L'égalité
pour tous, maintenant?
Vercors
et le deuxième sexe
Préambule
De
Vercors défenseur de l'égalité des sexes...
La
littérature pour la jeunesse comme facteur
éducatif de l'égalité des sexes: Camille
ou l'enfant double
Droits des femmes,
droits de l'humanité, droits à l'humanité
...
à son double conditionné qui oublia
de s'interroger et de se rebeller contre
la culture patriarcale et misogyne
Fabrique
de femmes: le triangle infernal
Marie:
habemus matrem
Emma,
Jeanne, Thérèse et alii: quand la
blancheur part en fumée
La
"grue"
non respectable car irrespectueuse/ La
Putain respectueuse
mais non respectée
Au
bout du conte
Ils
se marièrent et se trompèrent beaucoup:
vécurent-ils heureux?
Infidélité
féminine
Infidélité
masculine
Ils
se marièrent et se rangèrent: vécurent-ils heureux?
L'origine
du monde: on en a perdu la tête!
Totem
et tabou
Les
Fleurs du mal
On
ne naît pas "plus ou moins homme",
on le devient
I
Préambule
La traditionnelle "journée des
droits de la femme" rappelle
le carnaval des fous dans cette société patriarcale
et toujours inégalitaire dans les rapports entre les
sexes. Le critique Mikhaïl Bakhtine décrivait ce carnaval comme
un renversement temporaire des hiérarchies et des valeurs.
Les esclaves trouvent dans cette manifestation un exutoire
libérateur, avec des maîtres qui se complaisent à ce
jeu avant qu'ils ne reprennent plus fortement le pouvoir
le lendemain même. Qu'on ne se trompe pas: ce ne sont
pas les actions collectives des femmes et des hommes
qui manifestent pour l'égalité qu'il faut fustiger.
Cette journée demeure pour eux la visibilité médiatique
propice à un rappel des injustices faites à la moitié
de l'humanité, elle met en lumière leur travail laissé dans l'ombre et
le comportement qu'ils adoptent pendant
les 364 autres jours.
C'est la réponse politique (ou plutôt sa cruelle absence)
qu'il convient de brocarder. En effet, chaque "journée
des droits de la femme" se ressemble, preuve que les
mentalités progressent peu: mêmes récits effrayants,
mêmes chiffres identiques sur les violences faites
aux femmes. Femmes voilées pour l'honneur (de qui?!),
femmes dévoilées exhibées comme une libération sexuelle (sic),
deux faces d'une même médaille systémique. Mais aussi
femmes mutilées, femmes violentées, femmes violées,
femmes tuées, femmes culpabilisées, femmes discriminées...Les
discours révolutionnaires des politiciens, qui ont encore
fait
montre ces derniers mois d'un machisme ordinaire
à l'Assemblée (ici,
là
et ailleurs), fusent pendant
cette journée symbolique: "Il faut que tout change...
pour que rien ne change" (Le Guépard)...
Vercors était
un homme de gauche, il se qualifiait de progressiste.
Il s'éleva contre toute pensée hiérarchique. Mais
qu'en est-il de sa défense de l'égalité des sexes? Quelle
vision de la femme traverse sa littérature? Vercors
fut un véritable Janus bifrons sur le sujet. Ses récits
offrent une belle étude sociologique qui, loin de tout
manichéisme, suggère qu'un artiste masculin peut, en
sincère conscience, combattre par la plume pour
l'égalité entre les hommes et les femmes, et véhiculer comme
soubassement idéologique et psychologique une misogynie
inconsciente.
II
De
Vercors défenseur de l'égalité des sexes...
1)
La
littérature pour la jeunesse comme facteur
éducatif de l'égalité des sexes: Camille
ou l'enfant double
En
janvier 1978, l'illustratrice Jacqueline
Duhême, demanda à Vercors s'il pouvait écrire
un récit pour la jeunesse sur le dédoublement
de la personnalité. Si le thème fut donc
imposé à l'écrivain, il était assez général
pour qu'il invente Camille ou l'enfant double. Contrairement
à ses habitudes autobiographiques fréquentes,
il donna le rôle principal à l'autre
sexe pour argumenter en faveur
de l'égalité des sexes.
Dans
ce récit, des parents, soucieux d'élever
leur enfant au-delà de son identité sexuelle
et sexuée, refusent de dire à leur entourage
si leur enfant est une fille ou un garçon,
d'abord par le choix du prénom, puis par
l'ambivalence vestimentaire maintenue à
chaque instant, enfin par une éducation non
stéréotypée et non prédéterminée par une vision
des rôles sociaux de chacun:
"Ils
décidèrent d'élever leur bébé non comme
une fille ou comme un garçon, mais
à la fois comme une fille et
comme un garçon".
Noble
ambition de parents progressistes qui comprennent
que le sexe biologique constitue un bon
prétexte pour masquer en réalité la
construction sociale de deux genres
différenciés que la reproduction des normes
fait paraître comme naturelle. Dès la naissance
de l'enfant, les rôles sont déjà distribués
de manière intangible, ils deviennent des
habitus dans l'esprit de ceux qui les
reçoivent et empêchent toute interrogation
sur les conventions normées inégalitaires:
"Les
filles devaient apprendre la cuisine et
la couture pour tenir la maison plus tard,
les garçons le calcul et la mécanique pour
gagner l'argent du ménage. Les femmes devaient
devenir belles et se taire, les hommes devenir
courageux et commander. C'est pourquoi,
en ce temps-là, le mari était le roi à la
maison, tandis que la pauvre épouse était
un peu l'esclave. Les choses ont changé
depuis, heureusement - mais peut-être pas
encore autant qu'on le croit".
Trente
ans après la publication de ce récit, les
études sociologiques montrent que les choses
n'ont que peu évolué. Division sexuelle
du travail et des traits de caractère répartie
de façon étanche et validée comme spécificité de
nature. Complémentarité en lieu et place
d'égalité. Les discriminations sont légitimées,
les normes sociales brident le développement
de chacun selon son sexe, mais bien plus
durement le développement personnel des
filles en prohibant des attitudes au profit
de ce que la société attend d'elles.
Rapidement,
Camille, éduquée en même temps dans les
stéréotypes de ce que doit être un garçon
et dans ceux de ce que doit être une fille,
connaît une véritable souffrance. Elle passe
d'un rôle à l'autre pendant que dans la
simultanéité elle est tiraillée par deux
constructions sociales sexuées inconciliables
dans l'état de la société. Unique, elle
se trouve donc dédoublée, n'ayant pas la
possibilité de jouer concomitamment les
figures imposées si antinomiques du garçon
et de la fille. Les parents éduquent Camille
dans l'idée qu'elle doit prendre en charge
les deux attitudes traditionnellement dévolues
aux deux sexes, sans se rendre compte que
leur solution s'empêtre dans le système
dominant. Guidés par
la volonté d'élever leur fille aussi librement
que le serait un garçon,
dans les faits comme dans sa conscience, ils raisonnent,
hélas,
à l'intérieur du système inégalitaire.
Dans
ce conte qui finit bien, Camille
trouve finalement sa voie et son épanouissement.
Sa passion de la musique, que les parents
encouragent, l'entraîne dans une vie intéressante
propice à son autonomie:
"[...]
bientôt il n'y eut plus devant le piano
ni fille ni garçon, mais un seul être en
une seule personne, un seul enfant musicien
en herbe".
Cette petite
fille, devenue une adulte féministe,
acquiert son indépendance personnelle et
professionnelle. Elle épouse un
homme acquis à l'égalité des sexes, avec lequel elle partage bientôt
l'autorité
parentale. Vercors ne peut s'empêcher de
terminer ce récit par la formule stéréotypée:
"Ils sont heureux et ont beaucoup
d'enfants". Il poursuit néanmoins
sa conclusion dans le sens d'une véritable
égalité: "Qu'ils élèvent, comme
Camille, en filles et en garçons - ou plutôt
ni en filles ni en garçons: mais en êtres
humains". Camille a continué l'oeuvre
de ses parents, sans commettre leur erreur
de le faire dans le système idéologique
facteur de différenciation. Elle et son
mari transmettent à leurs enfants
de nouvelles valeurs égalitaires propices
au changement des mentalités. Dans ce conte,
Vercors saisit parfaitement ce qu'est l'égalité:
les filles et les garçons, loin d'être rattachés
à un genre, sont des êtres humains,
c'est-à-dire des individus. Mot primordial
dont il faut souligner l'étymologie: ce
qui est indivisible, inséparable. Et, pour
Vercors, ce qui est indivisible, c'est le
résidu propre à tout humain. Ce résidu rassemble
les humains sous la bannière de l'égalité,
sans prendre en compte races, couleurs de
peaux, caractéristiques zoologiques, etc., mais
aussi, comprenons-nous à la fin de ce récit-là,
différences sexuelles.
L'analyse
de Camille ou l'enfant double est
en réalité plus complexe.
J'ai écrit un article consacré à la métamorphose
et au genre dans la littérature de jeunesse,
plus particulièrement en comparant Camille
ou l'enfant double avec Sylva.
Peut-être le mettrai-je en ligne ici si
sa parution électronique sur un autre site
ne se faisait pas.
Relevons
ici l'enjeu principal de ce conte de
1978, au-delà de ses méthodes. L'initiative
de Vercors est à saluer dans un temps où
majoritairement la littérature pour la jeunesse
transportait clichés et préjugés du rôle
social des sexes. Dans les années 70, des
projets d'émancipation des consciences par
une littérature non sexiste virent le jour,
notamment les Editions
des femmes.
Lisez Nelly Chabrol Gagne, Filles
d'album. Les représentations du féminin
dans l'album, Le-Puy-en-Velay, L'Atelier
du poisson soluble, 2011. Anne Larue en
propose un compte-rendu militant dans la
revue Strenae.
2) Droits des femmes,
droits de l'humanité, droits à l'humanité
A la fin de son
essai de 1975, Ce que je crois, Vercors
se prononce sur des enjeux sociétaux. Il
milita pour le droit à l'avortement au moment
où la loi sur l'IVG, portée par Simone Weil,
était houleusement votée. Il fut ouvertement
favorable à ce droit juridique nouveau pour
les femmes, et si l'on ne pense pas que
ce n'est qu'une affaire de femmes, pour
les couples:
"[...] de toutes
les libertés conquises sur l'état animal,
un des plus inaliénables, parce que les
plus graves de conséquences, me semble être
le droit absolu de choisir entre procréer
et refuser de procréer".
Cette opinion va dans
le sens de son système. En effet, le corps
ne guide plus l'existence, l'humain n'est
plus un objet soumis à la nature. La
maîtrise du corps, la distinction entre
sexualité et procréation sont des marqueurs
de la liberté progressive de l'humain au
sein de ses déterminismes. Cette loi, continue
Vercors, est une avancée juridique décisive
qui, dans les faits, devra connaître des
améliorations: "démarches compliquées
(et humiliantes)", "absence
de gratuité". La première difficulté
innhibe les initiatives et peut causer des
drames. La seconde évacue les catégories
sociales les plus fragiles économiquement
et ne permet pas d'endiguer les avortements
clandestins dangereux. Aujourd'hui en France, si les démarches
et les prises en charge psychologique et
pécuniaire se sont améliorées depuis 1974
et alors que l'on pense la loi inaltérable,
les politiques libérales de réductions drastiques
des lits dans les hôpitaux, des personnels
soignants, du forfait de l'acte médical
remettent concrètement en cause cette loi.
