[Une page dédiée à Fabien
Sabatès, spécialiste de Citroën, en souvenir
de nos enrichissantes discussions autour
de Frisemouche et Loulou]
Récit
pour la jeunesse daté de 1929, paru chez
Nathan avec comme nom d'auteur Alphonse
Crozière et illustrateur Jean Bruller. Il
met en scène le héros Loulou parti sur les
traces de son père en Afrique, au cours
de la Croisière Noire organisée par André
Citroën entre octobre 1924 et juin 1925.
Trois
ans après Frisemouche
fait de l'auto,
Jean Bruller illustra Loulou chez les
nègres. Et comme dans la plupart de
ses illustrations pour les récits de jeunesse
autour de ces années 30, il reprit le même
personnage blond à la frimousse avenante
et espiègle. Héros
aux joues rouges et au nœud papillon vert
dans Frisemouche fait de l'auto (1926) et
Loulou chez les nègres (1929). Jusque
là, rien d'anormal. Frisemouche et Loulou
circulent tous deux dans la même voiture jaune:
le premier dans une citroënnette avec l'immatriculation
"2326-I-7", le second dans
la même voiture identifiée dans le
titre du chapitre I comme "une magnifique
auto-miniature extra-rapide". Cette
voiturette ne possède pas toutefois les
chevrons Citroën et elle ne comporte aucun
numéro sur sa plaque d'immatriculation.
Dans l'incipit ( = début du récit) in
medias res (= au milieu des choses)
de Loulou chez les nègres, le jeune
garçon, qui a tout l'air d'avoir une dizaine
d'années comme Frisemouche, s'enorgueillit
d'avoir "déjà deux ans de voiture",
une "D.S.M.E". Qu'est-ce
que cette marque? J'avoue mon ignorance
dans l'histoire des inventions de voitures
Citroën. Pour le moment, je n'ai obtenu
aucune réponse pour cette mystérieuse "D.S.M.E",
probablement inventée.
Malicieusement,
le vendeur de dattes avec lequel Loulou
converse, lui lance: "tu n'iras
pas loin là-dessus. C'est une deux chevaux,
trois chevaux?". La voiturette
de cet enfant serait donc dépassée. Fabien
Sabatès m'a fourni l'explication: en 1926,
André Citroën stoppa la 5HP qui servit de
modèle à la Citroënnette de Frisemouche
fait de l'auto. Cette Citroënnette,
dont le brevet fut déposé le 14 mai 1924,
fut fabriquée à 3400 exemplaires entre fin
1924 et début 1927, selon ce
site. André
Citroën proposa alors une 10 HP dénommée
B 14, puis aura un seul modèle: la C4-C6
qui servit de modèle à une voiturette pour
enfants, non plus à pédales comme en 1926,
mais à moteur électrique...en 1929...date
du récit Loulou chez les nègres.
Derrière
Loulou, l''auteur de ce texte se montre
lui-même bien malicieux, surtout quand le
héros répond au vendeur de dattes: "Non,
m'sieu, c'est un demi-bourrique-vapeur".
Les liens avec Citroën, donc les liens entre
Frisemouche fait de l'auto et Loulou
chez les nègres, sont indéniables. Etait-ce
juste un clin d'oeil humoristique ou bien
un petit coup de griffe à Citroën et à son
équipe dans la mesure où Frisemouche
fait de l'auto, à peine édité, était
déjà obsolète puisque la même année, Citroën
décidait d'arrêter la 5HP?
Citroën
est tout le temps à l'arrière-plan du récit
et des illustrations de Loulou chez les
nègres, mais toujours de manière implicite.
A aucun moment en effet, la marque Citroën
n'est mentionnée, les chevrons sont délibérément
enlevés. Dans l'histoire, jamais il n'est
clairement dit que Loulou et son père participent
à la Croisière Noire, ou "Expédition
Citroën Centre Afrique" (28 octobre
1924-25 juin 1925).
