Une
introduction au recueil Sept
Sentiers du désert:"Dans Sept sentiers du désert, sept récits illustrent à leur
manière la rébellion qui nous fait hommes"
(A Dire vrai).
Le téléfilm Clémentine ou
Le Retour (scénario de Jean-Claude Grumbert, réalisation
de Denys Granier-Deferre) nous fournit également
l'occasion d'une introduction très globale à cette
nouvelle de Vercors publiée pour la première fois en 1960 à la suite de La
Liberté de décembre, dernier volume de sa trilogie Sur ce Rivage, et rééditée
en 1972 dans le recueil Sept Sentiers du désert.
Actuellement, vous pouvez aisément vous procurer ce
récit dans l'édition Omnibus (2002) : allez voir à la librairie.
Sa composition
Son organisation
Ses caractéristiques principales
Réflexions
sur la justice
Le
récit-cadre
De
l'effet de réel à la réalité
Le
récit
Variation
autour de la figure de la prostituée
L'expérience
des camps
De
la fiction à la réalité
De
Deux Fragments d'une histoire universelle. 1992 d'André Maurois, roman d'anticipation illustré par
Jean Bruller en 1929, aux Castors de l'Amadeus (1960)
de Vercors, ou quand notre écrivain se souvint de "l'Office interplanétaire de Coopération intellectuelle"
de "M. Jean Bruller, de la Section Terrienne"
La
publication des Castors
de l'Amadeus et ses
motifs
Une
inventio
puisée dans l'oeuvre d'André Maurois
1) Sa composition
Simon et l’invalide :
surprenant récit d’une union entre une jeune femme invalide et un homme
condamné par une maladie mortelle.
Le clochard et le professeur : récit d’un
professeur d’université estimé qui, mal marié, sacrifiant ses recherches
scientifiques à une femme et une fille tyranniques, finit par se faire passer
pour mort et décide de vivre dans la rue.
Sire : mise en scène du personnage ambigu de
Grand Pain, surnommé Sire, brillant esprit aux actes répréhensibles qui finira
exécuté après avoir soulevé une révolte dans une petite île des Antilles contre
l’injuste domination du gouvernement soutenu par les Etats-Unis.
Rédemption ?
Récit publié
de nouveau en juillet 1983 dans la revue
des deux mondes
(accès
payant).
Clémentine ou le Retour : voir l’étude de ce
récit plus bas sur cette page.
L’Enfant et l’aveu : aveu de Jean au narrateur
d’un mensonge d’enfant pour briser, par jalousie, une amitié entre deux
camarades.
Les Castors de l’Amadeus :
mise en scène imaginaire d’un extrait de son essai La
Sédition humaine (1949) pour tracer les frontières entre l’homme et
l’animal.
Lazare aux mains vides :
2) Son organisation
A Gilles Plazy, Vercors confie
que "Dans Sept sentiers du
désert, sept récits illustrent à leur manière la rébellion qui nous fait
hommes" (A Dire vrai). Et nous pourrions ajouter que ces récits-là
ont été écrits dans la veine réaliste, comme beaucoup de ses ouvrages de ces
années-là. Après Sylva, poursuit Vercors face au
journaliste Gilles Plazy, « …mes récits ou romans suivants seront de
nature plus réaliste. Ils appliqueront cette philosophie dans la
réalité ».
Nous devons néanmoins tempérer
cette assertion postérieure. En effet, 4 des 7 récits de ce recueil ont été
publiés avant 1972.
Clémentine ou le Retour :
1960.
L’Enfant et l’aveu :
1947.
Les Castors de l’Amadeus :
1960.
Lazare aux mains vides :
1960.
Ainsi, le fait de voir dans la
carrière de l’écrivain une évolution en 3 mouvements (Allez voir la page
« Commentaire du tableau ») que Vercors avalise plus ou moins
implicitement est une commodité qui a besoin d’être nuancée.
Il est intéressant de noter que
Vercors, en rassemblant dans un recueil des nouvelles déjà écrites antérieurement
avec des nouvelles récentes, a toujours eu le souci de revenir sur ses
productions et de les rendre cohérentes. Il s'ingénie après-coup à ordonner
dans des recueils ces nouvelles écrites au fil de l'inspiration et de la
chronologie - Les Yeux et la Lumière en 1948, Le Silence de la mer et
autres nouvelles en 1951, Sept Sentiers du désert en 1972 -, afin de
les unifier et de leur faire prendre sens en un concept global logique,
thématique et philosophique. Par exemple, en rééditant, en 1955, Les Yeux et
la Lumière (1948), il ajoute une préface pour justifier les liens étroits
entre les divers personnages du récit qui seraient tous la face d’un même
homme. En tant que dessinateur, il procédait déjà de la sorte : en 1938,
dans son Relevé Trimestriel n°16 de La
Danse des vivants, il annonça un « cahier de
redites » dans la volonté manifeste de reclasser, supprimer et remplacer
certaines planches parues.
