Accueil 
Biographie 
Bibliographie 
Mes travaux 
Librairie 
L'artiste 
Littérature de jeunesse 
La Résistance 
Les récits 
Théâtre 
Essais 
Mémoires 
Varia 
Regards croisés 
Actualités 
Contact 

 

 

 Le Mariage de Monsieur Lakonik

Episode 3: Un petit bijou de Jean Bruller...Cette bande dessinée met en scène dans le texte et dans l'image Monsieur Lakonik, sourd, et Melpomène Carpe, muette (alors que Melpomène est la Muse du chant!), qui, sans le savoir, se suivent dans d'improbables et désopilantes aventures avant de convoler en justes noces. L'artiste manie le trait avec plaisir et brio: trait d'esprit, trait de crayon, trait de plume.

Vous pouvez lire ensuite la résolution de l'enquête à la page Jean Bruller, Nathan et Citroën.

Deux planches ci-dessous destinées à comprendre mon article "Jean Bruller et la littérature coloniale pour la jeunesse de l'entre-deux-guerres: de Loulou chez les nègres (1929) à Baba Diène et Morceau-de-Sucre (1937)" dans la revue électronique Strenae.

Cliquez sur ce lien pour accéder sur ce site à une analyse complémentaire et rédigée dans une optique différente.

 

Analyse complémentaire:

Préambule: dates de publication et de rééditions, une oeuvre-charnière

Des références explicites à des récits antérieurs

Quelques allusions à Frisemouche fait de l'auto (1926) et une réécriture de la Croisière Noire de Loulou chez les nègres (1929)

Le retour de Fricasson de Marcel Jeanjean, dans quelques-unes de ses aventures

Des réminiscences de Pif et Paf (1927-1929) et des Mirifiques pérégrinations de Fifi-Tutu-Panpan à travers le ciel (1928)

Les influences artistiques

L'influence des Voyages extraordinaires de Jules Verne

Alain de Saint-Ogan: jeux d'influence mutuelle

Autres influences

                     

                    

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Préambule: dates de publication et de rééditions, une oeuvre-charnière

1931: année de l'Exposition Paris-Vincennes, triomphe de l'apogée de l'Empire colonial, qui accueillit de début mai à novembre 8 millions de Français; année de publication en album de Tintin au Congo; année de publication de la seule bande dessinée de Jean Bruller, Le Mariage de Monsieur Lakonik, chez l'éditeur Paul Hartmann.

Hartmann était désormais son éditeur régulier: après s'être auto-édité pour 21 Recettes pratiques de mort violente (1926) et Hypothèses sur les amateurs de peinture (1927), il accepta qu' Un Homme coupé en tranches soit recueilli par Hartmann. On apprend dans une lettre de Bruller à Hartmann du 5 septembre 1929 que le jeune artiste prit en charge l'illustration de Deux Fragments d'une Histoire universelle. 1992 d'André Maurois en même temps qu'il confia son propre album Un Homme coupé en tranches à l'éditeur. Entre 1929 et 1931, il illustra de nombreux ouvrages édités par Hartmann et continua son aventure éditoriale conjointe avec Le Mariage de Monsieur Lakonik.

 Sur l'album original ne figure aucune date de publication, mais grâce à la revue bi-mensuelle La Quinzaine critique de Pierre de Lescure à laquelle Jean Bruller participa de 1929 à 1932 ( Allez à la rubrique "Jean Bruller chroniqueur"), nous savons que la bande dessinée parut fin novembre-début décembre 1931. Elle est en effet annoncée dans le n°41 du 10 décembre de cette année-là, puis dans le n°42 du 25 du même mois. Elle fut rééditée en février 2000 par le CNBDI (Centre national de la bande dessinée et de l'image), en 2011 par Portaparole.

