Jean Bruller, Nathan et Citroën
Cet article est le 5e d'une série de 5 articles sur les liens entre Jean Bruller, Nathan et Citroën. Dans l'ordre: Frisemouche fait de l'auto (épisode 1)/Loulou chez les nègres (épisode 2)/Le Mariage de Monsieur Lakonik (épisode 3)/Les Mirifiques pérégrinations de Fifi-Tutu-Panpan à travers le ciel (épisode 4)/ Jean Bruller, Nathan et Citroën (épisode 5)
Sommaire
Affaire NTH 92.11: Quand l'affaire Frisemouche fait de l'auto (1926) révèle « L'Affaire Citroën »
La collaboration entre Nathan et Citroën ne commença pas en 1926 avec Frisemouche fait de l'auto. Elle débuta en 1924 quand Citroën se lança dans la publicité.
Vue en coupe d'une 10 HP Citroën: l'affiche publicitaire
En 1924, Citroën décida de se lancer à grands frais dans la publicité. Il fit appel à l'éditeur Nathan et à son équipe pour réaliser ses ambitions.
Dans un des bulletins Citroën, la photographie d'une 10 HP Citroën vue en coupe est assortie d'un petit texte vantant leur innovation dans la publicité:
Il semblait que les Parisiens fussent blasés de la publicité murale tant ils sont habitués à voir des affiches. Nous avons voulu néanmoins tenter de forcer leur attention en leur présentant pendant le Salon de l'Automobile une affiche d'une présentation nouvelle: La Publicité Technique! Dès son apparition sur les murs de Paris, chacun s'arrêta devant elle, chacun étudia, commenta, admira la précision du dessin et l'élégance mécanique de la Citroën " Tout Acier " vue en coupe, qu'elle représente. En lançant cette affiche, nous avons ouvert une voie nouvelle à la Publicité, car nous avons deviné qu'en tout français sommeille un ingénieur.
Cette affiche d'une « vue en coupe d'une HP Citroën », c'est la société parisienne « Omnium français de publicité », anciennement « Courbet et Cie », qui se chargea de l'imprimer pour le compte de Nathan, intermédiaire de Citroën. Dans une lettre du 29 octobre 1924, cet imprimeur spécialisé dans l'affiche dit envoyer à Nathan le « modèle Citroën », avant tirage définitif. Les baguettes furent réalisées par les Etablissements Drevet, comme le stipule leur lettre du 12 janvier 1925.
Vue en coupe d'une 10 HP Citroën et vue de son moteur: les tableaux muraux recto-verso
A partir de ce moment, Citroën décida de continuer à faire appel à Nathan pour exploiter cette affiche publicitaire, apparemment sous la forme de tableaux muraux destinés aux écoles, aux concessionnaires de la marque et aux agents de l'entreprise. Du moins, les archives semblent aller dans le sens de mon interprétation.
Le 4 février 1925, Monsieur Masson, sous-directeur commercial de Citroën, passa commande auprès de Nathan de 25 000 « tableaux muraux » avec au recto la vue en coupe de la 10 HP de l'affiche publicitaire, et au verso la vue du moteur, le tout légendé avec soin. Le 9 février, il ajouta 7500 tableaux, ce qui portait le nombre à 32 500. Citroën envoya trois pages de légende. Le 18 février, deux calques furent remis à l'imprimeur « Omnium français de publicité », anciennement « Courbet et Cie ». Le 4 mars, Citroën envoya son bon de commande de 32 500 exemplaires, dont 5000 en langues étrangères. Le 16 mars, Masson remit à Nathan le calque avec la mention de quelques modifications à effectuer. Le 17 du même mois, il envoya une autre missive d'acceptation de la modification suggérée pour la légende n°25.
