L'utopie
post-capitaliste
ou
"le
monde d'après" selon Vercors
[Cet
article appartient au cycle d'étude sur Vercors et le
capitalisme. Pour prendre connaissance de tous les articles
et de la logique du positionnement de celui-ci, cliquez
sur
ce lien]
Récapitulatif
et perspectives
Le
"monde d'après": le fonctionnement
social et collectif
Le
court et le moyen terme
Le
long terme
Les
fruits défendus ou l'articulation entre le
collectif
et l'individuel dans le "monde d'après"
de Vercors
Faire
la fête
Faire
bonne chère
Faire
l'amour
Moi,
Aristide Briand ou
comment ramener son modèle politique dans
le droit chemin
Récapitulatif
et perspectives
Cet article fait suite
à ceux qui étudient les
liens entre Vercors et le capitalisme.
Je vous invite à les (re)lire pour saisir
le parcours de l'écrivain sur la question.
Le petit Jean Bruller,
issu de la petite bourgeoisie intellectuelle,
évolua dans une famille socialiste. A force
de travail, celle-ci économisa au point
de se libérer de l'emploi en recevant des
revenus passifs provenant des loyers de
trois immeubles de rapport. C'est l'objet
de cet
article sur le positionnement social de
Jean Bruller et de ses incidences sur son
existence et sur sa perception du monde.
Quoique non militant
jusqu'au mitan des années 30, le dessinateur
acquit dès son plus jeune âge une
conscience aiguë des inégalités sociales,
économiques et culturelles. Ces inégalités,
il les fustigea dans son grand œuvre
La
Danse des vivants, mais de
manière plus ponctuelle que sa vision
essentialiste négative de l'être humain,
vision basée quasi-exclusivement en réalité
sur son milieu bourgeois. La montée des
périls dans les années 30 l'amena à hanter
les réunions de diverses gauches et à entendre
des discours plus marxistes. Ces discours
élargirent sa conception du monde tel que
les bourgeois capitalistes le construisent:
l'essence du capitalisme réside dans les
rapports sociaux de production.
Dès lors, Jean Bruller
se montra plus embarrassé dans la teneur
de ses dessins. Il s'intéressa davantage
aux acteurs responsables de la marche inquiétante
des sociétés vers le désastre, tout en gardant l'approche
idéaliste de l'humain sans les contingences
historiques.
Cette attitude nouvelle face au monde, antagoniste
de sa vision essentialiste, grippa
définitivement sa Danse
des vivants.
Il tenta de concilier
ses deux visions, avec une prédilection
pour sa conception de toujours, idéaliste.
Après guerre, il proposa ainsi une
théorie libérale de l'Homme dans
son essai La
Sédition humaine (1949),
tout en mettant en relief les ressorts de
l'exploitation de l'homme par l'homme dans
son roman Colères
(1956). Le second moment littéraire propice
à cette double direction idéologique vint
dans les années 60-70: d'un côté des récits
sur la spécificité de l'Homme hors de l'Histoire
(Sylva,
Sept
Sentiers du désert, Sillages);
d'un
autre côté des récits plus politisés (Quota
ou les Pléthoriens, Le
Radeau de la méduse et Comme
un frère).
Le 2 mai 1972, dans une
lettre à André Wurmser, il continuait avec
constance à déclarer: "je continue de penser que le socialisme est le seul avenir
concevable". Et, en 1991, trois mois avant son décès, il entérinait:
"La société ne peut pas continuer
comme elle est. Le capitalisme sauvage ne peut pas être
un futur".
Quel futur Vercors envisageait-il
pour l'humanité? Quelle sortie du capitalisme?
Sa pensée sur le sujet fut-elle construite
et complète, ou fragmentée et lacunaire?
Je vous propose d'analyser tous les explicites
mais aussi tous les implicites du "monde
d'après" imaginé par Vercors.
Le
"monde d'après": le fonctionnement
social et collectif
Le
court et le moyen terme
Même
s'il fut de gauche et même s'il s'intéressa
à l'analyse marxiste de la société capitaliste
au mitan des années 30, il ne proposa pas
de perspectives totalisantes dans ses oeuvres,
fussent-elles des essais. Jean Bruller-Vercors
était un artiste, ne l'oublions pas.
Notamment, il ne s'arrêta pas à une réflexion
sur la propriété, un des coeurs du fonctionnement
du capitalisme, sauf ponctuellement dans
Comme
un frère
qui montre le rachat d'immeubles et de quartiers
parisiens par des riches et la transformation
de ceux-ci au bon vouloir des nouveaux propriétaires,
loin de toute considération écologique. Il se focalisa surtout sur
l'exploitation de l'homme par l'homme et
sur le fonctionnement de la société de consommation.
Ainsi, son roman Colères
des années 50 se concentre sur la lutte
d'ouvriers en grève contre leur alinéation
au travail, le roman Comme
un frère
des années 70 évoque ponctuellement
mais sûrement ce même thème. Quant au roman
Quota
ou les Pléthoriens
des années 60, il fustige le capitalisme
de séduction qui américanise la société
française et détruit celle-ci dans un cycle
effrené de production-consommation-destruction.
Pour une vision globale de l'essence du
capitalisme, allez lire cet
article des infiltrés
(le cœur du
capitalisme est expliqué à partir du paragraphe
intitulé "Quelles dynamiques à l'oeuvre
dans le capitalisme?").
Dans
ses lettres privées, dans ses essais publiés,
il resta sur cette position de principe.
Se diriger vers ce "monde d'après"
"oblige [l]es membres [
de la société]
à la solidarité, et donc à la lutte sociale
– la lutte contre ceux qui brisent cette solidarité en exploitant
leurs pareils" (Lettre à André Wurmser
le 31 mars 1972). Vercors
avait bien conscience que le capitalisme
ne s'effondrerait pas de lui-même. Il préconisait
d'user de sa consience interrogative dans
une perspective libérale (voir cet
article).
Sa philosophie anthropologique reposait
sur ce présupposé que si chacun individuellement
se réforme, la société se transformera.
Or, en parallèle (plus qu'en combinaison)
de cette pensée libérale, Vercors réfléchissait
aussi aux antagonismes de classes. Aussi
écrit-il dans ses essais Sens
et non sens de l'Histoire
et
Ce
que je crois,
dans ses romans Colères,
Quota
ou les Pléthoriens et
Comme
un frère,
que le combat collectif est nécessaire pour
détruire le capitalisme:
"Le système
capitaliste et son économie libérale
offrent certainement bien des avantages.