Dire à Gilles Plazy que Sept
Sentiers du désert est constitué de nouvelles réalistes enserre le recueil
dans un système initialement pensé.
Etrangement, il insère toujours 7
récits dans ses recueils, que ce soit la réédition du Silence de la mer avec
ses nouvelles de la guerre et de la Résistance en 1951, Les Yeux et la
Lumière, et, comme son titre l’indique, Sept Sentiers du désert.
Vercors ne s’expliquera jamais sur cette récurrence que certains interprèteront
comme symbolique. Il est bon de rappeler que Vercors, non seulement n’était pas
superstitieux, mais qu’en plus il s’insurgeait contre toute pratique
pseudo-magique ou divinatoire.
3) Ses caractéristiques
principales
a.
Des confidences voilées
Dans quelques-unes de ses
fictions, Vercors livre des pans entiers de sa vie privée. Certains aveux intimes sont
corroborés par La Bataille du silence (1967).
Allez à la page consacrée à ce
premier livre de souvenirs dans laquelle nous évoquons le dispositif
autobiographique dans la double carrière de Jean Bruller-Vercors.
L’Enfant et l’aveu, publié
initialement en 1947, prouve que les confidences autobiographiques étaient déjà
en germe dès les années 40, au moment où les narrateurs de ses récits de la
guerre et de la Résistance dévoilaient le personnage public qu’était Vercors à
cette époque. Vercors se dirigeait donc dès ces années-là vers des aveux
d’ordre privé. Il attend néanmoins la trilogie Sur ce Rivage, à la fin
des années 50, pour charger ses personnages d’éléments autobiographiques, et ce
de manière plus systématique. Dans L’Enfant et l’aveu, le personnage qui
stigmatise le mensonge inventé pour séparer deux amis, s’appelle Jean.
L’évidence autobiographique s’impose d’elle-même. Cet acte semble somme toute
véniel pour le lecteur, alors qu’il traumatisa Vercors soulageant alors sa conscience
par cet aveu public. En 1947,au détour de ce récit apparemment banal, se
cachait certainement un enjeu plus important, à savoir cette haine du mensonge
en politique, moyen immoral quels que soient les fins. Ce récit permet
d’exhiber la permanence entre le personnage public et le personnage privé. En
1972, la publication de L'Enfant et l'aveu dans Sept Sentiers du désert souligne la résurgence
autobiographique de cette angoisse. En effet, autour de ces années-là,
l’écrivain met en scène des narrateurs, doubles de Vercors, aux prises avec le
mensonge : Fred du Radeau de la méduse
(1969), Marc de Tendre
Naufrage (1974). Ces deux derniers romans témoignent d’une accélération des confidences de plus en plus intimes, des
blessures qu’il exorcise en se montrant plus précis sur les circonstances,
comme dans Le clochard et le professeur.
b.
A la recherche de la spécificité humaine
Les deux récits les plus intéressants
de ce recueil sont Clémentine ou le Retour, dont sur cette même page
nous avons fourni des éléments d’analyse, et Les Castors de l’Amadeus.
Ce dernier récit, publié en 1960,
est une démonstration par le biais de la fiction de son sujet de prédilection,
ce qui caractérise la spécificité de l’homme. Ces réflexions, commencées à la
Libération, ébauchées dans Les Armes de la Nuit dans lequel il dégage le
concept de « qualité d’homme », se fixent en 1949 dans La Sédition humaine. Elles ne se figent aucunement
et trouvent des prolongements dans Les Chemins de l’Etre, Questions
sur la vie à Messieurs les biologistes, Sens et non-sens de
l’Histoire, Ce que je crois.
Les Castors de l’Amadeus
est une mise en pratique de sa théorie de La Sédition humaine.
Allez à la page consacrée à Sylva
pour lire les caractéristiques principales.
Dans La Sédition humaine,
il évoque ces castors et expérimente son idée dans Les Castors de l’Amadeus.
