Le capitalisme est-il soluble dans
La
Danse des vivants ?
[Cet
article appartient au cycle d'étude sur Vercors et le
capitalisme. Pour prendre connaissance de tous les articles
et de la logique du positionnement de celui-ci, cliquez
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Présentation
générale de La Danse
des vivants
La composition de l’album
Une conception pessimiste du monde
Technique et fabrication
Le capitalisme est-il soluble dans La
Danse des vivants ?
Radiographie de la vie quotidienne
Division
des classes sociales/ Division
du travail
Producteur,
consommateur
Loisirs
Rapport
à l'autre, rapport au temps
Essentialisation
versus
logique systémique
Evolution
de sa lecture du monde en fonction de l'Histoire?
Les
Relevés trimestriels
n°1 à 8 (1932-1933)
Les
Relevés trimestriels
n°9 à 16 (1934-1938)
Sa
participation à l'hebdomadaire Vendredi:
1935-1936
Conclusion
Présentation
générale de La Danse des
vivants
La composition de l’album
La Danse des vivants est
incontestablement l’œuvre graphique la plus imposante de Jean Bruller, celle de
la maturité personnelle et artistique.
Cette oeuvre s'ébaucha
progressivement entre 1932 et 1938, sous forme de Relevés Trimestriels.
Elle fut couronnée dès la première livraison par un projet global, celui de la
peinture d'une sorte de « comédie humaine » à la manière de celle de
Balzac et des Hommes de bonne volonté de son ami l’écrivain Jules
Romains:
"de même
qu'en une dizaine d'années Romains exprimerait, par
son roman, sa vision exhaustive de notre malheureuse
espèce, de même dans un temps égal j'exprimerais la
mienne - toutes proportions gardées - en ne me contentant
plus du hasard de l'inspiration mais en l'infléchissant
en un système cohérent, propre à l'exprimer, si possible,
comme une totalité".
Le système d'ensemble se déclinait en planches s'insérant dans des
chapitres arrêtés. Jean Bruller les publia par
groupe de dix en un ordre qui ne préjugeait en rien l’organisation définitive,
mais qui laissait une place prépondérante à sa liberté créatrice. Pourtant, il
prévint que ce désordre n’était qu’apparent, et que l’homogénéité et le sens
mûriraient au fur et à mesure.
Une conception pessimiste du monde
Allez lire mon article Anthropologie
brullerienne, ou l'ambition morale d'un dessinateur
de gauche: changer l'homme?
Au printemps 1926, juste après la
publication de son premier album 21 Recettes de mort violente, Jean
Bruller, qui rétrospectivement se décrivit comme un jeune homme frivole et
immature, fut brutalement frappé d’une angoisse existentielle. Ses albums
suivants, Hypothèses sur les amateurs de peinture (1927) et Un homme
coupé en tranches (1929), se nourrirent de ce tourment moral et philosophique.
Mais c’est en particulier La Danse des vivants qui porte ce pessimisme
profond aux accents pascaliens : l’homme, jeté dans ce vaste univers
absurde où rien n’a de raison d’être, est faible et misérable. Il est un
« condamné à mort » en sursis, selon le titre de l'un des dessins,
insignifiant à l’échelle
du Cosmos. Son existence est une longue suite de chaînes que la société lui
impose et qu’il s’impose lui-même.Dans la société, l’homme se pare
d’autres « chaînes adorées » par ambition et vanité. Les gloires et
les honneurs avivent hypocrisies, mesquineries et compromissions. Titres et dessins créent souvent des discordances significatives.
On appréciera dans de nombreuses
estampes la verticalité du trait qui écrase les hommes sous le poids de leur
inexorable insignifiance dans un univers sans transcendance (« L’Ecole du
découragement, ou les mauvaises fréquentations », "Tristesse de l’astronome »,
« A la poursuite du néant, ou le retour sur soi-même »,
« L’athée »).
A posteriori, Vercors épingla son angoisse existentielle qu’il
définit comme une position sentimentale. L’Histoire lui fit remplacer ce
pessimisme par la Résistance et l’action solidaire. Dès lors, il chercha la
définition de l’homme, cet animal dénaturé (titre d’un conte philosophique de
1952, repris sous forme théâtrale en 1963, Zoo ou l’assassin philanthrope).
Mais plutôt que de parler de rupture brutale au moment de la Seconde Guerre
mondiale, il convient plus justement de déceler un humanisme déjà latent chez
le dessinateur. Le dernier chapitre de La Danse des Vivants, inventé
pour le Relevé Trimestriel de 1935, s’intitule « Rien n’est
perdu ». Et, l’ironie et l’humour corrosif de ses dessins sonnent comme
une réponse à ce non-sens, au moment même où Jean Bruller assistait au "péril
fasciste". C'est à cette époque qu'il participa
aux comités antifascistes. Et, à partir de l’Occupation,
il partit en quête d'une signification de ce monde.
Technique et fabrication
Lisez mon
article Vercors
et l'imprimerie dans L'écrivain et l’imprimeur,
Rennes, Presses Universitaires de Rennes, Collection Interférences, 2010, pp.
337-358: je décline les trois parties comme suit : Jean Bruller, un
artiste familier des ateliers d’imprimerie ; Le réseau auteur-éditeur-imprimeur ;
Une étude de cas : les callichromies (1952-1958).
Le capitalisme est-il soluble dans La
Danse des vivants ?
Son album La Danse des vivants est centré
sur l'homme seul et sur l'homme en relation avec les
autres. Donc Il s'attarde judicieusement sur tous les aspects de la vie quotidienne
des humains. Plus précisément, sur le vécu ordinaire des
occidentaux, ce qui limite déjà la portée de la généralisation
de la leçon philosophique.
Ma critique ne concerne pas que Jean Bruller-Vercors,
elle englobe de trop nombreux intellectuels qui essentialisent
sans avoir à l'esprit les rapports sociaux.