Les
références à la Croisière Noire sont abondantes
dans Loulou chez les nègres: Loulou
part de Colomb-Béchar pour rejoindre son
père qui explore "l'Afrique équatoriale
dans son auto-chenille"; Loulou
est envoyé en mission par "le gouvernement
de la République"; son père est
arrivé au Congo Belge; Loulou rencontre
le sultan Moussi-Moussu et ses cent femmes
(dans la réalité le sultan Barmou), etc.
Ces multiples références
implicites à Citroën sonnent comme une réminiscence
de l'aventure scripturale de 1926, Frisemouche
fait de l'auto. Et comme une réminiscence
de l'aventure éditoriale, puisque les deux
récits furent édités par Nathan. Nathan
se rendit-il compte de cet auto-plagiat?
Avant Loulou chez
les nègres, édité dans la série "La
Magnifique", Nathan avait déjà fait signé
des contrats à Jean Bruller: pour les illustrations
des trois albums de Pif et Paf (entre
1927 et 1929), de l'album de Jean Montaigne
édité en 1928 dans la série "La Magnifique"
Les Mirifiques pérégrinations de Fifi-Tutu-Panpan
à travers le ciel. Et n'oublions pas
que Nathan reçut tapuscrit et illustrations
de Frisemouche fait de l'auto afin
de faire imprimer celui-ci à Compiègne.
Loulou
chez les nègres fonctionne d'un point
de vue diégétique comme la suite de Frisemouche
fait de l'auto dans lequel le garçonnet
avait promis de traverser le Sahara. S'il
ne réalise pas son rêve dans le récit de
1926, il récidive - cette fois-ci sous un
autre nom - dans le récit de 1929.
A part évidemment l'exploration
de l'Afrique qui forme l'idée neuve centrale de
Loulou chez les
nègres, le cadre reste identique:
- Loulou a changé de
nom, peut-être pour les besoins de la dissimulation
de l'auto-plagiat, mais il évolue dans la
même famille, ou presque. Les Bichard sont
devenus les Clichard. La concordance sonore
se passe de commentaires. Loulou a une sœur
qui a le même prénom que celle de Frisemouche,
à savoir Monique. De plus, Frisemouche était
pris pour un "nouveau riche".
Loulou, quant à lui, assure: "on
ne manque pas d'argent à la maison".
Après ses fugues, les
Bichard ne grondent pas Frisemouche: "Pouvaient-ils
accourir, la menace aux lèvres, et maudire
leur fiston gâté qui, pour les fléchir,
se faisait plus souffrant qu'il ne l'était
réellement?". Il n'en
va pas de même pour le père Clichard:
"Malheureux,qu'est-ce
que tu as fait, hein, qu'est-ce que tu as
fait?...Tu as donc toutes les audaces? Où
ta folle témérité te conduira-t-elle?
Loulou n'avait jamais
vu son père dans un tel état d'exaspération.
-Bonjour, papa, bredouilla-t-il
tout confus, ta santé est bonne?"
Loulou s'en sort moins
bien que Frisemouche auprès de ses parents.
La première fugue dans le proche quartier
de Frisemouche-Loulou, passe encore. Mais
la seconde dans un pays de sauvages, certainement
pas!
- Des objets transitent
d'un récit à l'autre: la petite fille qui,
au début du récit, écoute, apeurée, Loulou
qui se vante de son imminent départ sur
les traces de son père dans une contrée
dangereuse, serre contre elle "une
poupée mal débarbouillée". Serait-ce
la poupée Suzy que Frisemouche avait écrasée?
Une poupée "tout estropiée",
alors que c'était avant ce "délit
abominable" "une poupée en grande
toilette"? Cette poupée migre d'ailleurs
vers une autre fonction: avant son départ,
Loulou a subtilisé "la première
poupée de [sa] soeur", une "poupée-fétiche"
"blonde" "en porcelaine" qui
lui permettra à la fin du récit d'être sauvé
grâce à la convoitise d'une fillette de
la tribu des cannibales dont il était prisonnier
et menacé d'être mis à la broche.
