur: chasseur
et omnivore. [...] Tout autre animal eût
succombé et disparu" (Sens et non sens
de l'Histoire, page 26).
Vercors
illustra son concept dans la nouvelle Les
Castors de l'Amadeus.
Face à un cataclysme
naturel, les castors réussissent à échapper
à la mort
en se déplaçant pour reconstruire leur habitat
dans des conditions identiques. Cet atavisme
leur assure certes la survie. Mais,
contrairement aux humains, leur absence
d'interrogation ne leur permet pas de bâtir
autrement pour éviter que ne se reproduisent
les futurs dégâts. Mêmes causes, mêmes effets
si la pensée ne cherche pas d'autres solutions
plus viables.
Plus
tard, les hominiens connurent un climat
plus clément, ce qui leur permit de croître:
"Les
masses glaciaires, en reculant, permettent
aux forêts de s'éployer, au gibier de s'accroître.
On devient plus nombreux et l'on commence
à s'installer. L'on chasse et l'on pêche"(Sens et non sens
de l'Histoire,
page 30).
Vercors
évoque alors dans cet essai l'utilisation
de plus en plus importante, de plus en plus
précise des matières premières que la nature
offre à nos ancêtres, au risque d'une pression
écologique croissante des hommes sur leur
environnement.
La confrontation entre la double pensée
théorique et fictive de Vercors sur le sujet
et l'ouvrage Cataclysmes. Une histoire
environnementale de l'humanité
de Laurent Testot pourrait faire l'objet
d'un article à part entière.
Ravage
Fin du monde?
Ne vaut-il pas mieux parler de la fin de notre monde?
René
Barjavel l'inventa dans sa dystopie Ravage
en imaginant la disparition de l'électricité
et l'apocalypse qui suivit dans la Capitale
avant qu'un groupe de survivants ne quitte
la ville pour se réfugier dans le sud de
la France.
Vercors, lui, réfléchit à la société
thermo-industrielle dans ses expériences
personnelles. Il comprit avec acuité l'inextricabilité
des interconnexions des communications sur
les territoires, leur dangerosité donc si
tout venait à s'effondrer, mais aussi leur
puissance extraordinaire. Notre monde est un
monde de flux, et le pays qui représente
le plus ces constructions interconnectées, c'est
les Etats-Unis. Dans
ses mémoires des années 80, il raconta son
voyage professionnel en Amérique en 1946:
"Mais
dans l'immensité américaine, quel vélo de
sept lieues permettrait d'aller ainsi de
ferme en ferme, que séparent des espaces
insurmontables? Un cataclysme comme le nôtre
en 1940, et tous les habitants de ces villes
artificielles crèveraient bientôt sur place.
Et
alors je compris pourquoi toute cette agitation,
pourquoi cette production haletante. Là
où en France suffirait un vélo, il faut
en Amérique une voiture puissante; où suffirait
un simple garde-manger, il faut un bon frigo
et un congélateur. Je m'expliquais ces masses
d'objets "standardisés" qui rendaient
les vitrines si semblables et si ennuyeuses
à Frisco comme à New York, à Chicago comme
à Chattanooga; alors que lécher celles,
si différentes, de Londres, de Bruxelles,
de Milan ou de Sienne est un plaisir plein
de curiosité. Aussi étrange que cela pût
paraître, l'image qui me venait, c'était
celle, symbolique, de Robinson sur son île
trop grande pour lui. Il l'a civilisée et
cultivée, mais il ne peut s'arrêter un seul
jour. Une paresse, une maladie, et la jungle
de nouveau envahit ses chemins [...] et
tout est à recommencer. L'américain, assis
sur [...] ses matières premières, jouit
d'une puissance nationale apparemment indestructible.
Mais sans se le dire, [...] il sait que
tout dépend de communications [...]. Que
celles-ci soient détruites ou paralysées,
et sa très confortable American way of
life retombera vite dans la détresse
des premiers pionniers" (Les Nouveaux jours,
page 98).
