Du
dessinateur-graveur à l'écrivain
Vercors
et le CNE
[Cette synthèse a pu être réalisée grâce
aux ouvrages d'Anne Simonin (Les Editions
de Minuit. 1942-1955. Le devoir d'insoumission)
et de Pascal Fouché (Les Editions françaises
sous l'occupation: 1940-1944)]
LES EDITIONS DE MINUIT SOUS L’OCCUPATION
La Création des Editions de
Minuit, maison d’éditions clandestines
La
Pensée libre
Les
Editions de Minuit
L’instigateur de ce projet
Quel nom choisir pour cette maison d’édition?
Le but des
Editions de Minuit
Le circuit
éditorial
Le
fonctionnement interne des Editions de Minuit
Letemps de la maturité: automne 1943- août 1944
Le succès
des Editions de Minuit
L’indépendance
des Editions de Minuit ?
Tableau de
synthèse des publications clandestines
La
sortie de la clandestinité
Une
entreprise légale
Le
but des Editions de Minuit
Une
survie bien fragile: janvier 1945- printemps
1947
Une
équipe instable
Des
résultats financiers catastrophiques
L'émergence
de Jérôme Lindon et le départ de Vercors:
mai 1947- mai 1950
La
perte progressive de ses pouvoirs
La
rupture avec les Editions de Minuit
« Au début de l’année
1940, les éditeurs français fonctionnent au ralenti du fait de la mobilisation
mais aussi de la censure exercée depuis le mois d’août 1939 par le Commissariat
général à l’Information. Fin septembre les réimpressions sont également
soumises au visa de la censure. Le 4 avril 1940, est créé par décret un
ministère de l’Information suite à la formation du cabinet Paul Reynaud le 21
mars ; son titulaire est le député Louis Frossard. Un décret du 10 avril
nomme Jean Giraudoux président du Conseil supérieur de l’Information. Le 15
mai, sont créés des groupements chargés de recenser les besoins en papier et de
sa répartition ».
Ce constat dressé par Pascal Fouché dans l’introduction de son ouvrage
intitulé Les Editions Françaises sous l’Occupation : 1940-1944 souligne à quel point les autorités allemandes sont
conscientes de l’enjeu stratégique de la mise sous tutelle des éditions
françaises. Dès leur arrivée, les Allemands mettent en place deux
administrations pour contrôler les Editions Françaises :
-
la Propaganda-Abteilung Frankreich dont dépendent des services
régionaux appelés Staffeln.
-
L’Ambassade d’Allemagne de qui dépend l’Institut allemand.
Comme ces deux
administrations veulent toutes deux s’occuper de la propagande et de la
surveillance de l’édition, elles vont souvent entrer en conflit durant ces
années d’Occupation, et notamment, en juillet 1942, la Propaganda-Staffel de
Paris est supprimée.
La Propaganda-Staffel promulgue des listes d’interdiction
de livres : pendant l’été 1940, la liste Bernhard censure 143 livres à
caractère politique. La liste Otto, plus complète que la première et datée du
28 septembre 1940, interdit des ouvrages jugés anti-allemands, des œuvres
d’écrivains juifs (et même des livres antistaliniens tant que dura le
pacte germano-soviétique). Tous ces ouvrages ne doivent
plus se trouver en vente. Les Allemands prennent en outre le soin d’y insérer
un préambule qui attribue aux éditeurs la responsabilité de cette liste. Le 4
juillet 1941 sont ajoutées les réimpressions et les nouvelles publications des
ouvrages anglais et américains. Le 22 mars 1942, une deuxième liste Otto
intitulée « liste de la littérature indésirable » nommément signée
par le Président du Syndicat des Editeurs est publiée. Elle est classée par
auteur et non plus par éditeur. S’adjoint à ces listes d’interdiction une
« Liste globale de la littérature à promouvoir ».
Les éditeurs, revenant progressivement de la zone libre,
reprennent leur activité en ayant signé une « Convention de Censure »
qui les engage à publier sous leur propre responsabilité et à s’auto-censurer.
Pour renforcer leur contrôle sur l’édition française, les
Allemands demandent au Comité d’organisation du Livre d’estimer les besoins en
papier des éditeurs, puis ils répartissent cette matière première en
récompensant ceux qui se plient aux nouvelles exigences (ceux qui apportent par
exemple des traductions d’ouvrages allemands). Les difficultés
d’approvisionnement s’accroissent : en 1942, on passe de 2500 tonnes de
papier à 1200 tonnes dont 20% revient de droit à la Propaganda-Abteilung ;
et jusqu’en 1944, l’attribution du papier est de plus en plus restreinte.
Ces diverses mesures restrictives engendrent un marché
noir : les éditeurs peuvent y trouver le papier qui leur est refusé et les
lecteurs peuvent se procurer à un prix prohibitif les livres des grands
écrivains qui ont été mis à l’index.
Pour les écrivains restés en
France qui refusent de publier par le biais de ces éditions sous contrôle
allemand s’offrent deux solutions : opposer à l’Occupant un silence digne
mais frustrant quand des voix d’écrivains s’élèvent et acceptent de se faire
publier dans ces conditions ; ou, pour ne pas rester muselés, choisir
l’écriture de la clandestinité.
1)
La Création des Editions de Minuit, maison d’éditions
clandestines : 1941-1943
a) La
Pensée libre
La Pensée libre, première
revue d’importance créée clandestinement en France occupée à l’initiative de
Georges Politzer, de Jacques Decour et de Jacques Solomon, est officiellement
liée au Parti communiste français. Mais dans le premier numéro datant de
février 1941 , les textes publiés apparaissent tous comme une propagande en
faveur du Parti alors même que la quatrième de couverture annonçait la
réunion d’écrivains et d’artistes « de tendances diverses ».
