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article appartient au cycle d'étude sur Vercors et le
capitalisme. Pour prendre connaissance de tous les articles
et de la logique du positionnement de celui-ci, cliquez
sur
ce lien] Préambule
La construction
narrative du roman
Trois
ilôts de résistance: entre autonomie...
...et
archipélisation
Matière
autobiographique
Première ire:
un Germinal
des temps modernes?
Pourquoi
ce rapprochement entre les deux romans?
La
mise en scène de la lutte des classes
Quelle
archipélisation?
Roman
militant ou roman politique?
Deuxième ire:
un Discours de la servitude volontaire?
"J'écris
Paludes"
Anabiosis
ou la dystopie de la
condition humaine
Limites
et archipélisation
"L'alliage
incandescent"
Troisième ire:
du Mythe de Sisyphe
à L'Homme révolté?
Des
poulets et des hommes
Les
raisons de la colère
Suspension of disbelief
Le
Bateau ivre
Une
Saison en Enfer ou faut-il "enfourcher le Tigre"?
Archipélisation, limites,
dangers
Archipélisation refusée, archipélisation
unilatérale, archipélisation réciproque
Limites et dangers
Vercors camusien?
Double conclusion
Préambule
Vercors commença ce roman en janvier
1954 et il le termina en février 1956 pour une publication
avant l'été de la même année.
Tout comme avec La Puissance du Jour (1951), l’auteur poursuivit
l'essai du genre
romanesque auquel il n’était jusque là pas habitué, puisque tous ses récits de
la guerre et de la Résistance appartiennent au genre bref et concis de la
nouvelle dans lequel il excellait.
Le roman Colères est ambitieux
dans le sens où Vercors voulut rassembler toute sa conception
en un seul lieu afin de suggérer la cohérence de ses
concepts. Beaucoup de ses amis se contentèrent de le
remercier et le féliciter pour ce nouveau récit. Quelques-uns,
nous le verrons au fil de cette page, firent des constats
bien plus profonds et élaborés, autant pour reconnaître
l'intérêt de ce roman que pour soulever les points épineux
de la pensée globale de Vercors.
Dans
le sillage de la publication, Vercors défendit - c'est
bien normal - son roman contre des critiques de la presse
plutôt acerbes. Sous la plume de son correspondant le
Docteur Pierre Jourdan, on apprend ainsi que ce dernier
a
"lu peu de critiques (celle de L’Express était dramatiquement
idiote) et [qu'il] redoute que, pour l’ensemble, les critiques n’y
comprennent rien" (Lettre datée du 3 septembre 1956). Le 20 du même
mois, Vercors écrivit à Bieber pour se plaindre des
critiques erronées sur son œuvre et, au détour,
il fit part du titre auquel il avait initialement pensé:
Cher Monsieur et ami,
Votre lettre m’a
fait grand plaisir, car elle montre de votre part une compréhension
de mes efforts que des lettres plus « louangeuses »
souvent ne montrent pas.
J’avais longtemps
hésité à conserver ou non « Anabiosis », et puis il
m’a semblé que sans ce choc initial toute l’histoire d’Egmont
pourrait être lue par beaucoup de lecteurs sous le jour erroné
d’une vague théosophie. D’ailleurs, la sottise de certains
critiques m’a montré que c’est arrivé quand même…Il est
vraiment difficile d’être lu !
Plus
tard, Vercors se fit plus critique sans que cela ne
l'empêche d' aimer
spécialement et de défendre ce roman, car, comme il le dit lui-même, il y transmit
beaucoup de ses idées: "C’est
un roman plein de défauts mais où j’ai mis assez de moi-même" (Lettre
du 1er février 1984 à Christopher Dean).
A Brigitte
Oger, le 16 juin 1981, il dit:
"Colères
est un cas très particulier. On le considère souvent comme un roman
raté, par conséquent j’y tiens beaucoup comme on aime
spécialement un enfant moins réussi. J’y ai mis énormément de
mes idées".
Il ajouta
que l'ensemble de sa production littéraire se tient
dans un prolongement philosophique:
"Colères est un
prolongement de La Puissance du Jour. Roman,
lui, sûrement manqué du point de vue littéraire. Le fait est
(comme la préface le laisse entendre) que ce n’était pas ce que
j’avais envie d’écrire. J’ai voulu mêler deux sujets
différents. Puis c’était mon premier « long » roman".
Il
ne renia donc pas son roman de 1956, bien au contraire.
Et ce roman est intéressant du point de vue de l'avancée
de notre penseur. En effet, après guerre, la théorie
philosophique La
Sédition humaine
qu'il tira en 1948-1949
a tout d'une
vision libérale qui
donne certes des réponses à son album de La
Danse des vivants,
mais sans véritable remise en cause, alors même que
son heurt avec l'Histoire avait fait vaciller sur son
socle l'ensemble de sa pensée. Je l'avais démontré,
Vercors avait tenté de tenir dès lors une double conception
anhistorique et historique dans cet album qui n'était
à l'origine prévu que pour la seule conception essentialiste.
Il échoua au point d'abandonner de plus en plus cet
album (de ce fait inachevé) et de scinder sa conception
anthropologique ancienne et sa nouvelle conception
plus ancrée dans l'Histoire (dessins en 1935-1936 dans
l'hebdomadaire Vendredi, illustration de Baba-Diène
et Morceau-de-Sucre et participation à l'extension
de l'Exposition universelle de 1937 versus
albums L'Enfer
et Visions
intimes et rassurantes de la guerre).
Pour saisir la dimension politique de son geste créateur
aux prises avec l'Histoire, allez lire mon article en
ligne
"Jean Bruller dessinateur
et illustrateur de la littérature coloniale
pour la jeunesse de l'entre-deux-guerres:
de Loulou chez les nègres (1929)
à Baba Diène et Morceau-de-Sucre (1937)",
et "Jean Bruller face au bouillonnnement
intellectuel et politique des années 1930" (dans
Journalisme
et
littérature dans la gauche des années 1930, Rennes,
PUR, 2014).
Ainsi,
au sortir de la guerre, Vercors se fit double encore
une fois: forte participation politique aux associations
d'obédience communiste et compagnonnage de route avec
le PCF versus conception anthropologique anthropocène
avec son essai La
Sédition humaine.
Vercors
en eut-il conscience? Lui fit-on remarquer cette incohérence?
Toujours est-il que son roman Colères est une
tentative de réunion de ses deux conceptions, et
même plus: une tentative d'unification. Cette tentative
est plus ambitieuse que celle, plus timide et ponctuelle
mais certainement plus maîtrisée, que l'on trouve dans
Les
Animaux dénaturés.
La construction
narrative du roman
Trois
ilôts de résistance: entre autonomie...
Le pluriel du titre Colères
suggère que
l’écrivain conduisit trois histoires à la fois juxtaposées et coordonnées. Il
bâtit un roman polyphonique pour refléter tous les aspects
d'une société. Son ambition totalisante est réunie dans
un seul récit, là où des écrivains comme Balzac, Zola,
Roger Martin du Gard, Jules Romains s'essayèrent à des
fresques. C'est aussi un retour à son projet totalisant
de La
Danse des vivants. Toutefois, le procédé
de l'album sous forme de Relevés trimestriels étalés
dans le temps lui offrait plus de liberté et d'espace
que le récit narratif intrinsèquement clos sur
lui-même.
Les
trois pôles thématiques se présentent comme des ilôts
de résistance. De ce fait, ils représentent bien cette
sédition humaine qui est au cœur de la théorie de Vercors.
Les trois ilôts sont les suivants:
- Un ilôt social:
Vercors
raconte les évolutions d'une révolte et d'une grève
de travailleurs contre les patrons des usines Coubez
à Chaulieu. La coordination de cette lutte est assurée
par le personnage de Robert Pélion, un tisserand indépendant
qui aurait pu ne pas entrer dans l'action, mais qui
se montre solidaire. Pélion est relayé dans ce combat
social par quelques personnages syndicalistes, ouvriers
dans ces usines.
La
grève part d'un apparent paradoxe: les ouvriers vont
obtenir une prime. Seulement, cette prime sera distribuée
à tous les ouvriers, sauf ceux cotisant au syndicat
la CGT. Comprenant toutes les implications néfastes
de cette décision (étudiées plus bas dans cette page),
Pélion tente d'organiser la grève d'abord en s'assurant
que tous les syndicats se retrouvent sur une ligne de
conduite commune. Une fois l'accord conclu, il espère
entraîner les ouvriers des autres usines du coin et
même des distilleries de Saint-Vaize. La réunion est
interrompue par une descente de policiers. Les patrons
veulent contrecarrer les projets de grève: prime anticipée
qui fragilise l'unité entre ouvriers, arrivée d'étrangers
pour remplacer les grévistes, arrestation et interrogatoire
musclé de Pélion. Cette arrestation galvanise les grévistes
qui, à l'arrivée des étrangers, réussissent à créer
unité et fraternité entre travailleurs. La blessure
par balles d'un jeune Kabyle soude l'ensemble de
cette classe laborieuse. Les patrons capitulent face
à cette résistance solidaire qui prend de plus en plus
d'ampleur. Ils cèdent sur tout. Ils ont ainsi perdu
un combat, mais pas la guerre.
- Un ilôt littéraire:
Vercors
met en scène plusieurs écrivains: Egmont qui, après
avoir oeuvré dans les sciences, s'adonne à la poésie,
mais surtout Closter Cloots, professeur de latin
et écrivain. Ce dernier, se sachant mourant, achève
un récit dystopique dans lequel il se demande comment
fonctionne le monde et pourquoi les humains ne se révoltent
pas. Ce récit littéraire, sur lequel je reviendrai
plus bas dans cette page, est
une mise en abyme du roman tout entier.
- Un ilôt scientifique:
Vercors
met en scène plusieurs scientifiques:
- le
personnage de Paul Mirambeau, éminent biologiste
membre de l'Institut.
- le
personnage
d’Egmont qui a renoncé à la recherche scientifique et qui ne milite plus au
PCF. Après un incendie qui lui laisse de profondes plaies,
il se concentre sur l’exploration – dangereuse - de son corps par son
« esprit », afin de le contrôler et de le soigner.
- le
personnage d'Olga médecin gynécologue, ancienne
compagne d'Egmont venue aider celui-ci dans son
exploration étrange. Le couple se reforme.
- le
personnage secondaire de Burgeaud, neurologue.
- le
personnage encore plus secondaire de Dutouvet.
Ces
personnages sont l'occasion pour Vercors d’une
interrogation sur la maladie – le cancer -, sur la dégénérescence physique et sa
signification, sur la mort comme ultime étape d’un organisme vivant.
Comment se révolter contre cette condition humaine?
...et
archipélisation
Ces trois ilôts de résistance ne
fonctionnent pas stricto sensu en un parallèle
étanche. Au contraire, iIs sont reliés entre eux et
pourraient l'être bien davantage si les humains comprenaient
à quel point les problématiques auxquelles ils font
face chacun dans leur coin ou dans leurs groupes s'articulent
entre elles. Les trois combats se passent sur un même
continent, mais ils ne se rejoignent pas. Aussi ce roman
se présente-t-il comme une archipélisation
des luttes, terme de l'écrivain martiniquais
Edouard Glissant et repris par la femme politique
écosocialiste Corinne Morel-Darleux (voir son site Revoir
les lucioles).