Presque 30 ans plus tard, la France
n'est pas exempt de réflexions sur
la fragilité de la société thermo-industrielle
lorsqu'une crise arrive comme celle des
chocs pétroliers au moment où Vercors publia
son essai Ce que je crois:
"L'économie
- voilà qui nous conduit tout droit au point
suivant; et spécialement depuis que la subite
pénurie d'énergie et la hausse de son prix
semblent remettre bien des choses en question:
cinq cents ans peut-être de suprématie occidentale,
une prospérité un peu arrogante et une bonne
part de nos façons de vivre.
Ce
qui, en cette matière, me surprend le plus
c'est la surprise de l'opinion; et plus
encore celle des hommes au pouvoir; Ma propre
surprise est déjà vieille devant cette imprévoyance.
Comme si cette pénurie n'était pas prévisible!
Comme si les réserves de pétrole n'étaient
pas inépuisables! Et comme si un riche héritier,
longtemps insouciant et prodigue, mais voyant
ses ressources se réduire comme peau de
chagrin, n'en deviendrait pas du même coup
avare - et exigeant! Comme si, surtout,
l'incroyable accélération d'une production
désordonnée et répétitive pouvait être indéfinie!
Or, quand une économie ne peut s'équilibrer
que comme la bicyclette: dans la fuite en
avant, comment ne pas s'attendre à ce qu'un
jour, elle craque?
Les
craquements sont là, on les entend. Et c'est
encore une fois l'histoire de Charlot horloger:
l'aveuglement des spécialistes, et la confiance
de trop de gens qui les croient infaillibles.
[...]
[...]
les experts prouvaient à qui mieux mieux
- et les gouvernements faisaient chorus
- qu'une expansion industrielle illimitée
apporterait à la France et au monde une
prospérité perpétuelle...
Premier
résultat de ce processus: tout à l'essence,
pour cause de rentabilité. Abandon et disparition
des vieilles sources d'énergie telles que
le bon vieux charbon (la Pologne a été plus
prévoyante!), le cheval de labour et le
vent dans les voiles. Ces abandons irréversibles,
sans aucune réserve de sécurité, m'ont toujours
inquiété: en cas de nécessité soudaine,
plus de pêcheurs encore capables de maîtriser
cette navigation, plus de locomotives pour
tirer les convois, plus de chevaux pour
tirer la charrue. Nous nous sommes mis à
la merci du moindre conflit mondial: faute
d'essence, tout s'arrête. Je me défends
des visions excessives, mais ne peux quand
même pas tout à fait éluder celles de trains
et de camions paralysés, de tracteurs rouillant
dans les hangars, d'immenses champs en jachère,
de bateaux pourrissant à l'ancre, de villes
sans ravitaillement... Mais allons! nous
n'en sommes pas là. Peut-être même la crise
due (en partie) à la pénurie relative d'énergie
aura-t-elle un effet, au moins, de positif:
peut-être évitera-t-elle une crise plus
grave, une crise par indigestion, par étouffement,
un retour désastreux à 1929".
Ce
long paragraphe, sur lequel je reviendrai
plus bas dans cette page et que je compléterai
de sa suite tout aussi pertinente, n'est-il
pas brûlant d'actualité? On peut certes
revenir sur certaines assertions grâce
à notre recul temporel, mais la réflexion
pourrait parfaitement, avec quelques actualisations,
être écrite à notre époque. Que s'est-il
passé entre ce constat de 1974 et aujourd'hui?
Les gouvernements acquis au capitalisme
débridé ont poursuivi sur la même voie.
La catastrophe écologique et humaine s'annonce
encore plus grave.
Vercors
mit en scène l'effondrement d'un monde pour
un autre dans Quota
ou les Pléthoriens. Cette
dystopie se présente comme le laboratoire
de l'effondrement en accéléré de l'ancien monde
pour bâtir un monde capitaliste dénué de
sens où les ressources naturelles sont exploitées
à outrance, où les producteurs-consommateurs
sont piégés par la valeur travail et l'hyper-consumérisme,
où la dépossession et l'aliénation de leur
existence sont criantes. On le comprend
à la fin, ce pays, expérimentation du succès
ou de l'échec de ce nouveau monde, précipite
son peuple vers un effondrement systémique.
Hélas, on devine qu'il servira bientôt de modèle pour
les autres nations.