C’est pourquoi Aragon, en juin
1941, réussit à convaincre les créateurs d’ouvrir cette revue aux intellectuels
non communistes pour offrir à la revue une collaboration plus littéraire. Dans
son article « La Résistance intellectuelle » publié dans Vie et
Mort des Français 1939-1945, Vercors relate la mise à contribution de
Pierre de Lescure, son ami depuis 1926, dans cette nouvelle entreprise :
« il s’agissait d’[…] élargir [s]a rédaction à
toutes les nuances de la Résistance, y compris même de droite[…]. On avait
demandé à Lescure, bien introduit auprès des écrivains de procéder à ce
recrutement ».
Si Vercors justifie ce choix par
le fait que le fils de Lescure avait des relations avec les groupes communistes
clandestins, Anne Simonin2 penche plutôt pour sa collaboration
active avec les membres du Parti ou avec des hommes proches de celui-ci par le
biais du réseau Le Guyon.
Lescure fait donc appel à Vercors, qu’il côtoie chaque
semaine, pour qu’ensemble ils rédigent des articles à paraître dans les numéros
3 et 4.
Au début de l’été 1941, Lescure
remet tous les articles qui doivent paraître dans le prochain numéro, sauf la
nouvelle Le Silence de la Mer de Vercors :
« […] « Vercors est
en retard pour sa nouvelle. C’est sa première œuvre littéraire. Il avance
lentement », raconte Jacques Debû-Bridel dans son Historique des Editions
de Minuit. De plus, une fois le récit achevé et soumis à Lescure, ce
dernier demande à Vercors de procéder à quelques corrections dans la deuxième
partie : « Elle peut mettre un doute : il faut préciser
davantage »3.
Cet heureux hasard sauve Le
Silence de la Mer de sa destruction définitive, puisque la Gestapo découvre
l’existence de La Pensée Libre au cours d’une perquisition et saisit
tous les manuscrits qui devaient paraître. Ce récit bientôt emblématique est
certes sauvé in extremis du néant, puisque Vercors affirme qu’il ne
l’aurait pas réécrit s’il avait été détruit lors de la descente de la Gestapo,
mais il se retrouve d’un seul coup sans éditeur…
b)
Les Editions de Minuit
Les Editions de Minuit n’auraient jamais vu le jour sans
la rencontre de Pierre de Lescure et de Jean Bruller-Vercors.
L’instigateur de ce projet
Qui a été l’instigateur initial
de ce projet ambitieux et risqué de maison d’éditions clandestines ? Sur
ce point, la paternité est revendiquée par ces deux hommes que va séparer un
désaccord de plus en plus profond au fil des années (pour en savoir plus sur
les relations entre Jean Bruller et Pierre de Lescure, allez lire l’article
consacré à Lescure dans la rubrique « Regards croisés »).
La nouvelle Le Silence de la
Mer aurait pu être confiée aux Editions du PCF-SFIC qui, étant engagées
dans la « lutte armée », auraient très probablement refusé
l’idéologie contenue dans ce récit. Reste donc aux deux hommes à publier seuls
en créant une maison d’éditions clandestines qui soit indépendante de toute
orientation politique, notamment du PCF.
Pierre de Lescure raconte lors
d’un entretien sur Radio-Genève du 10 novembre 1944 :
« Jean Bruller est un dessinateur. […] Je
connaissais ses grandes qualités de technicien du livre. Je savais surtout son
indépendance d’artiste. Je lui ai dit : « Nous allons fonder tous les
deux une maison d’éditions clandestines ». Je n’avais pas besoin
d’ajouter : « Est-ce entendu ? ». Je savais que, de sa
part, ce serait entendu ».
La version de Vercors est
sensiblement divergente dans sa Bataille du Silence :
« si je parvenais à
mettre sur pied, malgré les difficultés, l’organisme nécessaire à la
publication de mon récit (impression, brochage, diffusion), on pourrait ensuite
l’utiliser pour une série d’autres ouvrages ! Une maison d’édition
clandestine […] n’était-ce pas ce qu’il fallait, en fin de compte, pour
assouvir les écrivains en mal de parution […]? ».
Quant à Jacques Debû-Bridel qui
ne rencontre Vercors qu’en 1943, il accorde la paternité de l’idée de cette
maison à Vercors :
« Or, un jour, Vercors
tire de sa bibliothèque La Confidence Africaine, de Roger Martin du
Gard. Il s’avise que voilà un récit plus court que le sien, dont l’éditeur a
fait un volume…Pourquoi n’en pas faire un du Silence de la Mer ?
-
Et si nous l’éditions nous-mêmes ? propose
Vercors. Et pas seulement celui-là, mais d’autres . Toutes une série de
volumes. Une maison d’édition, en somme.
-
Idée splendide ! dit Lescure […] »
Loin de nous l’idée de polémiquer
sur cette question épineuse, nous pouvons remarquer cependant une chose :
les Editions de Minuit n’auraient pas été créées s’il n’y avait pas eu la
volonté commune de ces deux hommes, l’un ayant fait de l’édition sous le nom de
Jean Bruller et l’autre étant introduit dans le milieu littéraire et ayant déjà
fondé une maison d’édition, Les Editions de la Revue des jeunes.
Quel nom choisir pour cette
maison d’édition?
Dans La Bataille du Silence,
Vercors raconte le choix du nom pour ces éditions clandestines :
« Editions souterraines,
Editions des Catacombes […], Editions de la Liberté, Editions du Refus…Mais un
jour, rue Bonaparte, - je jouais avec les mots : l’ombre, la nuit, minuit
– sur ce dernier me reviennent soudain un titre de Duhamel, un autre de Mac
Orlan…La Confession de Minuit…La Tradition de Minuit…Bon sang, mais
voilà ce qu’il nous faut : Les Editions de Minuit ! J’en suis si
enchanté que je file aussitôt chez Lescure qui n’en est pas moins heureux que
moi ».