Une souplesse plus efficace. Des libertés
moins entravées. Mais ces avantages
se paient cher: c'est, au sein de l'espèce,
la permanence de la lutte pour la vie, la
sélection par l'économie:
Que les meilleurs gagnent. Sous son apparence
équitable, cette formule n'en est
pas moins celle qui, portée à
haute température, a engendré
Hitler et le nazisme; et même à
basse température, à température
démocratique, elle reste un facteur
d'entropie, de désordre, non de néguentropie
et d'organisation. Elle maintient les faibles
dans leur faiblesse. Elle écarte
de l'effort pour la connaissance les masses
les plus nombreuses. Les libertés
réelles sont seulement l'apanage
d'une minorité dominante, faite de
forts et d'habiles. Tandis que la grande
majorité reste soumise à ce
néo-esclavage qu'est la vente de
son énergie musculaire (ou cérébrale)
sur le marché du travail, au prix
le plus bas possible. Ce prix n'augmente,
avec le peu de libertés qui s'y attache,
que grâce à l'union des travailleurs,
facteur de néguentropie, et la puissance
syndicale qui en est l'expression
(pages 192-193 de Sens
et non sens de l'Histoire).
Vercors
plaidait pour un socialisme démocratique
loin "de tout abus de pouvoir, de tout "concentralisme"
autoritaire et borné, hanté par la commodité
de citoyens-robots".
Il souhaitait un socialisme antiproductiviste.
Il refusait en effet tout autant "
un capitalisme strictement animé par la
notion de profit" qu'"une forme
de socialisme qui se vouerait exclusivement
à la production et à la distribution des
biens" (pages 187-188 de Sens
et non sens de l'Histoire).
Le socialisme doit donc
contester la production et non pas se limiter
à rectifier l'injustice par la seule redistribution
des fruits de la croissance. Avec
sa dystopie Quota
ou les Pléthoriens,
Vercors fustigea la production-consommation
comme principe unique de rapport au monde.
Il prônait ainsi une
forme de décroissance des biens
matériels en montrant toute l'absurdité
de cette expansion inutile.
Il milita contre
l'obsolescence programmée.Vercors
espéra ainsi que le capitalisme puisse "renoncer
à [sa] pratique de gaspillages, avec
en premier lieu l'introduction cynique,
dans l'objet fabriqué, de ce coefficient
de fragilité qui le faisait vieillir avant
l'âge, afin d'habituer le consommateur à
jeter et remplacer plutôt qu'à entretenir
et réparer. En Amérique même l'usage paraît
revenir de repriser les chaussettes, ressemeler
les chaussures, rafistoler un appareil,
de conserver longtemps la même voiture.
Mais comment rétablir ces anciennes et saines
pratiques de nos grands-pères, comment refaire
du solide et durable sans renverser le système
dans lequel s'est engagée l'industrie pléthorique,
sans réduire une production devenue supérieure
aux besoins, sans créer du même coup - du
moins sous le régime actuel - un chômage
monstre? Sans faire payer aux travailleurs,
pendant le temps au moins de la reconversion,
un prix exorbitant? On peut prévoir quelques
dures années, et non peut-être sans conséquences"
(Ce
que je crois).
Quand
on réfléchit à l'intérieur du système, c'est
toujours l'argument qui clot toute discussion
et empêche une échappée hors du capitalisme.
C'est le fameux TINA ("There is no
alternative") fataliste. Comme le signala
Vercors, cette conséquence est prévisible"du
moins sous le régime actuel". Penser
hors du capitalisme, c'est donc proposer
radicalement de nouveaux modes
d'organisation de la société. Il ne faut pas perdre de
vue que les
modes de vie sont déterminés
par le cadre général des infrastructures
que propose la société. Or, "les conditions
d'une pareille victoire [de sortie nécessaire
du capitalisme],
elles sont toutes dans les formes sociales
que les hommes vont savoir se donner ou
non" (page 187 de Sens
et non sens de l'Histoire).
"savoir se donner"?
Plutôt pouvoir se donner dans un combat
unitaire contre les exploiteurs, avec si
possible un groupe politique qui représente
les revendications et traduit ces dernières
sur le plan politique et juridique. L'Histoire
nous apprend que la réduction du temps de
travail a été une avancée majeure pour que
l'emploi
salarié soit moins le centre de la vie
de la majorité des citoyens. Vercors le
proposa dans sa radicalité en projetant
"une humanité qui n’aura plus qu’une heure ou deux
par jour à sacrifier à la production du nécessaire". Je vous invite
à relire cette
lettre
privée de Vercors à Pierre Ryaniol, datée du 7
septembre 1966 et ma page intitulée Du
contrat social vercorien.
Produire
le nécessaire, c'est vouloir une société
décroissante. Etre employé au maximum 2h
par jour, c'est ne pas craindre que
les machines remplacent les hommes dans
les tâches pénibles ("... je crois que la crainte actuelle de la machine n’est pas plus
raisonnable qu’elle ne l’était en 1929, lors du grand krach, quand on l’accusait déjà de
tous les maux. Et l’on ne peut que souhaiter que l’espèce humaine sache juguler son
appréhension du jour où la machine remplacerait la peine de l’homme dans tous les
travaux, et en préparer l’avènement"). Par cette
idée, il rejoignait Paul Lafargue du Droit
à la paresse.
Pourquoi
ne pas avoir peur que les machines remplacent
les bras? Parce que, sorti du système, perdre
son emploi ou ne pas avoir d'emploi ne sera
plus une question centrale. Même, cette
question perdra sa raison d'être. Si les
humains ne travaillent plus qu'à minima
pour la reproduction de la vie, comment
vont-ils survivre? En d'autres termes, comment
assureront-ils un revenu d'existence? Vercors
n'alla pas plus loin dans les implications
implicites d'un tel "monde d'après".
Pensa-t-il comme André Gorz au revenu de
base? On sait à quel point cette solution
peut s'avérer problématique. L'idée
du revenu de base provient de libéraux,
ne l'oublions pas. Distribué sous la forme
d'une somme
modique, ce revenu ne supprime pas l'exploitation
et la dépendance vis-à-vis du système capitaliste.