Le 25 mars, Citroën souhaita un ajout supplémentaire pour les légendes n° 33 et 34. Le dessin définitif devait lui parvenir au plus vite. Le tout fut soumis à l'imprimeur le 27, soit deux jours plus tard. Le 6 avril, Citroën, mécontent, demanda de nombreuses modifications pour la coupe comme pour le moteur de la 10 HP. Le 14 avril, il se montra enfin satisfait pour le dessin du moteur, mais pas pour celui de la coupe globale de la voiture, ses exigences n'ayant pas été respectées. Il désira donc un nouveau calque, à lui remettre rapidement pour approbation. C'est le 16 juin que l'imprimeur termina le modèle définitif. Suivirent ensuite, de juin à septembre, les propositions de tirages dans de nombreuses langues étrangères.
Le rôle de Jean Bruller dans ce projet
En marge de certaines lettres, on peut lire quelques mots manuscrits, soit concernant la tractation financière auprès des imprimeurs, soit concernant la fabrication matérielle proprement dite des dessins (ou l'envoi des épreuves aux imprimeurs).
Bien des fois, j'ai cru déchiffrer l'écriture de Jean Bruller. Pourtant, de trop nombreuses zones d'ombre demeurent pour entériner ce constat. Jean Bruller aurait pu avoir le temps de réaliser l'affiche publicitaire, avant son départ pour son service militaire à Tunis, mais, pour ce premier projet, on ne trouve qu'une lettre avec à la main des renseignements d'ordre économique. J'ai consulté les cahiers des personnels de Nathan à cette période, mais à aucun endroit il n'est stipulé que Jean Bruller était employé sur un poste précis qui l'aurait amené à prendre des décisions de cet ordre-là.
Le second projet démarre en février quand Jean Bruller est à Tunis. Put-il effectuer ce travail? On peut en douter, mais sur les trois pages de légende toutefois, je crois voir l'écriture de Jean Bruller qui modifie la légende du n°25. Or, Jean Bruller était frais émoulu de l'Ecole Breguet qui forma aussi son ami Paul Silva-Coronel employé ensuite chez Citroën. Il connaissait ces aspects d'ordre technique. Toutefois, trop de doutes ne me permettent pas d'entériner une quelconque paternité des dessins à Jean Bruller.
Par contre, pour les ouvrages qu'il illustra chez Nathan, il eut un rôle plus étendu que le simple fait d'inventer des dessins (Cf. plus bas sur cette page).
Pour rappel: Jean Bruller et la publicité
Jean Bruller s'exerça dans le domaine de la publicité, dans des travaux donc ponctuels, et ce, avant et après son service militaire. Rétrospectivement d'ailleurs, Vercors évoqua ce passage en spécifiant qu'il se décida en 1926 à auto-éditer son album 21 Recettes pratiques de mort violente, mettant fin à un afflux de commandes publicitaires. S'il ne fut pas plus disert, il loua toutefois ce travail qui lui apprit les arcanes techniques du métier.
- Allez lire mon article Jean Bruller-Vercors et l'imprimerie dans l'ouvrage collectif L'écrivain et l'imprimeur, Presses Universitaires de Rennes, Collection Interférences, octobre 2010, pp. 337-358.
Il fut le créateur de « Mortes les mites », d' une publicité pour les cigarettes « Lucky Strike » dans le journal Le Figaro n° 154 du 2 juin 1934 à cette page 6 du site Gallica; d'un dépliant publicitaire pour une assurance automobile « La Préservatrice » dont la première page décline le slogan suivant: « Automobiliste! Vous êtes un homme avisé ». Le dessinateur réalisa et imprima lui-même ce dépliant, puisqu'il est clairement estampillé « Atelier J. Bruller ».
Un long travail reste à effectuer pour reconstituer l'ensemble des exécutions publicitaires de Jean Bruller...