Le but des
Editions de Minuit
Vercors comme Jacques Bebû-Bridel
reviennent longtemps sur les raisons de cette maison clandestine. L’Occupation
n’est pas seulement physique et politique : « C’était à l’esprit
de la France, désormais, que l’ennemi victorieux s’attaquait »3.
Et le « drame de la pensée française »3, c’est la
soumission du monde littéraire et éditorial à l’Occupant :
« A la veulerie
individuelle de trop d’auteurs s’ajoutait celle, collective, des éditeurs (de
tous nos éditeurs, à peu d’exceptions près »3.
Ces deux écrivains s’en prennent
aux auteurs qui décident d’écrire et de publier leurs œuvres de nouveau :
« Ecrire aux côtés des agents nazis, c’était, sinon
trahir, du moins couvrir et achalander la trahison »3.
Pire : certains
écrivains, au nom de la trahison même, finissent par « adopter la
foi du conquérant » au risque de « compromettre
les Lettres Françaises, le rayonnement spirituel de la France »3.
Dénonçant Montherlant,
Chardonne, Giono, Brasillach qui publient dans les hebdomadaires littéraires de
la Propaganda-Abteilung, Jacques Debû-Bridel reconnaît qu’ils « ne
firent tant de bruit que grâce à notre silence forcé ». Ce silence néfaste va donc être rompu par la
création réussie des Editions de Minuit qui « elles du moins,
demeureraient entièrement libres, entièrement pures, sans aucun contact avec
l’ennemi, sans aucune concession à sa puissance que nous combattions par tous
les moyens et que nous avions juré d’abattre »3.
James Steel, dans Littératures
de l’ombre. Récits et nouvelles de la Résistance 1940-1944, précise :
« Ainsi,
dès le départ, les Editions de Minuit ont deux buts précis : permettre à
des écrivains français d’être publiés en France sans avoir à se soumettre à la
censure de l’occupant, et projeter à l’étranger une image de la France qui
fasse concurrence à celle de Vichy ».
Le circuit éditorial
Si l’idée des Editions de Minuit
est bien arrêtée pour Pierre de Lescure et Jean Bruller-Vercors, il reste
maintenant à réaliser le plus difficile : mettre concrètement en œuvre ce
projet ambitieux et périlleux pour publier le premier recueil : Le
Silence de la Mer.
Le circuit éditorial comporte
trois temps : l’impression, le brochage, la diffusion.
L’impression
La partie concernant la
fabrication incombe à Jean Bruller-Vercors qui connaît plusieurs éditeurs. Mais
il décide d’aller trouver le père Aulard qui sait faire un travail de grande
qualité, parce qu’ils souhaitent que les volumes des Editions de Minuit soient
élégants et luxueux : « Leur effet, leur puissance de choc
(surtout à l’Etranger – et c’est à l’Etranger qu’il faut prouver que l’Esprit
vit encore n France), dépendra beaucoup de leur aspect »3.
Cet aspect est important lorsque
l’on sait que les deux numéros de La Pensée libre ont été réalisés avec
peu de soin ; ils sont en effet de format différent et souvent maculés
d’encre : « L’important est la diffusion du message informant sur
la ligne du Parti, non la qualité de son impression »2.
Le niveau d’exigence de la
qualité des volumes apparaît comme une victoire du bon goût français qui ne
relève pas uniquement d’une esthétique ; elle est un acte de résistance
que l’on doit saluer vu le réseau complexe à mettre en place pour parvenir à un
tel résultat, si irréaliste en ces temps d’Occupation. Cela tient aussi pour
beaucoup à Jean Bruller lui-même très exigeant sur les critères pour classer les
beaux livres et ce, dès 1931 dans un article de la revue Arts et métiers
graphiques. Pour lui en effet, un livre atteint la perfection s’il réunit
trois qualités : « valeur du texte, valeur de la typographie, […]
valeur de l’illustration ».
Après une conversation prudente,
Vercors met Aulard au courant du projet et lui demande de lui trouver un
imprimeur qui accepterait les risques d’une telle entreprise. Aulard se propose
d’emblée, mais Vercors lui fait remarquer que son personnel est trop nombreux
pour qu’un tel secret soit bien gardé. Le chef d’atelier Pierre Doré ne peut
qu’acquiescer dans son sens.
Deux jours plus tard, Vercors
revient voir Aulard qui lui propose de travailler avec Claude Oudeville qui
tient une petite imprimerie boulevard de l’Hôpital. Oudeville a l’avantage de
travailler seul et il accepte de tirer Le Silence de la Mer feuille à
feuille entre deux faire-part de deuil, juste en face de l’Hôpital de la Pitié,
devenu sous l’Occupation hôpital militaire allemand.
Pour le premier volume publié par
les Editions de Minuit, la tâche s’avère complexe à cause des multiples
précautions que ces hommes doivent prendre : « Aulard a fourni le
plomb, mais en petite quantité à cause du transport. Quand huit pages sont
composées, il faut les corriger, les mettre en page, les tirer. Après, on
défait tout et on recommence les huit suivantes »3.
L’impression de la nouvelle de
Vercors prend deux longs mois et n’est achevée que le 20 février 1942. Le
deuxième volume, A travers le désastre de Jacques Maritain, sera imprimé
en novembre 1942 en douze jours seulement grâce à Oudeville qui contacte le
linotypiste Maurice Roulois, habitant rue Friant près de l’église de Montrouge.
Ce dernier composera tous les volumes suivants. Les plombs sont transportés
dans la voiture de Pierre Massé
jusqu’en octobre 1943.
Après ce deuxième volume,
Oudeville ne peut poursuivre l’aventure, car il a embauché un compagnon qu’il
connaît peu. Ernest Aulard prend le relais avec l’aide de son contremaître
Pierre Doré, du typographe Marcel Bâcle et du pressier Léon Tessier. Jusqu’au
jour de la Libération, il tire tous les volumes dans son imprimerie déserte le
dimanche.