Les réflexions techniques autour du revenu
de base s'étalent sur un large spectre,
de la gauche à la droite. Bernard Friot
préfère le "salaire
à vie" et fait la
distinction entre les deux notions.
Il théorise également sur une
sécurité sociale des productions.
Paul Ariès, lui, appelle à un
revenu social démonétarisé.
Vercors répéta qu'il
avait toujours dessiné, puis écrit pour
dire, pour donner une vision du monde
à son clan politique et idéologique, mais
pas seulement:
"Le monde n’est pas
tout entier acquis au communisme, il s’en faut, et ceux qui, même
dans le peuple, préfèrent encore une société de libre concurrence
demeurent hélas les plus nombreux. Aux partisans du socialisme il
n’y a rien à apprendre : ils savent déjà. C’est aux
autres, souvent sincères, à ceux qui pensent que la libre
concurrence doit être préservée fût-ce, en dernier ressort, par
voie d’autorité, c’est à ceux-là qu’il faut montrer que ce
qu’ils sont prêts, non à souhaiter sans doute, du moins à
tolérer comme moyen extrême, est contraire à
ce qui les a faits hommes et, en les ravalant à leur condition
native (animale) détruit en eux cette qualité. Ce n’est qu’un
premier pas, bien sûr. Mais c’est le plus urgent" (Lettre du 31
mars 1972 à André Wurmser).
Vercors
se battit donc pour une sortie du capitalisme
mortifère. Bien sûr pour des raisons morales:
il s'agit de supprimer l'exploitation de
l'homme par l'homme au nom de la liberté,
de l'égalité et de la fraternité. Même
s'il en parla peu, Vercors s'opposait également
à l'exploitation et à la souffrance animales
("L'élevage en batterie est un scandale",
écrivit-il à son ami Théodore Monod). Mais
aussi et surtout parce que cette sortie
du système permettrait de passer de l'animal
laborans à l'Homme (voir ma page Du
contrat social vercorien).
Sur le court et moyen terme, combattre le capitalisme est en effet un moyen pour
parvenir à une fin qui était chère à Vercors:
le temps libéré pourra enfin être
consacré à la libido sciendi. Il
faut avant tout
"sortir [les humains] de cet état
[d'exploitation et de dépendance]. C’est la vraie et la seule grande
justification de la machine : permettre au plus grand nombre d’homme possible de
n’avoir plus à passer leur existence à « produire pour vivre », et de la consacrer
entièrement à « vivre pour savoir»" (Lettre de 1966 à Pierre Ryaniol).
Le
long terme
La libido
sciendi - autrement dit le « vivre pour savoir
» - fut le mantra de Vercors. Si notre
penseur espérait limiter à deux heures par
jour l'emploi des humains à la reproduction
essentielle de la vie, il voulait substituer
l'activité du savoir au fonctionnement
actuel de la société. La conclusion du roman
Colères
relève de cette projection future:
"depuis cent cinquante
ans, que le nombre de cervelles actives, que celui des
échanges se mettent à croître en progression géométrique,
et avec eux, la connaissance. [...]
- Alors, le principal, le plus
important de tout, c'est les écoles? [demanda Pauline]
- C'est la disparition de la misère,
en général. Et du travail abrutissant. Avec une politique
de la culture des masses qui reste encore à créer. Tout
va de pair.
[...]
- Alors il n'y aurait vraiment
qu'une chose à faire? Une seule chose? Se battre, se
battre et se battre pour libérer de leur étouffement
ces millions de pauvres cervelles, de cervelles misérables
qui ne peuvent pas penser? [dit Pauline]
- C'est tout à fait en tête dans
l'ordre des nécessités".
Ce
choix de socété implique de nombreux enjeux,
qu'ils aient été donnés de manière explicite
ou implicite par Vercors:
-
Vercors ne dit jamais explicitement sous
quelle forme se ferait cette activité dédiée
au savoir.
- Sous la
forme d'emplois? Et dans ce cas,
on pense comprendre que les emplois
déjà existants (chercheurs, professeurs,
etc.) resteraient en place. Ce qui
soulève trois questions:
- la masse
des exploités, éduquée à l'activité
du savoir, rejoindrait-elle le groupe
des chercheurs, avec un étalement
des responsabilités en fonction
des goûts et des capacités de chacun?
Qui serait l'employeur? L'Etat uniquement
(puisque Vercors ne semblait pas
envisager la disparition de l'Etat)?
- existerait-il une mutualisation
des deux types d'activités? En effet,
est-ce chaque membre qui consacrerait
deux heures par jour de son temps
à la reproduction de la vie et ses
autres heures à l'activité du savoir?
Dans ce cas, la division du travail
s'estomperait, peut-être disparaîtrait.
Vercors se montrait mesuré face
à l'hyperspécialisation. S'il savait
que des experts dans chaque discipline
est nécessaire, il ne cessait d'écrire
à ses correspondants que l'hyperspécialisation
pouvait s'avérer contre-productive.
Pour lui en effet, la spécialisation
à outrance engendre deux écueils:
celui d'avoir une vision de myope
et de délaisser une vision globale
plus apte à approcher la vérité
du monde; celui d'isoler chaque
spécialiste dans sa discipline quand
la combinaison des domaines de recherches
est susceptible de provoquer des
découvertes. Pour Vercors, le dialogue
et la collaboration entre savants
étaient primordiaux.
- à combien
d'heures s'élèveraient ces emplois?
On peut risquer de rester dans une
société de la productivité, peut-être
plus celle des bras mais celle
des cerveaux. Cela voudrait-il dire
qu'on transformerait une force de
travail par une autre?
2.
Sous la forme de loisirs?
- les membres de la société devraient-ils
mutualiser l'activité de production
(2h par jour), puis être libres
de leurs activités du savoir? Vercors
penchait-il davantage pour la skhole
et l'otium antiques, mais
cette fois-ci pour tous et non pas
pour une élite qui pouvait se permettre
ce délice intellectuel pendant que
des esclaves/exploités assuraient
la production des premières nécessités
de la survie de l'espèce? Vercors
alla-t-il jusqu'à souscrire au Droit
à la paresse de Paul Lafargue?