Ce qui est intéressant, c'est que le dessinateur décortique
des pans entiers des vies ordinaires. Son objectif
annoncé est de détecter les tares humaines, dans une
visée pessimiste à la manière des moralistes du Grand
Siècle, et de brocarder ce que serait l'homme par essence.
Sauf que Jean Bruller n'est plus au XVIIe siècle. Il
serait dommage d'avoir occulté les enjeux de l'Histoire
au sein de sa philosophie.
Dans cet article, il s'agira de se
poser deux
questions:
- Le dessinateur a-t-il oublié de
réfléchir à l'essence humaine à l'aune du capitalisme?
Il a connu, rappelons-le, une première évolution entre
1928 et 1931: grâce à son réseau de sociabilité accru,
il a pris conscience du racisme inconscient de la population.
Il a lui-même fait évoluer son crayon sur le sujet comme
je le prouve dans cet article de Strenae.
Auparavant, le jeune homme uniquement préoccupé de lui
transposait ce souci de soi dans ses albums, surtout
dans Un
Homme coupé en tranches. Désormais pourvu
d'une conscience historique et politique plus aiguisée,
il se lance dans ce qu'il considérait comme son grand
oeuvre, La Danse des vivants.
- La seconde question portera sur
l'évolution de son invention et de sa pensée en fonction
de la collusion historique entre 1932 et 1938. Le choc
du réel se lit dans ses dessins et dans la parution
plus chaotique de ses Relevés trimestriels à
partir de 1935. Certains de ses dessins sont liés
au capitalisme. Nous mettrons en exergue
leurs dates de parution et ferons un parallèle avec
l'intervention du dessinateur dans le journal Vendredi.
Radiographie de la vie quotidienne
Commençons par faire l'inventaire
global des thèmes des dessins de La Danse des vivants.
Quel(s) mode(s) d'existence des individus Jean Bruller
dessine-t-il? Quel est le vécu ordinaire des hommes?
Quelle est la quotidienneté des hommes ordinaires?
Division
des classes sociales/ Division
du travail
Jean Bruller s'appesantit surtout
sur sa classe sociale et sur la classe politique. Les
classes populaires, qu'il connaît mal, qu'il côtoie
peu à cause de la segmentation capitaliste de l'espace
(Lire notamment l'ouvrage de Lewis Mumford sur l'histoire
de la ville à ce sujet) et des distinctions matérielles
et culturelles des modes d'existences, sont peu représentées.
La planche "Charité ou le
devoir accompli" symbolise parfaitement cette
division des classes sociales. J'en avais déjà parlé
ici
dans son analyse autobiographique (avec l'image)
ou
là dans son analyse générale. Pour évoquer
la division des classes et du travail, Jean Bruller
se montre plus acerbe vis-à-vis des bourgeois que des
classes exploitées. S'il montre la solitude du riche -
expérience collective -
dans un espace confortable - élément non collectif cette
fois-ci - afin de signifier la condition
humaine dans "Au faîte des richesses",
il critique la suffisance du bon bourgeois dans "La
belle barbe, ou la confiance en soi" et l'arrogance
malveillante contre les pauvres gens dans "Le
salaud".
En revanche, il prend pitié de l'exploitation
des employés pauvres en peignant leurs insupportables
conditions de travail: travail de force dans "Le
"Pacific", venant de Sydney, passe en vue
des îles Paradis", travail épuisant dans "Du
travail, ou la misère vaincue", travail monotone
et isolé dans "La morte".
Dans "Plaisir de l'Action,
ou la conquête d'un marché", le dessinateur
met en vis-à-vis deux travailleurs. Le petit commerçant
de la buvette ouvre à 5h du matin et nettoie le lieu
avant l'arrivée des clients. Il n'a pas le choix pour
gagner sa vie. Cette aliénation en rejoint une autre,
celle du commercial aliéné par sa poursuite de l'argent
et du succès, prêt à tous les efforts (se lever tôt
par exemple, s'acharner au travail...).
Il réserve un sort particulier aux
grands capitalistes et aux hommes politiques. La malhonnêteté
du milieu des affaires est mise en scène tout en ironie
dans "Finances" et dans "L'honnête
homme". Les grands de ce monde sont fascinés
par les armes et l'univers militaire ("Au but",
"Hommage au progrès, ou l'encouragement au bien","L'animateur").
Il ne manque plus qu'un leader pour installer un projet
politique belliqueux et fasciste ("Le maître
des hommes", "Les martyrs bénévoles").
Selon la perspective brullerienne, le conditionnement
et la soumission sont possibles grâce à la complexion
particulière de la nature humaine.
Producteur,
consommateur
Au-delà du
travailleur, ce producteur est un consommateur effrené.
Consommation de biens matériels futiles dans "Fin
de journée ou la vie oisive". Néanmoins, les
planches sont peu nombreuses. Le dessinateur préfère
souligner le mécanisme du conditionnement avec le matracage
publicitaire dans "Capitulation, ou le libre-arbitre"
et dans "Le retour écoeurant".
Mais c'est
surtout la consommation de loisirs dispendieux et la
consommation amoureuse que Jean Bruller fustige.
Loisirs
Le temps libéré est consacré
aux loisirs et aux plaisirs.
Les loisirs
bourgeois sous forme de croisières sont mal vus par
Jean Bruller comme nous le remarquons dans les dessins
"Tour du monde à prix fixe, ou l'Aventure raisonnable",
"Les bonnes vacances", "Rien
que la terre, ou le plaisir monotone". Le tourisme
en groupes envahit les espaces au point que le
farniente tranquille en est dérangé ("Le fou").
Ces loisirs de classes contrastent avec "Le
"Pacific", venant de Sydney, passe en vue
des îles Paradis" (voir plus haut) et avec
"L'envers du palace", dessins dans
lesquels les conditions
inhumaines des exploités pour les plaisirs des classes
supérieures sont exhibées. Et ces loisirs ne sont
pas donnés à tout le monde. Quand les uns partent, les
autres restent à quai ("Spleen").
