Skip to main content

Loulou chez les nègres (1929)

Cet article est le 2e d'une série de 5 articles sur les liens entre Jean Bruller, Nathan et Citroën. Dans l'ordre: Frisemouche fait de l'auto (épisode 1)/Loulou chez les nègres (épisode 2)/Le Mariage de Monsieur Lakonik (épisode 3)/Les Mirifiques pérégrinations de Fifi-Tutu-Panpan à travers le ciel (épisode 4)/ Jean Bruller, Nathan et Citroën (épisode 5)

Récit pour la jeunesse daté de 1929, paru chez Nathan avec comme nom d'auteur Alphonse Crozière et illustrateur Jean Bruller. Il met en scène le héros Loulou parti sur les traces de son père en Afrique, au cours de la Croisière Noire organisée par André Citroën entre octobre 1924 et juin 1925.

Loulou chez les nègres comme suite non avouée de Frisemouche fait de l'auto

Citroën, citroënnette, Nathan

Trois ans après Frisemouche fait de l'auto, Jean Bruller illustra Loulou chez les nègres. Et comme dans la plupart de ses illustrations pour les récits de jeunesse autour de ces années 30, il reprit le même personnage blond à la frimousse avenante et espiègle. Héros aux joues rouges et au nœud papillon vert dans Frisemouche fait de l'auto (1926) et Loulou chez les nègres (1929). Jusque là, rien d'anormal. Frisemouche et Loulou circulent tous deux dans la même voiture jaune: le premier dans une citroënnette avec l'immatriculation « 2326-I-7 », le second dans la même voiture identifiée dans le titre du chapitre I comme « une magnifique auto-miniature extra-rapide ». Cette voiturette ne possède pas toutefois les chevrons Citroën et elle ne comporte aucun numéro sur sa plaque d'immatriculation. Dans l'incipit ( = début du récit) in medias res (= au milieu des choses) de Loulou chez les nègres, le jeune garçon, qui a tout l'air d'avoir une dizaine d'années comme Frisemouche, s'enorgueillit d'avoir « déjà deux ans de voiture », une « D.S.M.E ». Qu'est-ce que cette marque?  J'avoue mon ignorance dans l'histoire des inventions de voitures Citroën. Pour le moment, je n'ai obtenu aucune réponse pour cette mystérieuse « D.S.M.E », probablement inventée.

Malicieusement, le vendeur de dattes avec lequel Loulou converse, lui lance: « tu n'iras pas loin là-dessus. C'est une deux chevaux, trois chevaux ? ». La voiturette de cet enfant serait donc dépassée. Fabien Sabatès m'a fourni l'explication: en 1926, André Citroën stoppa la 5HP qui servit de modèle à la Citroënnette de Frisemouche fait de l'auto. Cette Citroënnette, dont le brevet fut déposé le 14 mai 1924, fut fabriquée à 3400 exemplaires entre fin 1924 et début 1927, selon ce site. André Citroën proposa alors une 10 HP dénommée B 14, puis aura un seul modèle: la C4-C6 qui servit de modèle à une voiturette pour enfants, non plus à pédales comme en 1926, mais à moteur électrique...en 1929...date du récit Loulou chez les nègres.

Derrière Loulou, l''auteur de ce texte se montre lui-même bien malicieux, surtout quand le héros répond au vendeur de dattes: « Non, m'sieu, c'est un demi-bourrique-vapeur ». Les liens avec Citroën, donc les liens entre Frisemouche fait de l'auto et Loulou chez les nègres, sont indéniables. Etait-ce juste un clin d'oeil humoristique ou bien un petit coup de griffe à Citroën et à son équipe dans la mesure où Frisemouche fait de l'auto, à peine édité, était déjà obsolète puisque la même année, Citroën décidait d'arrêter la 5HP ?

Citroën est tout le temps à l'arrière-plan du récit et des illustrations de Loulou chez les nègres, mais toujours de manière implicite. A aucun moment en effet, la marque Citroën n'est mentionnée, les chevrons sont délibérément enlevés. Dans l'histoire, jamais il n'est clairement dit que Loulou et son père participent à la Croisière Noire, ou « Expédition Citroën Centre Afrique » (28 octobre 1924-25 juin 1925).

Pour aller plus loin sur le sujet, je vous conseille le site histoire-image.org ou encore l'article en consultation gratuite sur le site Persée, Le tourisme Citroën au Sahara d'Alison Murray (Vingtième Siècle, Revue d'Histoire, n°68, 2000, pp. 95-108).

Les références à la Croisière Noire sont abondantes dans Loulou chez les nègres: Loulou part de Colomb-Béchar pour rejoindre son père qui explore « l'Afrique équatoriale dans son auto-chenille » ; Loulou est envoyé en mission par « le gouvernement de la République » ; son père est arrivé au Congo Belge; Loulou rencontre le sultan Moussi-Moussu et ses cent femmes (dans la réalité le sultan Barmou), etc.