Affaire NTH 92.10: Affaire classée
La chronique des Éditions enfantines Citroën (1926-1929)
Frisemouche fait de l'auto (1926) et Toto fait de l'auto (1926)
La volonté de compléter les panneaux pédagogiques avec des livres pour la jeunesse se concrétisa au début de l'année 1926. Là encore, Citroën fit appel à Nathan pour la parution concommitante de l'album Frisemouche fait de l'auto et de l'album à colorier à vocation ludique Toto fait de l'auto. En dépouillant les archives, on entre dans les coulisses de la création matérielle et éditoriale de ce projet. On apprend ainsi de la main de Jean Bruller que le « devis [fut] envoyé le 2 avril 1926 pour compo[sition] et tirage genre Fricasson ». On saisit dès lors les liens indéniables entre Frisemouche fait de l'auto et Fricasson fait de l'auto (1925). Qui de Citroën, Nathan ou Jean Bruller proposa cette parenté? Impossible de le savoir.
Toujours de la main de Jean Bruller, sur la même feuille arrachée d'un petit bloc-notes, on lit que le manuscrit (c'est-à-dire le texte) est vu le 1er juin. Le jour même en effet, Masson, sous-directeur commercial de Citroën, promettait par lettre à Nathan qu'il enverrait prochainement le bon de commande. Le 3 juin, il précisa qu'il souhaitait voir figurer sur les albums « Éditions enfantines Citroën ». Citroën commanda 10 000 albums Frisemouche fait de l'auto au prix unitaire de 12,50 francs, et 10 000 exemplaires de Toto fait de l 'auto au prix unitaire de 2,15 francs, tous deux semblables aux exemplaires soumis à Citroën. Le bon de commande stipule que les ouvrages devraient être progressivement livrés dans l'entrepôt de Javel que possédait Citroën. En outre, Frisemouche fait de l'auto serait luxueusement proposé dans un étui cartonné, dont le bon de commande daté du 18 septembre décline le prix de 510 francs.
Sur la feuille arrachée du bloc-notes est inscrit de la main de Jean Bruller que le manuscrit fut envoyé à l'imprimeur de Compiègne le 10 juin 1926. Le 25 juin, Citroën demanda à contrôler les épreuves des deux exemplaires avant tirage afin d'apporter si nécessaire des modifications, ou bien de fournir le bon à tirer. C'est seulement le 1er octobre que, toujours de l'écriture de Jean Bruller, on sait que 10 albums de Frisemouche fait de l'auto et 12 albums à colorier de Toto fait de l'auto furent livrés à Citroën en tant qu'avance sur la commande globale. Aucun renseignement n'est fourni sur les raisons de ce retard. Citroën donna son aval, car les livraisons de 10 000 albums Frisemouche fait de l'auto et 10 075 albums Toto fait de l'auto s'échelonnèrent entre le 5 et le 25 octobre.
Ce sont les établissements Ruckert (photograveurs) qui s'occupèrent de Toto fait de l'auto, un album comprenant cinq planches couleurs et quatre en noir et blanc (lettres du 11 et du 24 juin 1926 des Établissements Ruckert à Nathan). Quant à Frisemouche fait de l'auto, il fut confié aux Papeteries Navarre pour les illustrations, « La Persévérante » concocta la maquette de couverture, « dans le genre L'Union latine » (celui-là même qui édita les aventures de Fricasson), le groupe « Cartonnages et Reliures en tous genres » confectionna les étuis.
Le 24 décembre 1926, Nathan proposa à Citroën une remise de 33% sur sa commande totale. Le 11 janvier 1927, Citroën accepta un escompte de 5% proposé par Nathan « dans le but de participer aux ennuis et frais qui nous ont été occasionnés par la mise en vente du livre". Comme je vous l'ai signalé un peu plus haut, je ne puis vous en dire davantage sur les motifs qui retardèrent la fabrication des ouvrages. Cet accroc fut probablement à l'origine de relations commerciales plus distendues entre Citroën et Nathan.