Les départs
en vacances pour une journée ou pour plusieurs jours
ne trouvent pas davantage grâce à ses yeux: "Dimanche!
Dimanche!", "Symphonie pastorale, ou
le bienheureux aveugle et sourd", "La
belle saison" (voyez le contraste entre cette
file de véhicules et le paysan modeste sur sa cariole
tirée par son âne). Le moraliste voit les humains
comme des moutons de Panurge qui s'éloignent des villes
pour se précipiter à la campagne ou à la mer dans un
bruit assourdissant de klaxons et de vrombrissement
de voitures. Sauf que cela ne concerne qu'une infime
partie de la population française dans les années 30.
Aussi la peinture négative des hommes qui se veut générale
ne l'est-elle pas.
Jean Bruller
offre des planches d'un autre type de vacances: le départ
tranquille dans une nature bucolique pour
des heures de farniente bienvenues, dans une vie minimaliste
et à l'arrêt: "La belle histoire",
"Aventures".
"Le Fou"
(voir plus haut) adhère à ce bien-être, mais il
est perturbé par une horde de touristes avec de nouvelles
pratiques.
Si Jean Bruller
fait l'éloge du déplacement, alors il sera celui de
gens plus modestes qui se lancent un défi et savent
faire des efforts physiques afin de se surpasser, comme
"Le fanatique" et "L'aide-comptable".
Dans cette
peinture des loisirs, le dessinateur oppose la ville
à la campagne. C'est un topos (=lieu commun)
de la littérature et de la morale philosophique. La
ville est signe de mort ("Agonie" -
1935 -, "Scène de la vie future" -
1932 - , "Bourgeons de Paris" - 1934,
"Printemps, ou l'obstiné" - 1932),
pendant que la campagne est synonyme de liberté, d'espace
pour respirer et de repos. Rappelons-nous toutefois
que ce topos a aussi un aspect autobiographique,
car c'est à cette époque que Jean Bruller décide de
quitter Paris pour s'installer en Seine-et-Marne. C'est
le moment où il a assez économisé pour s'octroyer deux
années de liberté (Voir cette
page de mon site).
Rapport
à l'autre, rapport au temps
Accélération
de la vitesse et omniprésence du temps dévoreur. "Les
horloges, ou l'esclave de l'heure" rappelle
"Plaisir de l'Action, ou la conquête d'un
marché" (voir plus haut). Dans la vie privée, les rencontres
amoureuses se font à toute vitesse, à l'image de l'accélération
de la société grâce à la voiture ("Amour au
1/100e de seconde"). Tout aussi vite, les couples
se font et se défont, et, s'ils ne se défont pas, ils
se trompent.
Quant aux rapports interpersonnels,
ils sont plutôt superficiels (même dans une famille),
fugaces, voire hostiles vis-à-vis des étrangers.
La Danse des vivants regorge de ce thème.
Essentialisation versus
logique systémique
A partir de cet inventaire de la
vie quotidienne des hommes, Jean Bruller conclut que
les désordres de la société et les mesquineries de chacun
relèvent de l'essence mauvaise de l'humain. Malgré son
héritage familial de gauche et sa propre orientation
socialiste, le dessinateur trouve malgré tout,
et en opposition à sa filiation politique, une origine
ontologique implacable qui explique l'Homme. J'avais
commis un article au titre un peu provocateur: Ce
que la littérature de Vercors veut dire
de sa philosophie (ou comment être un homme
de gauche avec une philosophie de droite?).
Je vous invite à le relire, parce que Jean Bruller représente
bien l'homme de gauche soucieux d'égalité et de justice,
mais empêtré jusqu'au bout dans une pensée majoritaire
ambiante incorporée dès l'enfance et théorisée par le
vecteur qu'est l'école. Après guerre, il trouvera une
solution à ce constat pessimiste sur l'Homme: la réforme
individuelle par la lutte contre soi-même et la bataille
contre la Nature (divinisée). C'est une réponse consensuelle,
qui est logique par rapport à sa philosophie de toujours,
et si conflictualité il y a, celle-ci est déplacée des
rapports sociaux inégalitaires liés au capitalisme aux
rapports inégalitaires entre les hommes et le monde.
D'hier à aujourd'hui, Jean Bruller-Vercors symbolise
ce balancement de nombreux esprits, en particulier ceux
de gauche, entre consensus et conflictualité. Or, c'est
porter un regard naïf sur la nature même du capitalisme
et sur les dominants qui oeuvrent - c'est logique -
pour la perpétuation de leurs intérêts. Ces dominants,
lorsqu'ils sont acculés en temps de crise, orientent
d'ailleurs évidemment les puissances d'agir vers les
solutions du consensus, du moment que cela ne remet
pas en cause le système.
L'intuition du consensus, si noble
soit-elle diront d'aucuns, est fausse. Elle démontre
un défaut dans le degré de conscience politique
face au réel. De plus, elle souligne probablement les
effets du libéralisme sur les esprits. Le fait que, pour tant de gens, il soit plus confortable de parler de sa
propre réforme individuelle que de changement systémique est un produit du
libéralisme. Après bien des résistances au moment de l'instauration du capitalisme,
ce dernier a réussi à contaminer nos corps et nos cerveaux.
Il a été incorporé, digéré et intégré au point de nous
avoir colonisés. Jean Bruller n'échappe pas à ce phénomène.
Là où il préconise aux hommes de s'arracher à notre/la
nature, il faut - pour être au plus près du fonctionnement
du réel et du mode d'organisation sociale - s'arracher
au conditionnement que le capitalisme exerce sur nous.
Le capitalisme
n'est pas qu'un système économique comme le croit Jean
Bruller (Voir ma page d'introduction générale des théories de notre penseur
sur le sujet). C'est
un ensemble de relations entre les hommes et le monde.