Les tropis des Animaux
dénaturés
voient
aussi leur monde s'effondrer, du moins se
transformer par l'arrivée des paléo-anthropologues
et par leur médiatisation soudaine. Leur
exploitation souhaitée par l'industriel
capitaliste Vancruysen, si les tropis avaient
été reconnus comme des animaux par la loi,
aurait constitué un cataclysme sans précédent
pour eux. Leurs échanges avec les héros
de ce conte philosophique, riches d'évolutions
mutuelles, ouvrent la voie à un autre monde
que Vercors ne développa pas, laissant la
fin ouverte.
Effondrement moral, effondrement
de la morale
La
Seconde Guerre mondiale constitua un effondrement
majeur dans la vie de Vercors comme dans
le monde. Dans Le Silence de la mer,
l'oncle et la nièce tentent
de vivre comme avant, mais comment faire
fi de l'officier allemand Werner von Ebrennac
qui, par sa seule présence,
montre que l'ancien monde n'est plus? Les
protagonistes résistent en fonction de leurs
valeurs morales, et ce sont ces idéaux qui
les guident qui les aident à ne pas s'effondrer
moralement. D'ailleurs tous les personnages
de ces récits de guerre qui sont entrés
en Résistance, qui gardent espoir dans leurs
idéaux, ne connaissent pas cet effondrement
psychique, du moins ils le combattent rapidement
(dans Désespoir
est mort).
L'aveuglement
et la naïveté servent le maintien psychologique.
Une fois les yeux dessillés, toutefois,
les héros sont laminés par cette "tempête
sous un crâne" qui les submerge.
C'est le cas de Vendresse de L'Imprimerie
de Verdun, frère de Thomas
Muritz de La
Marche à l'Etoile. Le héros
du récit L'Impuissance,
dès l'enfance animé par l'amour exacerbé
de la justice, commet un holocauste de ses
livres et de ses objets d'art qu'il estime
vains face aux monstruosités de la guerre.
Apprendre la mort atroce d'un de ses amis
dans un camp d'extermination et la tragédie
d'Oradour-sur-Glane l'amène aux portes
du désespoir. Cet effondrement psychique,
l'effondrement de l'homme, les prisonniers
des camps de concentration le connaissent
par expérience, tels les héros du
Songe
et des Armes
de la nuit.
Pour les dominer, les soumettre et les anéantir,
les tortionnaires les réduisent à leurs
corps, à leurs besoins, en les affaiblissant
à l'extrême, jusqu'à la mort.
Après
guerre, la nécessaire reconsolidation des
idéaux humanistes, des idéaux de solidarité,
d'égalité, de liberté entre les hommes se
concentra sur les pays de l'Est dans
lesquels les intellectuels communistes et
les compagnons de route comme Vercors mirent
leurs espoirs. Ceux-ci connurent plus ou
moins rapidement en fonction de leurs itinéraires
politiques respectifs un nouvel effondrement
idéologique face au réel. Ils tentèrent
de contourner ce nouveau cataclysme en cherchant
d'autres modèles: de l'URSS, à la Chine,
à Cuba.
Au-delà,
Vercors partit en quête de la définition
de l'homme. Il passa le reste de son existence
à trouver le sens de l'aventure humaine
et à bâtir une éthique à la manière de Spinoza.
Il conjura ainsi son propre effondrement
moral dans l'action. Il put donc conclure:
"je crois
en l'espèce humaine; je crois [...] en sa capacité
d'adaptation aux circonstances les plus critiques
et les plus désastreuses; je crois surtout [...]
que telle est sa complexion qu'elle n'agit, pour
s'adapter, que sous la pression de la nécessité
la plus urgente. [...] je doute que les vrais
remèdes soient employés ni même envisagés ni même
pensés avant que le péril culbute cette inertie.
Mais alors les moyens formidables dont disposent
les pays d'abondance [...] sont tels que, si ces
nations le veulent, tous les remèdes seront trouvés.