Il imagine ces animaux doués d’ingéniosité : après destructions successives de leurs
lieux de vie, ils réussissent toujours à bâtir ailleurs, à inventer en fonction
de l’environnement, contrairement aux indigènes. Ceux-ci restent là à prier le
ciel, puis à le maudire. Tout lecteur prend fait et cause pour ces castors
supérieurs aux indigènes. Pourtant Vercors démontre la fausseté du
raisonnement. Certes, les indigènes n’ont pas eu la présence d'esprit de procéder
comme les castors, mais ils ont lancé des imprécations au ciel, preuve d’une
interrogation. Les castors, eux, se sont adaptés, mais ne se sont pas posé de
questions sur leur sort. Là réside pour Vercors la distinction entre l’homme et
l’animal : l’interrogation, facteur de rébellion contre la nature.
Le récit Les Castors de l’Amadeus mériterait une réédition.
1) Réflexions
sur la justice
Le récit-cadre
De cette nouvelle d'une trentaine
de pages émerge principalement le personnage éponyme de Clémentine. Son
histoire, à la fois tragique et émouvante, est convoquée rétrospectivement,
lorsque dans un récit-cadre Gerbier, le juge ayant instruit le procès de cette
jeune femme, confie à un narrateur-personnage qu'elle fut la raison ultime de
son départ de la magistrature.
Le récit enchâssé sert d'exemple
et d'illustration des dysfonctionnements patents de la justice française. Dans
le récit-cadre, situé stratégiquement en début et fin de nouvelle, Gerbier ne
cesse de dénoncer la « morale mérovingienne » de cette justice restée à «
l'ère néolithique ».
Remarquons que cette technique narrative, qui confronte
récit-cadre et récit enchâssé, relève d'une pratique que Vercors emprunte à la
tradition littéraire. En outre, l'écrivain l'apprécie grandement. En effet, dans
de nombreuses nouvelles, il met en scène un narrateur-personnage attentif au
récit d'un interlocuteur. Et, au fil de sa carrière, il s'amusera à
complexifier ces emboîtements : dans Tendre
Naufrage, le narrateur-personnage Vergnes entend l'histoire de Marc Walter
de la bouche de Peyrus ; Le Tigre d'Anvers est le lieu d'une
réécriture des Armes de la nuit et de La Puissance du Jour. Le
temps a passé, le narrateur est de la génération qui n'a pas connu la guerre et
l'Occupation. Il écoute donc l’histoire de Pierre Cange par Lebraz, un vieil
homme qui l’a côtoyé, passeur d'outre-tombe ; dans Le Radeau de la Méduse, le narrateur-personnage retrouve les notes
de la psychanalyste à laquelle s'est confié Fred ; dans Les Chevaux du
temps, à la manière du Décaméron, les personnages rassemblés
racontent à tour de rôle une histoire.
De l’effet de réel à la réalité
Cette technique narrative crée un effet de réel, accentué
par une autre pratique de Vercors. Depuis Le
Silence de la mer, l'écrivain parsème ses oeuvres d'anecdotes prélevées au
réel, en particulier pour construire ses personnages (allez voir par exemple la
construction de l'officier allemand Werner von Ebrennac). Surtout, l'illusion
biographique que Vercors instaure sciemment incite le lecteur à déceler dans le
narrateur-personnage un reflet de l'auteur. Dans beaucoup de ses nouvelles de
la guerre et de la Résistance, les différents narrateurs-personnages sont
décrits, par petites touches, comme des
Intellectuels de gauche lancés dans la Résistance littéraire. Et quand
rétrospectivement dans la préface des Yeux
et la Lumière, Vercors s'ingénie à souligner que tous les personnages
principaux ne doivent être vus que comme un seul et même homme, l'illusion
biographique s'accentue, d'autant plus que la trilogie Sur ce Rivage, dans laquelle s’insère Clémentine, fourmille encore davantage de détails autobiographiques
pris en charge par un « je » très proche de la figure de Vercors.
Dans le récit-cadre de Clémentine,
ce « je » - quoique discret par sa présence et pratiquement non décrit - est
ami avec le juge Gerbier. Or, nous pouvons rapprocher celui-ci de Jean Chazal
que Jean Bruller rencontra en 1939 à Romans au 159ème régiment
d'infanterie alpine où ils étaient tous deux lieutenants. Ce magistrat usa de
son pouvoir en 1942 pour aider ce fondateur des Editions de Minuit à aller chercher en zone sud À travers le désastre de Jacques
Maritain. Jusqu'à sa mort, Vercors resta très proche de cet homme qui, comme
Gerbier dans Clémentine, l'avons-nous
découvert grâce aux archives personnelles, quitta « la magistrature pour se
faire inscrire au barreau ».