C'est lui qui détermine à grande échelle l'organisation
sociale et économique et qui s'immisce dans les interstices
de la vie quotidienne des hommes. Jean Bruller est plutôt
à l'aise lorsqu'il fustige la division du travail et
les inégalités sociales. Mais le monde du travail ne peut pas
être considéré comme la seule sphère où
s’exercent les rapports de domination constitutifs de la civilisation
marchande. Si le dessinateur perçoit dans le monde du travail les antagonismes inhérents aux logiques de fonctionnement du capitalisme,
il s'éloigne de cette analyse en ce qui concerne le
vécu quotidien des hommes, alors même qu'il a su
rappeler la multiplicité des formes que prennent ces antagonismes
(comme nous l'avons vu plus haut dans cette page).
A ce moment, il essentialise
là où il faudrait comprendre les
formes de vie sous le capitalisme. La mauvaise
nature de l'homme - vision qui plus est très partielle comme
je l'ai dit à maintes reprises dans ce site - n'est
pas rédhibitoire. Elle est une manifestation de la contrainte
de ce système sur chaque existence.
Ainsi, la
violence des formes de vie capitalistes
génère souvent le ressentiment et la haine.
Tous les dessins de Jean Bruller suggérant les petites violences
ordinaires au sein des familles comme au sein des relations
quotidiennes dans la société, mais aussi la haine
de l'étranger, la jalousie, le racisme et l'antisémitisme
avec d'inquiétantes prolongations politiques vers le
fascisme, sont orientés dans le sens de la faute ontologique
de l'Homme. C'est le projet interprétatif global de
Jean Bruller. Or, dès 1928, ce dernier avait déja entrevu
une autre lecture du monde, il avait déjà levé le voile
du fonctionnement du capitalisme. Pourquoi ne pas avoir
étendu la réflexion à toutes les sphères de la
vie quotidienne des hommes? Ceux-ci se jalousent de
manière ouverte ou larvée, ils se jaugent et se jugent
négativement, ils s'envient, ils se copient les uns
les autres, dessine Jean Bruller: pourquoi ne pas avoir
perçu qu'on n'échappe pas aux mécanismes sociaux, que
le mimétisme ostentatoire dans une structure sociale
donnée conduit à certains comportements?
Dans toutes les classes sociales,
le besoin de consommer en tant que tel n'est pas prédominant.
Dans un monde capitaliste, la consommation est stratégique, elle permet d’afficher
un niveau de vie supérieur à celui de son voisin.
Les humains sont sans cesse pressés
et il est urgent de ralentir, semble nous dire l'album:
ce n'est pas en responsabilisant l'Homme à un niveau
individuel, en le culpabilisant, dans une démarche essentialiste,
que la société s'arrangera. Ce sont des voeux pieux,
loin de toute considération sur le système capitaliste
qui presse chaque maillon des existences quotidiennes.
Ralentir
les flux des marchandises, des biens voulus
par les capitalistes pour ralentir le rythme
des vies aliénées qui pousse à la frénésie de
profiter du temps libéré, contrer les vies mutilées à cause de
l'expérience de chacun de la dépossession (de son temps, de la
maîtrise de sa vie...), là se trouve plus certainement
la réflexion politique adjointe à un souci moral.
Les relations interpersonnelles sont
quasi-inexistantes, elles sont viciées, la solitude
est inexorable: pourquoi ne pas constater, toujours
à cause de ce système capitaliste, l'atomisation
des vies des hommes? Jean Bruller l'a pourtant senti
dans sa planche "Solitudes" qui montre le caractère solitaire lié à la condition humaine,
quand on pourrait lire autrement ce dessin: le regard
attentif parcourt les visages hagards de Parisiens dans
le métro, atomisés dès potron-minet par un déplacement
inconfortable vers le labeur quotidien auquel ils sont
contraints. Les perspectives pour un même dessin essentialisent
sans épaisseur historique ou bien contextualisent en
ayant toujours à l'esprit le mode de fonctionnement
d'une société.
Le moraliste de La
Danse des vivants n'a pas replacé les actes individuels des
humains dans une
logique systémique, sauf lorsqu'il dénonce
les inégalités liées aux divisions des classes
sociales et à la division de l'emploi.
Evolution de sa lecture du monde en fonction de l'Histoire?
Nuançons cependant.
Les dates de publication entre 1932 et 1938 sont signifiantes
d'une certaine évolution. Du moins d'une certaine gêne
à poursuivre dans une veine moraliste détachée de l'Histoire.
D'une panne aussi puisque les publications se firent
plus distantes et aléatoires entre 1935 et 1938.
J'ai déjà postulé
et je postule encore le motif de cette interruption,
puis de cet arrêt du projet de La Danse des vivants: le 6 février 1934, date
des émeutes antiparlementaires interprétées comme des
émeutes fascistes, ébranla profondément le citoyen et
l'artiste Jean Bruller.
C'est à cette date-là que celui-ci commença
à se rapprocher des associations d'intellectuels antifascistes,
qu'il manifesta, qu'il participa à l'heddomadaire
Vendredi tenu par une triade des diverses sensibilités
des gauches partisanes du Front populaire, qu'il vota
pour l'élection de ce bloc politique. C'est ce que j'analyse
- archives à l'appui - dans mon article
"Jean Bruller face au bouillonnnement
intellectuel et politique des années 1930", dans
Journalisme
et
littérature dans la gauche des années 1930, (Rennes,
PUR, 2014).
De part et d'autre de cette date,
la teneur des dessins ainsi que la répartition
dans le plan d'ensemble de La
Danse des vivants évoluent. La politisation
de son geste créateur est patent, et ce, contre son
intention originelle. La perception du monde qu'il
dessine dévie davantage de l'orientation ontologique
qu'il suivait. Il reste de nombreux dessins critiquant
les tares individuelles et les difficiles relations
interpersonnelles, évidemment, mais, après 1934 ils
côtoient désormais les planches qui délaissent l'essentialisation
pour dénoncer les formes inquiétantes prises par la
société. Jamais Jean Bruller n'écrira les mots de "capitalisme"
et de "productivisme" dans ses argumentaires,
mais des dessins donnent de l'épaisseur historique
à des thèmes qui peuvent garder le caractère intemporel
que Jean Bruller souhaitait. Du moins un caractère intemporel
dans le cadre de la forme historique capitaliste
de la société: la soumission à marche forcée des peuples,
le conditionnement de leurs opinions, les choix politiques
de la centralisation du travail productif dans les existences,
l'option fasciste de l'ordre établi pour sauver le système
capitaliste en crise travaillent le crayon du
dessinateur.