Dans le catalogue de jouets Citroën de 1927, les Editions enfantines Citroën sont à l'honneur, comme vous pouvez le constater ci-dessous:
Cette trouvaille du catalogue de 1927 permet de voir la première de couverture de Toto fait de l'auto. Il est à craindre qu'on ne retrouve aucun exemplaire d'un album à colorier que les familles durent jeter une fois le coloriage terminé.
Les dessins de cette couverture sont-ils de Jean Bruller? Sur cette couverture, je dirais non. Mais sur les autres pages intérieures?
Pierrot aura son auto (1929)
En avril 1927, puis en novembre 1928, Nathan commanda à Citroën quelques albums de Frisemouche fait de l'auto pour quelques clients. Mais les autres archives tendent à prouver que les Éditions enfantines Citroën furent un fiasco commercial.
D'une part, début 1929, Citroën sortit Pierrot aura son auto. Le petit texte et les dessins, que j'ai pu obtenir en fac similé, incitaient les enfants à colorier rapidement l'album Pierrot aura son auto, puis à l'envoyer dans le courant du mois de mars à Citroën. Les cent plus rapides se virent offrir Frisemouche fait de l'auto, sans doute pour écouler les invendus. Quoi qu'il en soit, on peut légitimement le penser, puisque les Éditions enfantines Citroën connurent une éphémère existence et ne comportèrent réellement qu'un seul album véritable, en dehors d'un album de coloriage (Toto fait de l'auto) et d'un album de relance publicitaire (Pierrot aura son auto): c'est Frisemouche fait de l'auto.
D'autre part, Nathan s'enquit du résultat des ventes et sembla s'inquiéter du peu de succès de Frisemouche fait de l'auto, puisque le 22 septembre 1927 il quêta auprès de Citroën l'autorisation de faire sa propre publicité de l'album. Citroën accepta dans sa réponse du 27 septembre l'épreuve du cliché tiré à 10 000 exemplaires, avec quelques menues modifications. Mais il refusa fermement le 30 septembre puis le 5 octobre de prendre en charge les frais afférents à ladite publicité. Il ajouta même qu'il ne lui était « pas possible de consentir de remise sur nos prix de tarifs aux instituteurs ayant répondu à votre petit entrefilet, ces clients éventuels pourraient être indisposés vis-à-vis de notre marque qui leur aurait fait des promesses non tenues ».
Le 28 septembre, Jean Bruller créa le bon à tirer pour faire la publicité de Frisemouche fait de l'auto, vendu au prix de 22 francs. On reconnaît en effet son écriture sur cette publicité à imprimer. C'est de sa main que les modifications demandées par Citroën sont effectuées avant que la publicité ne soit imprimée: mention du format de l'ouvrage, précisions dans le nom de la société Citroën, adresse.
Retour sur Fifi-Tutu-Panpan
Dans ces conditions, le contexte de création des Mirifiques pérégrinations de Fifi-Tutu-Panpan à travers le ciel de Jean Montaigne et de Loulou chez les nègres s'éclaire.