Le brochage
Une fois le volume imprimé, il
s’agit de le brocher. Jean Bruller-Vercors pense à une amie d’enfance qui sera
la « cheville ouvrière »2 des Editions de
Minuit : Yvonne Paraf.
Prenant l’idée de Pierre de
Lescure qui est significative de la Résistance et qu’il a déjà testé pour le
compte de l’Intelligence Service , les acteurs de cette maison
d’éditions clandestines prennent des précautions extrêmes afin que les
différents services – imprimer, brocher, distribuer- s’ignorent (Vercors et
Yvonne Paraf se promettent ainsi mutuellement de se taire même sous la torture
pendant au moins 24h le temps pour l’autre de se cacher au cas où l’un des deux
serait arrêté).
Donc, pour couper le lien entre
l’impression et le brochage, Pierre de Lescure propose en premier lieu
d’entreposer les paquets au bureau d’une de ses amies, Madame Zaclade, situé
dans le Comité d’Organisation du
Bâtiment. Une perquisition dans les bureaux voisins alerte tout le groupe et
les paquets seront désormais déposés dans le bistrot de Monsieur Bachelet, un
ami d’Oudeville.
De là, les paquets sont acheminés
chez Yvonne Paraf, au 5e étage de la rue Vineuse près du Trocadéro
grâce à l’aide précieuse de Pierre Massé jusqu’en octobre 1943 qui se charge du
transport dans sa voiture. Jean Bruller-Vercors lui apprend à brocher et ils
seront progressivement aidés par d’autres femmes : Géka Massé qui poursuit
l’aventure avec assiduité jusqu’à ce que son mari soit obligé de quitter Paris
pour raison de santé. Elle se fait remplacer par Nancy Lehman; Suzanne, la sœur
de Yvonne Paraf pendant l’été 1943 ; Paulette Humbert et aussi la
« mystérieuse Renée » qui aide à deux reprises lors de ses périodes
de repos quand elle ne travaille pas pour le service de renseignements.
Ces femmes courageuses mettent environ 15 jours pour
brocher 500 volumes pendant que Vercors, dans la cuisine, replie et colle les
couvertures.
Les traversées de Paris
Pour le 1er volume :
Aulard-----------------------Oudeville-----Comité d’Org. du
Bâtiment-------mère de Bruller-------Yvonne
Papier et plombs
impression stockage
stockage brochage
Quartier Mouffetard
Bld Hôpital Bld
Raspail Rue
Servandoni Rue Vineuse
Pour le 2e volume :
Aulard---------Roulois-------------Oudeville-----------Café La
Halte aux taxis---------Yvonne
Linotypiste stockage
Rue Friant Bld de la Gare
A partir du 3e volume :
Aulard--------Roulois------------Aulard-------------Café La
Halte aux taxis---------------Yvonne
La distribution
Pierre de Lescure pense à la
livraison aux domiciles de personnalités et au choix de l’abonnement malgré les
risques que cela comporte à cause de l’existence d’une liste d’abonnés. Grâce à
Claude Bellanger, Lescure entre en contact avec des étudiants qui vont diffuser
les volumes des Editions de Minuit, étudiants « probablement recrutés
au Centre d’entraide aux étudiants mobilisés et prisonniers de la Place
Saint-Michel dont François de Lescure (fils de Pierre de Lescure) est un
des animateurs et qui sert de façade légale au groupe Maintenir »2.
Quand Pierre de Lescure
disparaît, Jean Bruller-Vercors demande, par l’intermédiaire de Jacques
Lecompte-Boinet, aux acteurs du mouvement Ceux de la Résistance,
d’assurer le transport et la distribution des volumes, mais ce système
connaîtra un relatif échec qui poussera Vercors à livrer de nouveau les
exemplaires au domicile des abonnés avec l’aide d’Yvonne Paraf, de Simone
Michot et de Gilberte Chapuis qui traversent tout Paris à pied, en métro et à
bicyclette. Ce réseau bien organisé se révèle d’une efficacité exemplaire.
Yvonne Paraf livre également les
volumes à certaines librairies, notamment celle de Lucien Scheler dans la Rue
de Tournon qui devient un des « points de ralliement où convergent les
messagers des Editions de Minuit ».
La distribution en zone sud est plus aléatoire : les
valises contenant les précieux volumes clandestins se perdent souvent ou
reviennent pleines à leur point de départ. On peut cependant citer quelques diffuseurs
dans la zone sud tels Yves Farge avec lequel Vercors entre en contact grâce à
son ami Claude Aveline réfugié à Lyon et Maurice Noël à Lyon, Aragon dans la
Drôme, Jean Cassou et Georges Sadoul à Toulouse.
Le fonctionnement interne des
Editions de Minuit
Au début de sa création, Jean Bruller-Vercors et Pierre de
Lescure se sont conjointement mis d’accord pour que le premier assure la
fabrication des volumes et que le second soit le directeur littéraire de la
maison d’éditions clandestines.
Le 20 février 1942, Le Silence
de la Mer, premier volume clandestin des Editions de Minuit, est prêt à
être distribué ; mais Pierre de Lescure, très prudent, décide mois après
mois d’en retarder la diffusion à cause d’un radio clandestin arrêté qui
connaît Pierre de Lescure et qui pourrait parler sous la torture. Lescure est
obligé bientôt de se cacher au printemps 1942, puis de quitter la France
pendant l’été de la même année. Néanmoins Paulhan, connaît le projet grâce à
la relation que Lescure entretient avec Jacques Debû-Bridel, dont le surnom est
Lebourg.