Vercors réfuta tous les
arguments de l'Eglise et des individus contre
l'IVG. Par exemple: "On supprime
de la vie, c'est vrai (et non pas
une vie) [...]. Tant que l'organe
de cette spécificité [de l'humain], qui
est le système nerveux central, n'a pas
commencé de se former dans l'embryon, il
n'y a rien d'humain encore en cette minuscule
gelée de tissu inconscient".
Vercors poursuivit son
argumentation en remontant à ce qu'il considérait
comme la cause première qui éviterait
à des femmes de recourir à l'avortement
légal:
"Il n'est pas
d'interdire par la loi l'avortement, mais
de le rendre sans objet en luttant contre
la principale des causes qui le provoquent:
les conditions économiques, injustes et
contraignantes et qui font que, pour trop
de femmes, l'enfant non désiré est un drame
sans mesure".
Il est évident que cet
argument est juste. Mais il me semble que
Vercors conçoit très mal le problème.
Un enfant non désiré par une femme économiquement
à l'aise est également un drame. Du moins,
l'aspect financier, d'importance pour l'une,
n'entrera pas en compte pour l'autre. Cela
étant posé, un enfant non désiré est un
drame pour la liberté de choix de la femme
(et pour le couple). En aval,
selon toute la palette de potentialités
propres à chaque cas qui imposent prudemment
de ne rien systématiser en ce qui concerne les réactions
des parents, l'enfant peut être confronté
au drame d'un déficit d'affection, terrible
pour sa construction psychologique et pour
son épanouissement.
Mais là où le problème
est mal posé, c'est d'oublier une autre
loi de la même époque qui permettait d'ores
et déjà de rendre la loi sur l'IVG sans
objet, ou presque. Vercors oublia singulièrement
la loi Neuwirth promulguée en 1967, mais
dont les décrets ne parurent qu'en 1972.
Cette loi mettait un terme à celle de 1920,
renforcée en 1923, qui interdisait
la contraception. La contraception est le
moyen d'éviter le double drame de la conception
d'un enfant non désiré et d'un recours
à l'avortement. Le cadre juridique ayant
été clairement délimité, reste donc le travail
substantiel de rendre effective cette contraception
par un accès facilité et par une information
continue des femmes et des couples. Quand les plannings familiaux sont sans
cesse menacés de fermetures, quand leurs
moyens alloués diminuent, quand les contraceptifs
sont déremboursés progressivement par la
Sécurité Sociale, quand l'information médiatique
se fait rare, etc., la loi se vide de sa
substance et menace les avancées sociales,
que Vercors appelerait hominisantes.
On sursaute régulièrement
face aux chiffres toujours élevés du recours
à l'IVG et on préfère évoquer la loi Weil
plutôt que la loi Neuwirth. Pourquoi dans d'autres
pays, les chiffres de l'IVG sont-ils trois
fois moins élevés? Parce que la question
est résolue en amont. Parler contraception,
c'est parler sexualité, c'est proposer une
éducation à la sexualité. Jamais Vercors
n'évoqua cette idée. Il semble même qu'il la
refusait. Ayant lu la mention de l'essai
Le
Singe nu de Desmond Morris dans Zoo
ou l'assassin philanthrope,
une journaliste du Monde
demanda à l'écrivain d'en écrire un compte-rendu.
Vercors refusa en ces termes:
"Mais la lecture m’a grandement
déçu. Ce n’est qu’une compilation à l’usage
du grand public des théories à la mode outre-Atlantique,
sur les motivations des divers comportements
humains (à commencer par l’obsession sexuelle
anglo-saxonne et infantile qui, en Europe
continentale, après les premiers phantasmes
de la puberté, n’est plus ressentie que
par quelques attardés)".
Que lit-on de si infantile
dans cet ouvrage? Morris décrit les mécanismes
des désirs et des plaisirs, comme une sorte
d'éducation de l'humain à ses affects et à ses sens.
C'est ce qui gênait Vercors. Dire que cet
ouvrage est infantile, c'est disqualifier
toute communication et toute éducation sur
la sexualité. Or, Vercors ne trouvait
pas infantilisantes les revues dites légères
auxquelles il participa. Il mit même en
scène quelques scènes sexuelles dans ses
récits. Le point commun, c'est de rire grassement
des histoires sexuelles dans ces revues
ou de décrire des scènes de perversion ou
de dévoiement (Voir la suite de cette page).
Quand il s'agit de parler sérieusement
de sexualité et d'épanouissement, c'est
considéré comme infantile. Cela invalide
d'emblée tout sérieux de la discussion et
cela produit un réflexe stigmatisant plutôt
que cela n'engage à la réflexion.
Cet
excès de silence devant une éducation
responsable à la sexualité laisse la
place à un autre excès, effet de balancier
d'un même système. Comme le déclare le médecin
Israël
Nisand: "Nous avons confié l'éducation
des enfants à la pornographie".
Le porno s'impose comme représentation canonique
de la sexualité, avec des images dégradantes
de la femme et une violence qui s'exerce
à leur égard, sous couvert d'une pseudo-libération
sexuelle. Des mécaniques non humanisées
sont exhibées ostensiblement, pendant
que la société irresponsable cache dans un silence étouffant
sa gêne
face à la sexualité.
Se
taire sur l'érotisme, c'est laisser la place
vacante pour la pornographie comme modèle
unique. Le tabou génère
le silence et avalise, consciemment ou non,
le système de domination en place.
III
...
à son double conditionné qui oublia
de s'interroger et de se rebeller contre
la culture patriarcale et misogyne
"On
souffre plus cruellement d'un mythe que
d'une réalité"
(Le
Radeau de la méduse)
1) Fabrique
de femmes: le triangle infernal
Les récits de Vercors
plongent le lecteur dans la littérature
du XIXe siècle en ce qui concerne les rapports
sexués. A l'heure du Génie du christianisme
de Chateaubriand, de la revivification du
culte marial pour le plus grand malheur
des femmes de cette époque, de l'ascension
fulgurante de la Bourgeoisie, le roman,
genre sans lettres de noblesse antique,
connut son âge d'or. Il met en scène une
fabrique de femmes aux schèmes traditionnels.
"On ne naît pas femme, on le devient",
démontrait magistralement Simone de Beauvoir
dans Le Deuxième sexe.
Vercors, de famille bourgeoise, incorpora
ces trois figures de femmes dès son plus
jeune âge, il les vécut ainsi dans sa propre
existence amoureuse - ce qui ne signifie
nullement qu'il vit la réalité objective
-, il les véhicula dans ses nouvelles et
romans. Il faut évidemment nuancer le propos:
sa littérature n'est pas le reflet exact
de sa vie quotidienne et de son rapport
avec les femmes. Il composa toutefois des
personnages qui furent constamment
des fictionnalisations autobiographiques.
Ses récits servent de révélateurs du noyau
central de l'idéologie qui travaillait souterrainement
la psychologie de l'écrivain. Ils dénudent
le résidu d'un ensemble systémique qui
dirigea inconsciemment Vercors, et bien
d'autres hommes de son milieu, de son époque.
Et de la nôtre malgré des progrès
indéniables: certaines violences envers
les femmes, auparavant banales et juridiquement
peu ou pas punies (preuve d'une violence
symbolique institutionnelle), sont désormais
devenues non légitimes en France. De plus, des lois assurent
une égalité dans plusieurs domaines, mais
dans les faits et les consciences, l'inégalité
demeure coriace.
Les femmes ne sont pas
vues comme elles sont, mais comme le regard
que l'idéologie machiste impose. Une fabrique
idéelle (et non pas idéale) qui consacre
la culpabilité éternelle des femmes,
quoi qu'elle disent ou fassent, vectrice
absolue de leur malheur, et, par dégâts
collatéraux, du malheur de nombreux hommes, malgré bien
souvent le confort manifeste qu'offre l'inégalité.
Vercors fit dire à certains
de ses personnages de "casser le
système" du capitalisme. Il intégra
tellement la construction sociale des genres
qu'il oublia de "casser le
système" du patriarcat et de la
misogynie ordinaires. Les personnages féminins
de sa littérature, beau document d'étude
sociologique, sont déclinés selon la triade
traditionnelle mensongère: la vierge, la
maman et la catin.
Marie:
habemus matrem
La jeune fille auréolée
de la blancheur virginale formate de nombreux
personnages féminins des récits vercoriens.
Elle est parée de toutes les qualités et
participe de l'amour sacré, à l'opposé de
l'amour profane que représentent les deux
autres types de femmes. Vertueuse dans le
sens étymologique du terme, elle s'approche
de l'image de la Vierge Marie, sans jamais
l'égaler pourtant. La religion prétend en
effet que la
Vierge Marie est née sans la souillure
du péché originel. Pendant des siècles,
les hommes d'Eglise, ces esprits (censés
être) purs aux corps abstinents, rivalisèrent
de doctes disputatio sur les
"entrailles" de Marie et
ses "fruits" défendus -
pour savoir par exemple si l'accouchement
de Marie l'avait ou non déflorée -, et s'occupèrent
activement de la sexualité de leurs ouailles
dans un zèle répressif névrotique. Cette
mariolâtrie pathologique se renforça en
1854 par l'encyclique Innefabilis Deus
proclamant le dogme de l'Immaculée Conception.
Au XIXe siècle, la volonté
du Saint-Siège de la reconquête des corps
et des esprits, les aspirations politiques
de la Bourgeoisie servirent aux jeunes filles
la Madone comme modèle idéal. Cet état de
virginité représenté par Marie est supérieur
à tout autre. Les jeunes filles ne sont
pas cet Idéal suprême, mais elle ont pour
obligation morale d' y tendre.
La sacralisation de la
virginité encadre les récits
de Vercors. Le personnage féminin de ce
type ouvre en effet la seconde
carrière de l'artiste, avec la nièce du
Silence
de la mer
(1942), et la termine presque avec la jeune
narratrice du Piège
à loup
(1985). Vercors est fortement marqué par
ce
symbole de la pureté des esprits, donc obligatoirement
des corps. Une histoire d'amour sentimental,
tout en s'ébauchant dans ces récits
de 1942 et de 1985, est frappée par l'interdit
moral, de ce fait par l'interdit charnel.
L'amour effectif entre la nièce et l'officier
allemand Werner von Ebrennac est impossible
en ces temps d'Occupation. Dans un parallèle
parfait, la narratrice du Piège
à loup
sent son cœur pencher pour ce mystérieux
Julien, ce sera parce qu'ils sont demi-frères
et soeurs. L'affection ne peut donc être
accompagnée de sexualité, puisque l'inceste
frappe d'interdit cette histoire. D'ailleurs,
le narrateur de ces deux récits livre un
indice symbolique de cette impossibilité
physique: la claudication des deux hommes,
Werner à cause d'une blessure de guerre,
Julien à cause de son pied pris dans un
piège tendu par le père de la jeune narratrice.
Dans ce second cas, Œdipe rôde, ne serait-ce
que parce que ce prénom signifiant étymologiquement
"pieds enflés" représente bien
la blessure de Julien.
Cela symbolise leur impuissance à conduire
l'histoire d'amour.
La
Vierge Marie est la mère de toutes les jeunes
filles "bien élevées" que les
familles se doivent de préserver des tentations
concupiscentes par un silence absolu sur
"les choses de la vie" et par
une surveillance de tous les instants, le
tout sous la houlette de l'Eglise. Vierge
ET mère, là est la quadrature du cercle,
ce miracle mensonger qui pose un défi au
réel. Il faut bien que l'humanité procrée,
il faut bien que les jeunes filles deviennent
mères, en perdant leur virginité dans une sexualité
ayant pour but la procréation. Bourgeoisie
et Eglise attribuèrent donc aux femmes une
mission de devoir conjugal et un rôle maternel
comme unique légitimation. Douceur, patience,
abnégation de Marie seront leur guide
suprême pour se diriger vers le renoncement
ascétique et le sacrifice illimité.