J'avais émis l'hypothèse que les notes de bas de pages contenues dans le texte de Jean Montaigne pouvaient fort bien avoir été écrites par Jean Bruller. Il sera sans doute impossible dans l'avenir de le prouver, car le tapuscrit des Mirifiques pérégrinations de Fifi-Tutu-Panpan à travers le ciel est invisible. Néanmoins, on sait que Jean Bruller suivit de près « l'affaire Frisemouche ». Il fut non seulement employé pour effectuer les illustrations de ces quelques albums pour la jeunesse, mais il s'occupa aussi de leurs conceptions éditoriales et suivit leurs impressions de belle facture. Les manuscrits passèrent donc entre ses mains, et pas seulement pour en prendre connaissance en vue de les orner de ses dessins. Il me semble donc que la note de bas de page « Et dire que les habitants de la Terre sont si fiers de leurs odieuses voitures à pétrole! Pouah! (Cette réflexion est de Fifi.) » prend tout son sens. Une rancoeur, si infime soit-elle, s'installa probablement entre Nathan et Citroën à cause des quelques ratés de l'impression, de la livraison, puis de la vente de Frisemouche fait de l'auto. Dans un geste commercial, Nathan accorda une remise à Citroën fin décembre 1926. Puis le 27 septembre 1927, il dut à ses frais faire la publicité de l'album pour accélérer les ventes. Même si cette décision relevait de son initiative, il espéra - en vain - une aide financière de Citroën, les archives l'attestent. Jean Bruller participa activement à toute l'affaire, aux côtés de Nathan. C'est pourquoi cette note de bas de page susnommée de l'album Les Mirifiques pérégrinations de Fifi-Tutu-Panpan à travers le ciel a de fortes chances d'avoir pour auteur Jean Bruller. L'hypothèse est hautement probable maintenant qu'on sait que Jean Bruller surveilla scrupuleusement tous les méandres de cette affaire. Elle est d'autant plus raisonnable que l'album de Jean Montaigne fut tiré le 28 février 1928. Le projet comportait 4750 exemplaires. Les carnets des honoraires des auteurs dans les archives Nathan sont d'une aide précieuse. Rapprochons les dates: le 28 septembre 1927, Jean Bruller fabriquait le bon à tirer pour la publicité de Frisemouche fait de l'auto, et, logiquement, en ce même dernier trimestre de cette année-là, il réceptionnait le manuscrit de Jean Montaigne, inventait les dessins, et pouvait se permettre de le corriger quelque peu, avant le tirage de février 1928. C'est pourquoi cette note de bas de page sur les automobiles sonne comme un coup de griffe à Citroën. Ce petit conflit concernait davantage Jean Bruller que Jean Montaigne. De plus, les autres notes de bas de pages et une phrase isolée sont glissées non innocemment dans la bande dessinée Le Mariage de Monsieur Lakonik (1931). Selon moi, plutôt que de s'inspirer de l'inventio de cet album de 1928 pour composer sa bande dessinée, Jean Bruller, qui aimait recycler ses textes et ses dessins, signala dans sa BD de 1931 sa paternité dans les menues corrections qu'il apporta au manuscrit de Fifi, en les remaniant légèrement pour les besoins de la narration.
Quand Loulou parut
Sur l'album Les Mirifiques pérégrinations de Fifi-Tutu-Panpan à travers le ciel figure explicitement la date de parution: 1928. En revanche aucune date n'est fournie sur l'album Loulou chez les nègres.
Alors que Vercors lut et retoucha librement la thèse de Radivoye Konstantinovic, Vercors écrivain et dessinateur (Paris, Klincksieck, 1969), il resta étrangement silencieux sur les manques de la bilbiographie. Frisemouche, Fifi et Loulou sont tout bonnement absents. Les albums originaux de Frisemouche et de Fifi, une fois ajoutés à la bibliographie plus complète de Jean bruller, ne posèrent aucun problème de datation.
Consultant les cahiers des honoraires des auteurs dans les archives Nathan pour des motifs étrangers à cette question, j'ai pu constater dans le cahier des honoraires daté de 1928 que le projet Loulou chez les nègres était déjà prévu. Comme pour d'autres textes, aucun inventaire chiffré n'est encore proposé, puisque l'ouvrage n'a pas encore d'existence matérielle. Seuls figurent le nom de l'auteur et le titre du livre. Cette suite non avouée mais indéniable de Frisemouche fait de l'auto semble donc se poser comme une volonté de poursuivre l'aventure éditoriale, cette fois-ci sans Citroën. Cela paraît fonctionner comme une réaction aux conséquences commerciales de l'album de 1926 et comme un pied de nez à Citroën.