Probablement ponctuellement, mais
pas comme un art de vivre, la très
sérieuse libido sciendi
étant l'optique absolue de notre
penseur.
On saisit que, selon
que cette utopie postcapitaliste aille vers
une forme d'emplois ou vers une forme de
loisirs libre ou semi-libre, la société
future n'aurait pas le même profil. Selon
la direction que prendrait ladite nouvelle
société, on se dirigerait vers une société
dans laquelle la centralité resterait le
travail sous forme d'emploi ou bien une
société du loisir. Cette forme collective
de vie en société aurait une incidence sur
la plus ou moins grande liberté des individus.
Reste donc implicitement une réflexion sur
l'alliance et l'équilibre entre l'individuel
et le collectif. On comprend d'autant plus
le danger de telles utopies que les fictions
littéraires peuvent prendre des airs de
dystopies, même sans le vouloir et sans
le savoir. Dans ce type d'utopies, même
dotées de bons sentiments d'égalité et de
fraternité entre humains, réside souvent
une homogénéisation étouffante, une sensation
d'un modèle unique d'homme loin de toute
diversité et de liberté de choix.
Si Vercors ne donna pas
de réponse précise sur l'organisation concrète
de cette libido sciendi, il écrivit
toutefois un début de réponse:
"Le grand loisir général d’une humanité qui n’aura plus qu’une heure ou deux par jour à sacrifier à la
production du nécessaire, ne pourra que s’identifier au combat contre l’ignorance, sous toutes les formes (et dieu sait s’il en est!) que ce combat peut revêtir"
(Lettre à Pierre Ryaniol, 1966. C'est
moi qui souligne).
-
J'écrivais à ma page Du
contrat social vercorien
que se libérer du travail aliénant, ce serait
pour Vercors avoir l'opportunité de stimuler
la fonction cérébrale de l'homo
interrogans sorti des brumes de l'animal
laborans. Or, je faisais référence à Hannah Arendt.
J'entérine ici en stipulant que l'utopie
postcapitaliste de Vercors envisage le passage
du
travail à l'oeuvre selon le concept de cette
philosophe dans Condition de l'homme
moderne. Selon elle, le travail de l'homme
transforme la nature pour satisfaire ses
besoins. Il n'est pas spécifiquement humain.
C'est un travail itératif qui ne distingue
pas le caractère individuel de l'homme dans
l'espèce. L'oeuvre, quant à elle,
bâtit un monde contre la nature. Elle humanise
et permet à l'homme d'appartenir au monde,
hors du caractère cyclique donné par le
travail. Fabriquer des objets durables place
l'activité du côté de l'oeuvre, quand faire
des objets de consommation la place du côté
du travail. L'oeuvre est donc la condition
nécessaire pour offrir un cadre humain,
mais elle est non suffisante pour tisser
des relations entre les hommes puisqu'elle
ne fait qu'établir une relation entre l'homme
et l'objet. Vercors opéra, semble-t-il,
la même distinction entre travail (= activité
de production) et œuvre (=activité du savoir).
-
La libido
sciendi permet d'être plus homme. Planifier
dans un "monde d'après" un accès
à l'activité du savoir pour tous implique
l'instauration d'un haut niveau éducatif et
culturel:
"
je crois que le problème des loisirs est mal posé, parce qu’il est posé dans le cadre absurde de l’option «vivre pour produire». Si l’on ne produit pas, que faire? On devient inutile
et le «remplissage» des loisirs n’est plus qu’un
palliatif à l’ennui mortel que secrète ce sentiment d’inutilité. L’idée qu’il faut penser dès maintenant à «organiser les loisirs» est une démission lamentable car elle ne fait que conserver l’erreur selon laquelle, en dehors de la production l’homme ne servant plus à rien, on peut seulement l’aider à tuer le temps (fût-ce
intelligemment).
[...]
Sa condition est l’ignorance. Ainsi –
tant qu’il restera pour lui une once de cette ignorance –
ce pour quoi vit l’homme (ce qui n’est pas animal en lui) c’est vaincre cette ignorance. Dans la condition où il est détenu, incarcéré, l’homme produit pour vivre et il vit pour savoir. En dehors de cela, il ne peut que tourner à vide, se sentir inutile et tuer le temps.
Il s’ensuit que l’être humain devra, presque à la mamelle, en tout cas dès le jardin d’enfants, être élevé dans cette éthique, et même «conditionné», comme il l’est déjà, par exemple, à distinguer le mal de la vertu"
(Lettre à Pierre Ryaniol, 1966).
Une société de la libido
sciendi de tous ses membres permettrait
de libérer du temps pour des cerveaux entièrement
disponibles au savoir. On ne peut
s'empêcher de penser qu'une telle société
est très intellectualiste, qu'elle est uniquement
tournée vers l'esprit, qu'elle manque singulièrement
de légèreté. Celle-ci semble oublier
le corps, les relations entre le corps et
l'esprit, les relations inter-personnelles,
la vie privée. Or, tous ces sujets relèvent d'un enjeu politique et,
lorsqu'ils
sont évacués du "monde d'après",
ils
en disent justement implicitement beaucoup
de cette construction de ce "monde
d'après" et de celui qui l'envisage.
Les
fruits défendus ou l'articulation entre le
collectif
et l'individuel dans le "monde d'après"
de Vercors
Le propos qui suit s'appuie
sur le très intéressant ouvrage Les Fruits
défendus. Socialismes et sensualité du XIXe
siècle à nos jours (2014) de Thomas Bouchet.
Pour un panorama général de l'ouvrage,
allez lire cet
article nuancé ou bien celui-ci,
plus critique.
Ce chercheur s'attaque
à un sujet peu étudié, de ce fait original.
Quoique éludé par la recherche, ce sujet
est fondamental pour comprendre jusqu'où
le socialisme pense son combat pour l'émancipation
de l'homme. Thomas Bouchet rappelle que
cette volonté se déploie dans trois directions:
- la dénonciation virulente
de l'ordre dominant qui opprime
- la promesse d'un avenir
meilleur
- la détermination des chemins
de la libération
La sphère sociale prime,
elle suppose l'action collective, ajoute
Thomas Bouchet, mais la disparition
de toute forme d'oppression s'inscrit dans
toutes les sphères de l'existence humaine.