Cette
image circule dans la littérature vercorienne.
Le personnage masculin de plusieurs récits
apprend que sa mère, ancienne jeune fille
à la droiture irréprochable, a "fauté"
avant mariage. Sa concupiscence n'a donc
pas attendu les liens sacrés du mariage
pour que ce péché de chair soit atténué.
La "faute" ne fut pas sans conséquence,
ce qui précipita les noces pour sauver les
apparences. La jeune fille désormais dans
les liens du mariage accoucha cinq mois
plus tard de son premier enfant. A terme.
L'un des personnages s'attendrit rétrospectivement
sur cette "faute" guidée par l'amour
et rattrapée ensuite par une fidélité
sans failles de cette mère. Un autre personnage,
Fred du Radeau
de la méduse,
se révolte contre ce secret bien gardé.
Fred fulmine d'autant plus que c'est
lui qui fut conçu illégitimement et qui
considère que la conduite de sa mère, quoique
irréprochable comme signe de repentance,
parce que marquée indélébilement par
les stigmates de cette "Faute originelle",
est hypocrite. Par reproduction sociale,
les parents cachent à leur jeune enfant
Fred les "choses de la vie". Les
bébés sont fabriqués dans un magasin d'enfants
(anecdote que le lecteur retrouve dans le
livre pour la jeunesse Camille ou l'enfant
double), les parents désexualisés n'ont
plus qu'à choisir. Par ce tabou, la famille,
microcosme d'une société, reconstitue le
mythe de Marie, vierge et mère. Dans l'imaginaire
de Fred, sa mère est intouchable. Sacralisée, elle
ne connaît pas la sexualité. Maman, tout de
même, vous n'y pensez pas! La fiction de
la pouponnière proférée
par les parents agit sur
leur jeune enfant, pendant que dans un autre
récit, ce dernier regarde sa mère s'enfonçant
une épingle dans la tête pour arranger sa
coiffure, ou, comme l'écrit un narrateur
adulte plus averti, l'enfant est fasciné
par cette épingle, symbole phallique, qui s'enfonce
dans le "trou" de
la tête maternelle. Du Michel Leiris avec
le Père noël et le conduit de la cheminée
dans L'âge d'homme! La littérature
vercorienne est dominée par cette idéologie
peccamineuse et est traversée à plusieurs
reprises d'une description crue de la sexualité.
La
description d'un regard non seulement malsain
porté sur le sexe, mais encore mortifère.
Le personnage de Fred, remué par les
premiers désirs d'adolescent sans vision
claire puisque les parents lui ont caché
les rapports sexuels, éprouve en rêve une jouissance inexplicable
à enfoncer un couteau dans
le ventre de femmes qu'il observe en photographie.
Epingle et couteau sont de manifestes symboles
phalliques, ils sont dotés d'un aspect violent
et meurtrier pour le second objet. Thanatos
s'est invité chez Eros. La question à poser
est donc la suivante: ce caractère mortifère
est-il consubstantiel à la sexualité
ou bien est-il le symptôme d'une structure
idéologique particulière, symptôme qui s'atténuerait
voire disparaîtrait dans une autre structure?
Emma,
Jeanne, Thérèse et alii: quand la
blancheur part en fumée
De nombreux personnages
féminins de la littérature des XIXe-XXe
siècles ont en commun des parcours déterminés
à l'existence étriquée. Par exemple, Emma
dans Madame Bovary de Flaubert, Jeanne
de Une Vie de Maupassant, Thérèse
de Thérèse Desqueyroux de Mauriac.
Chacune des modèles de bien d'autres. Ces
femmes mariées bourgeoises sont toutes les
anciennes Marie, ces jeunes filles que les
parents et la société ont élevé "pures",
c'est-à-dire ignorantes. Une ignorance qui
confinait souvent à l'imbecillité.
Quand le mari de Jeanne de Une Vie
lui murmure d'être sa "petite femme"
le soir même, la jeune fille lui répond
bien innocemment
qu'elle l'est déjà, et le discours sibyllin
de son père avant la nuit de noces ne
l'aidera pas plus à comprendre la réalité
brutale, car non préparée.
La naïve Jeanne verra ses illusions
d'amour éthéré se fracasser le soir des
noces, et les années suivantes. Thérèse Desqueyroux
se considère comme une "auge à cochon"
pour son époux. La maternité légale est
leur destin: Jeanne s'y jettera avec démesure,
croyant remplacer la passion amoureuse inexistante
par l'amour filial, pendant qu' Emma et
Thérèse se sentent étrangères à ce que l'on
appelle l'instinct maternel. D'autres encore
deviennent dévotes, ou renforcent leur bigoterie.
Ce que l'on pourrait appeler les mutilations
psychologiques s'avèrent aussi efficaces
que les mutilations physiques.
Quoiqu'avec davantage
de souplesse dans la description, ne serait-ce
que parce que les mentalités ont évolué,
la littérature vercorienne regorge de ces
"femmes honnêtes". La jeune fille,
dont l'écrivain sacralise la virginité,
passe à la femme "respectable".
Sous ce vocable se cache l'idée de la femme
arrivée vierge à son mariage, fidèle, monogame.
Dans La Liberté de décembre (1960),
troisième volume de Sur
ce Rivage, la jeune amoureuse
dans une robe de mariée immaculée déchire
des bouts de son voile pour les donner en
offrande aux invités. Ce geste signe le
passage d'une fabrique sociale et idéologique
du premier au deuxième type de femme. Cette
bourgeoise désormais mariée consacrera
sa vie à son mari et à ses enfants. Deux
éléments manquent dans les récits de Vercors:
les relations entre mère et enfants d'une
part, d'autre part la sexualité du couple
avec ces "femmes honnêtes". Aucune dénonciation, aucune exaltation.
D'autres
femmes, que l'on serait tenté de qualifier
de plus "modernes", sont mises
en scène. Célibataires, ayant déjà "vécu"
avant leur rencontre avec le (narrateur-)personnage,
elles s'assument professionnellement et
laissent entrevoir une personnalité
autonome (Olga dans Colères,
Lisbeth dans Comme
un frère,
Florence dans Quota
ou les pléthoriens).
Pourtant, ces personnages féminins sont
bâties sur le prototype de la femme honnête.
Elles n'ont aucun passé amoureux, du moins
décrit. Vu l'insistance sur leur droiture
et leur sincérité, le lecteur imagine que
le nombre d'hommes rencontrés a été
plus que réduit. De surcroît, dans le présent
de la narration, elles tournent entièrement
leurs actions vers l'homme aimé (sauf
Florence qui ne connaît aucune histoire
d'amour). Indépendantes certes, mais toujours
axées sur les critères de la femme respectable,
donc respectée.
La
"grue"
non respectable car irrespectueuse/
La
Putain respectueuse
mais non respectée
Les types de la vierge
et de la femme honnête forment un véritable
laboratoire d'une idéologie dictant la conduite
de la moitié de l'humanité à qui l'autre
moitié n'autorise aucun écart. Celle que
le système patriarcal et les monothéismes
rendent mineure et inférieure
est assignée à l'exclusivité sexuelle. De
plus, l'arsenal idéologique l'éduque
dès son plus jeune âge à la haine du corps, au silence
des désirs et des plaisirs, sous couvert
d'être suspectée d'immoralité. Que la pratique
réelle suive ou assouplisse ce modèle
systémique selon les multiples cas individuels,
les consciences restent néanmoins contaminées
par cette idéologie. Consciences masculines
dirigeant leur jugement négatif contre les
femmes, et, selon les époques et/ou les
pays, exerçant une violente répression institutionnalisée.
Mais aussi consciences féminines ayant intégré
leur soumission. Combien de jugements implacables
sur leurs semblables qui dévient du chemin
idéologique du patriarcat? Combien de gestes
mutilants et de condamnations irrévocables
de femmes envers les autres au nom de la
tradition et de la norme? Là réside le triomphe du patriarcat.
Un dernier type de femme,
négatif des deux autres, est brocardé
vigoureusement. A côté de la vierge et de
la maman-femme honnête, il y a la catin.
Une catin déclinée en deux variantes selon
que les hommes la rétribuent ou non.
Dans la littérature vercorienne,
ce troisième type de femme est dangereusement
sensuel. Elle est toujours mise en scène
dans un schéma d'infidélité conjugale. Issue de la Bourgeoisie,
donc ayant le devoir d'être une femme honnête,
elle se montre récalcitrante. Chaque narrateur-personnage
la condamne invariablement d'un point de
vue moral. Elle est l'image de la catin
qu'il est impossible de respecter, puisqu'elle
ne respecte pas la morale édictée par le
patriarcat. Etrangement, la fusion entre
la femme mariée fidèle et la femme sensuelle
n'opère pas. C'est bien parce que cette
fabrique de femmes fait partie intégrante
d'un système patriarcal aporétique et que
la réflexion de l'écrivain ne s'exerça jamais
hors dudit système.
Il faut dire que ce système n'a pas que
des avantages pour les hommes. Jeunes bourgeois
éveillés par les premiers émois amoureux,
bourgeois insatisfaits car mariés à des
femmes honnêtes, cherchent des solutions
pour assouvir leurs appétits sexuels.
Ces
bourgeois ont du mal à trouver des
partenaires issues de leur milieu dans la mesure
où elles sont "bien élevées",
d'après l'idéologie patriarcale. Reste donc
la solution de la prostituée. Lisez les
romans du XIXe siècle, et vous trouverez
pléthore de Bourgeois bien pensants qui
quittent le domicile conjugal pour se rendre
régulièrement à La Maison Tellier (Maupassant)
et autres maisons closes. Dans
Le
Radeau de la méduse,
le personnage principal Fred est éduqué
dans le silence honteux de la sexualité,
au point que l'onanisme et les fantasmes
qu'il décrit sont vécus de manière peccamineuse.
Jeune homme rangé qu'il est, il imagine un amour idéal, donc refuse catégoriquement
quand ses camarades du même milieu que lui
lui propose de se "déniaiser"
avec une prostituée.
Le moraliste Vercors aurait pu profiter
de cette narration pour dénoncer la marchandisation
des corps, l'exploitation des femmes, la
misère sexuelle et affective engendrée par
un tel système qui génère ces comportements.
Point de réflexion ici d'ordre global sur
la problématique éminemment épineuse de
la prostitution, de ses multiples formes,
des multiples motivations des clients. La
littérature vercorienne se situe dans un
cadre précis sur ce thème, même si celui-ci
est ponctuellement évoqué. C'est ce cadre
que j'étudie afin de pointer ses causes
et conséquences.
Lisez Les filles de noces: misère sexuelle
et prostitution de l'historien spécialiste
du XIXe siècle, Alain Corbin, ou bien l'entretien
qu'il accorde à la revue
L'Histoire, n°383 de janvier 2013 sur la
prostitution.
Pour remettre en cause le
système, encore
faut-il avoir réussi à s'en détacher pour
le poser face à soi et l'interroger. Si
Vercors ne fustigea pas ce système dont
il ne voyait pas bien les structures idéologiques
sous-jacentes, en revanche il mit en scène
une prostituée à l'image de Faustine
dans Les Misérables de Victor Hugo
et de Boule de Suif du récit éponyme de
Maupassant: Clémentine
(1960). Clémentine, issue d'un milieu pauvre,
est pardonnable. C'est la société qui l'oblige
à exercer ce "métier", elle ne
lui donne pas les moyens socio-économiques
de gagner de quoi vivre autrement. Objet
sexuel, elle est méprisée pour divers motifs
par les "femmes
honnêtes" pudibondes, ainsi que par les hommes
qui n'hésitent pourtant pas à aller la trouver
quand le besoin se fait pressant. Image
sacrificielle, Clémentine montre un
courage exemplaire pendant l'Occupation,
puis se trouve impitoyablement rabaissée
par la société au rôle méprisable dans lequel
ladite société l'a pourtant jetée.
