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 Biographie Détaillée

 

 

 

Jean Bruller menuisier

Octobre 1940-juin 1941

 

Entre octobre 1940 et juin 1941, Jean Bruller devint salarié dans son village de Villiers-sur-Morin. Ce sera la première et unique fois qu'il travaillera comme la majorité de la population, avec les mêmes contraintes, alors qu'il avait toujours connu les habitudes d'une existence d'artiste. Il aurait pu avoir ce type de vie rythmé par un travail avec horaires imposés. Après l'Ecole Breguet, comme Silva-Coronel le devint, il aurait pu être ingénieur, notamment chez Citroën. La vie monotone et ennuyeuse qu'il entrevit, parce que répétitive et privée de liberté, le décida résolument à se lancer dans la voie artistique. Il aurait certes exercé comme col blanc, ce qui lui aurait laissé une latitude plus grande et de meilleures conditions de travail et d'existence. Toutefois il sentait et savait que ce n'était pas le genre de destin qu'il envisageait. Et, contrairement aux autres, ceux qui forment le bataillon des travailleurs, il pouvait se permettre de cheminer vers un autre avenir. Doté d'un capital économique et culturel par son extraction bourgeoise, aimé par des parents compréhensifs qui acceptèrent son choix, il eut donc la possibilité d'essayer de vivre de son crayon, quitte à embrasser le métier d'ingénieur si sa carrière artistique naissante ne lui avait pas permis d'assurer sa survie (se loger, se nourrir, se vêtir, se soigner a minima).

Sous l'Occupation donc, Jean Bruller vécut dans sa chair un de ces métiers de "Monsieur tout le monde". Il affronta concrètement l'existence de millions d'humains. Rétrospectivement il partagea cette courte expérience dans ses mémoires La Bataille du silence et dans Les Occasions perdues, deuxième volet de Cent ans d'Histoire de France. Ses deux récits se complètent dans les détails circonstanciés pour reconstituer cette période. C'est surtout dans La Bataille du silence que Jean Bruller dépassa la simple narration informative pour expliquer les implications et les conséquences de l'emploi salarié auquel est contrainte l'humanité dans son ensemble. Même si cette expérience dura peu, elle l'amena à ne plus appréhender intellectuellement - donc seulement théoriquement - ce type de vie. Il se heurta aux réalités de la majorité silencieuse. Du moins en partie: il vécut les contraintes et les difficultés du métier, mais pas les conséquences matérielles. En effet, il louait toujours la même maison, vivait dans un cadre agréable, et il savait que ce changement n'était que temporaire. Cela fait supporter plus aisément ce sort plus contraint. La charge mentale est moins oppressante lorsque l'on sait qu'on possède cette précieuse liberté d'avoir d'autres choix.

 

Une décision courageuse

Dès l'armistice, Jean Bruller avait déjà pris la courageuse décision de renoncer à sa carrière artistique pendant l'Occupation. Il aurait pu rester dans la zone sud s'il l'avait voulu, plus précisément à Grenoble. Il aurait été hébergé avec sa famille et aurait travaillé pour un libraire:

"Battail et sa femme...me press[aient] de m'installer à Grenoble: je vivrais quelque temps avec les miens dans leur petit logement..." Et le libraire Arthaud ajoute: "On lui trouvera du travail, soyez tranquilles!"; "j'étais touché aux larmes, je ne disais pas non, ni oui non plus, je ne savais pas encore ce que je ferais, mais dessiner, au nord comme au sud, c'était fini pour moi".

Jean Bruller refusa courageusement et revint avec femme et enfants à Villiers-sur-Morin le 7 août 1940. Il retourna en zone nord sans aucun projet précis à l'esprit, sans aucune perspective professionnelle de substitution:

"Lors de mes autres retours, je me remettais aussitôt au travail. Cette fois, j'étais chômeur. Volontaire, sans doute, mais décidé. De quoi allions-nous vivre? Je n'en savais rien".