Trop tard, bien sûr, comme toujours, et quand déjà
les victimes seront nombreuses. Mais pas si tard
que la pire catastrophe ne puisse être évitée" (Ce
que je crois)
Résiliences
La
résilience est la capacité à résister aux
chocs. Une fois l'homme confronté à l'effondrement,
il s'agit de s'adapter brutalement aux nouvelles
conditions d'existence, que ce nouveau monde
perdure ou ne soit qu'une parenthèse. Il
s'agit de surmonter une série de deuils
pour survivre physiquement et psychologiquement.
Les
effondrements ont des impacts dans la vie
quotidienne. Dans le cas de Vercors, les
conséquences qu'il décrivit résultèrent
de la mise sous tutelle de la France pendant
la Seconde Guerre mondiale.
Le
collapse est un processus à l'issue duquel les besoins
de base ne sont plus fournis pour la majorité de la population par
des services encadrés par la loi. Sous l'Occupation, rationnements et pénuries,
volontairement orchestrés, eurent
des répercutions dans les existences
quotidiennes.
Si
dans ses fictions Vercors s'appesantit essentiellement
sur le poids de la présence des nazis sur
le territoire français et dans les existences
de chacun, si dans ses récits il se focalisa
sur les résiliences psychologiques et morales
(ou leur absence), en revanche dans ses
mémoires il évoqua les conséquences dans
sa vie concrète et dans celle de millions
de gens.
Ainsi
trois thématiques de la survie de base se
profilent dans La
Bataille du silence et dans
sa trilogie Cent
ans d'Histoire de France.
Après
effondrement, la survie relève des besoins
corporels. L'alimentation est la question
fondamentale: sa production, son échange,
sa préparation.
Dans
La
Bataille du silence , Vercors
rappelle la pénurie douloureuse des denrées
alimentaires:
"S'ils
avaient froids, les gens, en revanche, avaient
faim. Les boutiques d'alimentation, assez
bien garnies jusqu'à l'automne, n'avaient
pas été longues, ensuite, à se vider. Et
les clients devaient faire la queue pendant
des heures, dans la neige boueuse et le
vent glacial, pour obtenir quelques rutabagas.
De rares rations de sucre, de viande, de
farine ne s'obtenaient que sur présentation
de cartes d'alimentation [...]
Avec
ou sans carte, d'ailleurs, la chère était
misérable, et bien plus à Paris encore qu'à
la campagne. Les Parisiens prenaient très
mal cette demi-famine. Le ventre leur ouvrait
l'esprit [ sur les intentions des Allemands]".
Le
rationnement fut tel en ville qu'eut lieu
un exode vers les campagnes. Habitant le
village de Villiers-sur-Morin, Vercors put
se procurer un peu plus facilement qu'en
ville des denrées essentielles et, grâce
à son jardin, il s'essaya à sa propre production
pour être un peu plus autonome:
"Dehors
le temps est rude. La neige couvre tout.
Les queues s'allongent devant les boutiques
vides. On souffre un peu moins au village,
où l'on peut dans les fermes se procurer
( au prix fort) parfois des oeufs, presque
toujours du lait. Pas pour longtemps, aussi
ai-je entrepris, afin de conserver ce lait
pour les jumeaux - six ans - d'en faire
des fromages. A l'aide d'un manuel je me
lance à faire un gruyère. Mais je ne dispose
que de dix litres, il en faut huit cents.
Par chance, les trous sont en proportion.
Par malchance, la croûte, elle, ne l'est
pas; de sorte que ma petite galette de gruyère
n'est que deux croûtes qui se rejoignent.
Après divers essais plus ou moins heureux
je m'en tiendrai au port-salut, qui se réussit
sans aléas. Non sans surprise parfois: l'un
deux, oublié plusieurs mois à fermenter
au fond d'une étagère, loin d'avoir explosé
quand je l'ai retrouvé était devenu...un
parfait roquefort. Ravi de ma découverte
j'ai voulu l'exploiter, mais n'ai plus obtenu
qu'une pourriture gluante. Le hasard ne
répète pas deux fois ses facéties.
[...]
A Paris c'est déjà la disette. Abondance
de rutabagas mais absence de viande, de
sucre, de farine, rationnés par tickets
rarement honorés. Le ventre vide ouvre l'esprit
(sur les Allemands)" (Les
Occasions perdues, page 223).