         

      De gauche à droite: 1931 - 2000 - 2011

Selon moi, cette bande dessinée de 1931 fonctionne comme une oeuvre-charnière à plus d'un titre:

- D'un point de vue idéologique, elle marque une évolution notable de Jean Bruller, une conscience plus aiguë du monde qui l'entoure. L'oeil artistique est politisé dans les chapitres 21 à 28, comme je le montre dans mon article "Jean Bruller et la littérature coloniale pour la jeunesse de l'entre-deux-guerres: de Loulou chez les nègres (1929) à Baba Diène et Morceau-de-Sucre (1937)" dans la revue électronique Strenae. Dans cette oeuvre, l'anti-colonialiste a rejoint le pacifisme antérieur de plusieurs années de Jean Bruller, alors que Pif et Paf chez les cannibales (1929) et Loulou chez les nègres (1929) n'allaient absolument pas en ce sens. Dans sa BD de 1931, Bruller jette un regard critique sur  le jeune homme de 1924-1925 qu'il fut pendant son service militaire, quand il décrit la ville de Tunis comme il la voyait à l'époque. Il jette un regard critique sur cet aveuglement qui perdura encore plusieurs années. Sans recul, sans réflexion sur l'Empire colonial. Les années 1929-1931 sont charnières, car Jean Bruller se débarrassa de ce conditionnement idéologique. C'est au cours de ces années en effet qu'il élargit et renforça son réseau littéraire: André Chamson, Charles Vildrac, Claude Aveline, Jean Tardieu, etc., et Jeanne sa première épouse rencontrée en 1928 qui accéléra ses rencontres. Beaucoup se prononçaient dès avant ces années contre le colonialisme. Notamment certains signèrent la pétition contre la guerre du Rif en 1925.

Jean Bruller s'est-il rendu à l'Exposition coloniale de 1931 où notamment Citroën avait son stand? Il ne le spécifie pas dans Cent ans d'Histoire de France. Les habitués de mon site savent désormais que Vercors fut très vague sur son parcours de l'entre-deux-guerres. Ce sont donc les archives que je dépouille progressivement, d'une bibliothèque à l'autre, qui parlent à sa place. Le personnage de l'anti-héros qu'est Lakonik part bien malgré lui pour la mission "John Citron". Ces chapitres du Mariage de Monsieur Lakonik sont le lieu d'une critique, publiée justement au terme de l'Exposition (fin novembre) et composée au moins en partie pendant les mois de cet événement majeur.

- D'un point de vue philosophique, et malgré l'humour de la bande dessinée, Jean Bruller met en scène l'incommunicabilité entre les êtres et leur solitude profonde, avec un Lakonik sourd et une Melle Carpe muette ayant bien du mal à se rencontrer. Cette opacité des hommes, déjà présente dans Un Homme coupé en tranches, trouvera son apogée dans La Danse des vivants (1932-1938). Cette BD réunit les "deux Bruller": la truculence humoristique et le plaisir évident de l'écriture au second degré et du dessin d'un côté; de l'autre, l'inquiétude philosophique. En 1931, cet album est classé dans la littérature de jeunesse; en 2000, il est mentionné comme "Ado-adultes", ce qui me paraît plus justifié.

- D'un point de vue artistique, elle est signifiante à la fois d'une clôture et d'une ouverture: clôture d'une carrière des années 20 dans la littérature pour la jeunesse et les dessins pour les revues légères. Cela ne veut pas dire qu'il abandonna cette voie dans les années 30, il y revint, désormais plus ponctuellement, et accorda une place majeure à une œuvre plus sombre. Cette ouverture fut à destination des adultes. C'était son ambition première, et ce, dès le début de sa carrière. Vercors fut "lakonik" sur ses années 20 en omettant d'évoquer avec clarté et précision sa participation écrite et dessinée dans les revues légères, tout comme ses illustrations pour les livres dédiés au jeune public. Il réécrivit son passé. Jean Bruller naviguait tout autant dans cette optique, à mon avis. Dans le fonds Hartmann, j'ai retrouvé une sorte de curriculum vitae datant de 1931. Jean Bruller  liste précisément ses ouvrages, les siens comme ceux qu'il illustra. Puis finit ainsi: "De nombreux ouvrages pour la jeunesse" [...]. Aucun n'est nommément cité, comme si, dès cette époque, il ne tenait pas  à être catalogué parmi les auteurs pour la jeunesse, de peur que son image ne restât rivée à cet étiquetage. Néanmoins, Jean Bruller tenait à ce travail qui le faisait vivre économiquement et lui procurait un plaisir intellectuel évident. Agrément qu'il minimisera dans son récit rétrospectif, soit en rabaissant ce travail à de simples commandes d'éditeurs - sauf Patapoufs et Filifers à qui il réserva une place de choix -, soit en taisant purement et simplement beaucoup de collaborations, au point de ne pas même mentionner au minimum les titres de ces ouvrages.  Le Mariage de Monsieur Lakonik fonctionne d'autant plus comme un tournant dans sa carrière qu'il est truffé, dans un art maîtrisé de l'écriture, de références à cette littérature pour la jeunesse qu'il illustra, voire qu'il écrivit, tout ou partie. Comme un hommage. Comme un adieu. Comme un aveu?