Or, outre le combat pour l'émancipation
de l'exploitation engendrée par le
mécanisme capitaliste, des socialistes réfléchirent
à la libération sensuelle, à la libération
de tous les sens du corps. Bouchet rappelle
que, parmi les 5 sens de l'homme, on attribue
une grande noblesse à la vue et à
l'ouïe qui aident l'intellect et pourvoient
à la quête du culturel et de l'esthétique,
là où on se méfie de l'odorat, du goût et
du toucher réputés plus enclins à se rapprocher
du corps animalisé.
Ressort globalement la
méfiance d'une majorité de socialistes
vis-à-vis de la sensualité. Une méfiance,
voire une condamnation. Les instincts individuels
doivent être canalisés pour tendre vers
la frugalité et l'autodiscipline stricte.
Néanmoins, quelques figures émergent pour
penser positivement la sensualité, et même
pour l'inscrire comme déclencheur et/ou
aboutissement de l'émancipation sociale
collective. Elles font l'éloge de cette
sensualité, la pratiquent et/ou lui donnent
une place dans leurs choix doctrinaux.
Je souhaite donc reprendre
le fil réflexif de Thomas Bouchet pour l'appliquer
à Jean Bruller-Vercors. Quelle
était sa perception socialiste de la sensualité?
"[...] la libération des corps fait-elle
plutôt émerger la figure du travailleur,
celle du sage, celle de l'être sensuel,
ou plusieurs d'entre elles à la fois?"
(page 12 de l'ouvrage). Bouchet décline les plaisirs sensuels
selon trois ordres: faire la fête, faire
bonne chère, faire l'amour. Passons en revue
ces trois points par rapport à notre double
artiste.
Faire la fête
Jean Bruller-Vercors
était-il un homme sérieux, pour ne pas dire
austère? Manquait-il de légèreté? On remarque
nettement un avant et un après guerre. Le
jeune homme qu'il fut appréciait les loisirs
festifs auxquels il s'adonnait avec frénésie.
Le roman autobiographique Tendre
naufrage atteste de cette
jeunesse dorée. Sa
mère témoigne également du tourbillon festif du jeune
homme dans une lettre datée de 1922:
"Jean est doué d’une façon surprenante. Il trouve
le temps de faire des études, du dessin, de la musique, de
l’escrime, du tennis, du fox-trot, il est toujours occupé".
Dans l'entre-deux-guerres,
Jean Bruller aime toujours autant s'amuser
comme en témoigne Jules Romains dans La Revue des deux mondes de
septembre 1972:
"Quel compagnon
délicieux il était! Pendant des années,
nous avons vécu ensemble, chaque fois que
nous nous rencontrions, une "vie inimitable".
Il était plein de fantaisie. Il comprenait
tout avant les autres, et mieux que les
autres".
[...] "Je me
rappelle un réveillon de Noël, chez eux,
sans doute en 1938. Il y avait un certain
nombre de personnes, toutes fort gaies.
Et Jean Bruller essayait de m'apprendre
à danser le Lambeth Walk [...]".
Jules Romains, de 17
ans son aîné, aima ce jeune homme vif d'esprit,
gai, pétillant, qui improvisait des blagues
comme celle où, en visite au château d'Ussé,
les deux amis signèrent le livre d'or de noms
d'aristocrates. S'esclaffant devant la trouvaille
Bourbon-Bruller, Romains s'entendit dire,
stupéfait, que la mère de Bruller était née
Bourbon, fille de Jean, avant que la chute
humoristique du récit n'arrive: le grand-père
Bourbon de Jean Bruller était...un modeste
tailleur de chambre! Jean et Jeanne Bruller,
entourés d'excellents amis venant tous peu
ou prou du milieu artistique, avaient une
vie sociale active et se trouvaient de tous
les dîners. La convivialité était de mise.
Après la Seconde Guerre
mondiale, Vercors
n'est plus Jean Bruller. Il est devenu un
homme grave, profondément marqué par l'inhumanité
du monde. C'est également la période noire
de sa vie au cours de laquelle il rompt
de solides amitiés et son mariage. Le portrait plein
de tendresse qu'en dresse Jules Romains dans La Revue des deux mondes
le signale:
"Mon Jean Bruller
d'avant la guerre avait disparu, pour céder
la place à un autre homme. Il se prenait
terriblement au sérieux. [...] Je
ne suis d'ailleurs pas le seul sur qui Vercors
ait produit cette impression dans les années
qui ont suivi la Libération".
A Lise Romains, Vercors
reconnaît lui-même qu'il n'a plus jamais été
le même. Il abonde dans le sens du portrait
dressé par Jules Romains à son endroit:
"Rita vient de me rapporter la Revue des Deux Mondes
et c’est avec une douce, triste et tendre émotion –
heureuse aussi – que j’ai lu de Romains un petit
portrait de Jean Bruller.
Il n’est pas jusqu’à sa réserve à
l’égard de Vercors qui ne m’ait touché. Car
il est bien vrai qu’après la guerre Jean Bruller n’a
plus été le même. Non pour les raisons que
Romains paraît avoir imaginé. Mais parce que tout ce que
Bruller a vu et vécu pendant les quatre ans abominables de
l’occupation l’avaient blessé à une telle
profondeur qu’il a mis des années à s’en
remettre. Au point (et à preuve) qu’il n’a plus
jamais pu reprendre le crayon. Mais là où Romains se
trompe, c’est quand il termine sur la pensée « qu’il
faut bien peu de chose pour que des relations fraternelles se
détériorent ». Bien peu de chose. Il n’a
fallu pas moins que ces quatre ans d’horreurs, d’assassinats
et de génocides !! Pas moins que cette longue abomination
pour que Romains ne retrouve plus son Jean Bruller ni Jean Bruller
son Jules Romains, l’un s’étant recroquevillé
dans la coquille d’un Vercors un peu noué, un peu froid
et l’autre devenu un Nomentanus [Nomentanus le réfugié, ouvrage de Jules Romains
paru en 1946]
trop déçu par le monde pour vouloir l’extirper de
cette coquille en dépit de tout" (Lettre à Lise Romains, épouse de
Jules Romains, datée de septembre 1972).
Ce style d'existence
privée, mais également cette évolution de
l'insouciance joyeuse à l'homme grave sont-ils
perceptibles dans son art?