Les rôles sont inversés: la victime est
la coupable. Le système condamne celle qu'elle
pousse à la prostitution, considérée comme
le "mal nécessaire" (Alain
Corbin).
Le
personnage de Fred du Radeau
de la méduse
refuse
cette solution et se heurte avant mariage
aux règles qui préservent la pudeur des
jeunes Bourgeoises. Des règles appliquées
dans les faits (malgré de nombreuses entorses certaines)
et dans les consciences. Contourner ce problème
reviendrait à accorder une liberté plus
grande à ces femmes. Lisons à ce sujet le
Propos édifant de Sam Howard sur le point
de se marier, texte de Jean Bruller paru dans Paris-flirt
n°32 du 20 décembre 1922:
"[...]
-
Oui, dit Sam Howard. J'estime qu'il est
stupide et injuste de refuser aux filles
des plaisirs qu'on accorde et que même on
impose aux jeunes gens. Un garçon qui se
marie avec son innocence est ridicule, et
une épouse qui n'offre point la sienne à
son époux est méprisée. [...] et je pense
que puisque nos grands-parents frémissaient
d'horreur à la vue d'une demoiselle flirtant
avec un jeune homme et que les mœurs actuelles
le tolèrent, le temps est proche où l'on
trouvera naturel de voir les jeunes filles
s'amuser à la manière de nos jeunes
gens. Pour ma part, je ne saurais que m'en
réjouir".
Sam
Howard, apprenant que sa fiancée a flirté
avec un jeune homme l'hiver précédent, s'étouffe
de fureur:
"[...]
alors c'est une petite grue, cette fille-là!
Une petite grue! Et elle voulait que je
l'épouse, une petite grue! Plus souvent,
je ne suis pas une poire! Une petite grue!
Voyez-vous ça, une petite grue!...".
Difficile
conflit de conscience de ces hommes qui
voudraient conserver les prérogatives patriarcales
sans leurs inconvénients. La femme des autres
doit être libre de mœurs afin que certains
trouvent des partenaires de leurs jeux
sexuels, pendant que leurs propres épouses
doivent se montrer "honnêtes".
Comprenons que l'incitation à être une "femme
libre" est pernicieuse. Selon l'endroit
où se situe l'homme sur l'échelle d'une morale élastique,
la même femme sera jugée "femme libre"
ou "grue". Pourquoi? Parce que
la réflexion s'effectue dans le système
patriarcal, avec quelques variations à la
marge quand cela arrange certains messieurs.
Dit-on d'un homme dans une situation identique
qu'il est un "homme libre"? Non,
parce que dans ce sytème de domination,
un homme est constamment libre d'imposer
ses jugements sur des femmes qui ne sont
pas nées ainsi, mais qui pour beaucoup,
par l'éducation, le sont devenues, sinon
sont perçues ainsi. Il n'y a pas d'autres
alternatives que de casser ce système idéologique
afin d'instaurer l'égalité.
2) Au
bout du conte
a)
Ils
se marièrent et se trompèrent beaucoup:
vécurent-ils heureux?
Le
dernier film d'Agnès Jaoui, Au bout du
conte (2013), revisite sans concessions
les contes de fées. Derrière le merveilleux
de l'amour idéalisé du prince et de la princesse,
la cinéaste débusque le réel de la vie des
couples, du moins un réel vécu par
le prisme de la subjectivité. Dans les contes,
les débuts
chaotiques puis poétiques de la rencontre
amoureuse des deux jeunes gens beaux et
riches se finissent toujours par la
formule consacrée qui sonne comme une morale
établissant un ordre social obligatoire:
"Ils se marièrent et eurent beaucoup
d'enfants". La réalisatrice va au bout
du conte, elle dissèque le quotidien des
couples, leurs années de vie, et lui substitue
une conclusion pessimiste: "Ils
se marièrent et se trompèrent beaucoup".
Même si son constat force terriblement le trait - car
il y a autant de situations qu'il y a de
couples -, il a le mérite de ne pas occulter
ce qui se passe entre "ils se marièrent"
et "eurent beaucoup d'enfants":
la sexualité. Dans le film, certaines cristallisations de
la passion amoureuse sont fulgurantes, mais
elles sont éphémères et sont suivies par
l'infidélité. Ce scénario se rapproche
singulièrement des dessins de La
Danse des vivants
(1932-1938) de Jean Bruller. Etant donné
que cet album se présente comme le
traité d'un moraliste, il a une visée généraliste.
Il condamne ipso facto tout amour
sincère. Il veut démontrer que l'exclusivité
sexuelle dans un couple est un leurre sur
le long terme, ce qui invalide tout sentiment
d'amour durable. L'un ne va pas sans l'autre
dans le système brullerien. Le dessinateur
brocarde-t-il les humains pour leur inconstance
ou bien la société qui, par ses codes idéologiques,
assigne ceux-ci à une monogamie apparemment
impossible à tenir? Il ne le dit pas explicitement.
Toutefois, à la page Anthropologie
brullerienne ou l'ambition morale d'un dessinateur de
gauche: changer l'homme?,
j'ai suggéré à quel point Jean Bruller peignait
une nature humaine pleine de vices. Ce déterminisme
ontologique fataliste incline donc à croire
qu'il fustige les faiblesses consubstantielles
aux hommes. La plume de Vercors se chargea
d' une anthropologie plus optimiste.
Aussi devons-nous nous demander si sa littérature
reflète cette évolution.
Infidélité
féminine
Globalement,
Jean Bruller montra dans La
Danse des vivants
une infidélité mutuelle, quoique le
nombre de femmes volages soit sensiblement
plus important que celui des hommes. Dans
ses récits, Vercors se focalisa presque
totalement sur l'inconstance des femmes,
celles qui incarnent la troisième fabrique
décrite précédemment. Les compagnons, quant
à eux, revendiquent une fidélité sans faille.
Ils l'affichent d'autant plus ostensiblement
qu'ils sont les narrateurs de ces histoires
et veulent prouver que cette fidélité sexuelle
est l'un des reflets de leur rigueur morale.
Seuls trois hommes dérogent à cette règle
comme j'en parle plus bas dans cette page.
Les épouses infidèles,
évidemment multipliées en autant de personnages
que de récits qui les mettent en scène,
ne sont en réalité que des incarnations
d'un seul et même prototype. Dans la plupart
des récits, elles paraissent lointaines,
soit parce que les narrateurs dressent seulement
des esquisses réduites à leur dimension d'
infidèle, soit parce que ces femmes appartiennent
déjà au passé de narrateurs qui se sont
séparés d'elles.
Ces épouses ne trompent
pas leurs maris avec un seul amant. Elles
multiplient les aventures, plus ou moins
longues. Le lecteur n'a généralement aucune
autre information sur elles, comme si les
narrateurs se limitaient à des rapports sexués
avec le genre opposé. Dans Tendre
Naufrage
(1974) en revanche, le récit est
circonstancié comme il ne l'avait jamais
été, le portrait se fait plus incisif. Non
seulement l'épouse de Marc n'a pas de qualités
artistiques alors qu'elle prétend en avoir,
mais en plus elle est convoquée dans le
discours de ce narrateur amer uniquement
pour l'énumération de ses histoires
extra-conjugales. Cette impudeur à narrer
cette vie intime sert d'exutoire.
Le lecteur imagine sans peine la souffrance
de ces hommes blessés dont l'écriture offre
une consolation, tout autant qu'une vengeance. Confronté
à ces aventures qui se succèdent, il s'interroge
toutefois sur leur pertinence et leur intérêt
par rapport à la diégèse: le portrait des
époux est trop violemment contrasté pour
qu'il ne frise pas la caricature.
Jamais ces femmes infidèles n'ont droit
à la parole. Seuls les narrateurs trahis
accusent, tranchent de manière péremptoire,
portent un jugement moral intransigeant.
Ils se font juges et parties, sans nuances.
Ils éclairent leurs vérités. Jamais les
raisons de cette inconstance ne sont révélées.
Mais les narrateurs laissent à penser que
leurs femmes ont une nature encline à l'inconstance.
La fragilité de leur psychologie empêcherait
toute rectitude morale. Elles paraissent
indignes de leurs tendres et irréprochables
moitiés. Pourquoi dès lors les épargner?
Là en tout cas ne réside
pas véritablement de misogynie. Bien qu'avec une part
de subjectivité qui prend soin de départager
les rôles de l'homme- victime et de
la femme-coupable, le narrateur relate un
aspect d'une tranche de vie. Les faits sont
indéniables: ces femmes sont sexuellement
infidèles à leurs maris. La misogynie éclate
pourtant au détour d'une phrase, et permet de comprendre des pans entiers
d'implicites:
"Mais ma femme
étant femme ne pense pas ainsi et cette
absence d'enfant lui pèse. Incertaine par
nature, instable, inconstante, elle sent
qu'une maternité pourrait l'équilibrer.
Je le sens bien aussi".
Cette petite phrase pourrait
faire l'objet d'un très long développement
tant des siècles de pensées misogynes façonnent
ce propos qui annule tout argument en faveur
de l'égalité. D'abord la tautologie "ma
femme étant femme" renvoie à une essence
fort dangereuse. Elle renvoie à l'idée que
l'individu ("ma femme") est l'archétype
de la Femme. Et quand on comprend ce que
recouvre de négatif l'adage récurrent "toutes
les mêmes" (avec sa variante ordurière
et haineuse à laquelle on pense immédiatement), on frémit.
La suite de la phrase va d'ailleurs dans
le même sens. Des orientations idéologiques
associeraient aisément à la Femme le
nom d'Eve. L'Eve, cette tentatrice redoutable
car lubrique, cette pécheresse qui a entraîné
l'homme à la perte du paradis terrestre.
Ceux qui ne liraient pas cette phrase
dans le sens chrétien ne seraient pas quittes
pour autant d'une conclusion identique.
Pourquoi? Parce que ce traitement essentialiste-différentialiste
sert la pensée hiérarchique
que, dans tous les autres champs pourtant,
Vercors ne cessa de combattre. Vercors ne
généralisa pas totalement à toutes les femmes, la typologie
des autres types de couples en témoigne,
mais sa réflexion reflète bel et bien le
soubassement idéologique qui travaille la
société dans son ensemble. Dans La
Sédition humaine
(1949), Vercors s'évertue à exhiber
le résidu qui fonde la spécificité des humains
afin de contrer toute hiérarchisation appuyée
sur la différenciation pernicieuse. Dans
cette phrase ci-dessus, il oublie tous ses
préceptes en différenciant une nature féminine
et une nature masculine.
Ensuite, si toute l'énumération
d'adjectifs porte sur un individu en particulier,
elle vient après la tautologie généralisante.
La surimpression, qu'on la veuille ou non,
vient insidieusement à l'esprit. Le préfixe
privatif "-in" connote un manque
de la Femme, un manque comparé à l'Homme.
