L'année
1932
D'un père l'autre
L'année 1932 se présente comme la
consolidation de réflexions et de choix de Jean Bruller,
dans son existence personnelle comme professionnelle.
Elle est également l'amorce de nouvelles options et
interrogations.
En cette année du début des années
30, un père de substitution remplaça le père biologique.
L'écrivain Jules Romains prit en effet sous son
aile protectrice le jeune dessinateur qui avait perdu
son père en septembre 1930. Le romancier des Hommes
de bonne volonté était un proche de Louis Bruller .
Il se rapprocha alors de Jean Bruller. Leurs liens étroits
furent d'ordre affectif, idéologique et artistique:
Affectif quand Jean Bruller avait
besoin d'une figure paternelle.
Idéologique quand Jules Romains,
avec d'autres, lui dessillait les yeux sur le monde,
et ce,
depuis 4 ans, depuis que Jean Bruller avait franchi
le seuil de la librairie La Porte étroite où
oeuvrait sa future épouse Jeanne Barrusseaud-Bruller
et où il rencontra son réseau.
Artistique quand Jules Romains le
présenta à son réseau de renom et l'épaula en signant
la préface de La
Danse des vivants.
De même, 1932 se révéla comme une
année de poursuite de la prise de ses responsabilités
d'adulte. Depuis janvier 1931, depuis un an donc, Jean
Bruller était marié. Auss avait-il quitté le
giron maternel. Avec son épouse, il devait ainsi pourvoir
aux frais de son jeune ménage, au paiement régulier
des loyers de son petit logement parisien. L'entrée
dans l'âge adulte est symbolisée dans ses mémoires sous
forme d'une trilogie, Les
Occasions perdues. Le premier tome de
Cent ans d'Histoire de France laissait toute
sa place
à Aristide Briand. Ce deuxième tome commence en l'année
1932, année de la mort de cet homme politique. Dans
la narration de Vercors, Jean Bruller prend le relais
comme substitut idéologique dans le transfert du politique
à l'artistique.
Une année de consolidation
idéologique
A la fin de 1931, Jean Bruller fit
paraître Le
Mariage de Monsieur Lakonik. Sa bande
dessinée fonctionne comme une bascule idéologique comme
je le montre dans mon
article paru en ligne dans Strenae
et dans mon texte paru dans le catalogue de
l'exposition du Musée Quai Branly, Le Magasin
des petits explorateurs (2018).
Après des albums aux clichés racistes
(des dessins et des textes de sa revue éphémère L'Ingénu,
Pif
et Paf chez les cannibales, Loulou
chez les nègres), Jean Bruller déconstruisit
ses propres dessins dans Le
Mariage de Monsieur Lakonik. Il
poursuivit résolument et définitivement sa démarche
dans La
Danse des vivants (1932-1938),
puis dans Baba
Diène et Morceau-de-Sucre
(1937).
Une année de liberté
En 1932, Jean
Bruller était déjà un artiste reconnu pour son talent.
Il avait 4 albums à son actif, de nombreuses collaborations
comme illustrateur, et des commandes régulières aux
journaux de l'époque. Depuis quelques temps aussi, il
assurait son avenir grâce à un éditeur régulier principal:
Paul Hartmann.
Ce fut donc
le moment pour lui de ralentir son activité professionnelle
à des fins financières afin de se consacrer à un projet
qui lui tenait à coeur, à savoir son grand œuvre de
la maturité La
Danse des vivants:
"Ma prospérité personnelle
de créateur indépendant ne dépend guère des conditions
économiques mondiales. Elle dépend beaucoup plus de
l'opinion que les amateurs se font de mon talent. Et
je me sens confortable dans ma petite tour d'ivoire
de graveur. Au reste, la vie en ce temps-là est relativement
facile - quelques commandes d'illustrations [...] et
voilà, de 1930 à 1932, mon existence assurée pour deux
ans. Avec des loisirs à ne pas croire".
Ne pas travailler ou presque pendant
deux années complètes (dont l'année 1932), à part quelques
projets ponctuels, pour assurer sa survie, voilà qui
laisse à l'artiste une latitude que peu d'hommes
ont dans le monde. Jean Bruller avait déjà le privilège
de
pouvoir choisir ses horaires de travail ou de prendre des pauses à sa
guise. Son succès depuis 1926, la bonne vente continue de ses oeuvres, l'argent
que celle-ci rapportait lui permirent ainsi d'économiser
au point de se mettre en vacances. Il eut l'opportunité
de ne plus fournir un travail régulier pour "gagner
sa vie".
Cette existence,
nous pouvons la comparer avec sa période ponctuelle
de salarié comme menuisier
sous l'Occupation.
On comprend dès lors que l'art ne flotte pas dans le monde enchanté des idées et du
style, il se déduit de ses conditions sociales et politiques de
production.
Une année de tremplin
artistique
"Ainsi
privé de soucis d'argent, j'ai pu mettre en route le
projet de longue haleine que j'avais en tête de publier,
en ce printemps, le premier cahier de mes Relevés
trimestriels. Ils sont, à leur tour, très bien reçus".
Jean Bruller
se dégagea ainsi du temps grâce à l'argent accumulé
pour pourvoir aux nécessités de la vie quotidienne
pendant deux années. Il put équilibrer son temps de
loisirs et son temps de travail qu'il se choisit. Il
travailla en effet sur son projet intellectuel et artistique.
Il réussit à publier avec régularité sa Danse des vivants
sous forme de
Relevés trimestriels.
Entre 1932 et 1934, il édita ses
dessins à chaque saison. Cette régularité de parution
ne cache pas le fait que dans les intervalles il avait
la possibilité de travailler par à coups. Jean Bruller
alternait les périodes de labeur artistique et les périodes de trêve.
Son inspiration et le ressort intérieur qui le faisait
avancer dans son projet dictèrent le tempo. Lorsque
le dessinateur était taraudé par une idée, il s'acharnait
pendant des heures. Nous avons la preuve avec son
journal de 1942. L'illustration de Hamlet aspirait
toute son attention et son intérêt:
"Tout le plaisir que j'ai
à discuter avec [Yvonne Paraf] disparaît quand je suis en "peine
de travail". Alors je ne demande que la paix".
Mais il avait aussi des moments
de repos total, par volonté ou à cause d'une inspiration
récalcitrante. L'écrivain Vercors ne calquera pas ces
modalités artistiques de l'entre-deux-guerres. A partir
de la fin 1940, il se força à écrire chaque jour afin
de maintenir son cerveau en activité après son dur labeur
de menuisier. Lorsqu'il mit en place Les
Editions de Minuit clandestines, il ne maintint
pas ce rythme de métronome, et ce, jusqu'en 1948 à cause
du symbole de Résistance qu'il représentait, qui le
surchargea
de contraintes et l'éloigna douloureusement de son métier.
Ensuite, Vercors s'astreindra, bien plus régulièrement, à écrire chaque jour
(Voir une
journée dans la vie de Vercors en 1991).
Article mis en ligne le 1er juillet
2018
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