Cette justice qualifiée de néolithique dans Clémentine l’est également devant
plusieurs des épistoliers de Vercors et ses quelques réflexions sur l’abolition
de la peine de mort dans ce récit de 1960 reviennent sous sa plume en 1975 dans
Ce que je crois. En 1977, il
s’entretiendra même de ce sujet avec Robert Badinter.
2) Le récit
Variation autour de la figure de la prostituée
Clémentine est
l'une des innombrables variations autour de la figure de la prostituée en
littérature. Cette marginale, qui oscille dans les esprits entre fascination et
répulsion, est notamment mise en scène dans Boule de suif de Maupassant
et dans Nana de Zola.
Nous
rapprocherons davantage Clémentine du personnage de Fantine, mère de Cosette
dans Les Misérables de Victor Hugo, fille du peuple acculée à
devenir fille de joie. Ces deux figures de la prostituée offrent une
dénonciation de la société.
Clémentine vit en
Touraine dans la promiscuité et la misère, au milieu de nombreux frères et
sœurs, à l'écart d'une population qui réprouve hautement cette famille. Point
de relations amicales, point d'aides, point d'école pour cette famille isolée.
De la couche de ses frères et de son père en Touraine, la jeune Clémentine
passe à la prostitution : à Marseille, avec son frère Paulin jusqu'à son
assassinat ; pendant l’Occupation à Paris sous la « protection » intéressée
du propriétaire de son modeste logement. Clémentine subit d'abord son destin
sans se poser de questions. Précipitée dans cette vie qu'elle n'a pas choisie,
elle évolue fatalement dans une société qui la stigmatise.
Assister à la
déportation d'enfants juifs la conduit, sans qu'elle s'en aperçoive
consciemment, à s'interroger sur cette vie et à souhaiter « se fiche à
l’eau » avant de rencontrer
Exupère à qui elle se donne pour «
le seul plaisir de faire plaisir ». C'est paradoxalement son arrestation
puis sa déportation qui donneront un sens à sa vie : elle rencontre l'amitié,
en particulier avec sa compagne d'infortune Claude, et la solidarité. À la
Libération, pendant deux ans, L’Entraide, organisation d'anciennes
déportées-résistantes, est un prolongement de cette solidarité humaine.
Malheureusement l'évolution historique et sociétale la renvoie
inexorablement à cette prostitution et précipite son destin. Pourtant, malgré
cette nouvelle déchéance qui s'impose à elle, Clémentine a évolué. Elle n'a
plus le besoin d'un souteneur comme par le passé ; c'est au contraire elle qui
prend sous son aile protectrice un jeune homme à peine sorti de l'adolescence.
L'expérience des camps lui a appris à prendre en charge et à se prendre en
charge, spécialement grâce à son amie Claude. Celle-ci d'ailleurs, après avoir
géré l'organisation solidaire du camp pendant que Clémentine exécutait ses
conseils, meurt symboliquement pour que Clémentine sache prendre totalement sa
vie en main. Cette amie, au prénom si ambigu, a été un mentor positif dans sa
vie, elle l'a aidée sans préjugés, lui a appris à lire et l'a guidée dans ce
dévouement, déjà en latence chez Clémentine, et cette solidarité sans bornes.
Les hommes de ce récit font pâle figure : hommes abuseurs et profiteurs
(son frère Paulin, son deuxième proxénète), hommes sans scrupules (le
sous-secrétaire qui réquisitionne le logement pour lui-même alors qu'il était
initialement attribué à L’Entraide avant son expulsion ; le dernier proxénète
qui la dénonce à la police), hommes faibles quoique touchants pour Clémentine
(Exupère, le jeune mineur). N'oublions pas les sévères représentants du pouvoir
et de la société, la police et la justice implacables. Dans le récit-cadre, aux
deux extrémités de la nouvelle, l'exercice de la justice s’abat impitoyablement
contre des femmes, dans l'incipit toutes accusées et condamnées sans que l'on
connaisse leurs crimes, surtout contre Clémentine malgré les nombreux
témoignages de ses anciennes camarades déportées venues rappeler sa bravoure et
son abnégation admirables.
L’expérience des camps
L'expérience des
camps est restituée par traits incisifs qui rendent l'atmosphère lourde et
tragique, en particulier dans cet épisode insolite pendant lequel les
prisonnières nues en plein hiver rient - et sont sauvées de ce fait du froid
glacial de la mort -, entraînées par le rire de Clémentine.