- Des animaux reparaissent
également: Frisemouche avait exécuté un
tour avec deux lions dans un cirque. Loulou
espère bien 'tu[er] en séries"
des lions. L'aventure est autrement plus
exaltante, car les lions ne sont pas apprivoisés
dans ces pays exotiques. Loulou annonce qu'il
espère "rapporter un petit lionceau
vivant". Pour en faire son animal
de compagnie ou le faire dresser par le
belluaire rencontré par Frisemouche? Ce
n'est pas dit évidemment, mais on y pense
forcément quand Alfred, un des acolytes
de Loulou, enchaîne ainsi: "je me
contenterai d'un éléphanteau que je dresserai
pour me faire engager dans un cirque".
L'association d'idées est spontanée: tous
les éléments sont présents, mais redistribués
autrement.
Enfin, si Loulou ne ramène
pas de lionceau chez lui, il sauve la vie
d'un "charmant petit fox, avec une
tache autour de l'oeil gauche" qui
menaçait d'être cuisiné par la tribu des
Niams-Niams. Loulou plaide la cause de ce
chien auprès du chef Bazilou et lui offre
un "petit phonographe de voyage"
en échange. Loulou voyage avec ce chien,
qui rappelle le Pataud de Frisemouche, justement
quand il n'est plus accompagné de ses deux
accolytes Alfred et Ben Azout ayant préféré
rester au camp. Loulou adopte le chien et
le baptise "Tape-à-l'oeil".
Peut-on y voir une référence onomastique
lointaine avec le chien "Tolet"
ou "Tolette" que le jeune Jean
Bruller adopta lui aussi comme il le signale
dans une lettre de l'année 1912 à sa famille?
Enfin, relevons un détail
infime: Frisemouche faisait sa première
apparition avec "un morceau de sucre
imbibé de café", pendant que Loulou
offre "un morceau de sucre"
à un âne. Juste une remarque anodine
en passant: Claude Aveline, qui rencontra
Jean Bruller au début des années 30, se
souvint-il de ce détail pour son roman anticolonialiste
Baba Diène et Morceau-de-Sucre (1937)?
C'est en avril 1936 que Claude Aveline demanda
expressément à Jean Bruller d'illustrer
ce récit pour la jeunesse. Le dessinateur
accepta et dit évidemment attendre le manuscrit
pour commencer le travail. Le texte était
donc déjà inventé par Aveline. Peut-être
serait-il intéressant de trouver trace du
manuscrit pour voir si les prénoms des protagonistes
de l'histoire furent transformés. "Un
morceau de sucre imbibé de café"...Saviez-vous
que l'enfant baptisé Morceau-de-Sucre est
un garçonnet noir devenu blanc après
avoir avalé la potion d'un savant?
Allez visiter ce
lien pour un rappel des réseaux
établis entre Fricasson fait de l'auto
(1925) de Marcel Jeanjean et Frisemouche
fait de l'auto (1926).
Il est étonnant de constater
qu'un réseau d'idées et d'images se tisse
également avec Les Aventures de Fricasson
et Loulou chez les nègres:
- Sans raison explicable,
Loulou appelle son acolyte arabe Ben Azout
"Koko". Ce surnom, qui
pourrait s'expliquer par son exotisme, apparaît
pour la première fois dans la bouche de
Loulou quand il dit souhaiter tuer beaucoup
de lions et capturer un lionceau vivant.
Or, dans Fricasson T.S. Fiste, troisième
des six récits des Aventures de Fricasson,
le jeune héros fait naufrage sur les terres
africaines. A son arrivée, menacé
par un lion féroce, il tue celui-ci à l'aide
d'une noix de coco qui "lui fracasse
le crâne et l'étend raide mort".
- Auparavant, Fricasson
a réussi à atteler à son chariot quatre
autruches. Quant à Loulou, il fait connaissance
dans la ville de Bangui de Monsieur Baronnet,
"un gros homme rougeaud, vêtu de
toile blanche, toujours suivi d'une jeune
autruche, qui lui était aussi fidèle qu'un
chien".
- Sur leur parcours,
Fricasson et son chien Zigoto sauvent du
fond d'un ravin l'arabe Mejnoun ben Kilifa.