Parce qu'elle est trop faible pour s'opposer
à sa nature profonde, sous-entend cette
phrase, elle a besoin qu'on l'éduque, qu'on
la mène - la ramène - dans le droit
chemin. Qui "on"? L'Homme évidemment,
et dans ce cas précis, le mari de cette
femme. Cette phrase est à rapprocher du
conte philosophique Sylva
(1961) afin d'en mesurer
les impensés misogynes. En effet,
le narrateur-personnage Richwick prend en
charge toute l'éducation de cette femme
anciennement renarde, pour la mener dans
le long processus de l'humanité. Il
l'élève, dans tous les sens riches du terme.
C'est-à-dire qu'il l'éduque puisqu'elle
n'en est qu'à l'aube de l'humanité. Il la
sort hors de son animalité, il la hisse
au rang de la spécificité humaine. Emerge
alors un point de tension dans le système
philosophique de Vercors qu'il ne débrouilla
jamais, et c'est pour cela à mon avis qu'il
échoua dans l'édifice d'une Ethique
à la Spinoza. Il n'arriva pas à résoudre
la contradiction interne de son système.
L'écrivain s'appesantit sur le fait que,
dans l'arbre phylogénétique des espèces,
l'homme ne tient pas une place plus élevée
que les autres animaux. Ainsi contrevient-il
à l'idée traditionnelle orgueilleuse et
anthropomorphique que l'homme est supérieur
aux autres espèces. Aussi Vercors insista-t-il
sur les relations entre le corps et l'esprit
dans un cadre moniste et immanent. L'esprit,
matériel donc mortel, est une fonction du
corps. Nonobstant cette approche matérialiste,
et à cause de cette dénature finale qui
formate son système, Vercors en arrive,
quoi qu'il dise, à disjoindre corps et esprit
d'un point de vue moral. Elever Sylva
vers l'humanité, c'est l'amener à hisser
son esprit vers l'interrogation, qui plus
est rebelle à la nature, rebelle à sa nature.
Donc à son corps. Pulsions corporelles,
désir sexuel sont alors perçus négativement,
quand la fonction cérébrale est hautement
valorisée. Nous sommes sexués, c'est une
donnée de la nature, mais, comprenons-nous
implicitement dans les conceptions de Vercors,
nous ne sommes tout de même pas des animaux,
puisque désormais êtres de culture. Cela
signifie d'une part que Vercors concevait
- inconsciemment - que l'homme se rabaisse
au niveau des animaux lorsqu'il s'adonne
à la sexualité. S'accolent instantanément
à la morale sexuelle des noms d'animaux
plus dévalorisants les uns que les autres,
destinés à décrire les hommes comme les
femmes (cochon, lapin, chienne, etc.). Vercors détruisit sans s'en rendre
compte son argument princeps de l'homme
au même rang que les animaux dans l'arbre
des espèces. D'autre part, cette conception,
conditionnée depuis des millénaires par
tous les contempteurs du corps qui dualisent
res extensa (qu'ils considèrent comme
vile) et res cogitans (qu'ils
considèrent comme noble), est alimentée
souterrainement par l'argument récurrent
que l'homme (et surtout la femme tentatrice!)
est de nature un être lubrique, un fornicateur
sans limites. Argument d'autorité présenté
comme une évidence qui forgea l'habitus
d'un Vercors élaborant son système philosophique.
Il est des évidences qui vacillent sur leur
socle dès que la libre pensée, émancipée
des idéologies haineuses envers l'humain,
s'interroge sur ce dernier de manière moins
manichéenne (sans verser dans l'angélisme
non plus). Vercors, quant à lui, oublia
de s'interroger sur les racines de ses réflexions.
L' "interrogation-rébellion",
noyau de son système, se serait enrichie à s'exercer
autant sur la culture que sur la nature,
si tant est que l'on doive séparer radicalement
les deux concepts (et cette séparation que
prononce Vercors s'explique par la contextualisation
de sa traversée du siècle). Corps et esprit
unifiés dans la constitution historique
de l'homme: rigueur de la démarche méthodologique
de Vercors qui veut se placer dans
un cadre moniste et immanent. Corps et esprit
dualisés dans son concept moral (lié
à sa notion de rébellion et de dénature):
là s'arrête le matérialisme de Vercors.
Pour revenir à Sylva,
ajoutons que c'est biologiquement une femme adulte, mais
c'est encore une enfant dans l'avancée vers
la civilisation. Sylva est infans,
elle est ainsi étymologiquement au commencement
de son humanité. Cette interprétation est
corroborée par le discours de Dorothy, double
inverse de Sylva, ce personnage voulant
retourner à l'état ancestral. Dorothy vitupère
contre Richwick en accusant lui et ses semblables
masculins d'avoir forcé dans le passé de
nos ancêtres les femmes à les suivre sur
le chemin de la civilisation, source de
souffrance:
"Stupides
apprentis sorciers! Est-ce que nous demandions
quelque chose? Nous étions des femelles
heureuses. Qu'avions-nous à faire d'une
cervelle? L'esprit ne sert à rien. Sinon
à pourrir le plaisir [...] C'est votre affaire
à vous, votre crâne est épais, il est solide
- et vous aviez la violence de vous révolter,
mais nous, pauvres femelles au crâne mince?
Nous nous sommes faits des bosses, rien
de plus".
Le geste
d'arrachement hors de la nature et de sa
propre nature de ces animaux dénaturés
est masculin! Cet habitus dans la
narration des origines n'est pas propre
à Vercors. Regardons les documentaires sur
ce thème, co-signés par des scientifiques
éminents de notre époque, et observons que
les découvertes fondamentales viennent systématiquement
d'un Homo mâle, par ailleurs bien
souvent à la suite d'une rivalité amoureuse.
Ainsi donc, l'excellence et l'invention
sont masculines, les femmes étant trop faibles
pour y prétendre. Et l'argument se veut
imparable puisque c'est un fait de nature.
Regardez sur le site universcience la vidéo
Le
cerveau a-t-il un sexe?
Enfin, toujours dans
l'analyse de cette phrase décidément riche
du terreau misogyne ("Mais ma femme
étant femme ne pense pas ainsi et cette
absence d'enfant lui pèse. Incertaine par
nature, instable, inconstante, elle sent
qu'une maternité pourrait l'équilibrer.
Je le sens bien aussi"), la Femme, par nature
incapable de résister à ses penchants
lubriques (sic), peut néanmoins trouver
son salut dans la maternité. Et en
plus, si c'est elle qui l'affirme... l'Homme
ne fait qu'entériner le constat! La grossesse,
puis le fait d'élever un enfant la combleront,
c'est son vrai chemin (assigné par qui?),
puisque c'est ce pour quoi elle est faite
(biologiquement, socialement, idéologiquement).
Derrière l'idée de l'équilibre psychologique
qu'elle "sent" ne
pas avoir encore à cause d'un manque d'enfant
(sentir n'est pas penser, cela relève de
l'intuition - typiquement féminine, cela
va de soi! - plus que de la réflexion),
se cache une idée plus crue: elle sera trop
occupée par l'enfant pour se jeter inconsidérément
dans d'autres aventures extra-conjugales.
En d'autres termes également: une femme,
parce que par nature femme, n'est
pas équilibrée mentalement quand elle dit
ses désirs et plaisirs réprimés par les
diktats
du patriarcat. Elle est suspecte, fidèle
ou infidèle. Cette citation
est d'une brutalité féroce envers la femme,
et son auteur ne s'en rend même pas compte.
Ses arguments supposés sur la nature féminine
(sans qu'ils ne soient à aucun moment étayés
et prouvés) condensent plutôt l'imposition
idéologique du système de domination des
hommes. Ce que
l'on fait dire à la nature est en réalité
une donnée systémique. Là où une femme est
perçue comme déséquilibrée dans une telle
situation, un homme est valorisé. La
même attitude est considérée positivement
(du moins comme normale) pour un homme, négativement
pour une femme. Négativement, et même a-normal.
C'est-à-dire que la femme sort des normes
imposées par la domination masculine. La
morale culturelle n'est pas la même selon
qu'on naît homme ou femme: séducteur
pour l'un (Cf. notamment le Dom Juan
de Molière), "renarde" pour l'autre. Remplacez
"renarde" par un autre canidé,
mettez le nom au féminin, et vous obtiendrez
l'animal approprié dans le stéréotype habituel
de stigmatisation des femmes.
Un autre indice suggère
que Vercors est inconsciemment dirigé par
cette misogynie au point que cela déborde
sur les personnages féminins fictifs. Le
début de l'adaptation théâtrale inédite
du roman Le
Radeau de la méduse (1969)
démarre fort. Esther, neurologue et gynécologue,
finit une consultation avec un personnage
anonyme appelé "la malade". Cette
malade est dépressive, a des tentations
suicidaires et réplique avant de partir
(dès la première page du manuscrit):
LA MALADE
Ne me dites pas quand même que
c’est seulement la faute de mes ovaires !
ESTHER
Pas uniquement peut-être, mais sûrement
pour beaucoup.
Quand Marylise, amie
du personnage d'Esther, succède à la malade,
elle réclame son aide médicale à cause d'une
"dépression nerveuse".
Question immédiate de la gynécologue:
"Qu'est-ce qui cloche? Le ventre,
vous aussi?". Ces propos ne figurent
pas dans le roman et, à vrai dire, ils ne
sont pas de Vercors. En les reprenant, il
les avalise, dans la période même où
il compose Camille ou l'enfant double,
ce qui rend son discours sur l'égalité des
sexes inaudible. Ce personnage d'Esther
représente dans le réel Hélène Michel-Wolfromm,
gynécologue de profession, amie intime de
l'écrivain. Elle était reconnue pour ses
travaux sur les femmes, en particulier sur
les liens qu'elle établit entre corps et
esprit après des années de consultations
de ses patientes. Dans la réalité, et sauf
erreur de ma part, il ne me semble pas qu'elle
était neurologue. Elle exerçait bel et bien
la gynécologie et s'intéressait à la psychologie
tant elle recueillait les confidences (apparemment
désenchantées) de ses patientes. L'orientation
de la psychologie de ce médecin est freudienne,
on se demande alors si elle n'évite pas
l'écueil de pensées misogynes ancestrales
de la femme guidée par ses organes,
la femme psychologiquement instable à cause
de ses organes sexués. Celle qui est vite
décrite comme une névrosée, soumise à ses
(ré)pulsions sexuelles, est tout aussi rapidement
qualifiée d'hystérique. Or, il n'est pas
inutile de rappeler qu'étymologiquement
ce mot qui désigne une psychopathologie
vient du grec hystera: l'utérus.
L'utérus est ici remplacé par l'ovaire,
mais ce déplacement ne change pas la chose.
Les médecins (hommes) imputaient cette
maladie essentiellement aux femmes. L'hystérie
se révélait un mot fourre-tout pour s'accorder
sur le caractère déséquilibré des femmes. Plusieurs
solutions furent préconisées pour traiter
ce "trouble mental" dont le retrait
de la liste des pathologies date seulement
de 1952. Parmi les solutions médicales (et
radicales mais sans éradiquer la véritable
cause du malheur des femmes): l'internement,
la mutilation du sexe de
la femme...
Un peu de détente: pour connaître la solution du traitement de l'hystérie
féminine dans
l'Angleterre victorienne puritaine par un psychiatre freudien qui
accompagne ses "gestes médicaux"
d'un docte discours, visionnez
le film Hysteria (2011) de Tanya
Wexler, avec une mention spéciale pour le comédien
Ruppert Everett (excellent second rôle "so
british").
Infidélité
masculine
Trois personnages masculins
pratiquent l'infidélité, mais toujours avec
des circonstances atténuantes.