Soit
dit en passant, l'écriture de La bataille
du silence lui servit à réécrire
quelques passages de sa trilogie des années
80, Cent ans d'Histoire de France.
Vercors
décrivit son séjour ponctuel en zone sud
ainsi:
"Suzanne
[la sœur d'Yvonne
Paraf] bientôt me rejoignit,
nous prîmes un vermouth (on n'en trouvait
plus à Paris), chacun décrivant à son tour
la vie dans sa zone respective. Elle m'emmena
déjeuner dans un petit restaurant dont le
boeuf bourguignon me parut un festin".
[...]
"Si
à Lyon, à Grenoble, j'avais cru rencontrer
une ambiance proche de celle d'avant-guerre,
que dire de Marseille? Je respirais à pleins
poumons, en sortant de la gare, une liberté
que je savais factice, mais à laquelle je
m'efforçais de croire.
[...]
Derrière
cette apparence se voyait peu l'extrême
disette populaire: l'absence de lait pour
les enfants, de viande, de beurre, de farine.
Les peintres Henri Goetz et sa femme Christine
Boumeester se nourrirent quelque temps,
me dirent-ils plus tard, d'aliments à lapins
que l'on trouvait encore dans le commerce,
qu'il fallait avaler avec beaucoup d'eau
en fermant les yeux, mais qui ensuite tenaient
bien au ventre".
A
ce problème majeur s'ajoute, en période
froide, le besoin impératif de se chauffer:
"La
saison [hiver 1941] était rude, la
neige couvrait tout. A l'atelier, les déchets
de bois étaient assez nombreux pour nous
chauffer suffisamment, mais j'attrapais
des engelures dès qu'il fallait aller chez
l'habitant. A la maison où je partageais
les dernières heures du soir entre la rédaction
de mon roman et celle de mes articles, je
n'avais comme moyen de chauffage qu'un vieux
Godin sans charbon; je le nourrissais de
bûches, sciées en menus tronçons afin de
brûler lentement, cela produisait, coulant
le long des tuyaux, une quantité énorme
de goudron qu'il fallait recueillir dans
un bol, et dégageait aussi, j'en ai peur,
abondance d'oxyde de carbone; cause, peut-être,
des maux de tête incoercibles qui me prirent
cet hiver-là et dont je souffre encore"
(La bataille du silence).
"
A Villiers je n'ai pas trop froid à l'atelier
où s'amassent débris et copeaux que l'on
brûle dans le poêle; mais dès qu'il faut
aller chez l'habitant j'attrape des engelures.
A l'école, à la plonge, les jumeaux et leur
mère n'en attrapent pas moins" (Les
Occasions perdues)
"On
n'en est pas encore là en ce mois de janvier
1945, qui sera plus rude, plus glacial que
tous les hivers de l'Occupation. Encore
moins à manger et rien du tout pour se chauffer.
Le bébé [Bertrand, leur 3e fils né en
octobre 1944], dans le berceau, souffre
de telles engelures ( mais il s'en plaint
si peu) que nos amis l'appellent "le
petit résistant". Le marché noir règne
partout et la guerre continue"(Les
Nouveaux jours).
Autre
besoin de base: la mobilité. Vercors nous
fit part des difficultés de se déplacer
en temps de guerre et de la nécessité de
la "Petite Reine":
"Si
fatigué que je fusse parfois par des marches
sans fin dans un Paris aux moyens de transport
très réduits" (La Bataille du
silence)
"Le
pourrissement des mœurs se faisait puissamment
sentir dans un domaine particulier: celui
des moyens de transports. On n'était jamais
sûr de retrouver, même immobilisé par un
cadenas, un vélo laissé une minute le long
d'un trottoir. C'était, pour le volé, comme
de perdre ses jambes" (Cent
ans d'Histoire de France).
"Souvent
- à force de bombardements renouvelés -
les trains ne passaient plus du tout, il
fallait d'abord aller à vélo à Chelles,
à quelque vingt kilomètres de chez nous;
dans les wagons à bagages on y entassait
les cycles par centaines, les pédales se
prenaient dans les rayons, on les sortait
ensuite comme on pouvait en les secouant
et en tirant dessus, ce qui n'allait pas
sans dommages" (Cent ans d'Histoire
de France).