Ce dernier raconte qu'il appartenait à "une
mission officielle chargée d'étudier l'acclimatation
de l'escargot d'Europe dans le Sahara".
Hélas, une maladie décime ces gastéropodes.
Les scientifiques font donc marche arrière:
"C'était facile car notre route
était (comme le Petit Poucet) tracée sur
le sol par les coquilles de nos escargots".
Loulou (et l'auteur de Loulou chez les
nègres par la même occasion), avec "un
sourire malicieux" déclare qu'il
"doi[t] rapporter des quantités
de petits vers luisants". Tandis
que Frisemouche, après avoir dans ses rêves
rencontré le Petit Poucet, peut sortir de
la forêt où il s'était égaré grâce aux "petits
bouts de papier" qu'un coureur
cycliste disperse sur la piste.
- Au chef Bazilou, Loulou
veut faire don de son phonographe, alors
que celui-ci lui rétorque "qu'il
allait avoir la T.S.F". Celle de
Fricasson?
Loulou chez
les nègres, illustré en 1929 par
Jean Bruller, est inventé par Alphonse Crozière,
si l'on en croit la première de couverture.
Et pourtant... cet album fonctionne comme
la suite de Frisemouche fait de l'auto
dont le texte parsème de trop nombreux indices
autobiographiques de la vie de Jean Bruller
pour que l'on ne s'interroge pas également
sur le fait que Jean Bruller aurait pu écrire
tout ou partie du texte Loulou chez
les nègres.
Retournez à la page de Frisemouche
fait de l'auto
si vous voulez relire tous ces indices sur
la vie familiale, le gloutonnerie du héros,
la lionne Frédégonde, le chien Pataud, la
poupée dont le héros sera le parrain, etc.
Plusieurs
de ces éléments reviennent dans Loulou chez
les nègres. Trouvons-en d'autres dans
ce récit de 1929 qui accentuent les soupçons.
Commençons par les indices
les plus ténus, mais défendables: Loulou
demande au télégraphiste d'arrêter d'écouter
"Les Noces de Jeannette".
C'est un opéra-comique en un acte (1854)
de Victor Massé. Pourquoi prendre cet exemple-là?
Pour le prénom? Ne serait-ce pas en effet
une référence à la première épouse de Jean
Bruller, Jeanne, dite Jeannette? Il la rencontra
en 1928 quand il franchit le seuil de la
librairie "La Porte étroite" dont
elle était la gérante.
Un autre indice (tiré par les
cheveux?), celui de la résurgence de "Fred"
dans les prénoms: Frédégonde dans Frisemouche
fait de l'auto; l'ami de Loulou, Alfred,
souvent nommé par son diminutif Fred; bien
plus tard, en 1969 dans le roman Le
Radeau de la méduse, le personnage
principal Frédéric, dit Fred, un double
indéniable de Jean Bruller-Vercors.
Un indice dont j'ai parlé
dans la page de Frisemouche fait de l'auto:
le prénom Loulou. C'est le diminutif affectueux
de Louis, ou petit Louis. Or, le père de
Jean Bruller s'appelait Louis, et dans ses
mémoires d'enfance inédits, Vercors insiste
sur le fait qu'on le surnommait "Petit
Louis". Pour entériner mon propos,
j'ajoute que Jean Bruller utilisa ce prénom
une autre fois dans un récit dun° 15 du 15
janvier 1924 de son journal
gai éphémère L'Ingénu. Loulou, jeune
homme de 18 ans, est mis en scène sous la
plume d'une mystérieuse Gina Stern. C'est
la seule collaboratrice de cette revue aux
histoires légères. Elle publia pour la première
fois dans le n°4 du
1er août 1923, puis publia régulièrement,
dans presque chaque numéro (sauf les n°
7 et 10), soit sous son nom complet,
soit sous ses initiales G.S. Or, Gina Stern,
comme d'autres "collaborateurs"
de L'Ingénu, sont une seule et même
personne: Jean Bruller.