Jean Bruller décide alors
d’ « assurer par intérim »1 la direction des
Editions. Il diffuse sa nouvelle dont, malheureusement 200 à 250 exemplaires
sont saisis au moment du passage de la ligne de démarcation en septembre 1942.
Grâce à Claude Bellanger, il
entre en contact avec Jacques Debû-Bridel sous le nom de Desvignes et il décide
avec lui de préparer le deuxième volume A travers le désastre. Ce récit
arrive finalement de la zone sud dans la doublure de la trousse de toilette
d’Yvonne Paraf après une première
tentative infructueuse de Vercors : celui-ci, ayant obtenu grâce à un de
ses amis Procureur de la République l’autorisation de se rendre en zone sud,
remet l’exemplaire d’ A travers le désastre à un ami à Marseille qui ne
le lui rend pas à temps au moment où Vercors reprend le train en direction de
Paris. Sa diffusion assoit alors la légitimité des Editions de Minuit.
Entre ce volume et les textes
réunis sous le titre de Chroniques interdites, un laps de temps assez
long perdure, puisqu’il ne verra le jour que le 10 avril 1943. Jean Paulhan,
dont Pierre de Lescure se méfie, assure le relais entre les écrivains qui lui
confient leurs textes pour les Editions de Minuit et Debû-Bridel qui les donne
à Vercors-Desvignes. Selon Anne Simonin, ce recueil était d’abord conçu pour Les
Lettres françaises et Vercors, qui se substitue à Lescure dans le domaine
littéraire en assurant la préface de ce volume, sent le danger de fondre les
Editions de Minuit dans les publications périodiques clandestines. Pierre de
Lescure, de retour pour un temps bref, exprime son mécontentement ; avant
de disparaître de nouveau en juin 1943 et de rester caché dans le Haut-Jura, il
confie la direction littéraire des Editions de Minuit à Paul Eluard, sorte de
tuteur pour Jean Bruller-Vercors. Pourtant, ce dernier accueille cette
collaboration « avec joie », puisqu’il éprouve pour ce poète « la
plus profonde admiration »1.
A partir de ce moment décisif, Les Editions de Minuit
subissent une certaine influence communiste dans la mesure où, notamment,
Eluard est de nouveau membre du Parti depuis mars 1943. L’automne 1943 est
aussi le moment où elles connaissent leur pleine maturité, les manuscrits
arrivant en nombre et le circuit éditorial trouvant sa totale efficacité.
2) Le
temps de la maturité : automne 1943- août 1944
Le succès des Editions de Minuit
A partir de la publication le 14
juillet 1943, « jour de la liberté opprimée », d’un recueil de poèmes
L’Honneur des Poètes, projet sur lequel Eluard travaille en
collaboration avec Jean Paulhan depuis un an, les manuscrits affluent. Et les
publications s’accélèrent : entre l’automne 1943 et l’été 1944, 18 volumes
paraissent à la cadence moyenne de deux par mois ! Nous sommes bien loin
des deux mois nécessaires pour achever Le Silence de la Mer qui
inaugurait les Editions de Minuit.
Cette performance est notamment
réalisable dès la fin 1943 lorsque Vasseur, un artisan situé rue des
Fossés-Saint-Jacques, aide au brochage grâce à sa machine qui accélère le
travail. Ainsi, alors que les dix premiers ouvrages sont tirés entre 500 et
1000 exemplaires, les autres atteignent à partir de l’automne 1943 les 1000
exemplaires qu’il s’agit d’écouler rapidement à cause des risques liés au
stockage de ces volumes subversifs ; et même, en février 1944, dans la
collection « Voix d’Outre-Tombe », Nuits Noires de Steinbeck
connaît le plus fort tirage : 1500 exemplaires.
Les Allemands ont vent de cette
maison d’éditions clandestines. Pour jeter le discrédit sur celle-ci, ils
décident d’imprimer à 80 000 exemplaires un volume de prophéties astrologiques
sous leur nom. Mais l’échec est cuisant Hachette réclame un ordre écrit en
observant le visa de censure sur l’achevé d’imprimer : « donner un
ordre écrit, c’était cesser d’être clandestins(…).Mais, sans ordre écrit,
comment exiger des Messageries qu’elles s’exposent à des poursuites pour
illégalité ? Ils ne parvinrent jamais à trancher le dilemme, et quand vint
la Libération, les quatre-vingt mille exemplaires étaient toujours dans les
caves d’Hachette »1.
L’indépendance des Editions de
Minuit ?
A l’automne 1943, les Editions de
Minuit publie Les Amants d’Avignon d’Elsa Triolet, la femme d’Aragon.
Or, Pierre de Lescure avait préalablement refusé ce texte qu’il juge comme une
œuvre de propagande à la gloire des communistes. Mais Eluard, l’ayant lu,
passera outre l’avis de Lescure. L’enjeu de cette publication est en effet
stratégique, puisque Aragon propose de publier son propre ouvrage Le Musée
Grévin à la condition implicite de voir l’œuvre d’Elsa Triolet publiée elle
aussi. A l’été 1943, il rencontre dans ce but Mr et Mme Desvignes (Vercors et
Yvonne Paraf) et charge la personne de Paulhan, pensant que c’est lui qui
a refusé le texte d’Elsa : « Je rétablis la vérité, j’innocentai
Paulhan (…). Du coup Paulhan se trouvait soupçonné d’un autre méfait : qui
donc alors, sinon lui, aurait osé proposé les coupures indiquées au crayon sur
les épreuves ? Je dus jurer que c’était moi »1, car le
récit dépasse 100 pages alors « qu’en un dimanche on ne pouvait tirer
que trois formes de trente-deux pages »1. Le Musée
Grévin paraît le 6 octobre et Les Amants d’Avignon le 25 du même
mois.