Celle-ci pense la convergence des luttes de tous ces îlots
de résistance au système par l'acceptation
de diverses tactiques, mais dans une stratégie
coordonnée et des buts communs.
Le récit Colères relève de
la même volonté d'archipélisation: les différentes luttes
engendrent différentes tactiques. Le problème, suggéra
Vercors, vient du fait que ces luttes sont isolées quand
elles devraient être consciemment coordonnées, parce
qu'elles ont un but commun assigné par Vercors: chercher
la vérité de l'Homme et de l'univers. Or, les travailleurs,
parce qu' exploités, ne peuvent pas mettre leurs
forces dans ce but qui devrait être commun à tous les
hommes. C'est la première barrière à détruire. L'autre
barrière est d'ordre psychologique: les hommes refusent
de voir leur condition humaine. L'écrivain est donc
engagé dans la bataille commune pour faire émerger une
prise de conscience. Enfin, les scientifiques sont mis
au premier plan pour trouver les réponses face à l'univers
et à la condition de l'homme dans le monde.
Le roman Colères sert donc
à mettre en exergue cette nécessité de l'archipélisation
des luttes. Il se veut performatif. Vercors brise le
parallèle des trois pôles de résistance grâce au
glissement de personnages d'un
ilôt à l'autre. Egmont, Mirambeau, Olga et Cloots se
connaissent. Ils sont liés par leur extraction bourgeoise
et par leur profession commune: les trois premiers sont
des scientifiques et le quatrième connaît Egmont grâce
à la littérature. La circulation entre l'ilôt littéraire
et l'ilôt scientifique est donc aisée. Vercors fait
la jonction entre ces deux pôles et l'ilôt social grâce
au personnage de Pélion: ce dernier connaît Mirambeau
et Pascale, la fille du confrère de Mirambeau. Cette
jeune fille Pascale aime Pélion, mais délaisse cet amour
pendant une bonne partie du roman, parce qu'elle aide
Egmont dans une dimension sacrificielle.
Mirambeau est
le personnage-pivot de cette archipélisation. En effet,
il ne se contente pas de parler avec Pélion. Il se mêle
à l'action des travailleurs. Il se glisse dans une manifestation,
il monte à la tribune de la réunion des syndicats et
des ouvriers, il se rend dans les maisons des ouvriers
pour les convaincre d'entrer dans la lutte. Mirambeau
est donc le personnage principal qui circule entre les
trois ilôts de résistance.
Le roman fonctionne
bien comme un archipel: il met en scène un ensemble de
trois groupes majeurs qui forment trois îles, géographiquement proches les unes des autres
mais inconscientes de ce lien (sauf Mirambeau). Dans
le cas d'un archipel au sens premier du terme, la proximité se double le plus souvent d'une origine géologique
commune, en général volcanique.
Dans le cas de l'archipel symbolique que Vercors construit dans ce récit, la
proximité se double d'une origine paléo-anthropologique
commune (voir La
Sédition humaine).
Matière
autobiographique
Comme à son habitude, Jean Bruller-Vercors
puisa dans son vécu personnel pour bâtir des personnages
et trouver des thématiques. Le roman Colères
ne déroge pas à cette règle:
- Il fabrique l'un de ses personnages
à partir d'une anecdote personnelle. Burgeaud a en effet
la particularité de ne pouvoir prononcer certains mots
correctement:
"Une illujion millénaire n'en
est pas moins une illujion. Tout se ramène à cette sensachion
du moi. [...] De comprendre que l'esprit humain dans
sa localisachion individuelle reste un héritage indivis".
Or, Vercors se souvient de Louis
Chéronnet avec qui il collabora dans l'entre-deux-guerres.
Dans ses mémoires Les Occasions perdues,
Vercors rappelle que cet artiste "né sans voûte
palatine, [...] ne pouvait artihuler heux honsonnes
hur trois)".
- Il prend une péripétie personnelle
qui a été un révélateur intellectuel dans l'avancée
de ses théories. La maison d'Egmont brûle et le
personnage met un temps long à ressentir la douleur
causée par la brûlure de ses pieds. C'est exactement ce qui
arriva à Vercors lorsqu'une partie de son Moulin
des Iles fut détruite par un incendie en 1953. Ce drame
personnel est concomittant de l'écriture de son roman.
- Le roman comporte un prologue
et trois parties. Or, dans le prologue apparaît un personnage
principal sous la forme du pronom personnel "je"
qui prend en charge le récit. Ce "je" a été
invité par Olga à venir voir un Egmont rajeuni plongé
dans un sommeil profond régénérateur. Bizarrement, ce
"je" disparaît totalement dans le reste du
récit. Néanmoins, ce "je" autobiographique
rapidement disparu est remplacé par le personnage de
Mirambeau qui devient pour une large part le porte-parole
de l'auteur.
Ce qui est intéressant, c'est la
relation de ce "je" avec Olga:
"J'étais désorienté. J'essayais
de comprendre cette femme. Je n'y parvenais plus tout
à fait. Nous avions été grands amis, autrefois. J'aurais
pu tomber amoureux d'elle, si j'avais mis plus de persévérance
à briser sa solide coquille de scepticisme et de confort
moral: on se prend facilement soi-même à ce jeu-là.
Elle était médecin - elle avait connu Egmont à l'hôpital,
au temps où il exerçait encore - et me révoltait un
peu, m'égayait non moins, par la façon dont elle parlait
de ses malades (rien que des femmes). "Toutes fêlées,
disait-elle. C'est vrai que je les soigne pour le ventre,
et qu'elles y ont la cervelle aussi. Si je devais me
mettre à partager leurs histoires...".
Olga est calquée sur Hélène Michel-Wolfromm,
médecin gynécologue, amie de Jean Bruller-Vercors jusqu'à
son décès en avril 1969. Cette femme servira aussi de
modèle au personnage d'Esther dans Le Radeau de la
méduse (1969). Le père d'Hélène, Georges Michel-Wolfromm,
se dit d'ailleurs ému par cette psychanalyste Esther,
car il a reconnu sa défunte fille.
Dans la vie, Vercors aurait-il pu tomber
amoureux d'Hélène? Oui. Et la fiction lui sert aux aveux
de ce genre. Aveu? Dans l'optique de Vercors, il s'agit
d'un aveu caché, parce que celui qui se présentait comme
sincère et droit dans sa relation aux autres et qui voulait démontrer
sa moralité infaillible vis-à-vis de ses rapports aux
femmes, se serait senti trop coupable de dévoiler ce secret
dans une autobiographie. Il est même étonnant qu'il
ne maintint pas cette information secrète, même dans
ses fictions. Dans ses mémoires Les
Nouveaux jours, il écrit au moment où
il est douloureusement plongé dans les affres de
la séparation d'avec sa première épouse:
"Seul pourrait m'y soustraire
un nouvel attachement.
Mais à qui me raccrocher? Si je
pouvais m'éprendre d'une de mes amies que j'estime,
qui me sont chères, ce serait déjà fait".
Or, depuis quelques mois en cette
même année, Vercors entretenait une correspondance avec
Hélène Michel-Wolfromm qui prouve leur badinage réciproque.
Pourquoi Vercors n'alla pas plus loin dans ce début
de relation amoureuse? Parce que cette amie était mariée
et que concomitamment il rencontrait Rita Barisse, célibataire,
donc libre de toute attache. Ainsi Vercors se montre
bien plus sincère dans l'extrait de sa fiction Colères
que dans son autobiographie Les
Nouveaux jours.
Cet extrait de Colères est
également matière autobiographique et idéologique. Olga
qui dénigre ces femmes "toutes fêlées"
qui ont la cervelle dans leur ventre sera prolongée
par le personnage d'Esther dans l'adaptation théâtrale inédite
du roman Le
Radeau de la méduse (1969).
Cette dernière
finit une consultation avec un personnage
anonyme appelé "la malade". Cette
malade est dépressive, a des tentations
suicidaires et réplique avant de partir
(dès la première page du manuscrit):
LA MALADE
Ne me dites pas quand même que
c’est seulement la faute de mes ovaires !
ESTHER
Pas uniquement peut-être, mais sûrement
pour beaucoup.
Quand Marylise, amie
du personnage d'Esther, succède à la malade,
elle réclame son aide médicale à cause d'une
"dépression nerveuse".
Question immédiate de la gynécologue:
"Qu'est-ce qui cloche? Le ventre,
vous aussi?". En reprenant ces
propos, Vercors
les avalise et véhicule la misogynie du
propos. L'orientation
de la psychologie d'Olga, d'Esther, donc
d'Hélène Michel-Wolfromm, est freudienne. Elle n'évite pas
l'écueil de pensées misogynes ancestrales
de la femme guidée par ses organes,
la femme psychologiquement instable à cause
de ses organes sexués. Celle qui est vite
décrite comme une névrosée, soumise à ses
(ré)pulsions sexuelles, est tout aussi rapidement
qualifiée d'hystérique. Or, il n'est pas
inutile de rappeler qu'étymologiquement
ce mot qui désigne une psychopathologie
vient du grec hystera: l'utérus.
L'utérus est ici remplacé par l'ovaire,
mais ce déplacement ne change pas la chose.
Les médecins (hommes) imputaient cette
maladie essentiellement aux femmes. L'hystérie
se révélait un mot fourre-tout pour s'accorder
sur le caractère déséquilibré des femmes.
Rien sur les violences sexuelles
subies par les enfants (et encore aujourd'hui les chiffres
des violences de toutes sortes contre les enfants sont
sous-estimés par une société aveugle), rien sur les
injonctions pesant sur les femmes soumises au patriarcat, rien sur
le quotidien marital, sentimental, sexuel de ces bourgeoises
désabusées (car Olga rencontre des femmes de sa
classe sociale dans ces années-là). Le mal-être, la
dépression, le sentiment de solitude de ces femmes,
dont le terreau est la vie concrète relationnelle, sont
expliqués par...le ventre!
Le "je" ami d'Olga
dans Colères ne livre pas cette anecdote de façon
neutre. A la page
"Vercors et le deuxième sexe" notamment,
j'avais démontré le soubassement idéologique d'un homme
qui regarde la femme comme vierge, maman-bourgeoise
et catin. Les personnages féminins de ses premiers récits représentent ces vierges à haute moralité
(la nièce dans Le
Silence de la mer, Nicole dans Les
Armes de la nuit et La
Puissance du jour). Ces nouvelles vierge
Marie immaculées sont remplacées par le personnage
de Pascale dans Colères. Celle-ci, jeune, est
amoureusement partagée entre Egmont et Pélion. Elle
se comporte comme une jeune fille naïve, avec l'attitude
d'une enfant butée ou d'une enfant qui a besoin d'être
guidée. Son existence s'oriente exclusivement dans sa
relation aux deux hommes et ses dernières pensées seront
dévolues à son futur mariage avec Pélion. Il est caractéristique,
sous la plume de Vercors, qu'elle soit nommée "Petite"
autant par Egmont que par Pélion. Ce paternalisme condescendant
était déjà présent dans Les
Animaux dénaturés: le personnage de Sybil,
pourtant paléologue de renom et femme indépendante,
est rabaissé par un détail. Sybil contracte en effet
une maladie infantile à un moment du récit. Mais aussi
plus tard Sylva,
personnage féminin à l'aube (=dans l'enfance) de
l'humanité et dirigée par le sage et rationnel personnage-narrateur.