 

Des références explicites à des récits antérieurs

 

1) Quelques allusions à Frisemouche fait de l'auto (1926) et une réécriture de la Croisière Noire de Loulou chez les nègres (1929)

- Au chapitre 4, Lakonik est enfermé dans un asile en compagnie de deux fous. Le colosse à barbe rouge se prend pour le petit Chaperon rouge et l'autre personnage pour "un chien, oua! oua! de berger!". Ces deux aliénés veulent mettre à mort Lakonik qu'ils assimilent à un "loup", d'autant plus que Lakonik, parce que sourd, répond systématiquement "Euh...Parfaitement...". Outre ce comique de répétition interne au texte, on décèle le lien avec Frisemouche accompagné de son chien, rêvant notamment du petit chaperon rouge après avoir pénétré dans l'obscure forêt en clamant au garçon qui lui demande s'il ne va pas avoir peur des loups:

- Des loups! Ah! là, là! Qu'est-ce que c'est qu'un loup à côté d'un lion? Si vous m'aviez vu tout à l'heure, vous ne trembleriez pas pour moi".

L'association des deux récits, combinée avec Loulou chez les nègres, s'accentue au chapitre 5 lorsque le pensionnaire de la chambre 27 est présenté comme suit:

"C'est encore ce cochon qui se croit un tigre en train de beugler comme un âne! [...] Les gardiens ne sont pas rassurés du tout. Ce tigre a l'air rudement costaud. Si seulement au lieu de se croire tigre, il se croyait lapin!".

Jean Bruller s'amuse à mélanger divers épisodes des récits de 1926 et de 1929. En effet, au lieu de rencontres nocturnes inquiétantes dans la forêt, Frisemouche ramasse un lapin mort laissé par un braconnier. Cette anecdote, cliché dédramatisé des récits d'aventures, se retrouve dans  Loulou chez les nègres, au moment où de nuit Ben Azout, un des compères de Loulou, croit qu'un félin rôde alors qu'il s'agit d'un âne inoffensif en train de braire. Beau condensé des deux premiers récits qui signifie ou bien qu'un Jean Bruller sans imagination reprend l'inventio de sa bande dessinée à des récits qu'il a lus et/ou illustrés, ou bien qu'il avoue l'air de rien qu'il serait le père de tout ou partie des deux récits antérieurs.

 

- Ce sont surtout les chapitres 21 à 28 qui parodient explicitement la traversée du Sahara de Loulou. Je vous conseille de vous reporter à mon article "Jean Bruller et la littérature coloniale pour la jeunesse de l'entre-deux-guerres: de Loulou chez les nègres (1929) à Baba Diène et Morceau-de-Sucre (1937)" dans la revue électronique Strenae (à paraître début 2012), ainsi qu'aux deux planches que vous lirez au début de cette page de mon site. J'ajoute un élément qui passerait pour un détail si on ne le lisait dans deux sens. Lisez plus haut le chapitre 25 du Mariage de Monsieur Lakonik, précisément la vignette montrant les Berbères attaqués par des Touaregs:

"[...] les Berbères sont [...] exterminés par un groupe de soixante Touaregs, qui les ramènent vers le Sud. Monsieur Lakonik, tout en notant une certaine similitude avec une marche vers le Nord, sombre dans le plus noir découragement".