En septembre 1940, il s'occupa à défricher le jardin, il planta des pommes de terre, et commença l'élevage de poules et de canards. Ses économies, mises de côté avant guerre, lui permirent de s'engager dans un métier manuel seulement le mois suivant.

 

Les conditions concrètes du métier de menuisier

En octobre, Jean Bruller remplaça le menuisier compagnon de son village, prisonnier de guerre. Il obtint de ne se soumettre à ce labeur que 6h par jour:

"Je commençais le matin à 8h, remontais déjeuner, travaillais de nouveau deux heures l'après-midi, et à 5 heures je reprenais ma plume, mon papier, et j'écrivais le grand roman de Stéphanie".

Cette citation, extraite de La Bataille du silence, contredit quelque peu la version des Occasions perdues. Dans ses mémoires des années 80 en effet, il explique finir son emploi à 16h et écrire de 16h à 20h. Dans La Bataille du silence, il signale qu'il s'astreignait à écrire 2 pages par jour de son récit de son amour de jeunesse. Un récit resté inachevé pendant la guerre et achevé sous le titre de Tendre Naufrage en 1974.

Encore bénéficia-t-il d'une faveur, celle de ne pas effectuer les dix heures journalières réglementaires que Jean Bruller rappela. Et, dans cet emploi du temps surchargé auquel il n'était pas habitué dans les années 30, il obtint de son employeur 1 jour de congé, chaque jeudi: "je ne voulais pas me couper de Paris".

Depuis le début des années 30, il avait l'habitude de se rendre dans la Capitale et de loger chez sa mère. Aussi ses allers et venues à Paris ne dérogaient pas à ses habitudes, ce qui n'éveilla jamais les soupçons sur ses activités clandestines. A cette période, il s'engageait dans la Résistance active, pour l'Intelligence Service, avec son ami Pierre de Lescure. Ce projet inabouti, Jean Bruller continuera à se rendre à Paris pour mettre en place ses Editions de Minuit clandestines.

Comme il avait accepté le salaire peu élevé d'un apprenti, vu son peu d'expérience en ce domaine, il compléta son salaire par un travail de menuiserie supplémentaire chez Pierre Membré, à Paris. Cet ami et bien d'autres montrèrent leur admiration face au choix professionnel courageux de Jean Bruller. Peu d'intellectuels, faut-il le rappeler, sacrifièrent leur carrière artistique pendant l'Occupation. Peu s'orientèrent vers une carrière aussi éloignée de leur talent d'origine.

 

L'expérience (ponctuelle) de l'aliénation

Dans Les Occasions perdues, Vercors n'évoque jamais les difficultés du métier de menuisier. Il n'informe d'ailleurs pas davantage sur le terme de cette expérience professionnelle. C'est dans La Bataille du silence que Vercors nous apprend qu'il prit ses congés en juillet 1941 et qu'il décida de ne pas reprendre ce métier. Depuis mai en effet, ses maux de tête, apparus ponctuellement depuis la fin de l'année 1940, se sont accentués. Aussi le métier devenait-il plus éprouvant. L'opportunité de gagner sa vie par des illustrations de textes de Coleridge, financées et éditées sans passer par le réseau éditorial officiel que Jean Bruller refusait depuis l'Occupation, lui permit d'abandonner définitivement le métier de menuisier. De plus, c'est à ce moment-là que Bruller débuta l'écriture du Silence de la mer afin d'entrer en Résistance intellectectuelle. Les terribles migraines qu'il subissait fournirent un prétexte plausible auprès de tous pour stopper cet emploi salarié.

