Episode
3: Un
petit bijou de Jean Bruller...Cette bande dessinée met
en scène dans le texte et dans l'image Monsieur
Lakonik, sourd, et Melpomène Carpe, muette (alors que
Melpomène est la Muse du chant!), qui, sans
le savoir, se suivent dans d'improbables et désopilantes
aventures avant de convoler en justes noces. L'artiste
manie le trait avec plaisir et brio: trait d'esprit,
trait de crayon, trait de plume.
Vous pouvez lire ensuite la résolution
de l'enquête à la page Jean
Bruller, Nathan et Citroën.
Deux planches ci-dessous destinées à comprendre mon
article "Jean Bruller
et la littérature coloniale pour la jeunesse
de l'entre-deux-guerres: de Loulou chez
les nègres (1929) à Baba Diène et
Morceau-de-Sucre (1937)"
dans la
revue électronique Strenae.
Cliquez
sur
ce lien pour accéder
sur ce site à une analyse complémentaire et rédigée
dans une optique différente.
Analyse
complémentaire:
Préambule:
dates de publication et de rééditions, une oeuvre-charnière
Des
références explicites à des récits antérieurs
Quelques
allusions à Frisemouche fait de l'auto (1926)
et une
réécriture de la Croisière Noire de Loulou chez les
nègres (1929)
Le
retour de Fricasson de Marcel Jeanjean, dans quelques-unes
de ses aventures
Des
réminiscences de Pif et Paf (1927-1929) et des
Mirifiques pérégrinations de Fifi-Tutu-Panpan à travers
le ciel (1928)
Les
influences artistiques
L'influence
des Voyages extraordinaires
de Jules Verne
Alain
de Saint-Ogan: jeux d'influence mutuelle
Autres
influences
Préambule:
dates de publication et de rééditions, une oeuvre-charnière
1931:
année de l'Exposition Paris-Vincennes, triomphe de l'apogée
de l'Empire colonial, qui accueillit de début mai
à novembre 8 millions de Français; année de publication
en album de Tintin au Congo; année de publication
de la seule bande dessinée de Jean Bruller, Le Mariage
de Monsieur Lakonik, chez l'éditeur Paul Hartmann.
Hartmann
était désormais son éditeur régulier: après s'être auto-édité
pour 21
Recettes pratiques de mort violente
(1926) et
Hypothèses sur les amateurs de peinture
(1927), il accepta qu' Un
Homme coupé en tranches
soit recueilli par Hartmann. On apprend dans une lettre
de Bruller à Hartmann du 5 septembre 1929 que le jeune
artiste prit en charge l'illustration de Deux
Fragments d'une Histoire universelle. 1992
d'André Maurois en même temps qu'il confia son propre
album Un Homme coupé en tranches à l'éditeur.
Entre 1929 et 1931, il illustra de nombreux ouvrages
édités par Hartmann et continua son aventure éditoriale
conjointe avec Le Mariage de Monsieur Lakonik.
Sur
l'album original ne figure aucune date de publication,
mais grâce à la revue bi-mensuelle La Quinzaine critique
de Pierre de Lescure à laquelle Jean Bruller participa
de 1929 à 1932 (
Allez à la rubrique "Jean
Bruller chroniqueur"),
nous savons que la bande dessinée parut fin novembre-début
décembre 1931.
Elle est en effet annoncée dans le n°41 du
10 décembre de cette année-là, puis dans le n°42
du 25 du même mois. Elle fut rééditée en février 2000
par le CNBDI (Centre national de la bande dessinée et
de l'image), en 2011 par Portaparole.
De
gauche à droite: 1931 - 2000 - 2011
Selon
moi, cette bande dessinée de 1931 fonctionne comme une
oeuvre-charnière à plus d'un titre:
-
D'un point de vue idéologique, elle marque une évolution
notable de Jean Bruller, une conscience plus aiguë
du monde qui l'entoure. L'oeil artistique est politisé
dans les chapitres 21 à 28, comme je le montre dans
mon article "Jean Bruller
et la littérature coloniale pour la jeunesse
de l'entre-deux-guerres: de Loulou chez
les nègres (1929) à Baba Diène et
Morceau-de-Sucre (1937)"
dans la
revue électronique Strenae.