Dans le roman Le
Radeau de la méduse
(1969), aucune
femme n'est infidèle. Seul le personnage
principal Fred l'est. Son épouse - de type
n°2: honnête femme - confie son mal-être
à la gynécologue-psychologue Esther. Après
avoir évoqué un amour fidèle réciproque,
elle avoue les incartades répétées de Fred.
Seulement, elle trouve des raisons qui l'absolvent
en grande partie. C'est parce qu'elle fait
moins attention à son mari: elle est préoccupée
et dépressive,
et surtout elle est débordée par leurs quatre enfants
en bas âge (le père n'aurait donc aucun
rôle à jouer dans le fait d'élever et d'éduquer
ses enfants?!). Conclusion sous-jacente: c'est
de la faute de l'épouse, non du mari. Que
demander de plus? C'est de la littérature, rétorquera-t-on,
il ne faut pas
prendre tout au pied de la lettre. Certes.
Pourtant, tous ces détails accumulés à chaque
nouveau récit sont les pièces à conviction
d'un même univers idéologique. Un système
égalitaire ne prône pas deux poids, deux
mesures.
Dans
le conte philosophique de 1961 Sylva,
Richwick, amoureux de sa "renarde"
devenue femme, décide de secourir Dorothy,
que le désespoir d'être dénaturée étreint.
Celle-ci s'illusionne en souhaitant se re-naturer
pour oublier son humaine condition. Richwick
quitte Sylva, rejoint Dorothy et plonge
avec elle dans l'enfer de la drogue...et
du sexe. Lui
aussi est excusé. Il agit ainsi pour la
bonne cause, celle de sauver une femme d'elle-même.
En outre, il n'est pas à proprement parler infidèle
à Sylva, car leur histoire amoureuse est
chaotique, et la jeune femme n'est pas encore
vraiment femme selon les critères de l'univers
vercorien.
Dans le conte philosophique
de 1952, Les
Animaux dénaturés, Douglas
Templemore, promis à Frances avant son départ
pour la Nouvelle-Guinée avec une équipe
de scientifiques, tombe sous le charme de
la paléontologue Sybil, mariée à Greame.
Le lecteur apprend l'infidélité par une
lettre de Douglas à Frances, l'aveu est
donc subjectif et destiné à se disculper.
Il insiste sur le fait que l'initiative
en est constamment revenue à la jeune femme
qui, un soir, s'est présentée dans sa tente,
malgré la proximité du mari. Il rappelle
qu'elle est libre de toute convention sociale
et qu'elle ne respecte pas les normes traditionnelles.
Le narrateur de ce conte léger, bien plus
léger que tous les autres ouvrages de Vercors,
ajoute une atmosphère qui se prête à l'atténuation
d'ordre moral. En effet, les personnages
sont dans un ailleurs exotique avec Pygmées
et probable dernier ancêtre commun que sont les
tropis, loin de la civilisation et de ses
normes habituelles. L'éloignement géographique
et temporel interdit toute morale sexuelle
répressive. La façon dont le narrateur glisse
certaines anecdotes annule toute barrière
morale oppressante vis-à-vis de la sexualité.
Le lecteur sourit quand il apprend que Sybil
est maintenue éloignée des tropis qui montrent
d'évidentes manifestations de leur désir.
De même, l'image de Sybil se refermant comme
un "coquillage" sur Douglas
(évidente image du sexe féminin) ne connote
aucun aspect péjoratif. Si les tropis sont
humains, alors ces êtres des origines peuvent
s'ébattre tranquillement dans la nature,
puisque innocents. S'ils sont animaux,
alors ils recueillent notre approbation
bienveillante et notre regard amusé, notre imaginaire les assimilant
ipso facto aux bonobos. Les scientifiques
ont enlevé leurs habits civilisationnels
pour se plonger avec délice dans ce jardin
d'Eden en compagnie de bons sauvages.
Selon le mythe du XVIIIe
siècle (les Tahitiens du Voyage autour
de monde de Bougainville et du Supplément
au voyage de Bougainville de Diderot,
l'homme originellement bon dans le Discours
sur l'origine et les fondements de l'inégalité
parmi les hommes de Rousseau, etc.),
ces peuplades vivent librement, loin de
tout joug moral. Ils s'adonnent à une sexualité
libre, polygame. La polygynie plus que la
polyandrie, n'exagérons rien. Rappelons-nous
de la morale de La Ferme des animaux
de George Orwell: "Tous les animaux
sont égaux, mais certains le sont plus que
d'autres".
"Nous
sommes innocents, nous sommes libres",
dit le Tahitien de Diderot. Cette formule
paratactique au rythme binaire régulier
est aussi valable pour une interprétation
des relations amoureuses, car l'imaginaire
occidental, imprégné du mythe chrétien,
associe jardin d'Eden et innocence/ exclusion
de ce paradis et péché originel. Cet ailleurs
géographique que représente la Nouvelle-Guinée
est ce jardin d'Eden sans la Faute. Les
hommes sont donc innocents dans leur sexualité
(le mythe est évidemment revisité, car Adam
et Eve ne se connaissent pas, au sens biblique
du terme). Cet ailleurs temporel, avec des
tropis dans la chaîne de l'évolution, signe
l'osmose avec la nature. Il consacre cette
innocence sexuelle, donc morale. Corps et
esprit se rejoignent harmonieusement. L'écriture
de Vercors est conditionnée par cet imaginaire
et par la culture judéo-chrétienne. Un imaginaire
fantasmé de l'existence de ces peuplades
dites "primitives", considérées
comme des représentants de nos origines.
Dans le réel, l'ethnologie a montré la part
de fantasme infondé de cette représentation.
Les coutumes de certaines peuplades règlementent
de manière sévère les comportements sexuels
des individus de leurs groupes, le pacifisme
total est un mythe.
L'apologue Les
Animaux dénaturés
répond, plus détendu, aux problématiques
des relations amoureuses. Douglas
oriente la confession pour obtenir le pardon.
De même, ses bébés tropis ont été conçus
par insémination artificielle, sans sexe
donc, que ce soit avec une tropiette,
avec Sybil ou avec Frances. Finalement, il est excusé de
cet écart puisqu'il est dans un autre monde
aux règles différentes. Revenu en Angleterre,
pardonné par Frances, il se range fidèlement
aux côtés de cette compagne. Moralité de
ce conte: ils se marièrent et (...) eurent
cinq tropios!
Sur les relations entre jardin d'Eden et
péché originel, lisez l'intéressante étude
"Nostalgie du paradis terrestre et
culpabilité héréditaire" de Jean Delumeau,
dans Yves Coppens (dir.), Origine de
l'Homme. Réalité, mythe, mode, Paris,
Artcom', 2001.
b)
Ils
se marièrent et se rangèrent: vécurent-ils heureux?
Dans
la première typologie des relations amoureuses
entre hommes et femmes de la littérature
vercorienne, les couples sont malheureux.
A l'exact opposé de ce premier comportement,
l'écrivain met en scène des couples fidèles
qui recueillent toute son approbation.
Le
compagnonnage de vie de ces personnages-narrateurs
et de leurs femmes est présenté comme harmonieux.
Cette épouse relève du type n°2 - la femme
honnête -. Elle est donc perçue comme une
femme en qui l'homme peut placer sa confiance.
Et la réciprocité est de mise. Une femme
bien en somme. Là où la femme infidèle est
vue comme instable physiquement, donc ipso
facto dans la littérature vercorienne
comme instable psychologiquement, la femme
honnête - car fidèle - est le prototype
de l'équilibre mental. Elle connaît les
bonnes manières, se montre sympathique,
possède la même culture que son mari. La
description et la mise en scène sont plus
détaillées dans son cas. Elle se situe du
côté du logos pendant que la femme
infidèle a peu droit à la parole.
L'une est un esprit, l'autre un corps. Il
n'y a rien à dire sur elle, tant la rectitude
de son caractère ressort. A vrai dire, la
littérature vercorienne n'a rien à en dire
non plus. C'est un bonheur conjugal bourgeois.
Les émois amoureux des débuts de leur histoire
sont toujours passés sous silence comme
s'ils n'avaient pas existé, alors
que ceux du personnage épris de la femme
sensuelle surgissent au détour de nombreux
récits. Cette épouse fidèle offre le repos
de l'esprit, elle est une compagne de vie
agréable, mais le lecteur saisit subrepticement
qu'elle n'offre pas le repos du corps. Les
narrateurs-personnages mariés à ces femmes
honnêtes mènent globalement une vie ataraxique, mais
ils ressentent un manque: manque de passion
amoureuse, manque de passion sensuelle.
Rien
n'est dit explicitement sur ce manque, tout
filtre dans les manques du texte. Les confidences
sur ce type de couple s'arrêtent à la porte
de la chambre. A aucun moment le lecteur
n'assiste à une scène d'amour entre eux,
à plusieurs moments il assiste aux
ébats amoureux de ceux qui n'appartiennent
pas à cette catégorie. Et les narrations
réprouvent ceux-ci. Les contextes dans lesquels
sont plongés les personnages, sous-tendus
par la philosophie vercorienne, amènent
logiquement à jeter l'opprobre sur ces scènes
sexuelles. Etrangement, ces mêmes scènes
entre couples fidèles, qui pourraient servir
de contrepoint positif et donner la morale
de l'histoire, n'existent tout simplement
pas. Les comportements sexuels que Vercors
jugent indignes sont décrits, ceux qu'il
approuve sont censurés.
Ces
épouses honnêtes sont un moindre mal. Elles
évitent les désagréments des femmes sensuelles,
sans en permettre les agréments. Entre la
femme policée (forcément fidèle dans la
littérature de Vercors) et la femme polissonne
(forcément infidèle dans la littérature
de Vercors), la littérature de Vercors a
tranché. Conséquence: le bonheur n'est pas
possible. Parce que conditionné par cette
idéologie mortifère qui rend antinomiques
bonheur et morale, Vercors aborda mal le
problème. Il se perdit dans un système aporétique
dans le temps même où il connaissait la
réponse et refusait la solution.
C)
L'origine
du monde: on en a perdu la tête!
Le
tableau de Courbet L'Origine du monde
(1866) fit scandale à son époque. Il représente
le sexe et le ventre d'une femme à la tête
cachée (et que l'actualité récente
assure avoir retrouvée). Les trois figures
de femme, fabriquées au-delà de toute réalité
objective, puis façonnant de trop nombreuses femmes
réelles à force de répression, ont toutes
pour vocation de culpabiliser la sexualité:
-
La vierge, objet sacralisé en même temps
qu'objet fantasmé, revêt une haute qualité
morale. Elle a une haute valeur ajoutée comme
objet de marchandage dans bien des civilisations.
Son corps est "pur" encore de
toute sexualité, son esprit est maintenu
"pur" dans l'ignorance de la sexualité.
Intouchable, elle finit néanmoins par énerver les
jeunes hommes qui la convoitent et, candidate
au mariage, perdra sa virginité. Coupable!
-
La femme honnête est l'ancienne vierge qui
connaît son mari et découvre la sexualité
par devoir conjugal. Elle est vertueuse,
moralement digne. Elle est honnête, très
honnête...las...trop honnête. Elle n'aime
pas la sexualité parce que l'éducation lui
a imposé la détestation des désirs et plaisirs, on s'ennuie donc.
Coupable!
-
La femme sensuelle n'est pas une femme honnête,
elle éprouve du désir, elle connaît ses
plaisirs, donc les représentations
la peignent soit épouse infidèle, soit célibataire
aux multiples partenaires simultanés. Elle n'exerce
aucune virtus, elle est moralement
condamnée par le regard de l'homme et de
la société. Coupable!