Olga forme un contrepoint avec la
jeune Pascale: plus expérimentée, plus indépendante,
plus adulte, tournée vers la science et indépendante
des hommes, parlant d'égale à égal avec
ses confrères. Elle est le prototype du personnage de
Florence dans Quota
ou les Pléthoriens. Pourtant, Vercors
préfère la seconde à la première, parce que Florence
n'a aucune vie amoureuse et surtout sexuelle, contrairement
à Olga. Les scènes de sexualité entre Olga et Egmont,
toujours au moment où ce dernier est plongé dans
un état second lors de l'exploration de son corps, sont
dénigrées dans l'écriture narrative.
Ces femmes-adultes exercent sur le
narrateur-personnage à la fois un attrait et une peur.
Aussi les personnages de femme-enfant, de vierges ayant
besoin d'un homme, sont-ils préférés. Rien de nouveau sous la plume de
Vercors et ce, depuis le trait de crayon de Jean Bruller.
Je n'insiste donc pas davantage et vous renvoie à mes
pages consacrées à la question.
Première ire:
Un Germinal
des temps modernes?
Pourquoi
ce rapprochement entre les deux romans?
Quand nous lisons Colères,
nous ne pouvons nous empêcher de faire le parallèle
avec Germinal (1885) d'Emile Zola. Pour ce roman inclus
dans la fresque des Rougon-Macquart, cet écrivain
naturaliste s'inspira probablement des mineurs d'Hector
Malot dans Sans famille (1878) et du récit de
Paul Heuzy, La Vie d'Antoine Mathieu mettant
en scène un jeune révolté amoureux de Catherine aux
prises avec une
inondation de galeries.
Non habitué à décrire le milieu populaire,
Vercors prit vraisemblablement appui sur ce roman de
Zola et peut-être aussi sur le roman Bernard
Quesnay (1926) d'André Maurois. Jean Bruller collabora
à plusieurs ouvrages
de cet Académicien, et il a pu lire ce récit qui se
place du côté des patrons, des industriels du textile
en province qui doivent notamment faire face à la
grève de leurs salariés. Maurois y raconte sa propre
expérience à Elbeuf, ville dans laquelle nous pouvons
encore voir les usines de la famille.
- Le personnage
de Pélion rappelle celui d'Etienne. Plus éduqué que
les autres personnages de ce milieu, moins fataliste
et résigné face au sort qui leur est imposé, sachant
manier l'art de la parole, sachant rassembler et convaincre
les ouvriers, il a la particularité de ne pas être de
la région. Etienne vient du sud de la France après avoir
quitté sa mère Gervaise et ses frères à Paris; Pélion
a des origines bourguignonnes, son accent le trahit,
et c'est souligné à plusieurs reprises dans le récit. Il
existe toutefois deux différences:
- Pélion est un artisan indépendant qui réussit
professionnellement, contrairement à Etienne
qui accepte d'être mineur parce qu'il est un
ouvrier sans travail et sans gîte dès l'incipit.
- Pélion vit une histoire d'amour qui, comme
chez Zola, met du temps à aboutir. Un autre
homme s'interpose en effet entre les deux. Il
s'agit de Chaval qui s'impose auprès de Catherine
et lui impose la constitution d'un couple, pendant
que Pascale s'éloigne d'elle-même de Pélion
pour aider Egmont dans un sens sacrificiel.
De plus, Pélion vit cette relation amoureuse
hors du milieu populaire contrairement à Etienne
qui aime Catherine, la fille des Maheu. Celle-ci
meurt à la fin, pendant que le roman Colères
se termine par la promesse de mariage entre Pascale
et Pélion. Pélion se trouve à l'intersection
de deux milieux sociaux et, par ce mariage avec
la fille d'un scientifique, il s'élèvera dans
la hiérarchie sociale. Cette figure intersectionnelle
lui permet ainsi de naviguer entre les deux
ilôts dont je parlais plus haut dans cette page,
afin de faire jonction et d'amener une résistance
grâce à l'alliance entre les ouvriers et la
petite bourgeoisie intellectuelle (nous y reviendrons
plus loin).
En revanche,
Vercors s'aventura peu dans les descriptions des patrons
des usines et des ouvriers. Zola élabora des personnalités
affirmées: Maheu et son épouse, Zacharie, Bébert et
Lydie, Chaval, etc, pour les mineurs, Les Grégoire et
les Hennebeau pour les patrons. Le lecteur peut s'identifier
à ces personnages, ressentir divers sentiments à leur
égard. Les patrons des usines de Vercors ne sont que
des noms, ils apparaissent seulement dans les discours
des grévistes et dans une affiche qu'ils placardent
pour diviser les ouvriers entre eux afin de reprendre
le pouvoir.
Les ouvriers
sont la plupart du temps de simples silhouettes croisées
qui ne prennent pas la parole en réunions (ce sont les
syndicalistes qui parlent de la situation et organisent
la grève): Jamais une discussion entre Pélion, bien
introduit dans ce milieu populaire, et un ouvrier ne
sera véritablement retranscrit.
"Pélion
et Mirambeau avançaient en silence. On voyait peu d'hommes
dans la rue, c'était l'heure du marché du soir, les
femmes allaient d'un trottoir à l'autre, portant paniers
et cabas.
[...]
Il voyait
qu'on se retournait souvent sur eux deux. Pélion répondait
aux sourires, aux saluts de la main. Le vieil homme
sentait posé sur lui des regards timides et surpris,
se savait reconnu".
Cet extrait,
c'est au moment où Pélion réussit à persuader Mirambeau
de venir auprès des ouvriers pour que ceux-ci entrent
dans la grève. La rencontre a lieu une seule fois avec
un seul ouvrier qui, ci-dessous, est dépossédé de la
parole comme s'il comprenait mal le débat et comme s'il
ne pouvait ordonner sa pensée:
"Un
homme leur ouvrit [...]
[L'] expression hargneuse [...]
se transforma en un rire édenté, surpris et muet. L'homme
parut mettre longtemps à trouver deux simples mots d'accueil:
"Entrez donc", suivis aussitôt, dans un langage
écrasé, piétinant, d'explications incertaines.
[...]
Pélion parlait, expliquait. L'homme
écoutait d'un air tendu, comme s'il lui fallait comprendre
mot par mot, avec difficulté. Il ouvrait un peu la bouche,
en se grattant parfois le crâne sous les cheveux. Il
jetait de temps en temps un œil sur Mirambeau, un regard
un peu questionneur. Et Mirambeau hochait lentement la
tête pour montrer son accord [...]
Pélion expliquait toujours; et
l'autre hochait la tête. Il approuvait du chef mais
le cœur visiblement n'y était pas. Mirambeau écoutait,
attendit la fin. Alors il toucha l'homme à l'épaule.
- Vous y réfléchirez, dit-il.
Nous ne sommes pas tellement sûrs d'avoir raison...
Pélion se tourna, inquiet. Il
y eut dans les yeux de l'homme une lueur - celle de
l'écolier dispensé d'un devoir.
- Vous verrez bien, continuait
Mirambeau. Rappelez-vous seulement une chose: ne lâchez
jamais les copains. Parce que si vous les lâchez, c'est
vous qui vous trouverez seul. Quand on ne sait pas ce
qu'on doit faire, ne pas lâcher les copains c'est une
règle facile à se rappeler. Et elle ne trompe jamais.
Pélion s'était levé aussi. Il
fronçait encore un sourcil. Mirambeau gardait serrée
dans la sienne une main hésitante. Son regard lourd
maintenait sous son autorité un regard vacillant. Il
sourit - un long sourire - et répéta:
- Elle ne trompe jamais. Rappelez-vous
cela. C'est facile.
Il ne lâcha la main que quand
l'homme parvint à sourire à son tour, et put articuler:
- Oui, m'sieu Mirambeau".
Contrairement aux scènes nuancées
de Zola, cette scène est caricaturale. Les Grégoire
oscillent entre pitié et mépris lorsque la Maheude vient
leur réclamer une avance, mais globalement dans ce récit
c'est le mépris qui l'emporte contre ces mineurs qui
sont "Toujours sans le sou avec ce qu'ils gagnent!"
parce qu'ils boivent, ont des dettes et font
plein d'enfants, insistent ces bourgeois. Dans le roman de Vercors, le regard
porté sur les ouvriers est toujours celui des personnages
bienveillants, en particulier Mirambeau qui saisit la
situation sociologique des inégalités sociales et de
l'exploitation d'une grande partie des humains. Lui
qui ne les connaît pas, qui rentre presque par effraction
dans cet univers méconnu, n'a aucun mépris. Toutefois
cette pitié paternaliste, le portrait caricatural de
l'ouvrier, la réaction de Mirambeau montrent les limites
de Vercors quand il s'agit de peindre ce milieu.
Vercors le sait et le fait dire par
la bouche de Mirambeau à plusieurs reprises. C'est pourquoi
Mirambeau hésite à entrer dans la bataille et à aller au-devant
de ces ouvriers. Cette étanchéité entre classes sociales
le gêne. De ce fait, il est le porte-parole de l'écrivain.
Le 31 mars 1972, à André Wurmser, Vercors entérina ce constat:
"Si ni Camus, ni Benda
ni moi-même n’avons jamais osé peindre le peuple, la classe
ouvrière, c’est, je pense, par respect – et pour moi j’en ai
eu la preuve avec l’essai timide que j’ai tenté dans Colères
et que je me suis promis de ne pas recommencer. Ce n’est pas notre
faute si nous n’avons connu que l’environnement bourgeois avec sa
forme de culture et si nous ne pouvons parler en connaissance de
cause, serait-ce pour le condamner, que celui-là. La condition
ouvrière, nous ne la connaissons qu’à travers les livres, nous ne
l’avons jamais vécue. Nous pourrions l’inventer, bien sûr –
avec assez d’imagination, d’ « empathie », comme
on dit. Et c’est à quoi j’ai voulu m’essayer dans Colères,
un tout, tout petit peu et c’était déjà trop : je ne
cessais, en écrivant, de sentir combien mon invention restait
artificielle, indigne de son sujet".
Il conviendrait
de mettre un bémol à ses propos au sujet de Camus (j'y
reviendrai plus bas dans cette page). Sinon, ce propos
de Vercors est d'une grande lucidité. Il décrivit de
nouveau le milieu populaire dans son récit Clémentine
(1960), mais dans un
cadre plus général, donc moins caricatural. Cette clairvoyance
tout à son honneur aurait peut-être pu l'amener à s'interroger
sur sa définition de l'Homme et sur sa fable anthropologique:
comment espérer avoir une définition universelle de
l'Homme lorsque cette dernière n'a l'air de reposer
que sur une classe sociale, celle qu'il connaissait
le mieux? Comment essentialiser de manière universelle
lorsque les clivages sociaux et les hiérarchies de classe
sont si peu pris en compte dans sa fable?
- De ce qui
précède, on comprend pourquoi Vercors resta à l'extérieur
de ce monde du travail. Il n'entra jamais dans l'usine,
contrairement à Zola. Comme Zola il aurait pu aller
sur place, se documenter, prendre des notes avant de
restituer l'atmosphère. Or, il connaissait ses limites
et s'y refusa. En revanche, au moment où Mirambeau rencontre
cet ouvrier, l'écrivain en profite pour décrire l'espace
de vie de ce milieu. Celui-ci tranche avec les descriptions
des espaces où évoluent les autres personnages. La séparation
des classes sociales est déjà géographique même lorsque
l'on vit dans une même ville. A cette séparation géographique
s'ajoute la différenciation matérielle et physique.