Dans cette oeuvre,
l'anti-colonialiste a
rejoint le pacifisme antérieur de plusieurs années de
Jean Bruller, alors que Pif
et Paf chez les cannibales
(1929) et Loulou
chez les nègres
(1929) n'allaient absolument pas en ce sens. Dans sa
BD de 1931, Bruller jette un regard critique sur le
jeune homme de 1924-1925 qu'il fut pendant son service
militaire, quand il décrit la ville de Tunis comme il
la voyait à l'époque. Il jette un regard critique sur
cet aveuglement qui perdura encore plusieurs années. Sans recul, sans réflexion sur
l'Empire colonial. Les années 1929-1931 sont charnières,
car Jean Bruller se débarrassa de ce conditionnement
idéologique. C'est au cours de ces années en effet qu'il élargit
et renforça son réseau littéraire: André Chamson, Charles
Vildrac, Claude Aveline, Jean Tardieu, etc., et
Jeanne sa première épouse rencontrée en 1928 qui accéléra
ses rencontres. Beaucoup se prononçaient dès avant ces
années contre le colonialisme. Notamment certains signèrent
la pétition contre la guerre du Rif en 1925.
Jean
Bruller s'est-il rendu à l'Exposition coloniale de 1931
où notamment Citroën avait son stand? Il ne le spécifie
pas dans Cent
ans d'Histoire de France.
Les habitués de mon site savent désormais que Vercors
fut très vague sur son parcours de l'entre-deux-guerres.
Ce sont donc les archives que je dépouille progressivement,
d'une bibliothèque à l'autre, qui parlent à sa
place. Le personnage de l'anti-héros qu'est Lakonik
part bien malgré lui pour la mission "John Citron".
Ces chapitres du Mariage de Monsieur Lakonik sont
le lieu d'une critique, publiée justement au terme de
l'Exposition (fin novembre) et composée au moins en
partie pendant les mois de cet événement majeur.
-
D'un point de vue philosophique, et malgré l'humour
de la bande dessinée, Jean Bruller met en scène l'incommunicabilité
entre les êtres et leur solitude profonde, avec un Lakonik
sourd et une Melle Carpe muette ayant bien du mal à
se rencontrer. Cette opacité des hommes, déjà présente
dans Un Homme coupé en tranches, trouvera son
apogée dans La
Danse des vivants
(1932-1938). Cette BD réunit les "deux Bruller":
la truculence humoristique et le plaisir évident de
l'écriture au second degré et du dessin d'un côté; de
l'autre, l'inquiétude philosophique. En 1931, cet album
est classé dans la littérature de jeunesse; en 2000,
il est mentionné comme "Ado-adultes", ce qui
me paraît plus justifié.
-
D'un point de vue artistique, elle est signifiante à
la fois d'une clôture et d'une ouverture: clôture d'une
carrière des années 20 dans la littérature pour la jeunesse
et les dessins pour les revues légères. Cela ne veut
pas dire qu'il abandonna cette voie dans les années
30, il y revint, désormais plus ponctuellement, et accorda
une place majeure à une œuvre plus sombre. Cette ouverture fut à destination des
adultes. C'était son ambition première, et ce, dès le
début de sa carrière. Vercors fut "lakonik"
sur ses années 20 en omettant d'évoquer avec clarté
et précision sa participation écrite et dessinée dans
les revues légères, tout comme ses illustrations pour
les livres dédiés au jeune public. Il réécrivit son
passé. Jean Bruller naviguait tout autant dans cette
optique, à mon avis. Dans le fonds Hartmann, j'ai retrouvé
une sorte de curriculum vitae datant de 1931.
Jean Bruller liste précisément ses ouvrages, les
siens comme ceux qu'il illustra. Puis finit ainsi: "De
nombreux ouvrages pour la jeunesse" [...].