Les
Relevés trimestriels
n°1 à 8 (1932-1933)
Dans les 8
livraisons échelonnées entre 1932 et 1933, nous trouvons
seulement quelques dessins tournés vers la
dénonciation capitalocène parmi une majorité de dessins
liés à l'anthropocène, c'est-à-dire à la critique ontologique
de l'Homme.
Relevons-les
de façon exhaustive. Deux dessins évoquent le travail
salarié dont nous avons parlé plus haut: "Le
"Pacific, venant de Sydney, passe en
vue des îles Paradis" (Relevés
trimestriels n°1= RT n°1) et "Plaisir de l'action,
ou la conquête d'un marché"
(RT n°6). Deux autres - déjà
analysés également - suggèrent la hiérarchisation
pyramidale orchestrée par un type de société: "Charité
ou le devoir accompli" (RT n°7)
et "Au faîte des richesses" (RT
n°6). Et les six autres se focalisent surtout sur
l'industrie de guerre et la préparation des esprits
au patriotisme haineux au service de l'impéralisme
belliqueux: "Hommage
au progrès, ou l'encouragement au
bien" (RT n°1), "Congrès des nations, ou
le destin des peuples" (RT n°1), "L'Animateur" (RT
n°2), "Les
Martyrs bénévoles" (RT n°2),
"Au but"
(RT n°3),"Dans les steppes de l'Asie centrale,
ou la possession du monde" (RT
n°4).
Dans "Congrès des nations, ou
le destin des peuples", Jean Bruller
voit dans les hommes politiques une frivolité et une
légèreté davantage qu'une orientation politique consciente.
Mais les conséquences pour les peuples sont identiques.
Les
Relevés trimestriels
n°9 à 16 (1934-1938)
Le 6 février
1934 fonctionne comme un pivot dans la conscience, donc
sur le crayon de Jean Bruller. Le Relevé trimestriel
n°9 va paraître au printemps. Or, du n°9 au n°11,
le dessinateur se réfugie d'abord dans deux thématiques
majeures: la vie amoureuse et la justification essentialisante
de l'intérêt des hommes pour la guerre.
Les RT n°9 et n°11 contiennent
pour l'essentiel le parcours amoureux hétérosexuel.
Jean Bruller s'emploie à démontrer l'infléchissement
forcément malheureux des relations entre hommes et femmes.
Après des débuts fulgurants, l'amour s'émousse avec
le temps, l'infidélité s'installe dans le couple. Là
où Jean Bruller croit viser l'intemporel de la réflexion,
il faut plutôt y déceler sa propre déception en
ce domaine. Celui qui va bientôt devenir père cette
année-là généralise son cas personnel.
Les dessins sur les raisons de l'intérêt
des hommes pour la guerre semblent répondre à ceux des
RT n°1 à n°8 dont on vient de parler. L'homme
accepte la guerre moins par conditionnement de son esprit
que par tare ontologique. Il est guidé par la recherche
des honneurs:
"L'ombre de la croix, ou le pamphlétaire
apprivoisé", "Le traître",
"Pour acquit, ou le marché avantageux"
(RT n°10) et on retrouve ce sujet
dans le n°12 avec "L'arriviste,
ou les efforts fructueux".
Seule une planche rejoint le
thème de la dénonciation du travail laborieux avec "L'envers
du palace" (RT n°11).
Nonobstant cet apparent désintérêt
pour l'événement historique de février 1934, du moins
cette absence de transposition coutumière dans son art,
Jean Bruller hanta les réunions des associations antifascistes.
Il fut ébranlé dans ses convictions antérieures. Aussi son
argumentaire s'infléchit-il fortement comme je le montre
en mettant certains de ses propos en italique et que
je souligne:
"LES HONNEURS, préférés à
l'honneur tout court, but suprême que les âmes sans
grandeur se moquent bien d'atteindre par d'autres voies
que le mérite; commode machine par laquelle la
Société obtient sans mal les trahisons à son profit,
ceux qu'elle n'eût pu corrompre par l'intérêt;
avantageuse monnaie dont elle paie la vie ou le bonheur
de ceux qu'elle a sacrifiés à son égoïsme.
Le chapitre intitulé LIBERTE,
LIBERTE CHERIE! sera le pendant de celui déjà commencé
sous le titre: LES CHAÎNES ADOREES. Mais tandis que
ce dernier montrait l'homme prisonnier de contraintes
inventées par plaisir, le premier veut peindre
celles qu'il subit du seul fait qu'il vit en Société,
qu'il est d'un "milieu", et dont il se fût,
sans doute, passé volontiers".
C'est nouveau dans son discours de
mettre la société comme actrice première des désordres
humains. Certes, il aime les majuscules pour écrire
le mot "Société", certes il ne définit pas
le type historique de la société (capitaliste et
productiviste), mais il prend désormais bien mieux en
compte l'environnement qui pèse sur les variables ontologiques.
Cette nouveauté est telle que dans
le Relevé trimestriel n°12 de l'hiver 1934 intitulé
"Aspects du progrès" et "Rien n'est perdu",
à côté des dessins distinguant villes et campagnes (déjà
étudiés plus haut) se glissent en plus des dessins
singuliers par rapport au projet initial de La Danse
des vivants.
Contre toute attente vu le caractère sombre
de l'ensemble du projet, une partie de cette
livraison contient cinq dessins
dont le sens tranche avec le reste.
-
"Le marchand de canons"
met en scène un homme dans un intérieur
cossu en train de jouer de la flûte traversière.
Moment de bonheur musical.