Vercors souligne l'insalubrité des quartiers ouvriers,
la misère qui s'inscrit dans les corps.
- Comme Zola,
Vercors s'attarde sur la lutte des classes. Les discussions,
les enthousiasmes comme les dissensions pour organiser
la grève, la maintenir, l'orienter, les références au
mouvement ouvrier, les combats contre les forces de
l'ordre sont présents dans les deux oeuvres. Comme l'inventeur
des Rougon-Macquart, il rappelle avec pertinence que
les femmes sont généralement à la pointe des révoltes,
voire des révolutions. Par leur assignation dans leur
rôle social, ce sont elles qui s'occupent de la famille.
Or, quand le dénuement devient inacceptable et l'existence
quotidienne impossible, l'étincelle de la révolte a
des probabilités de s'allumer.
Zola, tout
aussi bourgeois que Vercors, parvient à pénétrer dans
l'univers des mineurs et à décrire celui-ci de façon
plutôt réaliste. Au fur et à mesure de la lutte, il
offre de plus en plus une vision héroïsée du combat.
On peut penser surtout à la scène de face à face entre
gendarmes et mineurs, cet arrêt sur image plein de
tension et ce tir dans le silence suivi de la cavalcade
des mineurs et de la mort de Maheu. Vercors reprend
la scène, voyons-le plus bas dans cette page.
Mais avant,
terminons par les descriptions en dyptique dans l'incipit
et l'excipit de Germinal. Au paysage hivernal,
venteux et froid du début succède le paysage d'avril
ensoleillé symbolique de la germination de la
nature et de la germination de la prise de conscience
de mineurs qui ont perdu une bataille mais pas la guerre
contre leur exploitation. Etienne, arrivé dans cet univers
infernal, repart avec cette promesse révolutionnaire
du calendrier républicain dans lequel "Germinal" couvre
les mois de mars et d'avril:
"Et, sous ses pieds, les coups profonds, les coups obstinés des
rivelaines continuaient. Les camarades étaient tous là, il les
entendait le suivre à chaque enjambée. N'était-ce pas la Maheude, sous
cette pièce de betteraves, l'échine cassée, dont le souffle montait si
rauque, accompagné par le ronflement du ventilateur ? A gauche, à
droite, plus loin, il croyait en reconnaître d'autres, sous les blés,
les haies vives, les jeunes arbres. Maintenant, en plein ciel, le
soleil d'avril rayonnait dans sa gloire, échauffant la terre qui
enfantait. Du flanc nourricier jaillissait la vie, les bourgeons
crevaient en feuilles vertes, les champs tressaillaient de la poussée
des herbes. De toutes parts, des graines se gonflaient, s'allongeaient,
gerçaient la plaine, travaillées d'un besoin de chaleur et de lumière.
Un débordement de sève coulait avec des voix chuchotantes, le bruit
des germes s'épandait en un grand baiser. Encore, encore, de plus en
plus distinctement, comme s'ils se fussent rapprochés du sol, les
camarades tapaient. Aux rayons enflammés de l'astre, par cette matinée
de jeunesse, c'était de cette rumeur que la campagne était grosse. Des
hommes poussaient, une armée noire, vengeresse, qui germait lentement
dans les sillons, grandissant pour les récoltes du siècle futur, et
dont la germination allait faire bientôt éclater la terre"(7e partie
- chapitre 6)
Vercors reprend ce dyptique. Seulement,
ce n'est pas dans le monde ouvrier, mais dans celui
de Mirambeau, son porte-parole. Le premier tableau commence
au chapitre III. Chaque matin, Mirambeau s'octroie une
pause en allant se promener dans le parc des Recollets.
Le jardin minuscule "fleurissait mal".
Dépassant "cette sente désertée", le
personnage "foulait l'herbe rare d'une pelouse
atteinte de pelade chronique" pour atteindre
un "miroir d'eau morte". Le monastère
est réduit à d'"anciens piliers", de
"colonnes tronquées". Et Mirambeau
se promène "sous les vieux arbres à peine bourgeonnants".
Le second tableau de ce parc des
Recollets "embelli" clot le roman.
C'est un moment de
poésie et de contentement dans l'instant présent:
"Sur l'eau tranquille de
l'étang, les fleurs désaltérantes des nénuphars étalaient
leur paresse charnue. Un cygne glissait, tout bleu dans
l'ombre. Mirambeau le contemplait avec ce vieux plaisir
toujours nouveau que donne la beauté, même conventionnelle.
Depuis bien des années, d'ailleurs, il ne s'interrogeait
plus sur l'esthétique, et se contentait de jouir naïvement
des oiseaux et des fleurs. Il regardait marcher sur
le gazon, à petits pas légers, une bergeronnette, qui
allait et venait en hochant la tête et la queue, et
soudain faisait vingt pas comme l'éclair, pour piquer
du bec un moucheron. Les dernières campanules miraient
dans l'ardoise du lac leurs cloches épiscopales. Le
bleu violent des lobélias rampait sous le bleu plus
discret des scabieuses. Plus loin, derrière les peupliers
noirs, une tache écarlate de cannas épanouis flambait
dans le soleil. Mirambeau humait une odeur brûlée de
résine et de foin sec. Il se sentait profondément heureux.
Il lui semblait que l'herbe ensoleillée, la fraîcheur
de l'étang, le chant alterné des fleurs, que l'haleine
grisante et poivrée de la brise à travers les aiguilles
de pin, le froufrou des passereaux, la verve des papillons,
que cette fête sereine autour de lui commençait à gagner
de proche en proche vers l'horizon morose, où dormait
dans une chaleur lourde la quartier populaire. Il respirait,
mêlé à cette senteur lentement enivrante, un parfum
grandissant de victoire".
Le lyrisme poétique de l'évocation,
l'érotisme de ce renouveau de la nature sont symboliques
de l'espoir que Zola et Vercors plaçaient dans la victoire
future de la classe ouvrière dans cette longue lutte
des classes. Ces dyptiques miment le parcours de "Nox"
à "lux", les deux poèmes qui encadrent de
manière prophétique Les Châtiments, ce recueil
de Victor Hugo écrit contre Napoléon III. Ce n'est qu'une
question de temps dans ce calendrier révolutionnaire
adopté pendant la Révolution française jusqu'en 1806
et brièvement pendant la Commune de Paris.
La
mise en scène de la lutte des classes
L'ilôt social - la lutte ouvrière
- n'ouvre pas le roman. C'est au contraire l'histoire
d'Egmont plongé dans une semi-conscience pour explorer
son corps qui débute le récit. Dans le chapitre III,
à la page 50 des Editions Albin Michel, arrive le sujet
de la préparation d'une grève des ouvriers dans le discours
de Pélion à Mirambeau.
Vercors sait avec talent restituer
les tactiques des deux camps et comprendre avec pertinence les
problématiques qui se posent dans cette lutte entre
ouvriers et patronat. Les patrons des usines Coubez
ont l'intelligence de ne proposer d'augmentation qu'aux
ouvriers des syndicats autres que la CGT dans une ville,
nous informe-t-on au détour, où les communistes ont
peu de pouvoir. Ils savent qu'exploitant des ouvriers
ayant déjà du mal à survivre ils peuvent ou bien créer
de la dissension entre travailleurs à tel point que
la solidarité dans une lutte des classes devient impossible,
ou bien vider la CGT de ses adhérents à l'appel alléchant de
cette augmentation. Les patrons feraient ainsi d'une
pierre deux coups: ils couperaient toute vélléité de ralliement
révolté des ouvriers et ils élimineraient la CGT qu'ils
considèrent comme dangereuse, car vectrice d'une radicalisation
du mouvement ouvrier.
Pélion l'a bien compris. La réunion
des syndicats pour tenter d'aligner ceux-ci sur une
conduite commune est tendue. Chacun se jauge, se
juge, craint les coups bas. Les discussions houleuses,
les discussions à n'en plus finir, les compromis sont
bien décrits par un Vercors qui, depuis des années,
assiste lui-même à ce genre de réunions dans les associations
d'obédience communiste. Vercors peint cette union
si difficile au sein d'une même classe sociale.
Il restitue également l'ambiance
des manifestations, le danger des affrontements. Il
suit Pélion et Mirambeau dans la lente constitution
de l'organisation du mouvement. Il sait la fragilité
des évolutions de ce combat. En effet, les patrons usent
de tactiques qui, à tout moment, sont susceptibles de
briser l'unité chèrement acquise entre ouvriers. Alors
qu'ils sont bien moins nombreux que leurs ouvriers,
ils sont bien en avance dans la conscience qu'ils ont de
leurs intérêts de classe, dans l'organisation unitaire
de leur milieu. Ils usent des mêmes ficelles depuis
des décennies, pourtant ces ficelles fonctionnent
toujours autant. S'ils perdent des batailles, concèdent
des acquis, ils restent triomphants dans cette lutte
des classes.
La dernière tactique qu'ils utilisent
- et qu'ils pensent être décisive pour briser le mouvement
des grévistes -, c'est de faire appel à une main d'oeuvre
extérieure, particulièrement à une main d'oeuvre étrangère.
Le patronat détourne ainsi le regard des ouvriers du
véritable sujet conflictuel et les amène à se battre
entre eux, alors même qu'ils subissent le même sort,
à des degrés divers certes, mais dans une exploitation
semblable.
Lorsque les ouvriers étrangers arrivent
devant le piquet de grève, accompagnés des gendarmes,
l'hésitation est à son comble: vont-ils se rallier?
Un Kabyle joue ce rôle de ralliement solidaire. Vercors
dut penser à la scène au cours de laquelle Maheu meurt.
Le Kabyle ramasse une pierre pour la lancer contre des
forces de l'ordre immobiles comme les mineurs de Germinal
:
"On entendit, dans le silence,
un tac-tac-tac très bref. Le jeune Arabe
parut surpris, hésitant. Il lâcha la pierre, s'accroupit
davantage, tomba sur les genoux. Sa tête pencha sur
le sol, de plus en plus, à le toucher, comme s'il se
mettait en prière. Et il demeura immobile, tandis qu'une
tache de sang s'élargissait sur le pavé.
Toutes les têtes, celles des "Norafs",
celles des grévistes, celles des flics, s'étaient tournées
vers lui, avec une expression de vague étonnement. Et
puis elles pivotèrent, d'un même mouvement, vers la
silhouette d'un C.R.S pétrifié et tout pâle, dont la
mitraillette fumait. Les flics, sur un mot d'ordre,
glissèrent vers leur camarade, l'entourèrent. Ils regardaient
de tous les côtés à la fois".
Cette description dans Colères
est calquée sur celle de Germinal: le coup de
feu partant par inadvertance tant la tension crispe
les personnages, la tension entre les deux camps atteignant
son acmé dans un silence profond, la compréhension pétrifiant les
personnages avant l'action. La perspective héroïsée
des deux scènes est perceptible. Vercors la poursuit
en ce sens en décrivant des ouvriers dignes et graves qui,
dans une longue file en marche vers l'hôpital, portent
le blessé dans "un silence morne" et
dans un fort sentiment de solidarité et d'union.
La scène ci-dessous - ainsi
que quelques autres scènes de Colères - contient
tout le souffle épique, lyrique et christique de Germinal.