Aucun n'est nommément cité, comme si, dès cette époque,
il ne tenait pas à être catalogué parmi les auteurs
pour la jeunesse, de peur que son image ne restât rivée
à cet étiquetage. Néanmoins, Jean Bruller tenait à ce
travail qui le faisait vivre économiquement et lui procurait
un plaisir intellectuel évident. Agrément qu'il minimisera
dans son récit rétrospectif, soit en rabaissant ce travail
à de simples commandes d'éditeurs - sauf Patapoufs
et Filifers à qui
il réserva une place de choix -, soit en taisant purement
et simplement beaucoup de collaborations, au point
de ne pas même mentionner au minimum les titres
de ces ouvrages. Le Mariage de Monsieur Lakonik fonctionne
d'autant plus comme un tournant dans sa carrière qu'il est truffé, dans
un art maîtrisé de l'écriture, de références à
cette littérature pour la jeunesse qu'il illustra, voire
qu'il écrivit, tout ou partie. Comme un hommage. Comme
un adieu. Comme
un aveu?
Des
références explicites à des récits antérieurs
1)
Quelques
allusions à Frisemouche fait de l'auto (1926)
et une
réécriture de la Croisière Noire de Loulou chez les
nègres (1929)
- Au chapitre
4, Lakonik est enfermé dans un asile en compagnie de
deux fous. Le colosse à barbe rouge se prend
pour le petit Chaperon rouge et l'autre personnage pour
"un chien, oua! oua! de berger!". Ces
deux aliénés veulent mettre à mort Lakonik qu'ils assimilent
à un "loup", d'autant plus que Lakonik,
parce que sourd, répond systématiquement "Euh...Parfaitement...".
Outre ce comique de répétition interne au texte, on
décèle le lien avec Frisemouche accompagné de son chien,
rêvant notamment du petit chaperon rouge après avoir
pénétré dans l'obscure forêt en clamant au garçon qui
lui demande s'il ne va pas avoir peur des loups:
- Des loups!
Ah! là, là! Qu'est-ce que c'est qu'un loup à côté d'un
lion? Si vous m'aviez vu tout à l'heure, vous ne trembleriez
pas pour moi".
L'association
des deux récits, combinée avec Loulou chez les nègres,
s'accentue au chapitre 5 lorsque le pensionnaire de
la chambre 27 est présenté comme suit:
"C'est
encore ce cochon qui se croit un tigre en train de beugler
comme un âne! [...] Les gardiens ne sont pas rassurés
du tout. Ce tigre a l'air rudement costaud. Si seulement
au lieu de se croire tigre, il se croyait lapin!".
Jean Bruller s'amuse
à mélanger divers épisodes des récits de 1926 et de
1929. En effet, au lieu de rencontres nocturnes inquiétantes
dans la forêt, Frisemouche ramasse un lapin mort laissé
par un braconnier. Cette anecdote, cliché dédramatisé
des récits d'aventures, se retrouve dans Loulou
chez les nègres, au moment où de nuit Ben Azout,
un des compères de Loulou, croit qu'un félin rôde
alors qu'il s'agit d'un âne inoffensif en train de braire.
Beau condensé des deux premiers récits qui signifie
ou bien qu'un Jean Bruller sans imagination reprend
l'inventio de sa bande dessinée à des récits
qu'il a lus et/ou illustrés, ou bien qu'il avoue l'air
de rien qu'il serait le père de tout ou partie des deux
récits antérieurs.
- Ce sont surtout
les chapitres 21 à 28 qui parodient explicitement la
traversée du Sahara de Loulou. Je vous conseille de
vous reporter à mon article "Jean Bruller
et la littérature coloniale pour la jeunesse
de l'entre-deux-guerres: de Loulou chez
les nègres (1929) à Baba Diène et
Morceau-de-Sucre (1937)"
dans la
revue électronique Strenae
(à paraître début 2012),
ainsi qu'aux deux planches que vous lirez au début de cette
page de mon site. J'ajoute un élément qui passerait pour un détail
si on ne le lisait dans
deux sens. Lisez plus haut le chapitre 25 du Mariage
de Monsieur Lakonik, précisément la vignette montrant
les Berbères attaqués par des Touaregs:
"[...]
les Berbères sont [...] exterminés par un groupe de
soixante Touaregs, qui les ramènent vers le Sud. Monsieur
Lakonik, tout en notant une certaine similitude avec
une marche vers le Nord, sombre dans le plus noir
découragement".