-
"Le mouchard" prend le
temps de jeter des miettes de pain à une multitude
d'oiseaux dans un parc public. Moment d'altruisme.
-
"Le multimillionnaire" s'extasie,
accroupi, sur la première pousse de la nature.
Emerveillement botanique face à la nature,
symbole de vie.
-
"Le larbin" dans sa mansarde
modeste contemple, rêveur, le ciel
étoilé. Instant poétique, espoir d'une autre
vie.
-
"L'aide-comptable" est
parvenu à gagner son challenge de grimper
en haut d'une montagne. Extase face à ce
dépassement de soi-même.
A
ces dessins, il convient d'ajouter "Sensibilité",
paru dans RT n°7 de l'automne 1933,
dans lequel un boucher sur son lieu de travail
recueille délicatement dans sa main un oiseau
pour lequel il éprouve une pitié visible.
Je renvoie
à
mon ancienne page
qui explique les enjeux de ces dessins.
Jean Bruller
veut-il conjurer le
sort avec ces dessins illustrant son titre "Rien n'est perdu"?
Dans son argumentaire, le dessinateur reste sur sa ligne
anthropocène. Il nuance sa vision de l'Homme et reconnaît
enfin de manière plus réaliste ses aspects positifs...tout
en restant sur son obsession ontologique. Ce qu'il faut
retenir, c'est que le réel a fait bouger les lignes
de son cadre de pensée:
"le
cri d'espoir de l'auteur, qui se refuse à croire définitive
la victoire des méchants, puisque le plus méchant porte
en lui tel élément de bonté, et le plus médiocre tel
élément de grandeur, que dans l'état actuel la
Société humaine étouffe, mais auxquels un Progrès
digne de ce nom doit permettre de fleurir"
C'est certainement
la raison de sa première interruption trimestrielle
de La Danse des vivants. En 1935, Jean Bruller
n'offrira qu'une seule livraison. Cette suite regroupe
les n°13 et n°14 quand on attendait 4 numéros même si
la régularité n'était plus au rendez-vous. Dans cette
vingtaine de dessins, certes nous relevons toujours
des thèmes traités dans sa ligne philosophique anthropocène,
mais les dessins politisés se concentrent à cette période.
De plus, une bonne majorité des dessins est répertoriée
dans le tome II ("Copies conformes")
comme si, au final et contrairement à ce qu'il projetait en
1932, le réel orientait le classement à partir de cette
période historique.
Jean Bruller
dénonce les inégalités ("Le salaud"
peut être mis en perspectives avec deux dessins étudiés
plus haut dans cette page: "Finances" et
"L'honnête
homme"), le
colonialisme ("Documentaire,
ou les blasés" et "Retour
du colonial, ou le prestige des latitudes"),
les futurs chairs à canons ("Naissance d'un homme
libre") et
les guerres impérialistes (le titre "Massacres, pestes et famines"
laisse hors cadre ces guerres lointaines pourtant fomentées
par les pays industriels et tranche avec ce lecteur
de ces nouvelles confortablement installé).
Suit une interruption
de 3 ans. Dans son argumentaire, Jean Bruller s'explique:
"Les
raisons de ce silence sont indirectement liées aux événements
de tous ordres qui ont assailli notre pauvre humanité
avec une fréquence à peine supportable: comment dans
ces conditions être sûr de garder son sang-froid - je
veux dire: sûr que les idées suggérées à l'artiste par
ces événements ne sont pas déformées par l'émotion (partisane
ou simplement personnelle), et, de ce fait, privées
de l'élément universel qu'elles doivent contenir pour
être valables, du moins dans un ensemble qui a quelque
prétention aux "idées générales"".
Disons d'emblée
que des dessins antérieurs à prétention universelle
sont en réalité des émanations autobiographiques. Lui
qui ne veut pas être guidé par ses émotions et veut
se croire parfaitement rationnel dans sa création nous
indique déjà que sa séparation dualiste raison/passions
ne tient pas (et c'est normal, et c'est tant mieux!).
Par ailleurs, dans cet argumentaire, Jean Bruller met
un bémol à son projet philosophique comme s'il en comprenait
la limite depuis son choc avec les événements historiques:
la vocation universelle de ses dessins est possiblement
valable seulement dans le cadre restreint
de son grand oeuvre, donc dans un cadre subjectif dont
il a conscience qu'il est peut-être erroné.
Dans le n °15,
les dessins politisés rappellent encore le travail pénible
imposé à certains ("Du travail ou
la misère vaincue"), la dérive
totalitaire et fasciste ("Le
maître des hommes") et son corollaire
imminent ("Menaces
de guerre", "Guerre de prestige").
Toutefois, le dessinateur garde sa lecture essentialiste
puisque la domination est ancrée dans la constitution
de l'Homme comme le prouve "Le jouet de l'autre, ou la possession
des biens". Si cet aspect ontologique
est vérifiable, Jean Bruller a ajouté une explication
historique qui suggère que, dans un autre contexte de
société, cet aspect serait une variable plus ou moins
activée. C'est la confrontation et la mise en parallèle
de ces deux types de dessins (anthropocènes
et capitalocènes) qui permettent de comprendre
que Jean Bruller oscilla désormais entre deux lectures
du monde. Jamais il ne bascula définitivement et totalement
dans l'interprétation capitalocène. Il resta rivé à
la conception première de sa classe sociale renforcée
par les leçons orthodoxes de l'école.
Dans le n°16, l'artiste
rappelle que le travail est aliénant ("La morte"
dont l'image se trouve plus haut dans cette
page), que les êtres sont conditionnés par la publicité
("Capitulation, ou le libre arbitre"
étudié plus haut également), que le
chômage peut être résorbé cyniquement par la guerre
et par l'extermination ("Destins" et
"Extinction
du chômage").
Sa
participation à l'hebdomadaire Vendredi:
1935-1936
Pendant que Jean Bruller
voyait son projet de La Danse des vivants cahoter
en 1935, puis s'interrompre jusqu'en 1938, et ce, au gré
de l'Histoire, il produisit deux albums: L'Enfer
(1935) et Visions
intimes et rassurantes de la guerre (1936).