Lui du moins avait cette liberté de rompre ce rythme professionnel journalier qui le bridait dans ses aspirations comme dans la maîtrise de son emploi du temps personnel. Au-delà de la narration de cette parenthèse de vie dans La Bataille du silence, Vercors livre une de ces rares réflexions pertinentes sur les conditions concrètes de l'existence des hommes. Certes, Jean Bruller-Vercors fut avec constance favorable à des améliorations pour l'ensemble de l'humanité. Ainsi, à l'Exposition Universelle de 1937, il exalta le nouveau temps libre des ouvriers, les congés payés et les loisirs votés par le gouvernement Blum. En 1968, il soutint les ouvriers en grève qui réclamaient des augmentations de salaire et une baisse du temps de travail. De 1981 à 1983, il se réjouit des lois en faveur des salariés. Malgré la rectitude de cette ligne idéologique, Jean Bruller-Vercors oubliait trop souvent de prendre en compte ces aspects concrets dans l'élaboration théorique de son système et dans sa réflexion sur la nature humaine. Il connaissait ces aspects, il ne les vivait pas dans sa chair et dans la construction de sa personne, il les mettait à distance dans ses théories.

Qu'il vive, même pour quelques mois, cette aliénation de millions de gens l'amena à une réflexion de premier ordre:

"Je voyais les gens vivre sans se gêner devant cet ouvrier dont ils oubliaient la présence. Mais pour moi qui n'avais jamais mené d'autre existence que la vie désinvolte d'un artiste, j'apprenais la dure discipline du labeur quotidien, que l'on soit bien portant ou mal fichu. Certains jours, je devinais ce qu'était l'enfer: quand on est, non pas même malade mais, je dis bien, mal fichu, et que chaque coup de rabot vous résonne au creux de l'estomac comme le coup de poing d'un boxeur. Et qu'il faut continuer quand même. Non pas dix minutes, mais dix heures (je n'en faisais que six). Le manque d'entraînement multipliait ces dures journées-là, au cours desquelles, plus d'une fois, j'aurais donné des années de ma vie pour pouvoir m'arrêter. Mais c'eût été perdre la face, je persistais bravement; seulement j'étais conscient que, si je faiblissais, le patron ne m'en tiendrait pas rigueur; tandis que l'ouvrier, le prolétaire, lui, ne peut se permettre de faiblir, car il perd son boulot. L'enfer, c'est cette absence de tout recours pour soulager une douleur sans remède dans un effort sans fin".

Il est dommage que son album de 1935, L'Enfer, ne se soit pas centré sur ces malheurs, si justement décrits, de la majorité de la population. Peut-être qu'il se souvint de cette confrontation à cette aliénante réalité d'une existence professionnelle qui envahit tout le reste, lorsqu'il s'engagea dans la description du milieu ouvrier dans Colères? Dans ce roman dont l'écriture s'étala sur deux longues années, il s'insurgea contre l'exploitation des ouvriers, il peignit l'aliénation de ces derniers, leur soumission écrasante, leur révolte nécessaire mais difficile. Ce sont les conditions de travail qui deshumanisent. Néanmoins, les théories de sa fable anthropologique ne se nourrirent que peu de ces conditions objectives d'existence. Il évoqua celles-ci, il expliqua que l'abolition de l'exploitation et de l'aliénation des hommes sont nécessaires à l'avancée de l'humanité. Il n'empêche que cette donnée resta dans les marges de ses théories. Il ne faut pas oublier que les horreurs des atrocités commises pendant la Seconde Guerre mondiale submergèrent Vercors. Comment penser l'impensable? Comment cerner la capacité d'exterminer son prochain? Expliquer les méandres de la nature humaine était une urgence pressante autant pour Vercors que pour la marche générale de l'humanité. Il tenta dans Colères de faire le lien entre tous ces sujets, mais le reste de son œuvre minimisa les conditions concrètes de toutes les existences. Plutôt que d'évoquer de manière idéaliste et essentialiste la lutte individuelle de l'homme par une réforme rationnelle de sa nature humaine pulsionnelle, Jean Bruller-Vercors aurait pu être celui qui s'éloigne de l'attitude générale des intellectuels: la vie quotidienne des humains, voilà le cœur du problème... et des solutions.

Se faire courageusement menuisier pendant 9 mois ne couvre pas la totalité des années de vie de Vercors sous l'Occupation. Pour avoir un panorama plus complet des années d'Occupation, allez lire 1940-1944: survivre et résister.

Article mis en ligne le 1er juin 2018

 

 

 

 

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