Ces multiples références implicites à Citroën sonnent comme une réminiscence de l'aventure scripturale de 1926, Frisemouche fait de l'auto. Et comme une réminiscence de l'aventure éditoriale, puisque les deux récits furent édités par Nathan. Nathan se rendit-il compte de cet auto-plagiat ? Avant Loulou chez les nègres, édité dans la série « La Magnifique », Nathan avait déjà fait signé des contrats à Jean Bruller: pour les illustrations des trois albums de Pif et Paf (entre 1927 et 1929), de l'album de Jean Montaigne édité en 1928 dans la série « La Magnifique » Les Mirifiques pérégrinations de Fifi-Tutu-Panpan à travers le ciel. Et n'oublions pas que Nathan reçut tapuscrit et illustrations de Frisemouche fait de l'auto afin de faire imprimer celui-ci à Compiègne.

 

   

La circulation d'éléments similaires d'un texte à l'autre

Loulou chez les nègres fonctionne d'un point de vue diégétique comme la suite de Frisemouche fait de l'auto dans lequel le garçonnet avait promis de traverser le Sahara. S'il ne réalise pas son rêve dans le récit de 1926, il récidive - cette fois-ci sous un autre nom - dans le récit de 1929.

A part évidemment l'exploration de l'Afrique qui forme l'idée neuve centrale de Loulou chez les nègres, le cadre reste identique:

Loulou a changé de nom, peut-être pour les besoins de la dissimulation de l'auto-plagiat, mais il évolue dans la même famille, ou presque. Les Bichard sont devenus les Clichard. La concordance sonore se passe de commentaires. Loulou a une sœur qui a le même prénom que celle de Frisemouche, à savoir Monique. De plus, Frisemouche était pris pour un « nouveau riche ». Loulou, quant à lui, assure: « on ne manque pas d'argent à la maison ».

Après ses fugues, les Bichard ne grondent pas Frisemouche: « Pouvaient-ils accourir, la menace aux lèvres, et maudire leur fiston gâté qui, pour les fléchir, se faisait plus souffrant qu'il ne l'était réellement? ».  Il n'en va pas de même pour le père Clichard:

Malheureux, qu'est-ce que tu as fait, hein, qu'est-ce que tu as fait?...Tu as donc toutes les audaces? Où ta folle témérité te conduira-t-elle?

Loulou n'avait jamais vu son père dans un tel état d'exaspération.

-Bonjour, papa, bredouilla-t-il tout confus, ta santé est bonne?"

Loulou s'en sort moins bien que Frisemouche auprès de ses parents. La première fugue dans le proche quartier de Frisemouche-Loulou, passe encore. Mais la seconde dans un pays de sauvages, certainement pas!

  • Des objets transitent d'un récit à l'autre: la petite fille qui, au début du récit, écoute, apeurée, Loulou qui se vante de son imminent départ sur les traces de son père dans une contrée dangereuse, serre contre elle « une poupée mal débarbouillée ». Serait-ce la poupée Suzy que Frisemouche avait écrasée? Une poupée « tout estropiée », alors que c'était avant ce « délit abominable » « une poupée en grande toilette »? Cette poupée migre d'ailleurs vers une autre fonction: avant son départ, Loulou a subtilisé « la première poupée de [sa] soeur », une « poupée-fétiche » « blonde » « en porcelaine » qui lui permettra à la fin du récit d'être sauvé grâce à la convoitise d'une fillette de la tribu des cannibales dont il était prisonnier et menacé d'être mis à la broche.
  • Des animaux reparaissent également: Frisemouche avait exécuté un tour avec deux lions dans un cirque. Loulou espère bien « tu[er] en séries » des lions. L'aventure est autrement plus exaltante, car les lions ne sont pas apprivoisés dans ces pays exotiques. Loulou annonce qu'il espère « rapporter un petit lionceau vivant ». Pour en faire son animal de compagnie ou le faire dresser par le belluaire rencontré par Frisemouche? Ce n'est pas dit évidemment, mais on y pense forcément quand Alfred, un des acolytes de Loulou, enchaîne ainsi: « je me contenterai d'un éléphanteau que je dresserai pour me faire engager dans un cirque ». L'association d'idées est spontanée: tous les éléments sont présents, mais redistribués autrement.

Enfin, si Loulou ne ramène pas de lionceau chez lui, il sauve la vie d'un « charmant petit fox, avec une tache autour de l'oeil gauche » qui menaçait d'être cuisiné par la tribu des Niams-Niams. Loulou plaide la cause de ce chien auprès du chef Bazilou et lui offre un « petit phonographe de voyage » en échange. Loulou voyage avec ce chien, qui rappelle le Pataud de Frisemouche, justement quand il n'est plus accompagné de ses deux accolytes Alfred et Ben Azout ayant préféré rester au camp. Loulou adopte le chien et le baptise « Tape-à-l'oeil ». Peut-on y voir une référence onomastique lointaine avec le chien « Tolet » ou « Tolette » que le jeune Jean Bruller adopta lui aussi comme il le signale dans une lettre de l'année 1912 à sa famille?