Décrire les camps
n'est pas l'essentiel pour Vercors dans ce récit de 1960. L'écrivain les avait
déjà évoqués dans Le Songe
dès1945, avec l’œil exercé de l’ancien dessinateur qu’il fut, et dans Les
Armes de la nuit (1946), lieu d’une interrogation sur la parole des anciens
prisonniers et la difficile – voire impossible - transmission de ce traumatisme
par le biais du langage. Dans Clémentine, il dévoile une autre facette
de ces lieux de l'horreur : celui de l'entraide et de la solidarité entre femmes.
Ainsi la dénonciation sociale du récit-cadre se double d'une réflexion
philosophique théorisée en 1950 dans Plus ou moins homme. L'homme s'est
distingué de l'animal par une rébellion contre la Nature.
Pour plus
d'informations, allez à la page consacrée à Sylva.
De ce fait, il se
trouve isolé, parce que la Nature divise ces animaux dénaturés pour les acculer
à la défaite. Sa tactique la plus habile est de rendre l'homme solitaire.
L'ultime choix de ce dernier est alors de se comporter plus ou moins comme
un homme, c'est-à-dire d'être volontairement solidaire de ses semblables ou
non. Clémentine choisit cette solidarité qui donne pleinement sens à sa vie.
Elle ne la subit plus, mais en est l'actrice, malgré la situation tragique dans
laquelle elle et ses compagnes sont plongées.
De la fiction à la réalité
Ce récit se veut un hommage aux femmes résistantes. Il
rejoint la préface que Vercors avait écrite en 1947 pour l’ouvrage Simone et
ses compagnons, figures de résistantes. Il décrit aussi la situation de
l'immédiat après-guerre à la guerre froide, c'est-à-dire de la solidarité de
L’Entraide qui s'étiole progressivement au grand désespoir de Clémentine, se
transforme en jalousie plus ou moins larvée, même au sein de l'association, se
délite et disparaît inexorablement dès 1947, renvoyant dans ce récit Clémentine
à la prostitution, puis devant la justice. Vercors témoigne de cet oubli rapide
et de ce climat de déliquescence auquel il a assisté et auquel il s’est heurté
politiquement, mais aussi littérairement quand il peinait, comme éditeur des
Editions de Minuit, à vendre des ouvrages revenant sur cette époque que les
lecteurs délaissaient.
La dernière phrase de Gerbier – « De me dire que
Clémentine a été plus heureuse dans les camps de la mort que parmi nous, j'en
ai froid dans le dos » - est douloureusement paradoxale. Et pour qui
connaît les écrits de Vercors, elle a une résonance biographique, car elle
renvoie à l'article Nous avons été heureux publié dans Le Sable du
Temps (1945). Dans cet article, Vercors
craint pour la pérennité de cette fraternité et de cette noblesse
qu’il a découvertes en temps d’oppression. Il y regrette ces années de
l’Occupation pendant lesquelles il a trouvé, non pas rivalités intestines et
divergences ressurgies en ces temps où chaque écrivain et chaque camp luttent
pour (re)prendre une place principale dans la sphère intellectuelle, mais une
fraternité et une noblesse dans la lutte commune contre la barbarie.
Fraternité, noblesse et désintéressement dont Clémentine,
prostituée déchue dans la société, a su faire preuve.
Article mis en
ligne le 7 novembre 2009
De
Deux Fragments d'une histoire universelle.
1992 d'André Maurois, roman d'anticipation illustré par
Jean Bruller en 1929, aux Castors de l'Amadeus (1960)
de Vercors: quand notre écrivain se souvint de "l'Office interplanétaire de Coopération intellectuelle"
de "M. Jean Bruller, de la Section Terrienne"
La
publication des Castors
de l'Amadeus et ses motifs
C'est dans la revue d'obédience
communiste Les Lettres françaises du 17 mars
1960 que le récit de Vercors fut publié. Il fut réédité
douze ans plus tard dans le recueil Sept Sentiers
du désert.
Ce recueil de 1972 rassemble des
nouvelles centrées sur la qualité d'homme que Vercors
explorait sous diverses facettes depuis la Libération.
C'est l'obsession philosophique et humaniste de l'écrivain
qu'il transposait dans chacun de ses récits pour tenter
de convaincre et de frapper les esprits.
Au début de ce récit, les lecteurs
découvrent un groupe de garçons ayant pour habitude
d'écouter les épisodes passés d'un vieil homme surnommé
Brises-Mottes.