Anne Simonin2 remarque
qu’un Comité de lecture se met en place une fois par semaine chez Yvonne Paraf
afin de trier les ouvrages à paraître. Or, ce Comité est relayé par le CNE
d’obédience communiste. Le choix risque donc d’être orienté et de mettre
du même coup les Editions de Minuit sous la coupe du Parti. Anne Simonin note
ainsi qu’à l’hiver 1943, la collection « Témoignages », « fortement
inspirée par le « clan » Aragon »2 naît, alors
qu’ elle sort « un peu du programme annoncé par notre
manifeste ». Cette collection n’a pas l’aspect de la « belle
ouvrage » exigé par Vercors : le papier est de moins bonne qualité,
la couverture sera gris-bleu assortie d’un filet noir et surtout c’est
l’imprimeur Antoine Blondin, installé rue Cardinet, qui se charge des trois
volumes - respectivement écrits par Yves Farge, Aragon et Roger Giron- de cette collection à part. Il imprimera
également 3 autres ouvrages des Editions de Minuit et il stockera 7 tonnes de
plomb dans son entrepôt. Un autre imprimeur Philippe Dilleman, situé place
d’Italie, imprimera aussi, sur du papier journal de moins bonne qualité, deux
ouvrages : Les Nouvelles Chroniques et Les Bannis.
Peut-on alors encore parler
d’indépendance des Editions de Minuit ?
Jean Bruller-Vercors et Yvonne
Paraf ont réussi à garder pour l’essentiel un circuit éditorial efficace et
indépendante des mouvements de Résistance. De plus, les fonds nécessaires à
l’entreprise ont toujours été trouvés sans l’aide de la France Libre ou de la
Résistance intérieure. Pour le lancement des Editions de Minuit, Jean
Bruller-Vercors va trouver son ami banquier André Robillard, avenue de l’Opéra,
qui lui avance 3000 francs ; le Professeur Debré donne lui aussi 5000
francs. Ernest Aulard fournira presque la totalité du papier que les Editions
n’auraient pas obtenu autrement que par le marché noir. Par souci
d’indépendance, Vercors refuse 50 000 francs proposés par le chef de l’OCM,
refusant d’être « inféodé à un seul secteur de la Résistance »1.
Et dès 1943, les livres se vendant 100 francs et étant tous écoulés, les
Editions de Minuit sont totalement autonomes financièrement.
De plus, les acteurs de ces
Editions, sentant la volonté de main-mise des communistes sur leur maison, ont
habilement manœuvré quant à certaines publications : quand, en juin 1943,
Aragon propose une autobiographie de Gabriel Péri, Vercors y adjoint Charles Péguy :
« j’en aurai entre-temps rédigé la préface, pour faire ressortir le
côté symbolique de ce rapprochement, de cette unité d’esprit au fond de
convictions pourtant antagonistes, dès lors qu’il s’agit de défendre l’âme de la
patrie »1.
Tableau de synthèse des
publications clandestines des Editions de Minuit
|
DATES
|
TITRES
|
PSEUDONYME
|
EXEMPLAIRES
|
|
1
9
4
2
|
20 février
|
Le
Silence de la Mer
|
Vercors- Jean Bruller
|
350-400
|
|
12 novembre
|
A Travers le désastre
|
Jacques Maritain
|
500
|
1
9
4
3
|
10 avril
|
Chroniques interdites
|
collectif
|
500
|
14 juillet
|
L’Honneur des Poètes
Réédition du Silence de la Mer
|
collectif
|
De
500
à
1000
|
15 août
|
Le Cahier noir
|
Forez-François Mauriac
|
3 septembre
|
La Pensée patiente
|
Thimerais-Léon Motchane
|
22 septembre
|
Angleterre
|
Argonne-Jacques Debû-Bridel
|
6 octobre
|
Le Musée Grévin
|
François la colère-Aragon
|
25 octobre
|
Les Amants d’Avignon
|
Laurent Daniel-Elsa Triolet
|
27 novembre
|
Toulon
|
Yves Farge
|
1000
|
« Témoignages »
|
10 décembre
|
Contes
|
Auxois-Edith Thomas
|
|
|
Jour de noël
|
La Marche à l’Etoile
|
Vercors-Jean Bruller
|
1
9
4
4
|
26
février
|
Le Crime contre l'esprit
|
Aragon
|
« Témoignages »
|
29 février
|
Nuits noires
|
John Steinbeck
|
1500
|
« Voix d’Outre-Tombe »
|
10 mars
|
L’Armistice
|
Roger Giron
|
1000
|
« Témoignages »
|
1er mai
|
L'Honneur des Poètes
|
collectif
|
|
15 mai
|
Trente-trois sonnets
|
Jean Noir-Jean Cassou
|
mai
|
La Haute Fourche
|
Vivarais-Pierre Bost
|
1er juin
|
Le Temps mort
|
Minervois-Claude Aveline
|
5 juin
|
La Marque de l’homme
|
Mortagne-Claude Morgan
|
22 juin
|
Péguy-Péri
|
|
14 juillet
|
Nouvelles Chroniques
|
collectif
|
30 juillet
|
A l’appel de la liberté
|
Hainaut-George Adam
|
1er août
|
Dans la prison
|
Cévennes-Jean Guehenno
|
Les
acteurs des Editions de Minuit sont, pour la grande majorité d’entre eux, des
hommes de gauche, communistes ou non. Tous les écrits sont une condamnation
virulente du Régime de Vichy et plus particulièrement La Marche à l’Etoile,
la deuxième nouvelle de Vercors publiée clandestinement. Ils font une
distinction entre les Allemands et l’Allemagne pour laquelle ils vouent une
admiration et les nazis qu’il faut
dénoncer, « non dans l’action, dans ses violences et parfois ses
erreurs ; mais dans la sauvegarde, la persistance et l’exactitude de la
pensée »1. Pour cette maison d’éditions clandestines, il
faut maintenir le flambeau de la pensée française, et non pas créer une
littérature de combat.