L'exercice physique fait
partie des plaisirs du corps. Jean Bruller
s'adonnait à la navigation. Dans son art,
le dessinateur exalta le sport autant
comme joie que procure le corps en mouvements
que comme dépassement de soi. Quelques dessins
de La
Danse des vivants offrent
une connotation positive sur le thème, notamment
le dessin "L'Aide-comptable":
Même, il fit du sport un
thème de ralliement politique au Front populaire.
En effet, rappelons-nous que Jean Bruller
fut chargé de la fresque des sports et des
loisirs pour l'Exposition Universelle de
1937. Or, vous le lirez dans le
27e paragraphe de mon ancien article désormais
en ligne, le gouvernement de
Léon Blum décida d'une extension d'une Exposition
Universelle dont le programme avait
été bouclé avant l'élection. Ce geste partisan
du dessinateur exalte donc les lois sociales
décidées par Blum, il valide sa politique
culturelle de loisirs pour tous qui gagnait
du terrain sur le temps consacré à l'emploi.
Le chercheur Thomas Bouchet garde une place
de choix à Léon Blum. Il dévoile la pensée
novatrice et audacieuse de Blum. Ce dernier
conçoit une émancipation globale de l'homme:
"Selon [Blum], le combat socialiste
est économico-social, politique, mais aussi
culturel et moral" (page 181).
Les critiques violentes contre Blum, cette
réduction du temps de travail au profit
des loisirs qui fut considérée comme
une invitation à la paresse, l'exercice
pratique du pouvoir qui remodèle les théories,
ne permirent pas à Blum de mener au bout
son projet d'un socialisme sensuel. Mais
une pierre politique, juridique et culturelle
était posée. Jean Bruller approuva sans
réserve autant ce repos salvateur des corps
des travailleurs que cette expression pleine
et entière de l'énergie corporelle. Dans
son esprit, la convivialité festive est
un antidote à l'exploitation capitaliste.
Après guerre, Vercors
se retira davantage de la vie sociale. Evolua-t-il
dans son rapport à la fête? Il est intéressant
de rappeler que Vercors effectua des callichromies
de peintures de Fernand Léger. Allez
à cette
ancienne page qui répertorie
toutes les callichromies dont celles d'après
cet artiste communiste. Les fêtes du PCF,
explique Thomas Bouchet, "dénonc[ent]
l'exploitation capitaliste et [...] salu[ent]
le travail des producteurs" (page
169), mais elles restent encadrées, sages
puisque, dans les rangs communistes, l'ascétisme
et le contrôle de soi sont préférés à la
sensualité. Cette exaltation de la saine
moralité dans leurs fêtes est représentée
dans Les loisirs (1949) de
Fernand Léger. Ce sont, dit Bouchet à la
page 254, des fêtes acceptables dont on
canalise les débordements. On met en scène
la simplicité et la force de saines réjouissances
familiales. Telle est la vertu de la fête
communiste. En se rapprochant de Léger pour
les callichromies, Vercors semble reprendre
cette idéologie. La callichromie Le Pain
et le vin que Léger peignit en 1949
suggère autant cet appel à la fête du ventre
que cette tempérance dans les festivités.
Faire bonne chère
Manifestement,
Vercors aimait le plaisir sensuel de la
gastronomie. Les témoignages de ses amis
ne laissent planer aucun doute: Jules Romains
se souvient des soirées autour du vin et
des bons plats dans l 'entre-deux-guerres
et Jacqueline Duhême raconte que son hôte
Vercors savait recevoir ses amis en cuisinant
des mets succulents pour eux. N'oublions
pas non plus que Vercors publia en 1976
un livre de recettes: Je cuisine comme
un chef.
Le
plaisir gustatif relève de cette qualité
d'homme que Vercors poursuivit pendant des
décennies. L'exercice du palais est
une éducation au goût et
"l'éducation est considérée comme le
plus efficace des leviers vers l'émancipation
sociale" (page 150 de l'ouvrage
de Thomas Bouchet).
Faire l'amour
Si
Vercors acceptait la sensualité des corps
dans l'exercice de la fête modérée, du sport
et de la gastronomie, en revanche il dénigra
la sensualité dans l'amour physique, et
plus généralement la sexualité. Il était
en faveur de l'éducation au goût dans les
plaisirs de la table, mais pas de l'éducation
du corps sensuel et sexué.
A
ses yeux, l'énergie corporelle pouvait trouver
un dérivatif dans
le sport comme dans le travail artistique et technique,
mais pas dans la sensualité de l'amour.
Sur ce plan-là, Vercors se situait dans
la droite ligne des socialistes et des communistes
au modèle ascétique, hygiéniste, aseptisé.
Nourris de moralisme et de religiosité,
Vercors et la majorité des communistes
considéraient l'épanouissement
des corps amoureux d'essence complètement
individualiste, mais sans horizons sociaux.
Ils craignaient l'esprit de jouissance et
imaginaient l'homme
livré à ses passions.
"D'essence individualiste, elle dévoierait
les coeurs et les esprits", tout cela
"au dépend de la raison et du sens
moral" (page 14 de l'ouvrage
de Bouchet).
Face à la sensualité
corruptrice, Vercors et nombre de ses amis
communistes favorisent le "culte de l'amour pur" (page 91).
Et, chez Jean Bruller-Vercors, c'est aussi
vrai pour l'amitié. Son affection pour Diego
Brosset resta dans son éclat par cet éloignement
qui ne leur permit pas de se rencontrer
souvent et par la mort prématurée de ce
Général (voir Portrait
d'une amitié). C'est ainsi
que Vercors expliqua la détérioration de
son amitié avec Jules Romains:
"Vous regrettez, chère Lise, que nous n’ayons pas
réussi à nous en expliquer une bonne fois. Mais
voyez-vous, je crois que, à quelques nuances près, nous
avions bien compris ce qui nous était arrivé à
tous deux. Les divergences politiques, elles n’étaient
pas telles qu’elles pussent à elles seules expliquer
qu’une si vieille et si belle amitié ne passât
par-dessus et renonçât à se poursuivre. Il y
avait autre chose. Et qui tenait à l’amitié
elle-même : nous n’avons pas (en tout cas je n’ai
pas) supporté qu’elle devînt moins
belle. Peut-être est-ce le propre des « vies
inimitables » :
il faut qu’elles restent inimitables sinon, si elles deviennent
communes, pareilles à d’autres, l’appauvrissement
est trop amer. C’est ce que nous avons fui, je crois. Du fait
des événements. Quelque chose s’était
cassé en moi, en lui. Et nous n’avons voulu ni nous y
résigner, ni même le constater (Lettre à Lise Romains, épouse de Jules Romains,
datée de septembre 1972).