Les cahiers des honoraires des auteurs étaient scrupuleusement tenus. Nathan arrêtait ses inventaires au 30 juin de chaque année. Dans l'ordre alphabétique des auteurs sont répertoriés les ouvrages, avec systématiquement les inventaires de l'année, les existants, le nombre d'exemplaires consacrés à la publicité, enfin le nombre d'ouvrages vendus dans l'année. Dans le cahier des honoraires de 1929 apparaît Loulou chez les nègres dont le tirage fut finalement effectué le 16 avril 1929 à 5000 exemplaires. Au 30 juin 1929, il n'en restait plus que 4892, 105 ouvrages ayant été déjà vendus, et trois ayant été consacrés à la publicité. Cela signifie qu'à l'heure actuelle sont susceptibles de circuler 108 exemplaires de ce tirage, et c'est tout. Vous allez comprendre pourquoi dans le paragraphe qui suit.
Suivons en effet les ventes et les aléas: dans le cahier des honoraires 1929-1930, on apprend que Nathan procéda à un second tirage de 4000 exemplaires le 7 octobre 1929. C'était pour remplacer les 4040 volumes détruits par un incendie qui ravagea les locaux de réserves chez Nathan. Il ne s'agit pas de l'incendie de la Rue des Fossés du 16 septembre 1927. Lors de ce second incendie, beaucoup d'autres ouvrages furent endommagés, comme celui de Jean Montaigne illustré par Jean Bruller. Ainsi un second tirage des Mirifiques pérégrinations de Fifi-Tutu-Panpan à travers le ciel fut effectué le 27 octobre 1929. Un tirage de 3150 exemplaires pour compenser les 2857 volumes partis en fumée.
Il est intéressant de voir l'évolution des ventes de ces deux albums. Voyez pour Loulou chez les nègres:
Inventaire du 30 juin 1928
Tirage du 16 avril 1929: 5000
Existants au 30 juin 1929: 4892
Publicité: 3
Vente: 105
Inventaire du 30 juin 1929: 4892
Tirage du 7 octobre 1929: 4000
Volumes détruits par incendie: 4040
Existants au 30 juin 1930: 3432
Publicité: 11
Vente: 1409
Inventaire du 30 juin 1930: 3432
Existants au 30 juin 1931: 2921
Publicité: 57
Vente: 454
Inventaire du 30 juin 1931: 2921
Existants au 30 juin 1932: 2766
Publicité: 0
Vente: 155
Inventaire du 30 juin 1932: 2766
Existants au 30 juin 1933: 2572
Publicité: 2
Vente: 192
Voici, pour comparaison, les chiffres concernant Les Mirifiques pérégrinations de Fifi-Tutu-Panpan à travers le ciel de Jean Montaigne:
Inventaire du 30 juin 1928 (tirage du 28 février 1928): 4750
Existants au 30 juin 1929: 3330
Publicité: 49
Vente: 1371
Inventaire du 30 juin 1929: 3330
Tirage du 27 octobre 1929: 3150
Volumes détruits par incendie: 2857
Existants au 30 juin 1930: 2786
Publicité: 3
Vente: 834
Inventaire du 30 juin 1930: 2786
Existants au 30 juin 1931: 2324
Publicité: 3
Vente: 459
Inventaire du 30 juin 1931: 2324
Existants au 30 juin 1932: 2076
Publicité: 12
Vente: 236
Inventaire du 30 juin 1932: 2076
Existants au 30 juin 1933: 1958
Publicité: 4
Vente: 114
L'auteur de Frisemouche fait de l'auto par la génétique et la paléographie
Que révèle la génétique?