Si on ne lit que cette bande dessinée, la phrase que j'ai soulignée, renvoie à la vignette précédente: "un groupe de dix-huit Berbères, qui les mènent vers le Nord". Logique diégétique imparable. Mais, si on relie cette petite phrase anodine perdue dans un flot de péripéties exotiques au chapitre II de Loulou chez les nègres, alors cette phrase prend un tout autre sens. Dans ce chapitre II ("Où Loulou et ses amis redoutent une agression de pilllards"), le héros et ses amis Fred et Ben Azout assistent de loin "dans la direction du sud" à l'assaut de Touaregs contre une caravane. Echec des Touaregs et conclusion du chapitre: "les pillards étaient déjà loin à l'est, et [...] la caravane continuait sa route vers le nord...". Est-ce cela cette "certaine similitude avec une marche vers le Nord"? Soit Jean Bruller fit un clin d'oeil malicieux à Alphonse Crozière pour rappel de leur collaboration complice autour de Loulou chez les nègres. Soit c'est un aveu très très discret de sa paternité dans l'écriture de ce récit de 1929. Faut-il lire entre les lignes un aveu?

 

2) Le retour de Fricasson de Marcel Jeanjean, dans quelques-unes de ses aventures

Pour se faire une idée générale du parcours artistique de Marcel Jeanjean, lisez "Marcel Jeanjean au-delà des cocardes" dans Pégase, Revue de l'Association des Amis du Musée de l'Air, n° 103, octobre 2001. Sinon, lisez son autobiographie, Des ronds dans l'air. Souvenirs illustrés.

- Le comique s'accroît avec ces deux héros adultes partis non avec un chien, mais chacun avec un kangourou, mâle pour Lakonik et femelle pour Melle Carpe. Kâlin et Kâline suivent leurs maîtres souvent attachés en laisse, comme cette autruche de Monsieur Baronnet rencontré dans la ville de Bangui. Et tous ces détails rappellent les autruches de Fricasson dont j'avais déjà parlé dans ma page Loulou chez les nègres.

- Les dessins du chapitre 25 (planche au début de cette page de mon site) avec un Lakonik ficelé et emmené sur un dromadaire ne rappellent-ils pas Fricasson subissant le même sort? Regardez la quatrième ligne de ce site, image de droite.

- L'éruption volcanique suivie du voyage inopiné en dirigeable, Lakonik dessus, Melle Carpe accrochée à Kâline, elle-même cramponnée à un fil du dirigeable (chapitres 37 et 38), l'épisode du naufrage au pôle nord (chapitres 33 et 34) ne sont-ils pas un souvenir des Nouvelles Aventures de Fricasson (1926), en particulier la quatrième des six histoires, Fricasson pilote de dirigeable?

Il est bien étonnant (mais pas impossible) qu'Alphonse Crozière et Jean Bruller aient été tous deux inspirés par Marcel Jeanjean... Cela nous interroge sur la paternité de Frisemouche et Loulou, encore une fois.

 

3) Des réminiscences de Pif et Paf (1927-1929) et des Mirifiques pérégrinations de Fifi-Tutu-Panpan à travers le ciel (1928)

Compliquons l'énigme, ou rendons-la encore plus passionnante, c'est selon...

- Jean Bruller illustra la série des Pif et Paf d'Hermin Dubus entre 1927 et 1929. Les trois albums furent publiés par Nathan. Sur ce site, on lit les premières pages du premier tome, Pif et Paf les deux garnements. Je me permets de reproduire les pages qui, j'en suis persuadée, vont bientôt vous intéresser si vous les reliez au chapitre XXI du Mariage de Monsieur Lakonik (en haut de cette page de mon site):

 

L'éhonté plagiaire!, vous exclamerez-vous. Dans sa bande dessinée de 1931, Jean Bruller a copié un élément de l'histoire d'Hermin Dubus! Ne le condamnnez pas si promptement: un autre a croqué en une phrase ce même épisode de 1927. Il s'agit d'Alphonse Crozière dans Loulou chez les nègres! Soit deux ans avant Bruller. Au chapitre I, le héros Loulou lance à une petite fille: "Me faire mettre à la broche!... Et ma carabine!... D'abord, on les a mis à la broche les cannibales; ils ne mangent plus que des bonhommes en pain d'épice...".  Je vous laisse vous torturer l'esprit avec cette donnée nouvelle, et je reviendrai dans ma page Pif et Paf sur ces réseaux incontestables entre ces livres pour la jeunesse... qui ont constamment pour fil directeur Jean Bruller. Cela ne laisse-t-il pas perplexe?