Il ne resta donc pas muet artistiquement. En étudiant
ces deux albums, il convient de savoir si Jean Bruller
y trouva un refuge sécurisant pour sa philosophie originelle
anthropocène ou s'il développa la philosophie capitalocène
qui commença à le tarauder à partir du 6 février 1934.
Dans le même laps de temps, il accepta
de participer à l'hebdomadaire littéraire, politique
et satirique Vendredi, dès sa fondation.
Le radical André Chamson, le socialiste Jean Guéhenno
et la compagne de route du parti communiste Andrée Viollis
dirigèrent ce journal de soutien au Front populaire,
entre 1935 et 1938. Jean Bruller connaissait déjà Chamson
pour avoir illustré son ouvrage Compagnons de la
nuée en 1930.
Ses dessins figurèrent dans
ce journal, essentiellement en première page, à
partir du n°2 du 15 novembre 1935, jusqu'au n°21 du
27 mars 1936. Ils furent publiés régulièrement, tous
les 15 jours (à 2 exceptions près). Et, mise à part
l'illustration d'un récit dans le n°16 du 21 février
1936, tous ses dessins furent militants.
Tous reprirent la teneur des dessins
capitalocènes de La Danse des vivants. Un dessin
fustige les militaires ("Les fanatiques"
- n°2 du 15 novembre 1935), deux épinglent la joie
macabre des industriels dont la production est relancée
grâce aux conflits et à la guerre qui se prépare ("La
situation s'aggrave" - n°6 du 13 décembre 1935
- et "Revalorisation des machines agricoles"
- n°21 du 27 mars 1936).
Deux brocardent la guerre d'Ethiopie
("Dernières nouvelles - Le
Maréchal de Bono est à trois étapes de Rome"
- n° 4 du 29 novembre 1935 - et "Etrennes
utiles ou la culture des bons sentiments" -
n°9 du 3 janvier 1936 - dont je parle et que je montre
à la fin de mon article en ligne de la revue Strenae).
Le premier dessin sur la guerre d'Ethiopie rappelle
"Convictions, ou une conscience pour 5 sous"
du RT n°7 de l'automne 1933. Mais les titres
soulignent la différence radicale de traitement du sujet.
En 1933 le dessin fustige l'Homme, en 1935 il montre
l'intérêt de l'Homme pour les événements historiques.
En deux ans, le crayon de Jean Bruller est passé d'une
critique ontologique au militantisme plein d'espoir.
L'anti-carte
du Tendre résume la compromission des élites
et les troubles que leurs actes engendrent pour la marche
du monde.
Deux autres n'oublient pas les formes
de vie dans la société. L'un évoque les inégalités de
classes sociales, l'autre les contraintes qu'exerce
la forme sociale dans laquelle les hommes évoluent.
Ces deux dessins sont des copies ou des variantes
de dessins de La Danse des vivants. "Le
salaud" (Suite des RT de 1935) trouve
une variante dans le n° 13 du 31 janvier 1936 de Vendredi,
avec un suffixe encore plus dépréciatif "Le
salopard".
Conclusion:
La Danse des vivants
ou la vision
libérale d'un dessinateur de gauche
Je postule qu'avant l'éruption historique
de la Seconde Guerre mondiale qui conduisit Jean Bruller
à la Résistance, ce dernier connut deux secousses
intellectuelles.
La première, la moins intense, surgit
entre 1928 et 1931, au moment où son réseau de sociabilité
s'élargit et se renforça à gauche de l'échiquier politique.
C'est sa bande dessinée Le
Mariage de Monsieur Lakonik
qui nous renseigne sur sa prise de conscience
des méfaits du colonialisme et du conditionnement raciste.
J'étudie son évolution intellectuelle par le prisme
de son art dans la revue Strenae.
Toutefois, cette interrogation lucide sur les clichés
racistes ne le fit pas dévier de ses pensées sur l'Homme.
Pour preuve La Danse des vivants dont la publication
débuta un an plus tard. Cette première secousse consolida
son orientation socialiste, mais n'inclina pas sa philosophie
pessimiste idéaliste.
La seconde
secousse, je l'ai étudiée dans cette page, fut provoquée
par le 6 février 1934. Cette date est charnière
dans la conscience du citoyen Jean Bruller au point
qu'elle engendra des perturbations artistiques. Le dessinateur-moraliste
qui stabilisait les contours de sa philosophie essentaliste
dans cette somme synthétique que fut La
Danse des vivants vit son trait de crayon hésiter,
obvier dans le RT n°12 de l'hiver 1934, vaciller dans
la régularité de sa publication entre 1935 et 1938,
se faire double dans la teneur des dessins, enfin disparaître
un an avant l'entrée en guerre.
Ce fut une
secousse bien plus profonde, bien plus puissante que
la première. L'Histoire fit trembler ses convictions
philosophiques. Elle introduisit dans l'esprit du dessinateur
des soupçons quant à la validité de ses théories. C'est
évidemment une situation inconfortable que, dans les
argumentaires accompagnant ses Relevés trimestriels, Jean
Bruller évoqua comme la résultante à la fois d'un défaut
d'inspiration et d'une volonté de ne pas céder aux sirènes
du temporel. L'irruption de l'Histoire dans son œuvre
à vocation intemporelle mettait en réalité à mal ses
convictions philosophiques, donc son projet dans son
entièreté. Il maintint tant bien que mal les deux orientations
dans La Danse des vivants, mais trouva une meilleure
solution en scindant d'un côté sa philosophie originelle
dans deux albums autonomes de 1935 et 1936, de l'autre
côté sa philosophie nouvelle pour lui (donc dérangeante)
dans le journal Vendredi.
Comment concilier
les deux? C'était un numéro d'équilibriste dans La
Danse des vivants qui, de ce fait, périclita. La
Seconde Guerre mondiale que le mémorialiste présenta
comme la cause de son œuvre inachevée ne constitua pas la seule cause,
et d'ailleurs, peut-être ne fut-elle pas la cause première.