1)
La sortie de la clandestinité
Une entreprise légale
A la Libération, les Editions de
Minuit sont unanimement reconnues et chaudement félicitées. Vercors, « le
secret le mieux gardé de la guerre », est enfin identifié à son grand
regret : « mes craintes se vérifient : je vais surtout servir
de caution […] voire de blanchisseur pour qui aura besoin de se faire
« dédouaner ». Rien de tout cela n’est fait pour alléger la nostalgie
de mon incognito »1.
Il devient alors le symbole de la
Résistance littéraire. Il va subir et assumer les conséquences de cette
renommée fulgurante : conférences, voyages comme celui de 4 mois aux
Etats-Unis au début de l’année 1946, des articles tels celui qui sera apprécié
par le monde des lettres et qui s’intitule
Souffrances de mon pays pour l’hebdomadaire américain Life.
Une question se pose dès la
Libération : doit-on ou non poursuivre l’aventure des Editions de Minuit,
qui, par leur nom même, étaient vouées à disparaître dès la fin de la
guerre ? Vercors ne le souhaite pas. Mais il cède à la mi-août 1944 aux
instances notamment d’Yvonne Paraf et de Paul Eluard. Ainsi le 3 octobre 1944,
la marque Les Editions de Minuit est déposée au registre du commerce. Pourtant,
la création et l’exploitation de cette société d’éditions ne sera effective que
le 15 octobre 1945.
Vercors en devient le
Président-directeur général, Yvonne Paraf la directrice générale adjointe et
Léon Motchane, le futur mari de cette dernière, établit la structure financière
de cette « société anonyme au capital de 500 000 francs divisé en 500
actions de 1000 francs chacune »2. Les deux premiers
possèdent les 2/3 du capital et les autres détenteurs se révèlent être les
acteurs de l’aventure clandestine : Aulard, Motchane, Oudeville, Doré.
Seul grand absent : Pierre
de Lescure ! Les raisons qu’il avance- explicitement ou implicitement- sont
multiples : Les Editions de Minuit sont désormais une entreprise
commerciale et Lescure refuse de toucher de l’argent sur une œuvre de
résistance. La publication au printemps 1945 de l’Historique des
Editions de Minuit par Debû-Bridel accentue son mécontentement : « La
Résistance intellectuelle est survalorisée par rapport à la Résistance
active »2. En outre, cet homme qui place au premier plan la
« pureté spirituelle de l’homme » juge que l’épuration est bien trop
clémente. Mais surtout, il sent que son rôle dans la fondation clandestine de
cette maison et dans son fonctionnement au cours de l’Occupation a été minoré,
ne serait-ce que dans la répartition des actions. Lui qui s’éloigne de nombre
d’amis rompt aussi définitivement avec Vercors à l’automne 1945.
Comme Les Editions de Minuit ont
joué un rôle essentiel pendant la guerre, les autorités compétentes vont les
aider à survivre. En effet, dans un monde éditorial de nouveau normalisé et
dans un contexte de pénurie de papier, les allocations de cette précieuse
matière première sont réparties entre les éditeurs qui existaient avant la
guerre. Les Editions de Minuit n’ont, suivant cette logique injuste, droit à
rien ! Malraux consent néanmoins à leur attribuer également une
allocation. De même, le 28 novembre 1945, leur siège social est transféré dans
un local exigu de la rue Placide dans le XVIème arrondissement. Et le 1er
juillet 1946, ils obtiennent grâce à l’appui du Ministre de l’Information l’ancienne
librairie italienne située Boulevard Saint-Germain.
Le but des Editions de Minuit
Les responsables des Editions de
Minuit assignent un but capital à leur maison d’éditions au risque d’occulter
totalement l’impératif de rentabilité de ce genre d’entreprise dans ce monde
éditorial normalisé, oubli qu’ils vont payer à leurs dépends.
Dans la droite ligne de ce qu’ils
s’étaient engagés à réaliser pendant l’Occupation, ils veulent rompre avec le
modèle dominant incarné par Gallimard et publier des œuvres « présentant
un intérêt artistique et un intérêt humain à l’égard des problèmes
actuels »2. Mais leurs auteurs des années 1943-1944 sont
retournés vers leurs éditeurs habituels ; et, après avoir réimprimé leur
catalogue clandestin avec pour titre « Sous l’Oppression», ils sont
acculés à publier des ouvrages de qualité inégale sur la Résistance et écrits
par des Résistants, qu’ils n’arrivent pas à refuser.
2)
Une survie bien fragile : janvier 1945- printemps 1947
Une équipe instable
Conscient des faiblesses de sa
maison d’éditions, Vercors décide en janvier 1945 de nommer comme directeur
technique Jacques Goldschmidt qu’il connaît bien. Ce dernier avait en effet
publié les Relevés trimestriels de Jean Bruller et, pendant
l’Occupation, il lui avait assuré ses revenus en le rétribuant pour les
illustrations de Hamlet. Pourtant ce choix n’est pas viable, puisque
Goldschmidt quitte son poste en février 1946. Paul Silva-Coronel, un ami
d’enfance de Vercors avec lequel il écrira Quota ou
les Pléthoriens, le remplace jusqu’en septembre 1948 au moment du
conflit entre Vercors et Jérôme Lindon.
Ils s’adjoignent un directeur
littéraire en mai 1946, Jean Lescure (qui n’a aucun rapport avec Pierre de
Lescure, le co-fondateur des Editions de Minuit avec Vercors pendant la
guerre). Cet homme, familier du monde littéraire, a entraîné dans son sillage,
peu avant sa propre arrivée, un trio d’une autre génération que le groupe
Vercors-Paraf-Coronel : Pierre Desgraupes, Pierre Dumayet (d’abord
« responsable de publicité », puis « lecteur au sein du comité
de lecture » qui ne sera que purement formel) et surtout Georges Lambrichs
qui prend ses fonctions le 1er mars 1946 en tant que directeur
technique.