- Chapitre IV de notre enquête: Où le livre pour la jeunesse Les Mirifiques pérégrinations de Fifi-Tutu-Panpan à travers le ciel (1928) de Jean Montaigne, illustré par Jean Bruller et édité par Fernand Nathan, qui offre des réminiscences de Fricasson de Marcel Jeanjean, des héros de Deux Fragments d'une histoire universelle. 1992 d'André Maurois et anticipe Le Mariage de Monsieur Lakonik, nous trouble encore davantage.

 

Les influences artistiques

L'influence des Voyages extraordinaires de Jules Verne

Jean Bruller-Vercors a été plusieurs fois influencé par l'univers de Jules Verne. Dans mon article sur La Préhistoire et son imaginaire, je rapproche Les Animaux dénaturés du Village aérien de Verne. De même, le titre de son récit de voyage Les Divagations d'un Français en Chine (1956)  calque explicitement Les Tribulations d'un Chinois en Chine (1879). Et on peut déceler dans l'ultime récit métaphorique Le Commandant du Prométhée (1991) quelques motifs de l'histoire des Voyages et aventures du capitaine Hatteras (1866): le voyage maritime des personnages s'effectue sous les ordres seulement épistolaires d'un mystérieux capitaine invisible. Dans le récit de Vercors, le commandant est lui-même une présence fantomatique et il le restera puisqu'il s'agit du Grand Architectecte dont on ne saura pas s'il existe ou non. Ce commandant ne reçoit aucune identification dans le titre et dans l'histoire, quand Hattteras, mentionné dans le titre du roman vernien, se fera connaître au cours du voyage et indiquera le lieu à atteindre. Le héros de Vercors, quant à lui, ne connaîtra pas la destination finale, si ce n'est symboliquement sous la forme de la mort. Les dangers de ces deux voyages initiatiques sont donc bel et bien présents et sont redoublés par le contact difficile entre les hommes. Chez Vercors également, les relations humaines sont quasiment absentes, le capitaine n'ayant aucun accès à la soute pour voir ses matelots. De plus, il doit faire face à une mutinerie à bord qui le laisse affaibli avant l'assaut fatal.

L'influence de Jules Verne se retrouve donc sous la plume de Vercors. Aussi n'est-il pas étonnant de trouver des réminescences des Voyages extraordinaires sous le trait de crayon de l'auteur du Mariage de Monsieur Lakonik qui, il n'est pas inutile de le rappeler, appartient à une génération fascinée par les récits d'anticipation du visionnaire Jules Verne. Ce dernier s'est lui-même clairement inspiré des Nouvelles extraordinaires d'Edgar Allan Poe. Entre 1895 et 1897, Verne proposa même une suite au Sphinx des glaces de Poe. Cette filiation faite d'admiration se retrouve chez Vercors qui illustra en 1929 Le Corbeau de Poe, puis en 1942 Silence, Ombre et L'Ile de la fée.

Des chapitres du Mariage de Monsieur Lakonik ont des références à des oeuvres verniennes précises. Ainsi, dans le chapitre 17, M. Lakonik embarque, en rêve, dans un "ballon sphérique à destination du Paradis", avant qu'un immense oiseau au bec crochu ne l'attaque. Brusque réveil de Lakonik endormi sur une caisse embarquée pour un voyage en Afrique. Cet épisode n'est pas sans liens avec Cinq semaines en ballon (1863). Le Docteur Fergusson parcourt l'Afrique d'est en ouest, et c'est à partir de son regard qu'une Afrique de stéréotypes et d'imaginaires se dessine, comme pour M. Lakonik et Melle Carpe. Le chapitre 33 de la BD met en scène les deux protagonistes sur une grande île flottante qui va fondre au fur et à mesure pour les embarquer dans de nouvelles aventures truculentes au chapitre suivant. Jean Bruller a manifestement repris ce motif au roman Le Pays des fourrures (1873).