Séparer les deux comme il le fit ne tint pas davantage,
et c'est sa perspective capitalocène qui en pâtit. Il
arrêta vite sa participation à Vendredi. Le mémorialiste
raconta que la temporalité du réel et la réactivité
rapide obligée par l'objet même d'un hebdomadaire l'enveloppèrent
dans un tourbillon impossible à gérer pour ce penseur
de l'intemporel, du retrait et du temps ralenti. N'oublions
pas aussi que ce regard plus jeune et récent sur le monde doté
d'une épaisseur historique avait besoin d'un substrat
réflexif impossible à solidifier en un si court laps
de temps. De plus, ce nouveau regard porté sur
le réel heurtait de plein fouet la philosophie
à laquelle il était habitué et dans laquelle il était
confortablement installé.
Du moins peut-on
identifier et commencer à cerner ses convictions philosophiques et politiques.
On pense toujours
depuis sa classe. L'opinion qu'on a est une projection
des intérêts de sa propre classe. Or, La
Danse des vivants illustre une vision libérale de
la société. Vision bourgeoise par excellence. L'extraction
bourgeoise de Jean Bruller explique sa vision libérale.
Cette dernière est celle d'un bourgeois de sensibilité
socialiste, ce qui ne tarda pas, dans la crise historique
qu'il vécut difficilement surtout à partir de 1934,
à questionner sa perspective ontologique sur l'Homme
d'abord face à ce réel oppositionnel à ses théories,
ensuite face à son positionnement à gauche.
La Danse des vivants dévoile
la conception des fondements de la société de Jean Bruller.
Ce libéral bourgeois, parce que positionné depuis une
classe sociale dont les idées sont issues de la culture
capitaliste, a une vision individualiste de la société.
L'unité de base de la société repose donc sur un ensemble
d'individus juxtaposés. La personne est distincte du
groupe social. Aussi comprenons-nous mieux pourquoi
Jean Bruller eut du mal à penser véritablement et jusqu'au
bout de la logique l'antagonisme de classes, et à insérer
dans son système non pas l'Homme mais les hommes
existant dans un espace relationnel.
La nature de la logique libérale
est idéaliste. La société est une addition d'idées,
de pensées et d'attitudes. Les actions d'individus seulement
juxtaposés sont autonomes et intentionnelles, loin des
déterminismes sociaux. Les déterminismes, quand ils
sont pensés, sont naturalisés, donc ils sont des marqueurs
ontologiques. On saisit dès lors le cœur de la philosophie
de notre dessinateur. On embrasse ainsi d'un seul regard
les dessins anthropocènes de La Danse des vivants.
Or, ces dessins représentent numériquement la majorité
de l'album.
Les dessins capitalocènes sont ponctuels
mais existants avant l'année 1934. Après cette date-pivot,
ils se multiplient et perturbent la vision libérale
de Jean Bruller. Ce dernier avait été amené entre 1928
et 1931, avons-nous dit plus haut, à penser l'oppression
et la domination par le biais du colonialisme décrié
par ses pairs. De 1934 à 1938, c'est le réel, puis sa
présence inquiète dans les associations antifascistes
d'obédience socialiste et communiste critiques du capitalisme
qui l'interrogèrent. On le fit donc s'interroger. Cela
eut plusieurs conséquences:
- Sa vision libérale s'en trouva
perturbée. Interroger
le monde comme un continuum systémique plutôt
que comme une somme de pathologies individuelles
fit cahoter son projet. Nous l'avons étudié plus haut.
- La Danse
des vivants se présente comme un constat sur l'Homme.
Le but consiste à tendre vers l'humanisme, un
concept-clé qui ne varia jamais chez lui. Sa modalité réside
dans le fait de dessiner pour dire, selon
son expression, c'est-à-dire pour espérer ouvrir les
consciences, voire avoir un impact sur celles-ci. L'album
contient donc une forme de volonté d'éduquer. Or, la
pédagogie et l'éducation sont le propre de la vision
libérale. Dans cette vision, le débat rationnel est
le moteur de l'action poussant au changement
individuel. Aussi, même si l'album pose des constats
sans apporter encore de réponse, tout est déjà en germe
de cette philosophie développée après guerre (dès 1949
avec La
Sédition humaine).
Ce ne fut pas une nouvelle philosophie radicalement
divergente de celle des années 30. Après guerre, il
prolongea son ancienne philosophie, il resta dans
la veine libérale, nous le voyons
à
cette page, mais
il y agrégea davantage une réflexion explicite sur le
capitalisme.
- Son interprétation du monde
-
plus infléchie à partir de 1934 - le poussa à voter pour la première
fois de son existence. La coalition des gauches ne manqua
pas de le réjouir (elle le fit également espérer dans
les années 70 au moment du programme commun entre socialistes
et communistes). Pour changer le monde, Jean Bruller
s'en remit ainsi au réformisme politique du
Front
populaire.
- Jean Bruller
tenta d'interpréter le monde dans La Danse des vivants.
Il se rendit compte de ses apories, ou plutôt le réel
ne manqua pas de le lui rappeler. La Seconde Guerre
mondiale le jeta dans l'action résistante. Ce n'était
plus le temps d'interpréter le monde (qu'on juge ses
interprétations erronées ou non), c'était le moment
d'agir
pour changer sa marche inhumaine. Pour le dire en termes
non plus marxistes, mais pour emprunter les concepts
de Vercors, après l'interrogation tout au long
de la montée des fascismes dans les années 30, le temps
de la révolte était venu.
Allez
également lire L'année
1938: production et réception des derniers dessins de
La Danse des vivants.
[Cet
article appartient au cycle d'étude sur Vercors et le
capitalisme. Pour prendre connaissance de tous les articles
et de la logique du positionnement de celui-ci, cliquez
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ce lien]
Article mis en ligne
le 5 novembre, les 3, 9 et 29 décembre 2019
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