Si
on ne lit que cette bande dessinée, la phrase que j'ai
soulignée, renvoie à la vignette précédente: "un
groupe de dix-huit Berbères, qui les mènent vers le
Nord". Logique diégétique imparable. Mais,
si on relie cette petite phrase anodine perdue dans
un flot de péripéties exotiques au chapitre II de Loulou
chez les nègres, alors cette phrase prend un tout
autre sens. Dans ce chapitre II ("Où Loulou et
ses amis redoutent une agression de pilllards"),
le héros et ses amis Fred et Ben Azout assistent de
loin "dans la direction du sud" à l'assaut
de
Touaregs contre une caravane. Echec des Touaregs
et conclusion du chapitre: "les pillards étaient
déjà loin à l'est, et [...] la caravane continuait sa
route vers le nord...". Est-ce cela cette "certaine
similitude avec une marche vers le Nord"?
Soit Jean Bruller fit un clin d'oeil malicieux à Alphonse
Crozière pour rappel de leur collaboration complice
autour de Loulou chez les nègres. Soit c'est
un aveu très très discret de sa paternité dans l'écriture
de ce récit de 1929. Faut-il lire entre les lignes un
aveu?
2)
Le
retour de Fricasson de Marcel Jeanjean, dans quelques-unes
de ses aventures
Pour se faire une idée générale du parcours artistique
de Marcel Jeanjean, lisez "Marcel Jeanjean au-delà
des cocardes" dans Pégase, Revue de l'Association
des Amis du Musée de l'Air, n° 103, octobre 2001. Sinon,
lisez son autobiographie, Des ronds dans l'air. Souvenirs
illustrés.
- Le comique s'accroît
avec ces deux héros adultes partis non avec un chien,
mais chacun avec un kangourou, mâle pour Lakonik et
femelle pour Melle Carpe. Kâlin et Kâline suivent leurs
maîtres souvent attachés en laisse, comme cette autruche
de Monsieur Baronnet rencontré dans la ville de Bangui. Et tous
ces détails rappellent les autruches de Fricasson dont
j'avais déjà parlé dans ma page Loulou
chez les nègres.
- Les dessins
du chapitre 25 (planche au début de cette page de mon
site) avec un Lakonik ficelé et emmené sur un dromadaire
ne rappellent-ils pas Fricasson subissant le même sort?
Regardez la quatrième ligne de ce
site, image de droite.
- L'éruption volcanique
suivie du voyage inopiné en dirigeable, Lakonik dessus, Melle Carpe accrochée à Kâline, elle-même
cramponnée à un fil du dirigeable (chapitres 37 et 38),
l'épisode du naufrage au pôle nord (chapitres 33 et
34) ne sont-ils pas un souvenir des Nouvelles Aventures
de Fricasson (1926), en particulier la quatrième
des six histoires, Fricasson pilote de dirigeable?
Il est bien étonnant
(mais pas impossible) qu'Alphonse Crozière et Jean Bruller aient été tous
deux inspirés par Marcel Jeanjean... Cela nous interroge sur
la paternité de Frisemouche et Loulou, encore une fois.
3)
Des
réminiscences de Pif et Paf (1927-1929) et des
Mirifiques pérégrinations de Fifi-Tutu-Panpan à travers
le ciel (1928)
Compliquons l'énigme,
ou rendons-la encore plus passionnante, c'est selon...
- Jean Bruller
illustra la série des Pif et Paf d'Hermin Dubus
entre 1927 et 1929. Les trois albums furent publiés
par Nathan. Sur ce
site, on lit les premières pages du premier
tome, Pif et Paf les deux garnements. Je
me permets de reproduire les pages qui, j'en suis
persuadée, vont bientôt vous intéresser si vous les
reliez au chapitre XXI du Mariage de Monsieur Lakonik
(en haut de cette page de mon site):
L'éhonté plagiaire!, vous exclamerez-vous. Dans sa bande dessinée
de 1931, Jean Bruller a copié un élément de l'histoire d'Hermin
Dubus! Ne le condamnnez pas si promptement: un autre
a croqué en une phrase ce même épisode de 1927. Il s'agit
d'Alphonse Crozière dans Loulou chez les nègres!