Vercors nous offre un beau morceau de littérature:
"La longue colonne s'enfonçait
dans la ville, compacte, silencieuse, mais sur le bruit
des pas roulait un autre bruit, sourd et insolite, une
sorte de grande respiration, de vague grondement rauque
qui emplissait l'avenue comme un gémissement. Les passants
s'arrêtaient. Les femmes tiraient les enfants dans les
boutiques ou les portes cochères. Des fenêtres, on aurait
pu voir que cette colonne-là aussi s'était ouverte en
deux - mais personne n'eût osé appeler l'espace ainsi
formé un cordon santaire: il était pointillé de sang.
Ce fut cette épaisse rumeur qui
attira Mirambeau à sa porte. Le cortège passait sous
les platanes, le long du canal tranquille. Il reconnut
Fernand et comprit en une seule seconde tout ce qui
se passait. Il sortit comme il était: sans chapeau,
en veston d'alpaga, en pantoufles. Il rejoignit Fernand,
et sans même dire un mot, se mit à son côté. Il fallait
encore parcourir tout le boulevard Le Nôtre, traverser
la place de l'Hôtel-de-Ville, avant de rejoindre la
rue des Quintefeuilles où se trouvait l'hôpital. C'était
le centre animé de Chaulieu. Il résonnait du bourdonnement
sonore des cités modernes. Mais on eût dit que le cortège
se faisait précéder d'un rouleau de silence. Tout se
taisait de loin à son approche. Les voitures se garaient,
moteur coupé, les gens s'immobilisaient le long des
murs. Ils regardaient venir le couple étrange, le vieux
savant nu-tête, massif et droit sur ses jambes trop
grosses, et cet homme en bleu de travail qui portait
dans ses bras un jeune Arabe endormi. Beaucoup reconnaissaient
Mirambeau et, de trouble et de surprise, le saluaient.
Ce n'était que quand le couple avait passé, suivi de
son impressionnant cortège, qu'ils pensaient à se demander
s'ils n'avaient pas, aussi, salué un mort.
Fernand et Mirambeau entrèrent
ensemble dans l'hôpital. Le cortège resta sur la chaussée,
toujours muet pour y attendre les nouvelles. [...] La
foule leur faisait face, sans rien dire. Elle emplissait
tout le terre-plein. Elle grossissait de minute en minute,
comme si les nouvelles eussent coulé par les rues et
rassemblé tous ceux qui, dans la ville, avaient le cœur
à s'indigner. Il suintait, de cette masse silencieuse,
couvant d'un seul regard la façade de la préfecture,
une sorte de calme assez terrifiant. On sentait qu'elle
n'attendait qu'un seul mot funèbre pour laisser éclater
sa colère et se jeter à l'assaut en hurlant".
Vercors ajoute une particularité
dans cette scène et dans son roman. Nous ne sommes plus
au moment de la constitution du mouvement ouvrier comme
dans Germinal. Les années 50 ont vu la victoire
du programme du CNR ("Les
jours heureux") au sortir de la Seconde
Guerre mondiale. Vercors met en scène Mirambeau,
parce qu'il souhaite une archipélisation des luttes
entre ilôts de résistance pour accélérer cette lutte
des classes, nécessaire première étape à une autre lutte
commune à tous les humains.
Quelle
archipélisation?
Pour approfondir cette notion d'archipélisation, écoutez
l'intéressant podcast d'Homo Ethicus, en particulier
celui
qui résume et commente l'ouvrage Plutôt
couler en beauté que flotter sans grâce.
Dans l'ilôt social de résistance
des ouvriers et des syndicats contre les patrons d'usines
de Colères, Vercors insère le personnage de Mirambeau
par l'intermédiaire de Pélion. C'est Pélion qui systématiquement
vient le rencontrer et lui réclamer son aide. Celle-ci
est indispensable pour l'aura qu'elle procure à la cause.
On apprend que de nombreuses fois dans le passé Pélion
a demandé à Mirambeau de signer des pétitions.
Vercors, symbole de la Résistance intellectuelle, prélève
là encore dans son propre vécu ses tiraillements de
conscience:
"Et, bien sûr, tu veux que
je signe une protestation. Une de plus. A force d'avoir
foutu ma signature partout, vous en avez tari l'autorité.
[...]
Ce qui me dégoûte avec ces signatures,
[...] c'est qu'on se fabrique pour pas cher une bonne
conscience. Nous devrions tous signer Tartufe".
Mirambeau
finit par accepter d'écrire une lettre ouverte au Président de la
République contre les bombes atomiques et les essais,
ce qui relève de la vérité autobiographique.
Pélion implique Mirambeau dans la
lutte des classes entre ouvriers et patrons: Mirambeau
se glisse dans la manifestation, il monte à la tribune,
se rend dans les quartiers ouvriers de la ville et entre
dans la maison d'un ouvrier. La circulation de ces deux
personnages concrétise ainsi cette archipélisation des
luttes dans une dimension interclassiste.
Vercors espérait en effet dans l'alliance
interclassiste entre les
classes populaires et la petite et moyenne bourgeoisie,
en particulier la bourgeoisie
intellectuelle. Dans une chaîne de solidarité, le tisserand
indépendant Pélion aide les
ouvriers, et il est relayé par Mirambeau appartenant
à la moyenne bourgeoisie intellectuelle. Comme dans
le mitan des années 30, Vercors a foi dans un "front" de gauche, socialiste,
contre la grande bourgeoisie, contre le grand Capital.
Cette alliance, pour Vercors, permettrait le basculement
décisif.
Pour un panorama historique de cette alliance interclassiste,
allez lire cet
article.
Mirambeau est le seul dans le roman
à franchir le seuil entre groupes sociaux. Certes, il
est constamment interpellé par Pélion qui initie les
demandes, mais progressivement Mirambeau s'engage de
lui-même. Il vient spontanément à Pélion,
il rejoint l'ilôt social de résistance de son propre
chef, parce qu'il estime indispensable le caractère
collectif de ce combat. Il tente de rallier son groupe
social par la constitution d'un Comité de vigilance:
"Il avait donc dressé une
liste assez courte de notabilités de Chaulieu, d'un
renom suffisant pour faire hésiter la préfecture. Il
irait lui-même présenter au préfet leur avertissement.
Un membre de l'Institut, espérait-il, ça l'impressionnerait
peut-être".
Closter Cloots, cet écrivain qui
est en train d'inventer une dystopie sur la condition
humaine, refuse de figurer dans ce Comité autant par
méfiance envers Pélion et "son sectarisme"
que par souci de préserver "une certaine
pureté intérieure". Egmont, qui avait pourtant
activement milité par le passé avant d'abandonner le
Parti, refuse à son tour car "Tout cela ne [l']intéresse
plus. Ou plus exactement. [Il] refuse de s'y intéresser".
Et des 18 autres personnalités de Chaulieu à qui il
rend visite, seuls 5 acceptent de s'associer à lui.
Mirambeau ne juge ni Cloots et Egmont enfermés dans leur tour d'ivoire,
ni les membres de sa catégorie sociale qui ont
refusé cette alliance interclassiste. Il sait que l'union
entre ces deux groupes sociaux si dissemblables sera
longue... si un jour elle se produit. Et il se
souvient de sa propre expérience:
"Quelle indifférence!"
songeait-il. Il se rappelait la sienne, pendant presque
toute sa vie, à l'égard sinon des problèmes sociaux,
du moins de leur incarnation vivante dans la lutte quotidienne.
Il pensait aussi à l'indifférence de la majorité des
gens, sinon envers la science, du moins envers les problèmes,
les buts suprêmes de la recherche. "Nous nous le
rendons bien!" pensait-il avec ironie - et ce qu'il
voulait dire par là restait confus mais lumineux: l'indifférence
des uns à l'égard d'un monde d'injustice, celle des
autres à l'égard d'un monde d'ignorance, se complétaient
mutuellement jusqu'à se confondre dans une sorte d'indifférence
générale envers la condition humaine".
Mirambeau est bel et bien le double
de Vercors dans cette évocation autobiographique. Il
ne peut convaincre son milieu dans l'urgence de cette
grève, mais il comprend que la fusion interclassiste de ces deux
ilôts sociaux séparés devra
ultérieurement être travaillée.
La "bataille des idées" est susceptible de
faire advenir cette archipélisation solidaire.
Je reprends le concept de "bataille des idées"
ou "bataille culturelle"
à Antonio Gramsci. Encore un article futur en perspective...
Mirambeau, s'il échoue à établir
des ponts entre classe populaire et moyenne bourgeoisie
intellectuelle, réunit de l'argent pour soutenir la
grève:
"Il eut plus de succès que
pour son Comité de Vigilance, ayant à s'adresser à moins
de prominent persons, à davantage de petites
gens".
Du moins réussit-il à resserrer les liens
entre les membres d'une même classe sociale, travail
tout aussi
indispensable pour faire émerger et/ou solidifier
la conscience de classe.
Lorsqu'il se trouve dans la maison
de l'ouvrier (voir l'extrait plus haut dans cette page),
Mirambeau réfute un des fondements de la pensée libérale:
la fable de l'égalité des chances, la fable du mérite
dans une démarche volontariste de chacun:
"Je ne suis pas riche, pensait
Mirambeau, je ne m'habille pas beaucoup mieux que lui,
je ne vis guère dans plus de confort. Mais cette forme
justement de misère m'humilie. Elle me concerne directement",
pensait-il et il se demandait pourquoi. Il se représentait
à la place de cet homme. "Les chances égales au
départ, pensait-il, quelle blague! Je ne parle pas même
des obstacles: l'école quittée trop tôt, l'argent qu'il
faut gagner à quatorze ans...Mais tout bonnement du
fait que, sauf anomalies rarissimes, l'infrastructure
de l'intelligence ne peut simplement pas se former dans
les cerveaux d'une rue comme celle-ci. Se former avec
plénitude. Quelle perte, nom de Dieu! Combien de petits
Mozart... L'espèce humaine peut-elle donc tolérer qu'on
la prive de tant d'intelligences mort-nées, de toute
cette pensée avortée, étranglée? Et on nous rebat les
oreilles avec la liberté de penser! De[s?] crimes contre
l'esprit! Comme s'il pouvait y avoir plus grand crime
que d'étouffer des millions d'esprit à la naissance!
Si j'étais né dans cette maison, j'écouterais en ce
moment Pélion en me grattant le crâne, sans très bien
comprendre. Je ruminerais sur tout l'argent qu'il faut
pour le loyer, le charbon...Quelle dose d'énergie ne
faut-il pas à un petit gars comme Albert, à ses copains
les plus conscients, pour développer leur cervelle malgré
ce handicap, pour en faire un outil plus solide que
celles de nos petits crevés de l'université! Mais combien
y parviennent? Chez la plupart, c'est le courage et
le bon sens qui remplacent comme ça peut les trous de
la pensée. Comment peuvent-ils s'en sortir? songeait-il.
Absurde d'imaginer qu'ils puissent se tirer d'affaire
chacun de son côté. Ils sont des millions dans le monde
à y être pris comme papier à mouches. Ils n'y pourront
quelque chose que tous ensemble. Les autres le savent
bien. Bon sang, pensait Mirambeau, c'est évidemment
très joli d'étudier comme je fais les conditions de
vie cellulaire - mais pour qui? Pour ces hommes qu'on
empêche d'être des hommes, pour ces hommes réduits à
l'état de machines à se nourrir? Aide-les d'abord à sortir
du bourbier. Aide-les au moins, comme Pélion, à n'y
pas être enfoncés plus profond..."