Comme
des millions de Français, Vercors et sa
famille durent faire face au manque de tous
les produits vitaux et aux complications
dans la vie de tous les jours.
L'effondrement moral à cause de la
guerre, nous l'avons étudié plus haut dans cette page. Vercors et bien d'autres
perçurent l'effondrement civilisationnel.
La souffrance psychologique face aux villageois
de Villiers-sur-Morin qui s'accomodèrent
de la présence de l'ennemi, face à cette fermière
qui rationna les Français pour privilégier
les Allemands (La bataille du silence),
face aux Parisiens et aux intellectuels
qui se soumirent, abattit Vercors dans un
premier temps. Il dut faire le deuil d'une
certaine idée de l'Homme. Toutefois, sa
résilience fut rapide: c'est dans le combat
qu'il trouva un rampart à l'effondrement.
Les Editions
de Minuit attestent de cette
résilience.
Après
guerre, Vercors partit à la recherche de
la spécificité de l'homme. Il remonta ainsi
à nos origines dans des fables anthropologiques
et imagina l'effondrement psychologique
de la renarde Sylva
lors de la découverte de la conscience de
soi, puis lors de la prise de conscience
de la mortalité des hommes. Pour échapper
au deuil de son animalité, Sylva préfère
plonger dans le sommeil propice à l'oubli.
Néanmoins, sa marche inexorable vers l'humanité
ne rend pas cette solution viable sur le
long terme. Le personnage s'interroge donc
de plus en plus souvent et longuement et
s'aide du narrateur Richwick et de Nanny.
La résilience passe par la solidarité. Dorothy,
quant à elle, fera le chemin exactement
inverse. Incapable de faire le deuil, elle
plonge progressivement dans la déchéance.
Le
dernier type d'effondrement que Vercors
mit en scène concerne les conséquences du
monde capitaliste dans Quota
ou les Pléthoriens. Le lecteur
assiste à un double effondrement: celui
de la nature dont les matières premières
sont extraites à outrance et financiarisées,
puis qui se retrouve envahie d'objets
et de détritus polluants; celui de l'humain
qui, soumis à l'accélération du travail
et à l'accroissement de sa surconsommation,
est aliéné et se dévitalise progressivement
(perte de la libre occupation de son temps,
fatigue, disparition du désir à force de
la surexploitation des désirs). De-ci, de-là,
des résiliences se forment. Celles-ci se
regroupent lorsque Vercors voient en elles
des révoltes qui ont certes le mérite d'exister,
mais qui ne sortent pas du cadre. Elles
restent à l'état d'ébauches individuelles
lorsque Vercors voient en elles des solutions
d'avenir qui n'ont pas encore mûri majoritairement
dans les pensées. C'est ce que je vous propose
d'analyser ci-dessous.
Anthropocène,
capitalocène
Face
à l'effondrement, qu'il soit prédit, imminent,
partiellement déjà là ou bien à l'oeuvre,
quelle(s) vision(s) d'avenir se profilent?
Quelle(s) solution(s)? Quelle(s) lecture(s)
sont proposées? On se rend compte que les
propos, les interrogations et les pratiques
dans la vie de Vercors, dans ses essais
et dans ses fictions, ne sont pas sans rappeler les problématiques
aiguës de notre monde
actuel.
Que l'effondrement soit
effectif (la survie quotidienne lors de
l'Occupation) ou qu'il se présente comme
une crise majeure (le choc pétrolier dont
Vercors parle dans Ce
que je crois), Vercors pratiqua
dans le premier cas et préconisa dans le
second cas le retour raisonné aux pratiques
de nos ancêtres. Il loua les modes de vie
plus autonomes et sobres de ces derniers.
Il s'inquiéta de la perte de transmission
de ces savoirs essentiels aux besoins de
base: autonomie alimentaire, autonomie énergétique,
particulièrement.