Dans sa correspondance
privée, le quotidien est peu évoqué, voire
est délégué à son épouse Rita Barisse. Ce quotidien
est annexe par rapport à sa volonté de caramaderie
intellectuelle solidaire avec ceux qu'il
appréciait, avec cette communication
de cœur à cœur, d'âme à âme, souvent dans
une volonté idéaliste puisqu'il s'exprimait
mieux par lettres que de visu. Ainsi,
il espérait conserver
l'idéal de la relation, refuser la
promiscuité et la désillusion de la quotidienneté.
Ce "culte de l'amour pur" le
conduisit, sur le plan amoureux, à envisager
le mariage comme épuré et moralisé. Il n'est
qu'à voir comment Vercors revint avec constance
sur son amour de jeunesse Stéphanie - vision
pure dans son esprit car relation amoureuse
non
consommée par la chair -, et le récit du
mariage virginal de cette Stéphanie
idéalisée. Il n'est qu'à voir également
cette opposition forte entre la description
de sa première vie maritale dénigrée et
celle de sa seconde vie maritale hissée
vers l'ascétisme de la camaraderie intellectuelle.
Chez Vercors le corps
sexué est "marqué du sceau de la
vulgarité, voire de l'animalité" (page
14). La retenue et le contrôle des passions
s'imposent. Le puritanisme et la mystique de la femme se
nichent dans
l'esprit de Vercors, puis dans sa retranscription
artistique.
On apprend dans l'ouvrage
de Thomas Bouchet que de nombreux socialistes
et communistes opposent leur rectitude morale
à la dépravation
des dominants (page 107). L'anti-sensualisme
se dresse en réaction contre la dépravation bourgeoise. Jean
Bruller dessina ces amours bourgeoises médiocres,
ce libertinage dispendieux et cette infidélité libidineuse,
notamment
dans "Tour du monde à prix fixe"
et "Les bonnes vacances" de La
Danse des vivants:
Plus tard, Vercors fustigea
cette dépravation bourgeoise dans son récit
Monsieur Prousthe
(1958), deuxième tome de la trilogie Sur
ce Rivage.
Dans Le
Radeau de la méduse, il écornifla
son milieu social et familial trompeur
et libidineux sous couvert d'ascétisme et
de vertus sociales. Et, autour
des années 68, il critiqua la libération des mœurs comme une dangereuse
diversion face à la lutte contre le capitalisme
et contre la société de consommation.
"S'émanciper, c'est prendre ou reprendre
le contrôle de son corps malmené - corps
malade, corps abîmé, corps accidenté, corps
en prison, corps réduit à l'humiliation
de la prostitution" (page12 de
l'ouvrage de Bouchet). La sensualité permissive,
fustigée dans ses romans des années 70,
détourne de la libido sciendi que
Vercors appelait de ses voeux. Vercors
était du côté de Proudhon plus que de Fourier,
deux figures que Thomas Bouchet analyse
longuement.
Contre ce risque d'aliénation,
l'esprit doit l'emporter sur les tentations
de la chair comme chez Proudhon adepte du
modèle puritain de l'ascèse. Vercors prônait
la vertu du travail intellectuel, même sous
la forme de la skholé. Les tentations
de l'amour physique sont fortes face au
travail de l'esprit:
Pourtant, l'homme doit
lutter, ne serait-ce parce que l'esprit
offre des plaisirs bien plus délicats et
supérieurs, comprend-on de sa doctrine sur
le sujet. La chair est triste, et elle le
restera
dans sa littérature. Les émois sexuels et
amoureux sont toujours décrits négativement,
dans le péché et l' immoralité, même
s'ils offrent du plaisir (Olga et Egmont
dans Colères,
Bala et Fred dans Le
Radeau de la méduse). La
sexualité est pauvrement ramenée à la génitalité.
L'amour physique, ce sont deux corps
l'un dans l'autre et il faut sauver l'honneur
féminin: les couples Kikou-Roger (Comme
un frère) et Bala-Fred (Le
Radeau de la méduse) sauveront
l'honneur de la jeune fille bourgeoise en
s'octroyant hors mariage toute la sensualité
des corps tout en refusant ces corps l'un
dans l'autre. Autant dire que Vercors véhiculait
l'hypocrisie conservatrice de la société.
Dans une société socialiste du "monde
d'après", Vercors
accordait à la famille, institution souvent dénoncée
comme oppressive, la même place et le même
rôle que dans la société capitaliste.
Peut-être faut-il voir
en cela ce que Herbert Marcuse critiqua:
le "néofreudisme de la sublimation
( concentrer la libido en zone génitale,
"c'est laisser" presque tout le
reste disponible en vue d'une utilisation
en tant qu'instrument de labeur"
(page 219). Vercors s'inscrit très probablement
dans cette ligne en souhaitant l'orientation
des efforts vers la libido sciendi.
De nombreux socialistes
ne mesurèrent probablement pas pleinement
que le "renoncement au corps par le
biais de l'ascétisme est une arme aux mains
des possédants" (page 135). Antonio
Gramsci l'analysa comme le montre cet
article. Vercors le décrivit
sans probablement en mesurer la portée.
Dans Quota
ou les Pléthoriens, toute
sensualité de corps sexués est évacuée.
Le personnage de Quota semble désintéressé
de la chair et obnubilé par sa machinerie
capitaliste. Les employés sont mis au pas
en travaillant plus, en se fatiguant plus
et en renonçant à toujours plus de loisirs.
Ils sont comme dévitalisés.