Cette fois-ci, ce dernier raconte une anecdote de son
passé, celle de castors sur l'Amadeus en Australie centrale
où il construisait une ligne télégraphique. C'est l'occasion
pour lui de comparer les castors et les indigènes:
"Rien à tirer des indigènes:
trop primitifs, trop peu évolués. Vivent à peine à l'âge
de pierre. Des huttes de feuillage, des massues en pierre
brute - le boomerang, ça, le boomerang, comment l'ont-ils
inventé, vaste question. Mais pas plus, somme toute,
que l'oiseau et son nid, l'araignée et sa toile. [...]
Du reste, avec ou sans boomerang, nos Australoches,
ils chassent comme de andouilles".
Ces indigènes aident parfois les
ouvriers qui bâtissent la ligne télégraphique, mais cela
reste rare, car ils n'aiment pas travailler. Le portrait
péjoratif se poursuit: "S'envoient de tribu à tribu des petits
bouts de bois avec des signes gravés dans l'écorce,
preuve qu'ils ont des idées. Quand même, ils en ont
très peu".
Les collègues de Brises-Mottes aiment passer leurs
deux jours de loisir à la chasse aux castors, mais un
jour ces derniers disparaissent. Le personnage principal les
retrouve des mois plus tard ailleurs, au bord de l'eau.
Ces castors ont
construit des huttes. Eux qui ne creusaient depuis
des millénaires que des galeries ont ainsi réussi à construire
des huttes: "Le problème, c'est de savoir qui
leur avait appris à les bâtir, ces huttes!".
Le double portrait de départ se fait donc en faveur
de ces animaux. Ceux-ci sont ingénieux et montrent une
forme d'intelligence pratique, puisqu'ils s'adaptent
aux conditions matérielles de leur nouveau lieu d'habitation.
A cause des travaux, le lac se vide,
ce qui constitue une
tragédie pour les castors comme pour les indigènes. Ces
derniers palabrent pendant des jours, effectuent des
danses rituelles, adressent des prières - ou plutôt des imprécations
-
à leurs dieux. Les castors, eux, déménagent
de nouveau et se construisent des barrages avec un perfectionnement
de plus en plus grand:
"Où diable avaient-ils
été à l'école, ces incroyables animaux? A quelle profondeur
de l'instinct, d'un instinct enfoui en tout cas et inutilisé
depuis des générations sans nombre, avaient-ils retrouvé
cette science hydraulicienne? Et que dis-je, cette science!
Bon sang, qu'était-ce donc, surtout, que cette capacité,
chez de simples rongeurs, de corriger leurs maladresses,
leurs fausses prévisions, leurs erreurs de calcul? Instinct
aussi ou réflexion?".
Le vieux narrateur
exprime encore une fois son admiration pour ces animaux.
Il donne l'occasion à Vercors de distinguer radicalement
instinct animal et intelligence humaine, comme il le
faisait également dans ses essais et dans sa correspondance
privée. Quand on lui rétorquait que cette dualité est
trop nettement séparée, Vercors affinait le propos en
spécifiant qu'il admettait une forme d'intelligence
pratique aux animaux. Pourtant, ajoutait-il, celle-ci
ne peut se confondre avec l'intelligence véritable de
l'homme. Pour lui, cette adaptation relève moins d'une
intelligence réflexive que d'une activation de l'instinct face
à un problème immédiat. Cet " instinct enfoui en tout cas et inutilisé
depuis des générations sans nombre" se présente
donc, aux yeux de Vercors, comme une réminescence déjà
inscrite chez l'animal. Cette réminescence, l'humain la
possédait également avant la séparation nette d'avec
la Nature (voir ma page Pourquoi
Vercors anthropomorphisa-t-il la nature?).
Dans sa fable primitiviste, le saut dans l'humanité,
qualitatif, fit reculer l'instinct au profit de la conscience
interrogative et court-circuita dans le cerveau de l'homme
une connaissance totale
innée. A l'homme dès lors de se battre contre la Nature
pour poser patiemment les briques de l'acquis, là où
l'inné n'est plus accessible. Les castors de l'Amadeus
se sont ainsi adaptés à l'environnement non en fonction
d'une véritable intelligence, mais d'une activation
innée de leur instinct qui accède à cette connaissance
infuse que la Nature veut bien concéder aux animaux
si tant est que ces derniers ne se mettent pas à réfléchir
et à chercher à aller au-delà.
Pendant que les castors se montrent
dynamiques, explique le narrateur, les indigènes meurent de faim
et chassent
les castors au risque que l'eau et le gibier ne reviennent
jamais: "leur pauvre cervelle était bien incapable
de comprendre ce qui se passait et donc ce que nous
voulions, pourquoi nous les empêchions de chasser le
seul petit gibier qu leur restait encore".