Notre monde contemporain
est traversé par ces angoisses. Les groupes
d'hier prennent aujourd'hui d'autres visages,
d'autres formes, mais le fond reste identique:
même si leurs idéologies divergent, les
survivalistes, les zadistes, les minimalistes,
les décroissants, les simplicitaires partisans
de la sobriété volontaire d'aujourd'hui
placent l'autonomie au cœur de leurs préoccupations
premières. Ils proposent de faire sécession
d'avec la société dans laquelle ils vivent
et qui leur semble absurde et/ou vouée à
l'effondrement. Ils font résolument un pas
de côté par un changement de mode de vie
et par un travail d'auto-limitation des désirs
inutiles que la société de consommation
instille dans les consciences.
Mais la perspective réflexive
n'est pas la même selon que l'on se place
sur le plan moral ou sur le plan
politique. Gardons à l'esprit que
ce cheminement personnel est vécu positivement,
parce qu'il a été choisi et non imposé.
Si Vercors survécut difficilement dans
son quotidien pendant la Seconde Guerre
mondiale (Voir les citations plus haut dans
cette page), tant physiquement que psychiquement,
il vécut avec bonheur les mêmes conditions
drastiques lorsqu'il s'exila au sortir de
la guerre sur l'Ile
d'Irus retombée à l'état quasiment
sauvage. Cette joie de la vie limitée aux
stricts besoins de base ne s'explique pas
uniquement par le soulagement de la fin
de la guerre. Le pélerinage vers cette
île idéalisée, orpheline de la présence
du Général Diego
Brosset, a été pleinement choisi.
Tel Henry David Thoreau (lire le récit de
son expérience dans Walden ou la vie
dans les bois), Vercors apprécia cette
autarcie et cette sobriété volontaire. Vercors
fit ainsi un pas de côté qui le contenta,
plus tard il se plaça sur le plan de la
morale en rappelant dans Ce
que je crois
l'indispensable transmission
du savoir-faire ancestral, mais à aucun
moment cette expérience personnelle ne remit
en cause le cadre de la société. Cette échappée
individuelle, qui plus est ponctuelle, ne
peut être considérée sur un plan politique.
Par ailleurs, cette perspective
réflexive dérive dangereusement vers le
moralisme, sous deux angles:
- Sans vision politique,
l'appel à une réforme individuelle vers
davantage de restrictions volontaires sonne
comme un véritable camouflet aux classes
populaires. Vercors disant au journaliste
Gilles Plazy (dans A
dire vrai) que les conducteurs
n'ont pas de conscience écologique parce
qu'ils ne pratiquent pas le co-voiturage
oublia singulièrement le difficile équilibre
entre les diverses obligations de ces travailleurs
dépossédés quotidiennement de leur temps.
- La simplicité austère
peut revêtir des airs de bigoterie et de
puritanisme. Or, la vie simple et frugale
doit être joyeuse et conviviale.
En appeler à la responsabilité individuelle,
bien souvent en culpabilisant, c'est avoir
une vision anthropocène du monde.
C'est l'homme le grand coupable face à l'effondrement.
Principalement, c'est à travers son mode
de consommation qu'il est visé...comme si
les humains se réduisaient à leur pouvoir
d'achat et qu'en changeant leurs préférences
de consommation ils allaient sauver le monde
de l'effondrement.
Transformer nos comportements
individuels est nécessaire, mais non suffisant.
Il ne suffit pas de se placer sur un plan
moral, dans une vision anthropocène. Eviter
l'effondrement passe par de nouveaux modes
d'organisation. Il ne faut pas perdre de
vue que les
modes de vie sont déterminés
par le cadre général des infrastructures
que propose la société. Or, pour la nommer
encore et toujours, cette société est capitaliste.
Le terme « Anthropocène » permet au capitalisme d’écarter sa responsabilité décisive dans les
effondrements qui se profilent. Relisons
Vercors dans Ce
que je crois
:
"Comme si cette pénurie [d'essence]
n'était pas prévisible!
Comme si les réserves de pétrole n'étaient
pas inépuisables! [...] Comme si, surtout,
l'incroyable accélération d'une production
désordonnée et répétitive pouvait être indéfinie!
Or, quand une économie ne peut s'équilibrer
que comme la bicyclette: dans la fuite en
avant, comment ne pas s'attendre à ce qu'un
jour, elle craque?
[...]
les experts prouvaient à qui mieux mieux
- et les gouvernements faisaient chorus
- qu'une expansion industrielle illimitée
apporterait à la France et au monde une
prospérité perpétuelle...".