Totem
et tabou
C'est cette vision fictive
peccamineuse qui colore le réel. A divers
degrés suivant les individus qui ont intégré
inconsciemment cette idéologie qui parcourt
une société, elle fabrique la frustration
sexuelle, dont les premières victimes sont
les femmes, puis, par effet boomerang, les
hommes. Ces couples des récits vercoriens
ne connaissent jamais l'entente de coeur,
de corps et d'esprit. Quels que soient les
scenarii envisagés, le manque est toujours
corporel, c'est-à-dire sexuel. C'est comme
si les personnages masculins de la littérature
vercorienne ne pouvaient envisager l'épanouissement
sexuel dans la fidélité... à cause de la
nature féminine, suggère chaque récit. Parce
que l'appareillage idéologique de la dualité de
la femme honnête (esprit digne décorporé) et de la
femme sensuelle (corps indigne décérébré) est vecteur
d'une schizophrénie insoutenable. La
scission entre la nature et la culture prend
la même direction interprétative.
Sans cesse, Vercors déplaça
le centre du vrai problème qui le taraudait: les personnages masculins
tournent leurs regards vers le désir sexuel
qui conduit dans ses récits à l'infidélité,
pour ne pas voir l'absence de plaisir sexuel
au sein des couples desdits récits. Est-ce
dit clairement? Dans les récits, l'infidélité
de la femme est décrite comme la cause du
malheur conjugal. Le regard est déporté loin
du couple
légitime. Il se détourne de leur sexualité.
A contrario, dans la fictionnalisation
de la vie d'Aristide Briand, premier tome
de Cent
ans d'Histoire de France
aux parallèles constants avec
la littérature vercorienne, cet homme politique
avoue qu'il ne s'entend pas sexuellement
avec sa première compagne. Il trouve un
argument qui suggère que c'est de la faute
de cette femme, non de la sienne. Un argument
qui balaie d'un coup toute la théorie sur
les fabriques de femmes. Donner
ici cet argument, ce serait devoir fournir
bien d'autres développements sur la misogynie
du propos, ce serait montrer à quel point
la construction de ce mythe autour
de la femme est une pratique facile de dénigrement
et de mauvaise foi. Cela évite de se remettre
en cause. La bonne nouvelle pour son auteur: on se donne
bonne conscience à faibles efforts. La mauvaise
nouvelle: on se jette tête baissée dans
l'échec et le malheur.
Richwick,
narrateur-Pygmalion de Sylva,
en arrive à la conclusion qu'il devra inculquer
des tabous à sa Galatée anciennement renarde,
il convoque Freud pour appuyer ses dires.
Et, ajoute-t-il, ces tabous la feront souffrir,
comme tout humain qui s'est hissé vers la
civilisation. Selon Richwick, c'est le prix
à payer. Sylva, biologiquement femme, mais
pourvue d'un instinct animal encore prédominant,
fuit en effet pour retrouver Jérémy, jeune
homme décrit drôlatiquement comme un pithécanthrope mal
dégrossi (le monisme se révèle ici intégral!). Elle n'est pas condamnée moralement,
vu qu'elle n'a pas franchi totalement la
barrière de l'humanité. Cela ne saurait
tarder, saisissons-nous. Premier constat:
lui imposer des tabous sera donc l'amener
à accepter la monogamie.
Vercors pensait donc que l'humain est polygame
par nature. Encore faudrait-il prouver cet
argument sous-jacent tant les sociétés animales
ont des comportements variés. Et si tel
est le cas, c'est vraiment se méfier de
lui que de croire qu'il sera forcément infidèle
à son partenaire de vie, ou qu'il souffrira
de rester fidèle tant ses pulsions sexuelles
sont vues comme irrépressibles et comme
irrépressiblement tournées vers la multiplication
des partenaires. Second constat,
cette fois-ci implicite: le tabou sexuel
doit inhiber Sylva, même au prix du sacrifice
du plaisir. Dans ce système qui superpose
infidélité-désir et plaisir présents/ fidélité-désir
et plaisir absents, le bonheur conjugal
réunissant l'harmonie coeur-corps-esprit
est impossible. Le corps est la faille.
"La chair est triste" dans les
oeuvres de Jean Bruller-Vercors, car pour
lui, l'"Erotisme", dessin
de La
Danse des vivants,
c'est "désirer ce que l'on n'a pas",
variante du même dessin. Vercors reprit,
en particulier en ce qui concerne la morale
sexuelle, les topoï de la férocité
et de la lubricité de l'homme, héritées
de son animalité. Ne pouvait-il réinterroger
ces évidences dans la mesure où cela générait
des contradictions au sein de son système?
Les
couples de la littérature vercorienne n'atteignent-ils
vraiment jamais l'épanouissement sexuel?
Quelques-uns y parviennent: Egmont et
Olga dans le roman Colères,
Roger et Kikou au début de leur mariage dans
Comme
un frère,
Richwick et Dorothy dans Sylva.
Mais quand le lecteur lit ces scènes sexuelles,
lui viennent à l'esprit les mots de "honteux",
"sale", "vulgaire",
"malsain". Ce n'est pas l'acte
lui-même que l'on peut qualifier de ces
mots, c'est la façon dont il est vécu et raconté.
La réprobation porte bel et bien spécifiquement
sur la sexualité, et non sur le corps en
général. Faisons un détour par l'ouvrage
que Vercors publia en 1976, Je cuisine comme un chef.
C'est un livre de recettes de cuisine sur
les plaisirs de la bonne chère. Le bon,
c'est le bien. Et les plaisirs de la chair?
Le bon, c'est le peccamineux.
Pourquoi
donc les personnages masculins des récits
vercoriens refusent-ils de parler du véritable
problème qui conduit leur couple au naufrage?
Pourtant l'enjeu était de taille, car derrière
la misère sexuelle se cache le plus important:
la misère affective. Les confessions rétrospectives
permettent de dire de biais ce qui
a l'air d'être la conséquence
plutôt que la vraie cause de la mésentente
conjugale, quand le dialogue dans les couples
sur le sujet était interdit. Tabou. Surtout
ne pas parler, empêcher de parler. Sacrilège
si l'on déroge au tabou. Une chape
de plomb oppresse ces couples. Ceux-ci sont
victimes d'une idéologie tellement intégrée qu'elle
n'est pas remise en cause, et à la fois
coupables de se rendre mutuellement malheureux. Le tabou
est hérité de l'éducation que Fred, personnage
du Radeau de la méduse,
fustige et subit à la fois. La pudibonderie
de sa famille bourgeoise, microcosme d'une société
hypocrite, pousse à faire silence sur la
sexualité au point que les premiers émois
et les représentations de l'amour sont vécus
par leurs enfants comme honteux et coupables. Vercors
s'appesantit sur le sujet pendant des pages
entières, si bien que toute autre éventuelle
mésentente, autre que sexuelle, est exclue. Les couples en sont
réduits à cet aspect-là, comme si le récit
rétrospectif tenait lieu de thérapie. L'image de l'autre,
réductrice, est de ce fait singulièrement
altérée.
Ceux-ci finissent par reproduire le
schéma idéologique familial et social.
Voir aussi la fin de ma page consacrée à
l'album de 1935, Couleurs
d'Egypte.
Un chantier de recherche s'ouvre: en quoi
la littérature vercorienne peut-elle être
étudiée par le biais de la psychanalyse?
Il ne s'agit pas de psychologiser les personnages
des récits de Vercors. Il s'agit plutôt
de comprendre comment l'artiste convoqua
Freud (et probablement en filigrane Lacan)
sous son crayon (dans Nouvelle
Clé des songes
en 1934) et sous sa plume. Ses oeuvres servent
de document sociologique qui, couplé à la
littérature d'autres écrivains de son siècle,
étale les données d'un vaste problème et
interroge notre actualité dans le sens
où la psychanalyse en France est largement
sous la férule du freudisme, là où
dans de nombreux pays elle est supplantée
et où des voix s'élèvent contre ses interprétations
et ses résultats. Pensons à la récente polémique
sur l'autisme
pour ne prendre que cet exemple. Lisons
Le Livre noir de la psychanalyse.
Ecoutons les cours de Michel Onfray sur
le freudisme hérétique, précisément Otto
Gross, Wilhelm Reich, Erich Fromm ou encore
Georges Politzer. Les polémiques se succèdent
au sujet de Onfray, il y aurait beaucoup
de choses à dire de ses ouvrages et mon
site n'est pas le lieu. Je note néanmoins
que c'est l'un des philosophes actuels qui
ose, à contre-courant d'un dualisme corps-esprit
schizophrène toujours aussi prégnant, sortir
du purgatoire des penseurs matérialistes
et concilier morale et hédonisme.
Les
Fleurs du mal
Des couples vont jusqu'à
la perversion sexuelle, comme ce personnage
obligeant sa compagne à se prostituer
sous ses yeux dans un des récits des Chevaux
du temps,
ainsi que celui qui aime piquer avec une épingle les
seins des femmes ou cet autre qui subjugue
trois générations de femmes d'une même famille
dans la trilogie Sur
ce rivage.
Se profile une dimension sado-masochiste.
Dans ces cas-là, la femme est victime de
l'homme. D'autres couples sont classés par
Vercors si ce n'est dans le caractère pervers,
du moins dans le caractère malsain: dans
Colères,
Olga et Egmond sexualisés uniquement dans
les moments où le personnage masculin plonge
dans l'inconscience pour explorer son corps;
dans Comme
un frère,
Kikou et Roger vont jusqu'à se mêler à un
autre couple.
Plus
tard, Roger pratique le libertinage. Petit
rappel étymologique: un libertin est un
esclave affranchi. Les libertins érudits
du Grand Siècle autour de Gassendi, précurseurs
des matérialistes du XVIIIe siècle, voulurent
s'émanciper des dogmes sociaux et politico-religieux.
Dans nombre d'autres oeuvres, cette émancipation
intellectuelle se réduisit à la partie congrue
au profit d'une peinture d'un libertinage
sexuel outrancier. Au-delà du nombre
élevé de partenaires sexuels, c'est la pratique
de la soumission de l'autre qui importe
à ces libertins aristocratiques. Le plaisir
qu'ils prennent porte davantage sur
leur domination jouissive des autres que
sur la jouissance sexuelle, il n'est qu'à
étudier le vocabulaire militaire qu'ils emploient
systématiquement. On peut se demander en
quoi une mécanique sexuelle des corps et
la visée inégalitaire sous-tendant
leurs actions peuvent être considérées comme
une émancipation. Dans le cas de Roger de
Comme
un frère, il
s'agit surtout d'une frénésie sexuelle liée
à ses nouveaux pouvoirs. Mécanique vide
et sans partage.
Vercors
partit du présupposé que ces personnages
sont pervers et/ou malsains parce qu'ils
se rapprochent dangereusement de leur nature.
Ils ne se rebellent plus, ils perdent leur "
qualité d'homme". Dans la logique de son
système, le sado-masochisme est du côté
de la nature, puisque celle-ci est mauvaise
et prône la loi du plus fort. La culture,
productrice d'hominisation, atténue, voire
annihile ce sado-masochisme. Or, l'écrivain
ne remit aucunement en question cette
idée. Au contraire, il y adhéra. Les théories, les expériences et les
pratiques que des psychanalyses matérialistes
lui opposeraient seraient de renverser cause
et conséquence et de ne pas séparer de manière
schizophrène nature et culture qui compose
l'humain. Après l'adaptation cinématographique
censurée de Jacques Rivette sort en mars
2013 une autre version de La Religieuse.