Une fois la situation améliorée, les indigènes ne remercient
pas les castors mais les dieux par des chants et des
danses.
Aussi tout est-il mis en place pour
applaudir les castors et condamner les indigènes. Nonobstant,
la chute forme un contrepoint par
rapport à la logique que nous serions tentés de suivre. Pour
illustrer la morale de son histoire, Brises-Mottes détruit
devant les yeux de la bande de garçons
les galeries des rats qui se trouvent à leurs pieds:
"Ils
vont les réparer. Avec sagacité n'en doutons pas. Nous
recommencerons demain, après-demain. Ils les répareront.
Peut-être que, de guerre lasse, à la fin ils s'en iront
ailleurs. Et ils se plieront au terrain, aux conditions
nouvelles, avec une intelligence qui nous épatera. Mais
il y a une chose qu'ils ne feront jamais, quelle que
soit notre persévérance [...]: ils ne s'interrogeront
jamais sur les causes de tous ces malheurs, ne demanderont
jamais d'où ça leur vient. De quelle volonté impénétrable.
Ils répareront, c'est tout, avec une patience stupéfiante
[...]. Mais [...] qu'un jour nous les voyions
sortir de leurs trous en procession, avec des pancartes
revendicatrices ou en psalmodiant des prières [...]
ça nous épaterait bien davantage! Parce que, pour en
venir à ça, à penser à ça, pour s'interroger sur ce
qui ne va pas sur cette planète, sur les fauteurs inconnus
de toutes ces catastrophes jusqu'à en accuser le ciel
et les étoiles et tout le saint-frusquin, il ne faut
plus être un rat ni même un castor. Et parce que le
savoir-faire et le travail, c'est bien joli; mais s'il
n'y a pas quelque chose d'autre, une révolte, une émotion,
quelque chose de puissant et de passionné qui refuse
de subir et exige de savoir, savoir, et développe le
ciboulot, eh bien, le travail et le savoir-faire, ils
resteront toujours à un niveau constant, comme l'eau
des castors. Pendant des millions d'années".
Voilà ce qui fonde pour ce porte-parole
de Vercors la différence essentielle entre l'homme et
l'animal. Finalement, il convient de renverser la valeur
des portraits. L'homme est cette conscience interrogative
qui s'élève au-dessus de l'espèce animale de ce point
de vue-là.
Le récit Les Castors de l'Amadeus,
publié en 1960, est une variation d'un même
motif que nous retrouvons dans son conte philosophique
de 1952, Les
Animaux dénaturés. En effet, les tropis
et les Pygmées de Nouvelle-Guinée rappellent les indigènes
de l'Amadeus. Ils possèdent des gris-gris, ce qui prouve que les hommes se posent des
questions : « L’esprit métaphysique est le propre de
l’homme. L’animal ne le connaît pas». « L’homme
se distingue de l’animal par son esprit religieux », sachant que cela
est pris dans une acception large : « Esprit religieux égale
esprit métaphysique égale esprit de recherche, d’inquiétude etc…Tout y
rentre : non seulement la foi, mais la science, l’art, l’histoire et aussi
la sorcellerie, la magie, tout ce que vous voudrez » (citations tirées
des Animaux
dénaturés).
Si la variation d'un récit à l'autre
de Vercors est indéniable, l'inspiration des Castors
de l'Amadeus est plus ancienne. Et elle ne lui appartient
pas en propre. Lorsque dans l'entre-deux-guerres Vercors
était encore le dessinateur Jean Bruller, il illustra
plusieurs oeuvres d'André Maurois. Or, il se trouve
que Vercors se souvint parfaitement d'un passage de
Deux Fragments d'une histoire universelle. 1992.
Une
inventio
puisée dans l'oeuvre d'André Maurois
Jean Bruller collabora avec Maurois
à partir de 1929 pour le récit d'anticipation Deux Fragments d'une
histoire universelle. 1992. Il réitéra l'expérience
avec l'ouvrage pour la jeunesse Patapoufs et Filifers
en 1930. Et, en 1937, Maurois imposa au journal Marianne
Jean Bruller comme illustrateur de sa nouvelle La Machine à lire les pensées.
Comme l'écrit Maurois dans ses remerciements humoristiques
au début de son récit de 1929, "M. Jean Bruller
de la Section Terrienne" a bel et bien été
un agent efficace de "l'Office interplanétaire
de Coopération intellectuelle".