L'Ile mystérieuse (1875) se présente comme une robinsonnade avec des colons qui, petit à petit, dénaturent l'île. Les naufragés sentent constamment une présence persistante autour d'eux, ce qui ne les empêche pas de continuer à civiliser l'île,  avant une éruption volcanique. Or, dans les chapitres 36-37, M. Lakonik et Melle Carpe, se retrouvant malgré eux sur les îles Antipodes, près de la Nouvelle-Zélande, décident de s'installer définitivement sur l'île et de la cultiver. Rappelons qu'ils le font chacun de leurs côtés, ne sachant pas pendant tout leur périple qu'ils vivent les mêmes aventures et se croisent parfois sans se voir ou se reconnaître.  Installés sur l'île, ils  sentent mutuellement la présence de l'autre et décident au même moment de regarder par-dessus le mur de leur propriété. Mais les retrouvailles n'auront pas lieu, car à l'instant même de leur rencontre, une éruption volcanique les projette en l'air! Au chapitre 37, ils atterrissent donc sur un dirigeable qui leur permettra de rejoindre Paris, probablement le dirigeable survolant la Capitale dans un des premiers romans de Verne: Paris au XXe siècle.

Comme il s'agit d'une BD avec des anti-héros embarqués dans un périple burlesque, Jean Bruller désamorce toutes les difficultés et les aspects inquiétants des récits verniens. Ce que l'artiste garde avant tout de l'univers de Jules Verne, c'est ce mélange de compte-rendu du réel et d'aventures extraordinaires, à la frontière du fantastique. Par exemple, toutes les données géographiques, climatiques et ethnographiques sont scientifiquement exactes. L'itinérance en France de Paris à Laroche (chapitre 11), d'Avellon à Lyon (chapitre 13), puis Marseille (chapitre 15) puis Tunis (chapitre 16) d'une part, d'autre part l'itinérance après le chapitre 31 en Antarctique (chapitres 32-33), aux Iles Antipodes au sud-est de la Nouvelle-Zélande où les héros arrivent grâce au courant venant du Zanzibar par Madagascar sont décrites avec rigueur. C'est le périple en Afrique qui est beaucoup plus flou, parce que Jean Bruller passe par le regard de ses deux héros perdus et ignorants de cette terra incognita. Monsieur Lakonik est le digne représentant du "Français [qui] ignore la géographie" (chapitre 24). Après Tunis, le lecteur désireux de suivre l'itinéraire global des personnages percevra la forêt tropicale au chapitre 26, à l'intersection du Mali et du Niger comme le signale la présence des Touaregs. Jean Bruller fait donc se déplacer ses personnages dans l'Empire colonial français, sur le continent africain d'ouest en est avant qu'ils n'embarquent dans un navire au chapitre 31.

Dans une optique autant satirique qu'imaginaire, Jean Bruller fait se côtoyer des animaux africains célèbres pour leur dangerosité et quelques animaux déracinés de leur lieu d'origine. Ce déplacement topographique teinté de consonnance exotique, voire fantastique, sert l'exploitation narrative et satirique. L'ornythorinque est de Tasmanie, l'émyde d'Amérique, le Métopocéros (qui rappelle par sa consonnance le rhinocéros) est un iguane de Saint-Domingue. Leurs seuls noms ouvrent sur un imaginaire extra-occidental propice aux voyages extraordinaires.

Dans Les Enfants du Capitaine Grant (1868), Verne évoque la distinction entre l'homme et le singe, ainsi que le cannibalisme. En 1931, à l'époque des représentations fantasmagoriques de l'Afrique, de ces poncifs racistes de cannibales incultes plus proches des origines que les Blancs occidentaux, Jean Bruller met en scène une seule scène de cannibalisme, celle d'un "myrmecophagaphage" dévorant un crocodile (chaptitre 28). Les lecteurs curieux, interpellés par la seule présence de ce nom exotique dont ils se demandent si l'animal existe vraiment, se précipiteront sur leur dictionnaire et apprendront qu'il s'agit d'un tamanoir qui mange les fourmis. Les deux anti-héros ne se confronteront pas à une scène d'anthropophagie, mais à celle de cet être à la frontière du réel et du fantastique.