Dans ce roman, Diderot
suggère à quel point la répression de la
nature humaine - y compris la nature
sexuelle - perturbe les esprits, provoque
la haine de soi-même et/ou de l'autre, conduit
au sadisme et/ou au masochisme, à
des degrés plus ou moins graves selon chaque
individu. Les
interactions corps-esprit sont analysées
par Diderot jusqu'au bout de la logique
matérialiste, morale comprise. Le philosophe
approche les liens entre le corps et l'esprit
dans une dimension holiste.
Le
recueil Les Fleurs du mal de Baudelaire
fut l'objet d'un procès en 1857, juste après
celui intenté au roman Madame Bovary de
Flaubert. Certains poèmes furent censurés
de la première édition pour immoralité,
en particulier ceux sur l'homosexualité
féminine. Dans Comme
un frère, le
couple Roger et Kikou en arrive à des ébats
avec un autre couple. Au cours de cette soirée, les
femmes s'adonnent à l'homosexualité. Sauf
erreur de ma part, c'est la seule scène
d'homosexualité dans toute la littérature
de Vercors, une homosexualité de circonstances
qui plus est. L'écrivain n'exprima jamais
son avis sur la question. On peut toutefois
éprouver son système basé, je le répète,
sur l'opposition nature-culture, et saisir
que celui-ci, poussé au bout de sa logique,
se révèle périlleux à son insu. Contrairement
à une idée reçue, tenace, l'homosexualité,
réprimée sévèrement jusqu'à il n'y a pas
si longtemps en France et remuant actuellement
les esprits pour des implications sociétales, n'est
pas contre-nature. Vercors fit dire avec
justesse à l'un
des personnages à la fin de la représentation
théâtrale de 1975, Zoo
ou l'assassin philanthrope,
que des espèces animales ont des pratiques
homosexuelles et bi-sexuelles. Dans Comme
un frère,
l'objectif de Vercors est de montrer le
dévoiement de ces deux femmes livrées
à leurs uniques instincts sexuels,
agissant par là dans le sens du "moins"
humain sur le curseur de la "qualité
d'homme". Elles agissent contre
la culture, c'est-à-dire contre l'hominisation
qui, selon Vercors et dans une lecture spencériste
de Darwin, va à l'encontre de la nature.
Sans que Vercors ne l'ait voulu, son système
prêterait un appui aux opposants de l'homosexualité,
aux conservateurs des valeurs traditionnelles
qui usent de la rhétorique dualiste. Un
dialogue constructif autour de son système
philosophique, que Vercors appelait de ses
voeux mais qu'il ne put conduire pleinement
à cause du silence médiatique autour de
son oeuvre, aurait pu l'engager
à affiner sa pensée pour prendre en compte
certaines de ses apories et éviter, s'il
avait été face à ce débat, de donner du
grain à moudre à ses adversaires politiques.
Qu'on
ne se méprenne pas sur cette page de mon
site: je ne livre aucun précepte de ce qui
serait "bien" et de ce qui serait "mal" comme
comportement amoureux et sexuel. Ce serait
faire du moralisme. Il faut séparer comme
le propose le philosophe matérialiste Yvon
Quiniou la morale de l'éthique.
Premièrement: je décrypte la littérature
vercorienne sur les rapports entre les sexes
(une tension entre la défense des droits
à l'égalité de la femme et une vision conservatrice
de celle-ci). Je pose le bilan (des personnages
malheureux), je tire de ma lecture approfondie
de ses oeuvres les causes propres aux couples
mis en scène (la mésentente sexuelle) et
l'une des causes premières (la dimension
sociologique dominée par un idéalisme dualiste
intégré dans les consciences, mal interrogé,
non remis en cause). Deuxièmement: j'étudie
le système vercorien basé d'un point de
vue moral sur le dualisme nature-culture
(donc corps et esprit). J'interroge dans
un sens matérialiste - que Vercors désirait
- les présupposés et les conclusions
de ce système.
Je ne perds pas de vue la fin de ce
système (l'égalité entre les humains) et
éprouve ses moyens. Les modes opératoires
juridico-politiques, les implications philosophiques sont
sous-tendus par une éthique impérative.
IV
On ne naît pas "plus ou moins homme",
on le devient
Conséquence
personnelle: parce que le personnage masculin
n'a pas voulu s'interroger sur la culture
patriarcale, misogyne et judéo-chrétienne
qu'il véhicule en
toute inconscience et en toute bonne conscience,
il s'est rendu malheureux et a rendu malheureux.
Le personnage féminin victime d'une fabrique
idéologique est voué aux gémonies. C'est
elle la coupable, certainement pas le système
de domination. Le personnage masculin se
trompe de cible, le déni est vertigineux. Point
de manichéisme à l'envers: le lecteur n'a
pas la version forcément subjective de la
femme. De plus, la mésentente provenait peut-être
de motifs plurifactoriels. Ce qui ressort
pourtant dans toute la prose vercorienne,
c'est bien la cristallisation sur un seul
facteur, mais dévié de sa cause gardée presque
toujours secrète.
Le personnage masculin
qui se targue de dire
n'a jamais su dire ses erreurs dans sa vie
personnelle, puisqu'il n'a jamais su reconnaître
sa part de responsabilité. Ses épanchements
rétrospectifs récurrents, dont certains
datent de plus de 30 ans, partent et reviennent
avec obsession vers la femme sensuelle,
ils laissent en réalité transparaître qu'il
a perdu la compagne de vie qu'il aimait et lui convenait
le plus. Par autisme, par déni flagrants,
il n'a jamais su dire ou manifester ses
sentiments pour son épouse, il a toujours
fait silence dans le cercle intime et
a préféré passer par le truchement d'un
écrit public impudique de mise en cause
de la femme, mais certainement pas de remise
en cause de lui-même et d'un système. La solitude qui
est décrite comme consubstantielle à l'homme
dans son art double serait peut-être alors
plutôt l'effet d'une carapace personnelle.
Par ricochet, ce personnage masculin en
oublie ses enfants. Ces derniers sont peu
nombreux dans la littérature vercorienne.
Quand le lecteur apprend que certains couples
ont des enfants, ceux-ci sont vite évacués.
Etonnamment, ils sont des fantômes dans ces
narrations. Cela ne veut pas dire que le
personnage masculin n'aimait pas femme et
enfants. Cela signifie qu'il n'a pas franchi
sa carapace rigide pour dire son affection.
Gâchis amoureux et familial, microcosme
sociologique d'autres nombreux échecs d'une
civilisation qui participe de son malheur.
Conséquence
philosophique: le système philosophique
de Vercors, dirigé par son combat noble
et nécessaire contre toute hiérarchisation entre les êtres
humains, fermement appuyé par une démarche
méthodologique et par le renfort des sciences, jusqu'à ses théories
sur la marche à l'humanité et l'interrogation,
est fragilisé par son étape ultime: la dénature,
la rébellion. Il est conduit à percevoir
nature et culture dans une antinomie irréconciliable
et à prononcer des excommunications, dont
certaines habituellement réservées
à la pensée politique adverse. Aussi son
concept moral de "plus ou moins homme"
(ou la "qualité d'homme") achoppe-t-il
sur son élaboration logique complète.
Le
haut degré d'une civilisation, c'est-à-dire
son degré d'humanité, se mesure au regard
égalitaire que les uns projettent sur les
autres. Voir un groupe d'individus comme
une altérité, c'est le mettre dans une communauté
à part, et décider de son infériorité. Le
traitement asymétrique, dans quelque domaine
que ce soit, n'est pas producteur d'égalité.
L'émancipation de la femme, affirmait
Marx, est la mesure du degré d'émancipation
générale de la société. Une émancipation
juridique et politique, mais aussi socio-économique
et culturelle, ce que le philosophe Henri
Pena-Ruiz nomme la "dialectique
des émancipations".
De
manière plus générale, et quoique fort lentement
au cours des millénaires, quoiqu'avec des
stagnations et des retours en arrière très
inquiétants, la marche à l'humaine égalité
existe: certaines minorités, certains opprimés
furent progressivement perçus comme égaux,
donc ils gagnèrent des droits légitimes,
par étapes. La marche à l'égalité dans les
consciences et dans les faits est encore
longue. Cette éthique s'appuie sur
des piliers juridico-politiques incontournables,
dont deux que Vercors défendit:
-
la Déclaration des droits de l'Homme, héritée
des Lumières.
Vercors
voulut la rendre inattaquable en tentant
une définition de l'Homme, unifiant tous
les hommes sous la même bannière et contre
toute hiérarchie. Les Lumières oublièrent
la Déclaration des droits de la Femme et
furent rappelés - en vain - à l'ordre
par Olympe de Gouges. L'égalité des sexes
sera effective quand les deux déclarations
fusionneront dans une Déclaration des droits
de l'humain, qui portera alors bien son
nom puisqu'elle marquera par le changement
d'un vocable son universalisme, et
par son prolongement praxiste obligatoire
pour qu'on ne se gargarise pas de mots sans
actes, son effectivité.
-
la laïcité.
Vercors
se plaça sous l'égide d'Aristide Briand,
ce libre penseur qui permit la loi de 1905 de séparation
des églises et de l'Etat en France. Cette
loi assure la liberté de croyance et
de non croyance qui se doit de rester
dans la sphère privée. Elle détache
la morale de la religion. C'est ce que Vercors
souhaitait, en se plaçant en amont de Morale
chrétienne, morale marxiste (colloque
de 1960 sur lequel je reviendrai. Il conviendra
de penser sous la houlette du philosophe
Henri Pena-Ruiz). C'est ce qu'il ne put
mettre en oeuvre, trop imprégné qu'il était
des préceptes religieux malgré son agnosticisme.
La prose de Vercors est un document sociologique
d'importance pour comprendre les méandres
complexes de la marche difficile à la laïcisation
des consciences. De même, lorsque des intellectuels
interpellaient Vercors sur certaines causes,
celui-ci avait la saine réaction, en accord
parfait avec la logique de son système,
de stipuler qu'avant tout, il était homme.
Il écartait ainsi tout risque de communautarisme.
Vercors
était persuadé que l'évolutionnisme guidait
la marche vers l'humanité. L'Histoire,
même par "trial and error", s'oriente
selon un sens général. Il essaya de le montrer
dans Sens
et non-sens de l'Histoire
(1971).
Il se rangeait donc du côté de l'évolutionnisme
en anthropologie sociale.
Autre vaste chantier pour saisir la pensée
de Vercors. Pour débrouiller celle-ci, il
faut suivre les travaux d'Alain
Testard
notamment. Je commencerai par vous mettre
sur la piste de Christophe
Darmangeat.
Je vous invite d'abord à lire son article
"L'évolution
des sociétés? Vous n'y pensez pas! De
l'anthropologie, de l'évolutionnisme et
du marxisme"
(en milieu d'écran). Puis, pour prolonger
cette page de mon site, lisez l'article
"Le
marxisme et l'origine de l'oppression des
femmes: une nécessaire actualisation",
voire son livre Le communisme primitif
n'est plus ce qu'il était. Aux origines
de l'oppression des femmes. Les discussions
ouvertes sur son blog à propos de son livre
stimulent l'intérêt. Les deux premières
concernent spécifiquement les rapports sexués,
les suivantes élargissent le champ réflexif
à des thèmes chers à Vercors:
Pourquoi
la domination masculine s'est-elle maintenue
jusqu'à nos jours?
La
division sexuelle du travail, son origine,
ses causes, ses modalités
Peut-on
déduire le passé du présent? Qu'en était-il
de la guerre au paléolithique?
Que
peut-on apprendre du monde animal?
Comment
le passé engage-t-il l'avenir?
Article
mis en ligne le 8 mars 2013
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