Enfin, relevons un détail infime: Frisemouche faisait sa première apparition avec « un morceau de sucre imbibé de café », pendant que Loulou offre « un morceau de sucre » à un âne. Juste une remarque anodine en passant: Claude Aveline, qui rencontra Jean Bruller au début des années 30, se souvint-il de ce détail pour son roman anticolonialiste Baba Diène et Morceau-de-Sucre (1937)? C'est en avril 1936 que Claude Aveline demanda expressément à Jean Bruller d'illustrer ce récit pour la jeunesse. Le dessinateur accepta et dit évidemment attendre le manuscrit pour commencer le travail. Le texte était donc déjà inventé par Aveline. Peut-être serait-il intéressant de trouver trace du manuscrit pour voir si les prénoms des protagonistes de l'histoire furent transformés.  « Un morceau de sucre imbibé de café »...Saviez-vous que l'enfant baptisé Morceau-de-Sucre est un garçonnet noir devenu blanc après avoir avalé la potion d'un savant?

Le retour de Fricasson de Marcel Jeanjean

Il est étonnant de constater qu'un réseau d'idées et d'images se tisse avec Les Aventures de Fricasson et Loulou chez les nègres, comme c'était le cas avec Frisemouche fait de l'auto:

  • Sans raison explicable, Loulou appelle son acolyte arabe Ben Azout « Koko ». Ce surnom, qui pourrait s'expliquer par son exotisme, apparaît pour la première fois dans la bouche de Loulou quand il dit souhaiter tuer beaucoup de lions et capturer un lionceau vivant. Or, dans Fricasson T.S. Fiste, troisième des six récits des Aventures de Fricasson, le jeune héros fait naufrage sur les terres africaines. A son arrivée, menacé par un lion féroce, il tue celui-ci à l'aide d'une noix de coco qui « lui fracasse le crâne et l'étend raide mort ».
  • Auparavant, Fricasson a réussi à atteler à son chariot quatre autruches. Quant à Loulou, il fait connaissance dans la ville de Bangui de Monsieur Baronnet, « un gros homme rougeaud, vêtu de toile blanche, toujours suivi d'une jeune autruche, qui lui était aussi fidèle qu'un chien ».
  • Sur leur parcours, Fricasson et son chien Zigoto sauvent du fond d'un ravin l'arabe Mejnoun ben Kilifa. Ce dernier raconte qu'il appartenait à « une mission officielle chargée d'étudier l'acclimatation de l'escargot d'Europe dans le Sahara". Hélas, une maladie décime ces gastéropodes. Les scientifiques font donc marche arrière: « C'était facile car notre route était (comme le Petit Poucet) tracée sur le sol par les coquilles de nos escargots ». Loulou (et l'auteur de Loulou chez les nègres par la même occasion), avec « un sourire malicieux" déclare qu'il « doi[t] rapporter des quantités de petits vers luisants ». Tandis que Frisemouche, après avoir dans ses rêves rencontré le Petit Poucet, peut sortir de la forêt où il s'était égaré grâce aux « petits bouts de papier » qu'un coureur cycliste disperse sur la piste.
  • Au chef Bazilou, Loulou veut faire don de son phonographe, alors que celui-ci lui rétorque « qu'il allait avoir la T.S.F ». Celle de Fricasson?

Jean Bruller auteur de tout ou partie de ce récit?

 Le tapuscrit de cet ouvrage se trouve à l'IMEC à Caen et il est estampillé du nom de l'auteur Alphonse Crozière. Toutefois, Jean Bruller aurait-il aidé Crozière à écrire une partie du récit? Sans jamais l'avouer, il a écrit une partie de la trilogie  Pif et Paf (1927-1929) et de Couleurs d'Egypte (1935). 

Comment décida-t-on de réunir Alphonse Crozière et Jean Bruller pour Frisemouche fait de l'auto de 1926 et ce récit de 1929 ? Est-ce le groupe Citroën qui présida à ce hasard ? Du tout. Jean Bruller connaissait Crozière au moins depuis 1923, puisque le journal gai L'Ingénu, dont le jeune dessinateur était le directeur, accueillit un texte de Crozière.           

Si Jean Bruller aida Crozière, pourquoi rétrospectivement ne s'en ouvrit-il pas? Deux motifs possibles: Jean Bruller tenait à l'écrivain Vercors né des contingences historiques. Et le titre, ouvertement raciste, dut poser problème à un intellectuel antiraciste qui nourrit son art de cette vision dès l'année de la publication de Loulouchez les nègres.

Loulou chez les nègres ou la littérature coloniale

 Quoi qu'il en soit, Loulou chez les nègres a des relents racistes évidents, ne serait-ce que par le titre. C'est cette question que je soulève dans mon article Jean Bruller et la littérature coloniale pour la jeunesse de l'entre-deux-guerres: de Loulou chez les nègres (1929) à Baba Diène et Morceau-de-Sucre (1937) dans la revue électronique Strenae.

Article mis en ligne le 17 décembre 2012, remanié en juin 2024