Jean Lescure, admirateur des
Editions Gallimard contrairement à Vercors, quitte bientôt la maison – en
décembre 1946- à cause de la nouvelle
ligne éditoriale qu’il a tenté de mettre en place et que Vercors n’appréciait
pas. De plus, Lescure commet une erreur foncière en évoquant la possibilité de
monter une exposition de dessins d’écrivains et en citant, enthousiaste, à
Vercors de nombreux noms…sauf celui de Jean Bruller !
Des résultats financiers
catastrophiques
La première année, Les Editions
de Minuit enregistre un bénéfice imputable uniquement à la réimpression de leur
collection « Sous l’Oppression ». Mais entre 1946 et 1947, la maison
perd 1/3 de son capital. Le désintérêt des lecteurs pour les ouvrages sur la
guerre et aussi l’absence de grande œuvre dans leur publication sont pour
beaucoup dans ce résultat inquiétant pour la survie de cette maison d’éditions.
La moitié de leur chiffre d’affaires tient surtout aux publications des œuvres
du Président directeur général : Vercors en personne ! Le Silence
de la Mer et La Marche à l’Etoile, publiés pendant la clandestinité,
permettent de faire vivre le Editions de Minuit après la guerre, et cela, bien
plus que ses nouvelles ultérieures Les Armes de la nuit et Les Yeux
et la Lumière.
Pour tenter de sauver les
Editions de Minuit, le capital atteint un million de francs le 25 octobre 1946.
Les actions sont assorties d’une prime de 5000 francs, un droit d’entrée de
tout nouvel actionnaire. Anne Simonin note que les banques Kanapa et Jourda,
victimes de l’aryanisation au cours de l’Occupation, souscrivent à ce capital
moins pour des motifs économiques (et pour cause !) que moraux :
Vercors et les Editions de Minuit sont les symboles de la Résistance.
A cette augmentation du capital
s’adjoint la création de l’association des Amis des Editions de Minuit :
la souscription d’un abonnement pour la production annuelle aurait dû assurer
l’année 1947-1948. Mais c’est un nouvel échec, le nombre d’ adhérents prévu
n’ayant pas été atteint. Les Editions de Minuit sont donc au bord de la
faillite.
3)
L’émergence de Jérôme Lindon et le départ de Vercors :
mai 1947-mai 1950
La
perte progressive de ses pouvoirs
Pour éviter la fermeture définitive des Editions de
Minuit, Paul Silva-Coronel demande de l’argent à Jérôme Lindon, sous-chef de
fabrication stagiaire de 22 ans depuis novembre 1946. Celui-ci s’adresse à son
beau-père, Marcel Rosenfeld, véritable bibliophile admirant le symbole que
représente les Editions de Minuit. Trois millions de francs sont attribués à
l’entreprise, dont deux millions de Rosenfeld. A l’automne 1947, le trio
Vercors-Paraf-Coronel détient 1000 actions ; Lindon-Rosenfeld 1000 actions
également. Vercors abandonne ses actions de fondateur au profit des premiers
souscripteurs d’octobre 1946. Néanmoins, son pouvoir est encore solidement
assis, puisqu’il assure le financement de l’entreprise grâce à ses œuvres qui
se vendent bien et surtout il obtient que la direction littéraire et
spirituelle de sa société lui soit garantie totalement. Il n’a cependant plus
aucune garantie juridique.
Les fondateurs de cette entreprise savent que, pour
survivre, ils doivent s’adapter au monde des lettres et aux réalités
économiques de l’édition. Ils acceptent donc partiellement une nouvelle ligne
éditoriale. Deux projets voient ainsi le jour :
-
une collection de sciences humaines dirigée par Georges Friedmann,
ancien résistant ami de Vercors. Ce choix tourne ainsi les Editions vers
l’avenir.
-
Une collection intitulée « L’Usage des Richesses »
dirigée par Georges Bataille entré dans l’entreprise à partir de juillet 1947
par l’entremise de Georges Lambrichs. Malheureusement la collection ne
comportera que deux ouvrages.
Mais ces questions d’ordre littéraire restent encore au
second plan à cause de la persistance des difficultés financières des Editions
de Minuit. Le 31 mars 1948, une troisième augmentation du capital, apportée
pour moitié par Marcel Rosenfeld, donne la majorité à la famille Lindon.
Vercors démissionne le 25 mars 1948 de son poste de Président-directeur général
au profit de Jérôme Lindon ; Yvonne Paraf démissionne aussi de son poste de
directrice et ne s’occupe plus que de
la collection étrangère.
La rupture avec Les Editions de
Minuit
Vercors exige cependant un droit
de veto afin de conserver véritablement la première place dans cette entreprise
et de pouvoir contrôler la production littéraire.
Jérôme Lindon refuse. Vercors démissionne de l’ensemble de
ses fonctions et, le 9 mars 1949, grâce à une clause particulière, il dénonce alors ses contrats d’auteur, la
librairie dépendant de la maison vendant des ouvrages d’auteurs figurant sur la
liste noire du CNE. Le 3 novembre 1949, Vercors gagne son procès contre la
maison qui n’a plus le droit de vendre un livre de cet écrivain et qui se voit
d’un seul coup privée de sa trésorerie principale. Jérôme Lindon
contre-attaque, mais en mai 1950, les deux parties trouvent un compromis :
Vercors n’a plus un droit de regard sur les Editons de Minuit, mais il a repris
ses œuvres et il se fera désormais publier chez Albin Michel.
- Vercors
La Bataille du Silence
- Anne
Simonin Les Editions de Minuit : 1942-1955. Le devoir
d’insoumission
- Jacques
Debû-Bridel Les Editions de Minuit. Historique et bibliographie
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