La société telle qu'elle est construite,
inégalitaire, mutile les capacités de nombreux humains,
exploite une classe sociale, rend leurs conditions concrètes
d'existence indignes. L'indignation face à cette injustice
est la raison première du combat du savant
Mirambeau à leurs côtés et de son positionnement à gauche
de l'échiquier politique. Vercors fait de la sociologie dans cet extrait,
là où la plupart du temps il s'attarde sur l'essence
de l'Homme hors des conditions matérielles et qu'il
cherche réponse dans les neurosciences. Si sociologie
et neurosciences lèvent la fatalité qui pèse sur la
conditon humaine, la première est plus souvent occultée
que la seconde dans l'élaboration de ses concepts.
A propos du conte philosophique Sylva,
des correspondants de Vercors demandaient des explications
à la formulation "on nous empêche" et ne manquaient
pas de trouver que la nature cachée derrière ce "on"
mystérieux était anthropomorphisée. Et plus bas dans
cette page, l'étude de la dystopie de Cloots revient
sur cette main invisible fatale pour l'Homme. Dans l'extrait
ci-dessus, l'expression "Pour ces hommes qu'on
empêche d'être des hommes" relève de la société
des hommes. Elle est concrète, réelle. L'organisation capitaliste de la société
n'est pas une fatalité mais un choix. Donc un choix
qui n'est pas inéluctable.
Quoique sensible au sort de la classe
populaire, Mirambeau fait tout de même partie de la
classe dominante. Aussi est-il approché par le Préfet
dans le chapitre XXV. Ce représentant de la classe politique,
ayant pour rôle de maintenir l'ordre social existant,
invite Mirambeau à son bureau, croit le soudoyer en
lui faisant miroiter le Prix des Nations. Mirambeau
n'est pas dupe, il refuse de parvenir, il tourne
le dos à ces faux honneurs. Il saisit évidemment la
tactique utilisée par les puissants pour briser l'unité
contestataire.
Le Préfet lui rappelle alors qu'il
fait partie de la même famille sociale que la sienne:
"on n'y échappe pas [...]
Ni vous ni moi n'y pouvons rien. Et vous aurez beau
faire, vous vous comprendrez mieux avec le plus intraitable
des fils Coubez qu'avec le plus honnête de ses ouvriers,
avec qui vous voulez faire cause commune, et qui se
font eux-mêmes une idée si fausse de leur intérêt".
Le Préfet en appelle à la connivence
de classe, à cette conscience de la hiérarchie "naturelle"
entre groupes sociaux. Une hiérarchie qu'il ne remet
pas en cause, dont il n'explique pas les origines afin
de suggérer que "c'est comme ça", "qu'on
ne peut rien y faire". Cette fausse fatalité lui
sert à justifier l'échelle sociale inégalitaire, donc
la répression contre les ouvriers en grève qui perturbe
ce bel ordonnancement. Contre le réel, il fustige leur
action contestataire au nom de leur supposé bien.
Mirambeau refusant cette connivence
de classe est le modèle de Vercors. Sortir de sa classe
sociale, briser les inégalités entre groupes sociaux,
c'est activer la conflictualité contre le consensus.
Conflictualité comme passage obligé pour Vercors d'une
union future entre les hommes débarrassés des classes
sociales. Dans son essai Ce
que je crois, Vercors déplore l'aveuglement
des humains qui, stérilement, se battent entre eux,
empêtrés qu'ils sont dans des intérêts de classe, quand
il faudrait dépasser ces luttes des classes en gagnant
la bataille contre les dominants, dans l'objectif de
ne pas perdre de temps dans la quête des découvertes
sur la condition humaine et sur l'univers.
Cette vision irénique de l'entente
des hommes pour percer les secrets de Dame Nature, regagner
le paradis perdu et la réintégration dans la Nature, est
compréhensible lorsque l'on connaît bien les théories
de Vercors et que l'on se souvient que Sens et non sens
de l'Histoire, avant d'être un essai
autonome en 1978, faisait office de préface au Peuple de Jules
Michelet dans la collection "L'Humanité en marche"
en 1971. Vercors rejoint Michelet dans la conception d'une
"histoire-résurrection". Il croit
en
un puissant élan
vital vers un avenir de justice, de
liberté et de progrès. C'est en germe dans
ses théories, comme dans celles de Zola. Colères représente bien en partie
un Germinal des temps modernes.
Roman militant
ou roman politique?
Mon propos est bâti à partir d'un
article de la très bonne revue
zone critique.
Colères se classe dans la
catégorie du
roman militant. Situation, personnages et structure
sont manichéens. "Les personnages sont tout
d'un bloc, explique l'article de la revue, soit
du côté de l'Etat et de ses sbires, soit du côté [...]
des défavorisés". L'esthétique est binaire,
donc schématique et simplificatrice. Vercors veut démontrer
une thèse - il faut aider les plus démunis à renverser
le système qui opprime, ce qui comble l'envie viscérale
de justice sociale entre humains et ce qui permettrait
dans un second temps de faire fonctionner tous
les cerveaux dans le seul sens de la recherche
des vérités du monde. L'article insiste:
"Ils sont, avant d'être
des personnages ancrés dans une situation sociale, psychologique
et géographique, le réceptacle d'un discours politique
organisé qui doit servir la démonstration du livre".
Vercors échoue à restituer la complexité
du monde et des humains dans ce roman. Il le dit d'ailleurs
dans sa correspondance, comme nous l'avons vu plus haut
dans cette page. Il le dit aussi dans son roman même
dans une mise en abyme prise en charge par le personnage
de Cloots:
"Je ne m'en mêle pas, parce
que je ne sais pas ce qu'il a fait ou non. V'comprenez,
Anabiosis, j'écris ce que je veux. Je peux simplifier,
en noir et blanc. Les bons, les mauvais. Mais dans la
vie c'est autrement. Personne n'est tout à fait bon
ni tout à fait mauvais. Il y a les intentions. [...]
des hommes comme nous, v'comprenez, comme vous et moi,
nous n'avons pas les moyens d'y voir clair. Nous ne
devrions jamais nous mêler de ces choses-là".
Les personnages de Colères
sont dans l'ensemble plutôt schématiques, et ce propos
de Cloots semble avouer en creux cet échec narratif.
Les ouvriers sont décrits de l'extérieur puisque Vercors
ne s'aventure pas dans la "calotte crânienne"
de ceux d'un milieu qu'il ne côtoie pas, donc qu'il
ne connaît pas. C'est honnête, mais cela pousse à la
caricature. Sa thèse étant de défendre ces gens exploités,
il nous pousse à ressentir de la pitié pour eux. La
littérature a souvent du mal à entrer dans ce milieu
social au-delà de ce manichéisme, c'est-à-dire au-delà
de la pitié ou du mépris. Au fond, pitié et mépris sont
2 faces d'une même problématique. Peindre des
gentils pauvres ou des pauvres méprisables aux multiples
vices, c'est oublier le réel de la complexité humaine.
De même, les patrons sont schématiques.
Ils sont éclairés de l'extérieur pour les mêmes motifs
que précédemment. Ils sont le pendant négatif des ouvriers.
C'est dans cette différence que Colères et Germinal
se distinguent. Zola réussit en effet à mettre en scène
des mineurs et des bourgeois nuancés, capables de grandeur
comme de veuleries.
Mirambeau est moins caricatural.
On entre dans son intériorité. Si l'on revient
à la mise en abyme du discours de Cloots, Vercors avoue
son échec narratif par la difficulté à rendre la complexité
du réel à cause de son positionnement social. Toutefois,
il désapprouve Cloots et se range du côté de son porte-parole
Mirambeau par sa conviction - mise en acte dans le roman
et dans l'existence de Vercors - de défendre la classe
laborieuse et de relier les deux ilôts sociaux dans
un acte de résistance.
Quoique plus nuancé, Mirambeau reste
une coquille idéologique. Il n'a pas de défaut, il est
la sagesse même. Détail signifiant: il n'a pas de vie
privée. Dans la prose de Vercors en général, le personnage
de combat est un être pur, dénué de cette réalité du
quotidien. Dénué en particulier d'une vie amoureuse.
La maîtresse de Mirambeau, c'est son laboratoire. Il
dédie sa vie à la recherche. C'est un cerveau, une conscience.
Il est intéressant de noter que les deux seules histoires
amoureuses du roman se séparent entre pur et impur.
Pélion et la jeune Pascale s'aiment sentimentalement.
Une promesse de mariage émerge à la fin du récit: aucune
vie sexuelle avant, aucun récit de vie sexuelle après.
A l'inverse, Egmont et Olga ont vécu ensemble avant
l'ouverture du roman et, lors de la narration, reprennent
moins une vie commune qu'une vie sexuelle décrite comme
malsaine. Ainsi, l'orientation idéologique de Vercors
se glisse même dans ce détail: d'accord avec Pélion
le résistant solidaire, il valide son couple par
le symbole de la pureté; pas d'accord avec Egmont le
résistant solitaire (voir plus bas la troisième ire),
il stigmatise son couple par le symbole de l' impureté.
Doit-on s'étonner de cette binarité? Pas lorsqu'on sait
que la dualité est le nœud de ses théories: passions
/ raison ; corps / esprit ; nature / culture...
Concepts auxquels Vercors greffa une morale duale et
duelle: le pur et le Bien des premiers, l'impur et le
Mal des seconds. Quand ses interlocuteurs le poussaient
dans ses retranchements, il suggérait lui-même que c'était
plus compliqué que cela, il se défendait de tout schématisme.
Pourtant la dualité est sa marque de fabrique. Jean
Bruller et Vercors sont moins duels qu'il ne le
mettait en scène dans ses discours.
Dans les années 70, Vercors quitta
le roman militant au profit du roman politique. Des
personnages de Quota
ou les Pléthoriens et de Comme
un frère sont
bien plus ambivalents, plus réels donc.
Deuxième ire:
un Discours de la servitude volontaire?
"J'écris Paludes"
En croisant avec les autres histoires,
Vercors raconte l'évolution du personnage de Cloots,
professeur de latin et écrivain. Quoique moins présent
que les autres personnages, il s'insère dans le dispositif
des colères, plus précisément dans la partie littéraire
et engagée de la révolte.
Quoique plus secondaire donc, ce
personnage est important. Son récit Anabiosis donne
son nom à la première partie de Colères,
et nous apprenons que Vercors avait penser à ce titre
pour l'ensemble du roman (voir sa lettre au début de
cette page du site).
Cloots apparaît surtout dans la première
partie: il est l'un des premiers personnages du chapitre
I. Il est venu voir un patient mourant. Il se trouve
déjà dans la chambre de l'hôpital quand Egmont fait
son apparition. Commencer la première partie de ce roman
par la quasi-mort de cet ami scientifique met en abyme
autant le contenu du récit que Cloots invente que l'expérience
qu'Egmont va entamer. La rencontre entre Cloots et Egmont
les conduit à s'installer dans une brasserie pour que
le premier évoque l'histoire qu'il est en train d'inventer.
C'est l'occasion habituelle pour Vercors de planter le
décor de la brasserie en décrivant l'estampe "Projets
d'avenir, ou la
vie en rose" de La
Danse des vivants.
Cette scène est la plus longue.
Ensuite, Cloots n'apparaît plus que sporadiquement.