Je ne m'arrêterai
ici que sur le cas de Gina Stern. Au fil
des numéros, les soupçons s'accumulent,
jusqu'à ce qu'au n°6
du 1er septembre 1923, ils se transforment en
certitude. Jean Bruller se trahit en reprenant
une histoire qu'il a écrite dans le n°
30 du 6 décembre 1922 de la revue légère
Paris-Flirt, sous le pseudonyme de
Joë Mab. Voyez vous-même.
Extrait
du texte de Gina
Stern paru dans L'Ingénu,
n°6 (01.09.23)
[...]
"Rimons,
rimasse
Que ta
femme j'embrasse"
"Monsieur
le baron", dit le cocher
indigné, " je ne comprends
point que vous osiez parler
ainsi ! Si vous faites des choses
malpropres avec ma femme, ce
n'est pas la peine de vous en
vanter". " Voyons",
dit le baron en riant, "
tu ne comprends point, imbécile?
Ca rime, mais ça n'est pas vrai.
A toi le tour, à présent".
"Bien, monsieur",
dit le fidèle serviteur. Il
réfléchit un moment, et déclara:
"Rimons,
rimasse
J'ai couché
encore ce matin avec madame
la baronne".
- Le baron
s'esclaffa, et se frappa les
cuisses de gaité. "Ah,
ah, ah! imbécile", dit-il,
"mais ça ne rime pas!".
"C'est bien possible",
dit l'automédon calmement. "Ca
ne rime pas, mais c'est vrai".
Naïveté
[...]
- Tu n'aimes
pas la poésie, toi, Laffleur?
- Je ne
sais trop ce que c'est, mon
capitaine.
- Faire
de la poésie, Laffleur, c'est
faire des vers.
-?...
- Des
vers, imbécile, c'est des mots
que l'on met à la suite les
uns des autres, en colonne par
un et dont les derniers se ressemblent
et font la rime. Tiens, je vais
te faire des vers, moi, écoute
bien:
"
Cannonnier Laffleur
Je couche
avec ta soeur!"
- C'est
pas gentil, mon capitaine!
- Je le
sais, parbleu, bien, ce sont
des vers, fais-en toi, pour
voir!
Laffleur
réfléchit, puis:
"Mon
capitaine
Je couche
avec votre femme!"
- Triple
idiot! Qui m'a fait des vers
pareils! Capitaine et femme,
ça ne rime pas! Ce en sont pas
des vers, ça!
- C'est
pourtant la vérité, mon capitaine,
parole d'honneur de Laffleur!
Jean Marcel Adolphe
Bruller a joué sur ses prénoms pour "Joë
Mab" à la consonnance anglo-saxonne.
Il a repris cette consonnance pour se cacher
derrière Gina Stern. De plus, Jean Bruller,
Joë Mab et Gina Stern comportent chacun
trois syllabes. Enfin, comme dans Les
Propos de Sam Howard (Portaparole,
2011), comme dans "Les opinions d'un
Huron" qui ouvrent chaque numéro de
L'Ingénu, les textes de "Gina
Stern" reprennent les mêmes protagonistes
(même si c'est moins systématique), Pascal
en particulier et Titin. Alors il est légitime
de se dire qu'en 1929 Jean Bruller
prend part à l'écriture de Loulou chez les
nègres quand Gina Stern-Jean Bruller
donne le premier rôle à un certain Loulou
dans un de ses récits antérieurs.
- Jean Bruller admirait
l'écrivain Anatole France au point, affirma-t-il
à Gilles Plazy dans A
dire vrai, qu'adolescent
il fréquentait assidûment toutes ses oeuvres
et rien que ses oeuvres. Les jeux de sonorités
des noms abondent dans Les Propos de
Sam Howard (chroniques parus entre 1922
et 1923 dans Paris-Flirt), ils rebondissent
dans Loulou ches les nègres. Les
parents de Frisemouche, les Bichard, devenus
les parents Clichard pour Loulou, ont des
patronymes onomastiquement très proches
de Sylvestre Bonnard et de Jérôme Coignard,
personnages d'Anatole France. De même,
Monsieur Bergeret, autre personnage d'Anatole
France, s'associe à Monsieur Baronnet que
Loulou rencontre à Bangui.