Les précisions temporelles n'abondent pas dans la BD. Au chapitre 31, les personnages montent dans un navire qui, croient-ils, les ramèneront à Paris. Incidemment, le lecteur apprend que leurs aventures rocambolesques aura duré 72 jours. M. Lakonik et Melle Carpe s'apprêtent à faire mieux que Le Tour du monde en 80 jours! Certes, ce n'est qu'un tour de quelques pays africains, mais, peu aguerris comme les héros verniens à l'imprévu et aux mille dangers, ils n'auraient pas démérité! C'est sans compter sur la malice de l'auteur qui les fait repartir dans un périple plus long, cette fois-ci dans un tour du monde ....mais en un an. Le clin d'oeil de Jean Bruller est manifeste dans ce chapitre 37 dans lequel il signale que ces anti-héros "tentent le record de vitesse autour du monde".

Les Voyages extraordinaires de Verne mènent  les personnages dans des dangers de toutes sortes, avec une omniprésence de la souffrance et de la mort, mais avec à la clé une probable découverte paradisiaque. La truculence du récit de Jean Bruller rejoint plutôt le côté burlesque des films muets de Charlie Chaplin et de Buster Keaton (notamment La Croisière du Navigator dans les chapitres 31-32). La dimension exagérée de l'enchaînement mécanique et virevoltant des péripéties se réfère aux contes philosophiques de Voltaire. Le paradis pour M. Lakonik et Melle Carpe réside dans une vie bien réglée comme avant leurs aventures, et dans la tranquillité d'une vie conjugale. Il faut savoir se contenter de cultiver son jardin, ou, comme le mentionne le chapitre 36 de "cultiver l'oranger" , et ce, de façon improbable, car les Iles Antipodes, où les personnages avaient eu l'intention de vivre avant l'éruption volcanique, ne s'y prêtent guère! Cette ultime pirouette marque autant la complicité entre l'auteur et son lecteur cultivé que la veine comique, loin de l'univers sombre de nombreux récits de Jules Verne.

 

Alain de Saint-Ogan: jeux d'influence mutuelle 

Allez lire la page consacrée à Jean Bruller et à Saint-Ogan

Autres influences

Analyse à venir ultérieurement.

Pour le moment, je vous renvoie pour une première approche à "Jean Bruller et Le Mariage de Monsieur Lakonik, un Christophe moderne?" de Jacques Tramson, dans l'ouvrage collectif dirigé par Georges Cesbron et Gérard Jacquin, Vercors et son oeuvre, Paris, L'Harmattan, 1999, pages 23 à 31. Cliquez ici pour pouvoir l'acheter en version papier ou en version numérique.

Découvrez l'univers de Christophe, en particulier le Sapeur Camember, le savant Cosinus, et Plick et Plock. Vercors évoqua explicitement Christophe auprès du doctorant Radivoye Konstantinovic qui offrit une synthèse du parcours du double artiste: Vercors, écrivain et dessinateur, Paris, Klincksieck, 1969.

Allez aussi faire connaissance de Rodolphe Töpffer (1799-1846), notamment sur le site de la société des études töpffériennes. Et aussi de Wilhem Busch (1832-1908) que j'évoquerai particulièrement sur ma page Pif et Paf, série inspirée de Max et Muritz (1865) à lire ici en intégralité. Un  Max et Muritz qui inspira auparavant, en 1897, Rudolph Dirks premier père de Pim, Pam, Poum (ou encore sur ce site).

 

Article mis en ligne le 2 janvier 2012, complété le 1er octobre 2017 ("L'influence des Voyages extraordinaires de Jules Verne")

 

 

 

 

 

Copyright (c) 2006 N Gibert. Tous droits réservés.