Ce propos dans son essai est mis
en lumière dans Quota
ou les Pléthoriens. Au moment
où le système capitaliste s'enraille, deux
groupes - les pléthoriens et les
malthusiens - descendent dans les
rues et s'affrontent. Ils représentent la
relance et l'austérité, donc les deux extrêmes stériles
d'une
même médaille systémique du capitalisme. Le personnage
de Florence fuit une première fois, hors
de cette société folle. Mais, parce que
cette société exerce un pouvoir de séduction,
elle revient et sert les intérêts de cette
nouvelle société mise en place, avant de
fuir définitivement avec un petit groupe.
Elle le peut encore, le système n'ayant
pas conquis les autres pays. Or, le capitalisme
est désormais devenu l'élément structurant
de l'organisation du monde entier.
Poursuivons ce paragraphe
de Ce
que je crois :
Vercors
espéra que le capitalisme puisse "renoncer
à [sa] pratique de gaspillages, avec
en premier lieu l'introduction cynique,
dans l'objet fabriqué, de ce coefficient
de fragilité qui le faisait vieillir avant
l'âge, afin d'habituer le consommateur à
jeter et remplacer plutôt qu'à entretenir
et réparer. En Amérique même l'usage paraît
revenir de repriser les chaussettes, ressemeler
les chaussures, rafistoler un appareil,
de conserver longtemps la même voiture.
Mais comment rétablir ces anciennes et saines
pratiques de nos grands-pères, comment refaire
du solide et durable sans renverser le système
dans lequel s'est engagée l'industrie pléthorique,
sans réduire une production devenue supérieure
aux besoins, sans créer du même coup - du
moins sous le régime actuel - un chômage
monstre? Sans faire payer aux travailleurs,
pendant le temps au moins de la reconversion,
un prix exorbitant? On peut prévoir quelques
dures années, et non peut-être sans conséquences...Mais
les hommes ont rarement su s'adapter aux
faits sauf contraints par l'urgence et la
nécessité".
A l'aune de notre présent, ce
propos de 1974 montre que ce capitalisme
effréné a au contraire accéléré le mouvement
de destruction et que de plus en plus de
gens paient un lourd tribut au point de
manifester et d'être violemment réprimés.
Or, ce n'est pas parce que la société est
en phase de reconversion que le monde est
impitoyable. Au contraire, elle est en accélération
croissanciste constante, dans un anéantissement
de la nature, des acquis sociaux, des humains.
Elle se donne l'image d'un capitalisme vert
plus moral, elle se sert même des démarches
individuelles de volonté de changement pour
trouver de nouveaux marchés à exploiter.
Les approches environnementalistes et l'infléchissement
vers de nouveaux modes de consommation ne peuvent conduire qu'à un aménagement du désastre.
Vercors
s'occupa des plans moral et politique, autrement
dit de l'anthropocène et du capitalocène.
Il oscilla entre les deux. Sa littérature est plus capitalocène
que sa philosophie. Dans nombre de ses récits,
il n'oublia pas le mode d'organisation de
la société et accusa directement le capitalisme.
Il le fit dans quelques essais aussi, mais
au détour de quelques pages, donc plus ponctuellement.
D'ailleurs, dans la dernière citation ci-dessus,
la dernière phrase revient aux hommes abstraits dans
une généralisation propice à dédouaner le
mode de fonctionnement capitaliste qu'il
fustige pourtant dans ses phrases précédentes. En
effet, sa philosophie relève ab origine
et in fine de l'anthropocène:
focalisé sur l'Homme, il s'appesantit sur
son indispensable réforme individuelle,
sans prendre en compte véritablement
le cadre. Comme je l'ai dit dans la page
Pourquoi Vercors
est-il entré en Résistance?,
il existe une discordance entre sa pensée
théorique et ses fictions.
Il était davantage
dans le réel dès qu'il "sentait"
les choses. Quand en revanche il intellectualisait
le
réel, il récitait ses leçons. Il ne fut
pas le seul intellectuel...loin de là...
Article mis en ligne le 1er janvier, le 9 février et
le 25 avril
2019.
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