Tel un enquêteur, le chercheur en littérature peut débrouiller une énigme par le biais de la génétique. Il exhume le ou les manuscrit(s) susceptible(s) de cerner le processus de création et de production d'un livre. Philippe Lejeune rappelle ainsi la définition de la génétique (et plus longuement sur cette page):
[...] ce n'est pas exactement l'étude des brouillons, ou «avant-textes»: ils ne sont que les lieux ou les moyens, certes privilégiés, de la recherche, mais parmi d'autres possibles. Un «dossier génétique» peut inclure des lettres, des entretiens, des témoignages extérieurs, etc. Le but de la génétique est de comprendre pourquoi et comment quelqu'un a créé quelque chose. Que ce soit un texte, un tableau, une symphonie, un film. Ce n'est pas une «méthode critique» particulière, comme les diverses méthodes ou approches psychologiques, sociologiques, poéticiennes ou autres… Ces méthodes-là, d'ailleurs, elle peut elle-même à l'occasion les mettre à contribution, parmi d'autres instruments de description ou d'interprétation. Ce qui lui est propre, c'est la dimension diachronique de l'étude: elle va faire l'histoire d'une production. Comme toute science historique, elle aura ses exigences et ses méthodes: l'établissement de toutes les traces laissées par le processus de production, leur description méticuleuse, leur chronologisation [...].
Frisemouche fait de l'auto se présente sous la forme d'un tapuscrit dans les archives Nathan. Ce tapuscrit comporte une page de garde sur laquelle il est inscrit le nom de l'auteur, suivi du titre de l'oeuvre en majuscules. Suivent 30 pages recto numérotées en haut - 1 -; - 2- ; - 3 -, et ainsi de suite jusqu'à 30. En bas de cette dernière page se trouve encore une fois le nom de l'auteur.
Un dernier feuillet, ajouté ultérieurement (le papier n'est pas le même), répertorie la table des matières définitive. Et nous découvrons également, cette fois-ci sous la forme manuscrite, le brouillon de ce dernier feuillet, avec des variantes puisque cette ultime feuille manuscrite se lit comme la tentative de trouver les titres de chaque chapitre de Frisemouche fait de l'auto.
On peut donc dire que le texte primitif ne semble pas avoir été pensé initialement avec des titres de chapitres. Chacun d'entre eux est noté simplement I, II, III, etc. sur le jeu de 30 feuillets tapuscrits. Juste sous cette numérotation primitive et à même le texte tapé ont été ajoutés à la main les titres définitifs. Ces titres ont donc été l'objet d'une démarche postérieure à l'invention du texte.
Ce tapuscrit porte par deux fois - sur la page de garde et sur le 30e feuillet - le nom d'Alphonse Crozière. Ainsi, comme aucun indice ne permet de contredire avec certitude cette preuve matérielle, il convient d'attribuer ce récit pour la jeunesse à Alphonse Crozière, par ailleurs un auteur habitué à travailler pour Nathan.
C'est donc bien la Bibliothèque de l'Heure Joyeuse qui avait raison quand elle attribuait en 1999 le texte à cet auteur d'après le tapuscrit qu'elle avait pu consulter avant de monter l'exposition sur Paul Hartmann, André Maurois et Jean Bruller.
Néanmoins, cette même Bibliothèque n'est pas allée au bout de sa découverte.
Que révèle la paléographie?
Le tapuscrit a évidemment été confié à Jean Bruller pour que ce dernier invente les dessins qui allaient illustrer le récit. Néanmoins, le dossier génétique nous appprend que le dessinateur a retravaillé le tapuscrit. Nathan lui a donné un droit de regard et de retouche sur le texte d'Alphonse Crozière. En effet, c'est bien son écriture qui se lit à même le tapuscrit de 30 feuillets. Jean Bruller a ainsi rectifié quelques mots de-ci, de-là, qui figurent sur l'édition définitive. Comme ce récit était destiné à faire la promotion de Citroën, certains mots comme « petit » ou encore « auto » ont été remplacés par « Citroënnette », par Jean Bruller en personne. De même, dans le chapitre mettant en scène le petit Poucet, il était initialement écrit:
- Tu en es sûr?
- Comme un citron, Poucet.
Cette formule familière « Comme un citron » a été modifiée dans le texte définitif par « Absolument ».