On apprend ainsi au détour de ses brèves résurgences
qu'il est connu d'Olga, de Mirambeau, de Pélion et
de Pascale (dont il a été le professeur).
Dans la deuxième partie, il rend
visite à Egmont qui s'est brûlé les pieds lors de l'incendie
de sa maison. Cloots dévoile d'autres éléments de son
histoire et apprend à Egmont qu'il est sur le point
de mourir. Dans la troisième et dernière partie, c'est
Mirambeau qui le surprend chez lui en train de rédiger
son récit. Cloots refuse d'aider la lutte sociale et
se réfugie dans sa tour d'ivoire littéraire. La scène
se déroule sur 2 pages, et le personnage de Cloots disparaît
définitivement de la narration.
Le récit de Cloots et le roman Colères
de Vercors qui accueille ce récit sont donc bien des
calques de Paludes. Gide mit en abyme un
personnage qui veut écrire un récit. "J'écris Paludes",
déclare Cloots à Egmont. Vercors fait un parallèle symbolique
avec son roman de 1956. Et je rappelle qu'il alla jusqu'à
baptiser l'un de ses bateaux du nom du roman de Gide,
en hommage à cet écrivain qu'il admirait.
Anabiosis ou la dystopie de la condition humaine
Dès la première partie du roman,
Cloots dévoile à Egmont le scénario de son récit Anabiosis.
Son objectif tient dans l'espoir de lever l'"indifférence
effrayante" des humains face à leur sort. Cloots
veut écrire "une histoire de gens qui s'accomodent,
qui vivent et meurent sans s''étonner". Aussi
cherche-t-il à réveiller les gens, à leur faire prendre
conscience, par le biais de la littérature, de leur
ignorance atavique afin qu'ils se révoltent.
Cloots imagine une île comme microcosme
de la condition humaine sur terre. Etrangement, les
humains sur l'île ne viendraient pas de ce lieu, ce
qui pourrait être une référence littéraire à L'Île du docteur
Moreau de H.G Wells. Du côté de la référence philosophique,
il convient de penser à Platon et à son fameux mythe
de la caverne (des prisonniers du monde sensible dont
certains sont libérés et accèdent au monde intelligible
pour ne plus spéculer sur des ombres mais pour voir
la Vérité du monde). Voici un large extrait de cet
univers inventé par Cloots:
"Mais pas du tout une île déserte. Au contraire. Une île
plutôt surpeuplée. En fait, c'est un camp de concentration. V'comprenez? Un camp
de la mort lente. [...]
Les gens croient qu'ils y naissent. Mais il s'y réveillent.
V' comprenez? A force de recoupements, de fouiner dans les documents, j'ai
découvert qu'il est probable qu'ils y sont importés de force d'un continent
inconnu, immense et lointain. Quelques-uns sur l'île s'en doutent aussi. Mais
c'est invérifiable.
- Les gens ne s'en souviennent pas?
- Non. La première chose à l'entrée du camp, c'est un coup
de bistouri au niveau de la nième circonvolution, celle de la mémoire. V'
Comprenez? Amnésie complète. Il faut tout rapprendre: à parler, à lire.
- Qui donne le coup de bistouri?
- On ne sait pas. Probablement les Jungfrau - les
jeunes fillles. Le camp est gardé par des jeunes filles, d'ailleurs adorables,
exquises à regarder. C'est pourquoi les gens refusent de se croire dans un camp.
Pour dire mieux, ils n'en ont pas idée. V' comprenez, ils ne savent ni qu'ils
sont prisonniers, ni qu'une autre vie est possible. C'est ce qui rend leur
condition tellement mystérieuse. Bien qu'elle leur semble aussi toute naturelle,
v' comprenez, puisque depuis des centaines de générations c'est la seule qu'ils
aient connue. Il n'en imaginent, ils n'en peuvent pas imaginer une autre. Ce qui
rend Buchenwald intolérable, c'est que les détenus n'y étaient pas nés. S'ils
s'y étaient trouvés de père en fils depuis vingt-cinq mille ans, ils s'y
seraient faits, comme nous tous sur terre: "Que voulez-vous, c'est la condition
humaine..." [...]
[Les jungfrau] sont belles. V' comprenez, si nos
jardins, nos paysages ressemblaient aux déserts gelés du Labrador, si nos
arbres, au lieu de cerisiers en fleurs, étaient en fil de fer barbelé, nos
prairies, nos collines en vieux carton bitumé, nous regarderions la nature d'un
autre oeil, non? Et du même coup notre condition sur cette planète.
[...]
[Les jungfrau] sont d'une cruauté inouïe [...].
Pourtant on les adore. On vit dans la terreur mais on les adore. Peut-être parce
que leur cruauté ne se voit pas [...]. Et puis on ne peut pas se passer d'elles.
Elles ont tout: les vivres, les matériaux. Sans elles, le camp crèverait sur
place. [...]. Mourez de faim à leurs pieds, ou du typhus, elles ne lèveront pas
le petit doigt. Mais fracturez leur placard pour y chiper les conserves ou du
sérum, elles ne font rien de plus pour l'empêcher. Elles se contentent de les
regarnir, sans se lasser. [...]
Elles ne vous voient même pas: personne n'a jamais pu
rencontrer leur regard. Au reste, complètement sourdes et muettes. Aucune
communication possible. [...]
Dès l'arrivée, on pique tous les détenus: aux reins, à la
prostate, ou à l'aorte, ou ailleurs. V' comprenez? Ils portent ainsi dès
l'entrée leur mort avec eux. Mais ils ne savent pas où. Pour eux, ça reste une
loterie, le hasard. Simplement ils savent qu'ils ont cinq ou six ans à vivre,
tout au plus, et puis leur organe piqué les lâchera, dans d'horribles douleurs,
et qu'ils trépasseront. [...]
Eux se trouvent très contents, mes Anabiosiens, d'avoir six
ans à vivre. V' comprenez, six ans, on a le temps de voir venir. Pensez
qu'autrefois, avant d'avoir enfin déniché dans les placards les fioles
d'antibiotiques, la moyenne sur Anabiosis était de trois ans à peine. D'ailleurs
il y a des durs à cuire qui vont jusqu'à huit ans, même dix ans. Ce sont les
décennaires. On les fête, on en parle dans les journaux. Et ça fait espérer
qu'avec les progrès de la médecine on pourrait normalement vivre aussi vieux. V'
comprenez? Certains prétendent que rien n'empêcherait de vivre jusqu'à quinze
ans, vingt ans. Mais on en rit comme d'une utopie. [...]
- Quand même, pourquoi les tue-t-on si tôt?
- A cause des jeunes. [...] C'est comme ça qu'on appelle les
nouvelles recrues. V' comprenez, il fallait choisir. C'est une question
d'administration. Le camp n'est pas extensible. Donc ou bien l'on garde les
mêmes, mais alors on ne les remplace pas, v' comprenez, où mettrait-on les
recrues? Ou bien on en importe tous les ans, de ces recrues, mais alors il faut
liquider les autres. Pour toutes sortes de raisons, le renouvellement a paru
préférable. [...]"
J'ai déjà étudié ce passage dans ma page consacrée au transhumanisme
(à
ce point précis de la page). Dans cette fable symbolique, l'immortalité a été refusée à
l'homme par une Nature hostile et impavide, alors qu'elle serait possible.
La nature programme le cerveau de l'homme afin qu'il ne sache pas, dixit
Vercors. Elle en fait donc
un homme diminué - puisque toutes les potentialités du cerveau ne sont pas
actualisées -, et un homme adapté à ses volontés. L'homme souffre de cette existence, mais ne se pose pas de questions, ou si peu.
Il s'est adapté à ce conditionnement. Pourtant, certains se réveillent de leur
léthargie et s'interrogent. Cette interrogation, base de la spécificité humaine
pour Vercors, se transforme en révolte. Cette sédition se décline en recherches
scientifiques (comme Mirambeau) ou en recherches littéraires et
philosophiques (comme Cloots).
Conscient désormais de ce conditionnement, certains hommes -
mais trop peu - tentent de battre en brèche la volonté de cette entité supérieure en perçant les
mystères du cerveau pour le reprogrammer, pour contourner ce fameux coup de
bistouri dont parle Cloots dans sa dystopie. Ces recherches technoscientifiques,
espérait Vercors, déboucheraient sur l'avènement d'un "ultra humain"
en guide de réponse insurrectionnelle contre la Nature anthropomorphisée.
Allez lire ma page Pourquoi
Vercors anthropomorphisa-t-il la nature?
Allons plus loin: des éléments de cette dystopie rappellent
le Discours de la servitude volontaire de La
Boétie. Ce dernier écrivit cet essai entre 16 et 20
ans, au moment des révoltes contre la gabelle en 1545
à Périgueux, mais seulement en août 1548 à Bordeaux.
En 1545, Bordeaux connaissait la peste (On ne se
révolte pas en temps d'épidémie, à cette époque comme
aux époques modernes!). Le jeune penseur fit une critique
radicale des théories sur la soumission. Traditionnellement,
ces thèses évoquent le tyran cherchant les moyens et
les méthodes pour asservir le peuple.
Pour La Boétie, c'est le peuple qui se dépossède
de son pouvoir et qui se prive lui-même de sa propre liberté.
Le pouvoir d'un tyran n'est donc
pas la responsabilité
du tyran qui l'exerce, mais celle de ceux qui lui obéissent.
A l'origine,
il existe une raison objective de renoncer
à son autonomie et à sa liberté. Puis quand disparaissent
ces
raisons, le peuple obéit toujours. Ce dernier ne se
souvient plus de cette liberté perdue. Un système social et idéologique
agit d'ailleurs en ce sens pour perpétuer cette domination:
- la tradition
- le pain et
les jeux
- la distribution
des médailles et des tableaux d'honneur
Or, nous retrouvons
dans la dystopie de Cloots tous ces éléments-clés qui
expliquent la servitude volontaire: la perte de mémoire
de la liberté originelle est symbolisée par le coup
de bistouri; la coutume est représentée par cette condition
qui est perçue comme naturelle parce que pour ces "centaines de générations c'est la seule qu'ils
aient connue". Le pain et les jeux sont remplacés dans ce récit par
ces beaux paysages qui font diversion et par ces vivres
à profusion offerts par une nature généreuse. Et si
récompenses et faux honneurs sont surtout visibles dans
La
Danse des vivants, ils sont discrètement
évoqués ici avec ces vieux acclamés pour leur longévité
inhabituelle.
La Boétie n'oublie
pas de signaler que les tyrans sont grandement
aidés par toute une
chaîne de gens. Dans la dystopie de Cloots, ces chiens de garde
sont représentés par les Jungfrau cruelles. Celles-ci
sont elles-mêmes aidées. Plus loin dans le récit
en effet, Cloots parle également de tous ces humains
méchants envers leurs prochains
qui valident cette pyramide du pouvoir.
Ainsi, une minorité soumet
la majorité. Le tyran - la Nature dans la dystopie -
malmène ses inférieurs directs
- les Jungfrau - qui, à leur tour, se montrent violents avec leurs inférieurs
- les humains -,
etc. Le peuple conditionné et aveuglé s'en prend davantage à
son entourage direct qu'au tyran lui-même.
Or, pourquoi s'asservir
à un maître qui martyrise? Les humains sont nés dans
la servitude. Ce qui paraît naturel
est en réalité ce à quoi on nous accoutume dès l'enfance.