Pour ces récits, Maurois honore une
longue tradition littéraire. Ses récits de 1929 et de
1930 s'inspirent en effet autant de Histoire comique
des Etats et Empires du Soleil (1662) de Cyrano
de Bergerac, de Micromegas (1752) de Voltaire
que des Voyages de Gulliver (1721) de Jonathan
Swift et des romans de Jules Verne. Les Patapoufs et
les Filifers, en guerre fratricide pour la possession
et l'appellation d'une île, rappellent les Gros-Boutiens
et les Petits-Boutiens de Swift.
Pour réviser ces liens collaboratifs entre Bruller et
Maurois, retournez
sur la
page consacrée à André Maurois.
Quant au récit Deux Fragments d'une
histoire universelle. 1992, il s'évade dans l'univers
et nous fait rencontrer des extraterrestres comme dans
les récits de Cyrano de Bergerac et de Voltaire. La
nouvelle des Castors de l'Amadeus prend appui
sur le second fragment. Le scientifique uranien A.E
17 décide avec ses confrères de procéder à des expériences
sur les minuscules terriens qu'ils viennent de découvrir.
Tout se fait à l'insu de ces terriens que A.E 17 nomme
"moisissures terrestres" et "goutelettes de gelée".
Soulever la terre devant eux, soulever des humains dans
les airs,
les déplacer d'un point à un autre, scinder les maisons
en deux sont autant d'expériences pour observer leurs réactions
et s'interroger sur ces étranges créatures. Seulement,
A.E 17 a des préjugés sur les hommes avant même de les
prendre pour cobayes d'un laboratoire à ciel ouvert.
Pour lui, ces créatures fonctionnent par instinct. Le
scientifique uranien leur dénie donc toute intelligence. L'inversion du regard pour
remettre à leur place les hommes plein d'orgueil s'inscrit
bien dans la tradition littéraire. Maurois rit tout
autant des hommes que de cet Uranien dont les biais cognitifs invalident
son approche scientifique. Les conclusions de ses observations
devraient réduire à néant ses pensées aprioristes.
Or, il n'en est rien et c'est l'occasion pour Maurois
autant de s'amuser du second degré qu'il distille dans
son texte que de réfléchir aux enjeux de la science,
au relativisme des jugements et des valeurs. Ce
récit réaffirme son approche universelle de l'Homme.
Jean Bruller ne pouvait que
souscrire à cette approche qui était également la sienne.
Manifestement, Vercors se souvint précisément de l'une
des expériences du savant uranien A.E 17. Lisez l'extrait
qui suit et vous comprendrez alors d'où vient l'invention
des Castors de l'Amadeus:
"Un autre exemple frappant
de cette obéissance aveugle de l'homme à un instinct
est la façon dont il reconstruit sans se lasser les
hommilières en certains points de la planète où elles
sont condamnées à être détruites. C'est ainsi que j'ai
observé avec attention une île très peuplée où, en huit
ans, tous les nids ont été démolis trois fois par des
secousses de l'écorce terrestre. Pour tout observateur
de bon sens, il est évident que les animaux qui vivent
en ces lieux devraient émigrer. Ils n'en font rien,
reprennent avec les gestes rituels les même morceaux
de bois et de fer, refont avec zèle une hommilière qui
sera détruite à nouveau l'an suivant.
Mais, disent mes adversaires,
si absurde que soit l'objet de cette activité il n'en
est pas moins vrai qu'elle est ordonnée, qu'elle prouve
l'existence d'une puissance directrice, d'un esprit.
Erreur encore! Le grouillement d'hommes que vient déranger
un tremblement de terre est semblable comme je l'ai
démontré, au mouvement des molécules gazeuses. Celles-ci
décrivent si on les observe individuellement des trajectoires
brisées et complexes, mais par leur grand nombre elles
produisent des effets d'ensemble simples. De même si
nous détruisons une hommilière, des milliers d'insectes
se heurtent, se gênent dans leurs mouvements, s'agitent
de la manière la moins méthodique, et pourtant
au bout d'un certain temps l'hommilière se trouve reconstruite.
Tel est ce singulier intellect
dans lequel il est de mode aujourd'hui de voir une réplique
de la raison uranienne!"
A.E 17 conçoit
les hommes comme des animaux doués d'instinct, mais
dénués d'intelligence. Or, le second degré du texte
que les lecteurs s'avourent prouve à quel point A.E
17 a tort de persévérer dans ses interprétations. 31
ans plus tard, Vercors se sert de ce passage qu'il avait
illustré, et prolonge l'idée de Maurois mais en
en faisant un récit au premier degré: l'homme universelle
est un animal métaphysique.
Article mis en
ligne le 1er décembre 2020
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