Soit deux ans avant Bruller. Au chapitre I, le héros
Loulou lance à une petite fille: "Me faire mettre
à la broche!... Et ma carabine!... D'abord, on les a
mis à la broche les cannibales; ils ne mangent plus
que des bonhommes en pain d'épice...". Je
vous laisse vous torturer l'esprit avec cette donnée
nouvelle, et je reviendrai
dans ma page Pif
et Paf sur ces
réseaux incontestables entre ces livres pour la jeunesse...
qui ont constamment pour fil directeur Jean Bruller. Cela
ne laisse-t-il pas perplexe?
- Chapitre
IV de notre enquête:
Où le livre pour la jeunesse Les
Mirifiques pérégrinations de Fifi-Tutu-Panpan à travers
le ciel (1928)
de Jean Montaigne, illustré par Jean Bruller et édité
par Fernand Nathan, qui offre des réminiscences de Fricasson
de Marcel Jeanjean, des héros de Deux
Fragments d'une histoire universelle. 1992
d'André Maurois et anticipe Le Mariage de Monsieur
Lakonik, nous trouble encore davantage.
Les
influences artistiques
L'influence
des Voyages extraordinaires
de Jules Verne
Jean
Bruller-Vercors a été plusieurs fois influencé par l'univers
de Jules Verne. Dans mon article sur La
Préhistoire et son imaginaire,
je rapproche Les Animaux dénaturés du Village
aérien de Verne. De même, le titre de son récit
de voyage Les Divagations d'un Français en Chine
(1956) calque explicitement Les
Tribulations d'un Chinois en Chine (1879). Et on
peut déceler dans l'ultime récit métaphorique Le
Commandant du Prométhée
(1991) quelques motifs de
l'histoire des Voyages et aventures du capitaine
Hatteras (1866): le voyage maritime des personnages
s'effectue sous les ordres seulement épistolaires d'un
mystérieux capitaine invisible. Dans le récit de Vercors,
le commandant est lui-même une présence fantomatique
et il le restera puisqu'il s'agit du Grand Architectecte
dont on ne saura pas s'il existe ou non. Ce commandant
ne reçoit aucune identification dans le titre et dans
l'histoire, quand Hattteras, mentionné dans le titre
du roman vernien, se fera connaître au cours du voyage
et indiquera le lieu à atteindre. Le héros de Vercors,
quant à lui, ne connaîtra pas la destination finale,
si ce n'est symboliquement sous la forme de la mort.
Les dangers de ces deux voyages initiatiques sont donc
bel et bien présents et sont redoublés par le contact
difficile entre les hommes. Chez Vercors également,
les relations humaines sont quasiment absentes, le capitaine
n'ayant aucun accès à la soute pour voir ses matelots.
De plus, il doit faire face à une mutinerie à bord qui
le laisse affaibli avant l'assaut fatal.
L'influence
de Jules Verne se retrouve donc sous la plume de Vercors.
Aussi n'est-il pas étonnant de trouver des réminescences
des Voyages extraordinaires sous le trait
de crayon de l'auteur du Mariage de Monsieur Lakonik
qui, il n'est pas inutile de le rappeler, appartient
à une génération fascinée par les récits d'anticipation
du visionnaire Jules Verne. Ce dernier s'est lui-même
clairement inspiré des Nouvelles extraordinaires
d'Edgar Allan Poe. Entre 1895 et 1897, Verne proposa
même une suite au Sphinx des glaces de Poe. Cette
filiation faite d'admiration se retrouve chez Vercors
qui illustra en 1929 Le Corbeau de Poe, puis
en 1942 Silence, Ombre et L'Ile de
la fée.
Des
chapitres du Mariage de Monsieur Lakonik ont
des références à des oeuvres verniennes précises. Ainsi,
dans le chapitre 17, M. Lakonik embarque, en rêve, dans
un "ballon sphérique à destination du Paradis",
avant qu'un immense oiseau au bec crochu ne l'attaque.
Brusque réveil de Lakonik endormi sur une caisse
embarquée pour un voyage en Afrique. Cet épisode n'est
pas sans liens avec Cinq semaines en ballon (1863).