Certaines modifications ont dû être décidées en dehors des interventions visibles de Jean Bruller, à l'ultime moment de l'impression. La « 40 CV" est devenue de manière plus réaliste la « 10 CV". De même, la mère de Frisemouche apparaissait ponctuellement au début de l'invention d'Alphonse Crozière, Jean Bruller n'a pas retouché ce détail, mais celui-ci ne passera pas l'impression:
- Demain, je me rattraperai, tu verras, papa...Oh! Papa, ne me prive pas de sortie.
- Oui, il se rattrapera demain, risqua la maman indulgente.
Mais M. BICHARD était l'homme des résolutions fermes.
Jean Bruller ne fit pas qu'intervenir sporadiquement sur le texte d'Alphonse Crozière. C'est lui qui inventa tous les titres de chapitres. Sur une feuille manuscrite, nous voyons ses recherches de titres et ses repentirs. Et le tapuscrit de Crozière porte l'empreinte des titres définitifs écrits de la main de Jean Bruller. Aussi le dessinateur participa-t-il à sa manière à l'écriture du récit, même si son action scripturale fut peu importante. Du moins, dans le dossier génétique laissé dans les archives Nathan. Rien ne préjuge, dans un sens ou dans l'autre, de la collaboration des deux hommes en amont du tapuscrit.
Retour sur Loulou chez les nègres
Si Jean Bruller put intervenir, même ponctuellement, sur le récit Frisemouche fait de l'auto, on peut s'interroger sur les autres livres pour la jeunesse qu'il illustra chez Nathan jusqu'en 1929. Aussi les notes de bas de pages des Mirifiques pérégrinations de Fifi-Tutu-Panpan à travers le ciel (1928) de Jean Montaigne sont-elles fort intéressantes de ce point de vue-là, comme je le démontre un peu plus haut sur cette même page.
En 1929, sur Loulou chez les nègres, suite indéniable de Frisemouche fait de l'auto, Jean Bruller a très bien pu intervenir sur quelques passages de ce deuxième récit d'Alphonse Crozière. Les carnets des honoraires Nathan sont formels quant à l'auteur de ce récit de 1929. Ces interventions ponctuelles supposées de Jean Bruller demeureront au stade des spéculations, hélas, mais quand on constate qu'en 1927 l'invention du bonhomme de pain du premier tome de l'album Pif et Paf est croquée en une phrase au début du récit de Loulou chez les nègres, puis réutilisée en 1931 pour Le Mariage de Monsieur Lakonik, il y a de quoi s'interroger.
S'interroger modestement sur un Jean Bruller qui, après avoir illustré Pif et Paf, lut le tapuscrit de Loulou chez les nègres et put avoir la possibilité de calquer un élément de l'histoire de 1927 en la réduisant à une anecdote en 1929, avant de la retravailler plus largement en 1931.
Ou bien s'interroger sur la paternité initiale de cette invention du bonhomme de pain. Les cahiers des honoraires auteurs de Nathan ne fournissent systématiquement que le nom de l'auteur du récit et le titre. Jamais l'illustrateur n'est mentionné. Or, pour les trois tomes de Pif et Paf (1927-1929), on peut lire « Hermin Dubus et Jean Bruller ». Pourtant Jean Bruller est bien perçu comme celui qui ne fit qu' illustrer les histoires de Dubus. Est-ce parce que le dessinateur participa aussi aux scénarii des trois récits? Est-ce parce qu'il avait un contrat spécial pour cette série? Le fait d'accoler dans les cahiers d'honoraires, et ce contre les habitudes de l'éditeur, le nom de l'auteur officiel et celui de l'illustratreur apparaît donc comme une incongruité. Inconguité qu'il conviendrait de soulever.
Cette enquête nous aura du moins appris que les méandres des processus de fabrication d'un livre sont complexes. Le produit fini ne nous révèle pas les rouages des interventions: de l'invention du texte à sa fabrication matérielle passant par une relecture prompte à corriger le texte princeps, une décision éditoriale, une impression.
Article mis en ligne le 8 mars 2012 et le 8 avril 2012