Vercors n'évacue pas
le corps sexué de sa doctrine, mais il se
dirigeait vers une sensualité éthérée. La
libido sciendi implique un sacerdoce
qui conduit à une spiritualisation de la
chair. Vercors pensait l'affranchissement
des corps dans leur dimension
spirituelle: "Libérer
les corps, c'est en quelque sorte les dématérialiser
et leur retirer une partie de leurs caractéristiques
charnelles" (page 73). Je rappelle
que notre penseur forgea pour son "monde
d'après" le mot d'"Estière",
contraction entre l'Esprit de l'homme et
la Matière dans laquelle il se fondra. Vercors flirtait
avec le transhumanisme
et il validait le dualisme platonicien qui
faisait l'apologie d'une âme raisonnant
parfaitement lorsqu'elle n'est troublée
par aucun sens. Surgit dans l'art de Jean
Bruller-Vercors la figure du sage éthéré,
célibataire (Mirambeau dans Colères)
ou marié et débarrassé des tracas de la
chair (les narrateurs-personnages des récits
de la guerre et de la Résistance).
Dans Les Fruits
défendus. Socialismes et sensualité du XIXe
siècle à nos jours, Thomas Bouchet liste
tous les socialistes plongés dans l'écueil
de la réflexion simpliste entre ascétisme
et libertinage. Vercors lui-même séparait
de manière binaire la fidélité puritaine
et l'infidélité libertine dans son rapport
aux femmes. Je l'ai démontré à de nombreuses
reprises sur ce site. Emerge alors une figure
particulièrement intéressante pour contrer
cet écueil manichéen: Léon Blum. Dans
Du mariage (1907), Blum prône l'émancipation
sensuelle aussi bien masculine que féminine.
S'il maintient l'institution matrimoniale,
il en appelle à une transformation - bien audacieuse
pour l'époque - de la vie intime: histoires
amoureuses avant mariage pour apprendre
à se connaître et à connaître l'autre, expérimentations à
l'harmonie des corps par les jeunes gens, recherche plus mûre
de l'harmonie des caractères, car
"l'harmonie dans les mœurs est la
meilleure garantie d'une harmonie sociale"
(page 131). Jean Bruller ne s'aventura
jamais dans cette direction. C'était seulement
les
émancipations économico-sociale et culturelle
du Front populaire qui poussèrent Jean Bruller
à voter pour la première fois de son existence.
Moi,
Aristide Briand ou
comment ramener son modèle politique dans
le droit chemin
Si Jean Bruller délaissa
les théories sensuelles de Léon Blum, il
se rapprocha du Pélerin de la Paix Aristide Briand.
Dans les années 80, il proposa une
trilogie autobiographique
dont le premier tome s'intitule Moi,
Aristide Briand. C'est une biographie
de l'homme politique qui, dans les volumes
suivants Les Occasions perdues
et Les Nouveaux Jours, sera suppléée
par l'artiste Jean Bruller. Implicitement
en effet, Vercors se perçoit en tant qu'artiste
engagé comme un continuateur de Briand.
Briand/Bruller, cela sonne symboliquement
bien. Les deux hommes entrent en résonance
idéologique sur le plan politique.
Sauf
que...Vercors gauchit la vie intime de ce
célibataire endurci adepte des histoires
amoureuses. Il la gauchit en présentant
une réalité tronquée de la vie amoureuse
et sexuelle de celui qui se rapprochait
des principes sensuels d'un Jean Jaurès.
Il la gauchit dans un socialisme plus puritain.
En effet, le biographe Vercors ne retint
que deux femmes dans l'existence de Briand:
-
Jeanne Nouteau, la bourgeoise mariée avec
qui son aventure sentimentale entraîna dans
la petite ville de Saint-Nazaire un scandale
au parfum d'interdit par le procès que l'époux
intenta. A Paris, poursuit le biographe
Vercors, Jeanne le rejoignit, le quitta
pour un ami ("Ma tristesse s'aggravait
du fait que j'aimais, estimais mon rival.
Pour cette raison je ne dis pas son nom.
J'avais eu avec lui une explication
sans violence [...] il était sincère, Jeanne
- je le savais - portant toute la faute").
Elle revint finalement vers Briand, tout
en multipliant les infidélités. Jeanne est
présentée comme l'instigatrice de leurs
amours naissantes, puis comme une femme
frivole et inconstante, comparée au sage,
solide et fidèle Briand. Bien sûr, nous
aurons traduit le parallèle que Vercors
effectue entre Jeanne Nouteau et sa propre
première épouse Jeanne Bruller.
-
Berthe Cerny, la seconde femme officielle
qui, comme Rita Barisse pour Jean Bruller,
"entrait dans [s]a vie au moment
qu'[il] épprouvai[t] le plus pressant besoin
que quelqu'un [l]'aime" (page 104
de Moi Aristide Briand). Berthe est
présentée comme une femme maternante bien
sous tous rapports, une femme de modestie,
de confiance et de fidélité douce. L'esprit
tranquillisé, le corps sensuel en repos
par cette liaison plus maternelle que sensuelle,
Briand se jette à corps perdu dans la bataille
politique, au risque de la rupture avec Berthe.
Entre
les deux femmes, Briand multiplie les liaisons
sans lendemain, ne peut cacher le biographe
Vercors, mais elles sont explicables - excusables
dans l'esprit puritain du biographe - par
les "contraintes politiques, une
certaine indolence" et "[l]e
pouvoir est, pour beaucoup de femmes, un
miroir aux allouettes" (page 103).
Après la fin de son histoire amoureuse avec
Berthe, le sujet de la vie amoureuse de
Briand est tout simplement clos.
Dans
ce gauchissement subjectif, Briand n'est
pas un homme sensuel et s'il l'est, c'est
toujours... à son corps défendant.
Pour prolonger cet article sur une utopie
post-capitaliste, je vous signale une série
d'articles de très grande qualité de Frédéric
Lordon:
Le monde actuel: état
des lieux et difficultés de l'échappée
1 - Quatre
hypothèses sur la situation économique
2 - Ils
ne lâcheront rien
3 - En
sortir? Mais de quoi et par où?
4 - Problèmes
de la transition
Le monde d'après: propositions
et questionnements sur les angles morts
5 - Ouvertures
6 - Fermer
la finance
7 - Transition
dans la transition
8 - Pour
un communisme luxueux
9 - Garantie
économique générale et production culturelle
[Cet
article appartient au cycle d'étude sur Vercors et le
capitalisme. Pour prendre connaissance de tous les articles
et de la logique du positionnement de celui-ci, cliquez
sur
ce lien]
Article mis en ligne le 1er octobre et
le 1er novembre 2020
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