Le Docteur Fergusson parcourt l'Afrique d'est en ouest,
et c'est à partir de son regard qu'une Afrique de stéréotypes
et d'imaginaires se dessine, comme pour M. Lakonik et
Melle Carpe. Le chapitre 33 de la BD met en scène les
deux protagonistes sur une grande île flottante qui
va fondre au fur et à mesure pour les embarquer
dans de nouvelles aventures truculentes au chapitre
suivant. Jean Bruller a manifestement repris ce motif au
roman Le Pays des fourrures (1873).
L'Ile
mystérieuse (1875) se présente comme une robinsonnade
avec des colons qui, petit à petit, dénaturent l'île.
Les naufragés sentent constamment une présence persistante
autour d'eux, ce qui ne les empêche pas de continuer
à civiliser l'île, avant une éruption volcanique.
Or, dans les chapitres 36-37, M. Lakonik et Melle Carpe,
se retrouvant malgré eux sur les îles Antipodes, près
de la Nouvelle-Zélande, décident de s'installer définitivement
sur l'île et de la cultiver. Rappelons qu'ils le font
chacun de leurs côtés, ne sachant pas pendant tout leur
périple qu'ils vivent les mêmes aventures et se croisent
parfois sans se voir ou se reconnaître. Installés
sur l'île, ils sentent mutuellement la présence
de l'autre et décident au même moment de regarder par-dessus
le mur de leur propriété. Mais les retrouvailles n'auront
pas lieu, car à l'instant même de leur rencontre, une
éruption volcanique les projette en l'air! Au chapitre
37, ils atterrissent donc sur un dirigeable qui leur
permettra de rejoindre Paris, probablement le dirigeable
survolant la Capitale dans un des premiers romans de
Verne: Paris au XXe siècle.
Comme
il s'agit d'une BD avec des anti-héros embarqués dans
un périple burlesque, Jean Bruller désamorce toutes
les difficultés et les aspects inquiétants des récits
verniens. Ce que l'artiste garde avant tout de l'univers
de Jules Verne, c'est ce mélange de compte-rendu du
réel et d'aventures extraordinaires, à la frontière
du fantastique. Par exemple, toutes les données géographiques,
climatiques et ethnographiques sont scientifiquement
exactes. L'itinérance en France de Paris à Laroche (chapitre
11), d'Avellon à Lyon (chapitre 13), puis Marseille
(chapitre 15) puis Tunis (chapitre 16) d'une part, d'autre
part l'itinérance après le chapitre 31 en Antarctique
(chapitres 32-33), aux Iles Antipodes au sud-est de
la Nouvelle-Zélande où les héros arrivent grâce
au courant venant du Zanzibar par Madagascar sont décrites
avec rigueur. C'est le périple en Afrique qui est beaucoup
plus flou, parce que Jean Bruller passe par le regard
de ses deux héros perdus et ignorants de cette terra
incognita. Monsieur Lakonik est le digne représentant
du "Français [qui] ignore la géographie"
(chapitre 24). Après Tunis, le lecteur désireux de suivre
l'itinéraire global des personnages percevra la forêt
tropicale au chapitre 26, à l'intersection du Mali et
du Niger comme le signale la présence des Touaregs.
Jean Bruller fait donc se déplacer ses personnages dans
l'Empire colonial français, sur le continent africain
d'ouest en est avant qu'ils n'embarquent dans un navire
au chapitre 31.
Dans
une optique autant satirique qu'imaginaire, Jean Bruller
fait se côtoyer des animaux africains célèbres pour
leur dangerosité et quelques animaux déracinés de leur
lieu d'origine. Ce déplacement topographique teinté
de consonnance exotique, voire fantastique, sert l'exploitation
narrative et satirique. L'ornythorinque est de Tasmanie,
l'émyde d'Amérique, le Métopocéros (qui rappelle par
sa consonnance le rhinocéros) est un iguane de Saint-Domingue.
Leurs seuls noms ouvrent sur un imaginaire extra-occidental
propice aux voyages extraordinaires.