- Quand Loulou est enlevé
par des cannibales, il attend ligoté d'être
mis à la broche. Une fillette s'approche
de lui, car la poupée-fétiche qui dépasse
des vêtements du héros la fascine. Il la
lui propose en échange de sa libération,
mais la première fois elle fuit. Et Loulou
de s'exclamer :
- Rien à faire, exhala
Loulou en pleurant à chaudes larmes, les
poupées ne l'intéressent pas. Peut-être
qu'un pingouin aurait plus de succès".
Anatole
France écrivit L'Ile des pingouins
(1908), un roman que Jean Bruller illustra
en 1923 et exposa au Salon des Artistes
indépendants.
-
A la fin du récit, "voilà qu'un
insecte ailé se posa sur la joue de Loulou
le piquant cruellement". Loulou croit avoir été
piqué à la joue par une mouche tsé-tsé.
Un tirailleur sénégalais le rassure en lui
disant qu'il s'agit d'une abeille. Abeille...un
conte d'Anatole France paru en 1882. Dans
Paris-Flirt [n°45 du 21 mars 1923],
un compère de Sam Howard narre l'histoire
de Fleur-d'Abeille. Et
l'élément circule, avec une menue transformation, dans l'une des histoires
des "Propos d'un Huron" de L'Ingénu, puisque
dans le n°3
du 15 juillet 1923, le Père Pharamon est
inquiété par "deux guêpes malignes
[...] venues butiner ses joues".
L'ensemble
cumulé n'est-il donc que fortuit? Il semble
que Jean Bruller ait écrit au moins une
partie de Loulou ches les nègres.
Je
me suis appuyée jusque là sur des indices
autobiographiques fourmillants, ainsi que
sur des indices (auto-) artistiques
anthumes. Mais on peut prendre aussi le
récit de 1929 comme point de départ neuf
d'une réutilisation pour des récits postérieurs.
Des récits que là encore Jean Bruller est
censé n'avoir qu'illustrés. Au début de
Loulou
ches les nègres, Loulou
et ses deux amis acceptent l'invitation
de Sidi Mohamed, "un brave cordonnier
qui s'était spécialisé dans la confection
de jolies sandales!
Nos touristes firent
grand honneur aux boulettes de viande et
de semoule frites à l'huile qu'avait apportées
la femme du cordonnier et celle-ci parlait
déjà d'hospitaliser pour la nuit l'intrépide
trio...".
Or, dans Couleurs
d'Egypte (1935) de Paul Silva-Coronel,
S...Bey fait montre d'hospitalité par un repas
somptueux et pantagruélique qui rend malades
les touristes européens. Etrangement, ce
chapitre est celui écrit par Jean Bruller.
Je le certfie par le fait que les histoires
que S...Bey raconte sont celles, à peine
transformées, de nombreux "Propos du
Huron" de L'Ingénu (1923-1924).
Tous ces indices récoltés
dans Loulou ches les nègres sont placés en début et en fin de récit.
Cela tend à prouver que Jean Bruller écrivit
au moins ces chapitres-là. Cette pratique
ressemblerait alors à celle dont il usa dans
Couleurs
d'Egypte avec Paul Silva-Coronel.
Dans ce récit de 1935, la participation
de Jean Bruller est très repérable, et ce,
grâce à la réécriture de textes antérieurs.
Si je déniche une preuve
matérielle que Jean Bruller est l'auteur
de Frisemouche fait de l'auto (et
non Alphonse Crozière comme il est dit dans
la bibliographie du catalogue d'exposition
A propos de Patapoufs et Filifers
de la Bibliothèque de L'Heure joyeuse),
alors on pourra certainement aller jusqu'à
considérer que Jean Bruller a écrit Loulou
chez les nègres dans sa totalité, en
demandant à Crozière, alors plus connu que
le jeune dessinateur à l'époque, d'endosser
la paternité du récit.
Quoi qu'il en soit, Loulou
chez les nègres a des relents racistes
évidents, ne serait-ce que par le titre.
C'est cette question que je soulève ci-dessous.