Dans
Les Enfants du Capitaine Grant (1868), Verne
évoque la distinction entre l'homme et le singe, ainsi
que le cannibalisme. En 1931, à l'époque des représentations
fantasmagoriques de l'Afrique, de ces poncifs racistes
de cannibales incultes plus proches des origines que
les Blancs occidentaux, Jean Bruller met en scène une
seule scène de cannibalisme, celle d'un "myrmecophagaphage"
dévorant un crocodile (chaptitre 28). Les lecteurs curieux,
interpellés par la seule présence de ce nom exotique
dont ils se demandent si l'animal existe vraiment, se
précipiteront sur leur dictionnaire et apprendront qu'il
s'agit d'un tamanoir qui mange les fourmis. Les deux
anti-héros ne se confronteront pas à une scène d'anthropophagie,
mais à celle de cet être à la frontière du réel et du
fantastique.
Les
précisions temporelles n'abondent pas dans la BD. Au
chapitre 31, les personnages montent dans un navire
qui, croient-ils, les ramèneront à Paris. Incidemment,
le lecteur apprend que leurs aventures rocambolesques
aura duré 72 jours. M. Lakonik et Melle Carpe s'apprêtent
à faire mieux que Le Tour du monde en 80 jours!
Certes, ce n'est qu'un tour de quelques pays africains,
mais, peu aguerris comme les héros verniens à l'imprévu
et aux mille dangers, ils n'auraient pas démérité!
C'est sans compter sur la malice de l'auteur qui les
fait repartir dans un périple plus long, cette fois-ci
dans un tour du monde ....mais en un an. Le clin d'oeil
de Jean Bruller est manifeste dans ce chapitre 37 dans
lequel il signale que ces anti-héros "tentent
le record de vitesse autour du monde".
Les Voyages
extraordinaires de Verne mènent les personnages
dans des dangers de toutes sortes, avec une omniprésence
de la souffrance et de la mort, mais avec à la clé une
probable découverte paradisiaque. La truculence du récit
de Jean Bruller rejoint plutôt le côté burlesque des
films muets de Charlie Chaplin et de Buster Keaton (notamment
La Croisière du Navigator dans les chapitres
31-32). La dimension exagérée de l'enchaînement mécanique
et virevoltant des péripéties se réfère aux contes philosophiques
de Voltaire. Le paradis pour M. Lakonik et Melle Carpe
réside dans une vie bien réglée comme avant leurs aventures,
et dans la tranquillité d'une vie conjugale. Il faut
savoir se contenter de cultiver son jardin, ou, comme
le mentionne le chapitre 36 de "cultiver l'oranger"
, et ce, de façon improbable, car les Iles Antipodes,
où les personnages avaient eu l'intention de vivre avant
l'éruption volcanique, ne s'y prêtent guère! Cette ultime
pirouette marque autant la complicité entre l'auteur
et son lecteur cultivé que la veine comique, loin
de l'univers sombre de nombreux récits de Jules Verne.
Alain
de Saint-Ogan: jeux d'influence mutuelle
Allez lire la page consacrée à Jean
Bruller et à Saint-Ogan
Autres
influences
Analyse
à venir ultérieurement.
Pour
le moment, je vous renvoie pour une première approche
à "Jean Bruller et Le Mariage de Monsieur Lakonik,
un Christophe moderne?" de Jacques Tramson, dans
l'ouvrage collectif dirigé par Georges Cesbron et Gérard
Jacquin, Vercors et son oeuvre, Paris, L'Harmattan,
1999, pages 23 à 31.
Cliquez
ici
pour pouvoir l'acheter en version papier
ou en version numérique.
Découvrez l'univers de Christophe, en particulier le
Sapeur
Camember, le savant
Cosinus, et Plick
et Plock. Vercors évoqua
explicitement Christophe auprès du doctorant Radivoye
Konstantinovic qui offrit une synthèse du parcours du
double artiste: Vercors,
écrivain et dessinateur, Paris, Klincksieck, 1969.
Allez aussi faire connaissance de Rodolphe Töpffer (1799-1846),
notamment sur le site
de la société des études töpffériennes.
Et aussi de Wilhem Busch
(1832-1908) que j'évoquerai particulièrement sur ma
page Pif
et Paf, série inspirée
de Max et Muritz (1865) à lire ici
en intégralité.
Un Max et Muritz qui inspira auparavant,
en 1897, Rudolph Dirks premier père de Pim,
Pam, Poum (ou encore
sur ce
site).
Article
mis en ligne le 2 janvier 2012, complété le 1er octobre
2017 ("L'influence des Voyages extraordinaires
de Jules Verne")
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