Les hommes nés sous le joug
se contente de vivre ainsi, dit La Boétie et poursuit
Vercors sous la plume de Cloots.
L'accès à la
liberté retrouvée repose sur le
refus de servir. La résistance
prend naissance dans la prise de conscience, dit La
Boétie et abonde Vercors puisque son système philosophique
repose tout entier sur l'interrogation. Pour La Boétie,
le salut vient des gens bien nés - ceux qui ont gardé le
souvenir de la liberté originelle et sont sensés l'apprendre à leurs contemporains.
Vercors ne pense pas autrement en donnant un rôle primordial
à la bourgeoisie intellectuelle dans le processus d'émancipation
des hommes.
Allez voir cette vidéo
de l'une des spécialistes de La Boétie.
Limites
et archipélisation
Le Discours de la servitude volontaire
relève de la philosophie politique. Il repose sur
les conditions concrètes d'existence (aussi bien matérielles
que relationnelles). La dystopie de Cloots est plus
problématique dans la mesure où elle n'est pas assimilable
à la philosophie politique ou à la réflexion sociologique.
Sa dystopie est idéaliste dans son fondement même avec
ce tyran incarné par une Nature divinisée et anthropomorphisée.
Elle est donc de ce fait limitée dans sa portée politique.
Elle ne l'est pas dans la structure narrative du roman
étant donné que cette dystopie forme le pendant littéraire
de l'ilôt scientifique représenté par Mirambeau et Egmont.
Quoique rivé essentiellement à cette
fable du monde, Vercors souhaitait dans ce roman archipéliser
les combats. Pour préserver sa pureté intérieure, Cloots
ne se mêle pas du combat des ouvriers. Vercors engagé
désapprouve son personnage. C'est pourquoi il tente
de relier cette dystopie au combat social. C'est ponctuel,
mais cela a le mérite d'exister sous sa plume. Sans
surprise, c'est Mirambeau qui se charge de ce lien:
- Preuve que dans les rapports
du patron et de l'ouvrier, l'argent est d'abord un prétexte.
[...]
Je voulais dire que c'est d'abord
un prétexte à domination: la misère facilité la tyrannie.
C'est une méthode de gouvernement.
- C'était, corrigea Pélion.
- Justement. On commence à comprendre
qu'elle est devenue dangereuse. C'est ce qui est inquiétant".
C'est par cet extrait que l'on
perçoit également les limites des solutions prônées
par La Boétie (et des intellectuels contemporains qui
répètent cette solution sans en déceler la limite). Il
faut cesser d'obéir au tyran. Il ne faut plus consentir
à sa servitude volontaire. Certes. Allons dire alors
à l'ouvrier de retrouver sa liberté en ne consentant
plus à travailler. Quelles sont les suites concrètes?
Le chômage, la misère encore plus grande, la faim, etc.,
parce que le lien de subordination est structurel. Si
on élargit l'horizon, de nombreux individus qui ne consentent
pas au capitalisme restent toutefois immergés dans un
consentement contraint à ce fait social total. Une addition
de gens qui décident individuellement de ne plus se
soumettre, cela ne rappelle-t-il pas la fable volontariste
libérale?
Allez lire cet
article: le sujet traité est contemporain,
mais dans le fond et surtout dans le bas de la page
à partir de "Subordination hiérarchique et subordination
sociale" il permet bien de circonscrire les failles
du raisonnement de l'insoumission volontaire.
Dans la dystopie de Cloots, il n'est
nullement question de la peur qui fait abdiquer sa liberté
au profit de la sécurité, donc de la docilité à
l'autre. C'est ce que fait un petit enfant qui a besoin
de l'adulte pour survivre, même si hélas dans certains
cas l'adulte est dysfonctionnel et violent avec lui.
Cette abdication de la liberté au profit de la sécurité
est gravée dès l'enfance, ce qui conditionne l'évolution
vers l'âge adulte. Dans des sociétés données, la peur
est une des stratégies adoptées pour soumettre
la majorité à un ordre établi. Dans cette page,
je n'irai pas plus loin puisque la dystopie élude ce
point, mais c'est une question ô combien
d'actualité dont vous pouvez avoir déjà un aperçu avec
ce
très bon entretien.
"L'alliage
incandescent"
L'alliage incandescent vient du philosophe Baptiste
Morizot qu'évoque Alain Damasio dans
cette vidéo sur l'indispensable réseautage
entre concept, affect et percept.
Cloots demande son avis à Egmont
parce qu'il craint la dimension trop symbolique de son
récit dystopique. Par la raison, il n'arrive pas à partager
avec son entourage sa théorie de l'indifférence
des humains face à l'ignorance de cette condition humaine
contrainte. Aussi espère-t-il, en passant par la littérature,
toucher sa cible. Il met ses concepts philosophiques
en actes littéraires, comme Vercors le fit. J'avais
déjà écrit que la littérature de Vercors détruisait
ses concepts philosophiques (à
cette page et à
celle-ci).
Notre penseur dualiste donnait
la primeur à la raison dans sa théorie quand sa littérature
relevait des émotions, des passions. Selon Hume, malgré
les ressources de la raison, on ne peut
contrer une affection que par une autre
affection. C'est ce qu’expliquait le philosophe Gunther Anders en écrivant que :
« La première tâche qui incombe au rationalisme, c’est de ne se faire
aucune illusion sur la force de la raison, sur sa force de conviction ».
Spinoza affirmait la même chose à travers sa formule selon
laquelle « il n’y a pas de force intrinsèque de l’idée vraie ».
Vercors, pourtant, bâtit sa théorie culturaliste
sur l'appel à la raison contre les émotions/Passions.
Or, il contredit sa théorie lorsqu'il dit, entre autres,
que le théâtre avait une force de frappe émotionnelle
bien plus immense que la raison (au moment où il montait
la mise en scène de
Zoo ou l'assassin philanthrope).
La scène doit procurer un choc, de nature bien plus
puissante que la raison.
Dans Colères
donc, Cloots a toute sa place parce qu'il parie sur
les émotions des lecteurs de sa dystopie. Celle-ci reste
inachevée à la fin du roman, mais n'oublions pas sa
mise en abyme avec le roman tout entier dans un cycle
spéculaire. Et l'archipélisation entre les trois ilôts
de résistance tente ce pari. Colères est un roman
trop à thèse, Vercors avait conscience de son caractère
trop démonstratif. Retenons que cette dystopie
inachevée trouva son expression aboutie - l'archipélisation
en moins, et toujours chez Vercors au détriment du combat social - avec le récit
Le
Commandant du Prométhée.
Et ce dernier récit de 1991 et la
dystopie de Cloots illustrent la troisième ire de Colères.
Troisième ire: du Mythe de Sisyphe
à L'Homme révolté?
Assurément,
c'est cette troisième ire qui est prépondérante dans
l'espace du roman Colères et dans l'esprit de
Vercors. Vient ensuite la première ire étudiée - celle
de l'ilôt social -, enfin la deuxième ire - celle de
la dystopie de Cloots. Toutefois, même si cette dystopie
reste inachevée puisque le personnage de Cloots disparaît
de l'espace littéraire, elle est relayée par le roman
tout entier, grâce à la mise en abyme.
Cette troisième
ire qui se dirige dans
deux directions concerne les scientifiques:
- Mirambeau, scientifique de renom, membre
de l'Institut, suit la voie traditionnelle,
celle de la recherche fondamentale dans un laboratoire.
Il est accompagné de Dutouvet et de Burgeaud
dans cette fonction socialement acceptée.
- Egmont, anciennement docteur Daniel Roux,
ayant abandonné le métier pour être écrivain,
ayant renoncé au combat social en quittant le
Parti un an plus tôt, emprunte une voie pour
le moins originale: une "occidentalisation
du yoga" (Lettre du médecin Pierre
Jourdan à Vercors, 3 septembre 1956). La gynécologue
Olga, son ancienne compagne, navigue entre les
deux voies. D'abord incrédule face à l'expérience
d'Egmont, elle accepte progressivement de le
suivre dans cette voie moins conventionnelle.
Elle discute avec les autres scientifiques,
tente d'archipéliser les deux directions, avant
de se rallier à la science institutionnelle
pour sauver Egmont.
Des
poulets et des hommes
Examinons d'abord
la voie traditionnelle de Mirambeau et de ses confrères.
Après le prologue et dès la première
page du chapitre I, Egmont qui va rendre visite
à un ami moribond, pense au cœur de poulet que Mirambeau
maintient vivant dans un bocal depuis 5 ans, pendant
qu'un autre, en Amérique, a déjà 25 ans. Mirambeau et
ses confrères du laboratoire travaillent donc sur la
possibilité de l'immortalité du vivant.
Egmont lui rend visite après que
Cloots lui a raconté pour sa dystopie que les cellules
vieillissent "exprès" et, de ce fait,
conduisent l'homme à la mort. Cette rencontre est l'occasion
d'une leçon sur les recherches du scientifique. Au cours
de la narration, Vercors déroule deux autres moments
de ce genre: Olga parle longuement avec le neurologue Burgeaud au sujet du rôle et du fonctionnement
de l'encéphale humain, et elle (se) demande si, au-delà
de ce que la science a découvert, il n'existerait pas
une conscience
cellulaire autonome qu'Egmont est justement en train
d'expérimenter.
Ces leçons sont habituelles
sous la plume de Vercors quand on se souvient de
Sibyl la paléontologue dans Les
Animaux dénaturés
et du père de
Dorothy, médecin dans Sylva, expliquant
tous deux aux personnages principaux l'actualité de
la science. Vecors lui-même s'informait régulièrement
de ces avancées auprès de ses amis scientifiques, ainsi
que dans la presse spécialisée. Les noms de scientifiques
et de leurs théories dans Colères sont là pour
asseoir son propos sur une base qu'il souhaitait irréfutable.
Sur une dizaine
de pages donc, Mirambeau confirme à Egmont ce que Cloots
s'ingéniait à lui faire comprendre: le vieillissement
surviendrait de manière volontaire par le biais d'un
ADN messager. Mirambeau tente de décrypter ce mystère
naturel pour, progressivement, le déjouer. Ainsi, "le
simple fait d'être un médecin, c'est déjà une révolte.
Au fond, chaque geste d'un médecin est un blasphème".
Le terme de
"blasphème" est religieux. La science, pour
Vercors mais aussi pour Egmont dans le chapitre I, se
dresse contre la résignation religieuse, contre l'acceptation
du sort injuste de la condition humaine. Ce terme est
également un signe de la divinisation de la Nature
hostile aux hommes et combattante contre ces séditieux.
La dystopie de Cloots et les propos d'Egmont déroulent
tout un lexique lié à la guerre, au nazisme qui s'est
ingénié à détruire la dignité de l'homme et à le ravaler
au rang de bête. Cette analogie n'est pas le fruit du
hasard chez Vercors qui distingue l'homme de l'animal
et pense que "l'honneur de l'homme, c'est ce courage [de
lutter] sans
récompense, c'est de vivre sans connaître encore sa
raison de vivre" (Colères). On comprend
dès lors l'entrecroisement des deux thèmes dans La puissance du jour
- retrouver
sa dignité après les camps d'extermination et l'opération
du cerveau .
Tout comme on comprend dans Colères les liens
établis entre la science omniprésente et la Seconde
Guerre mondiale.
Dans ma
page sur le transhumanisme, j'avais évoqué
le fait que Vercors énonce alors un apparent
paradoxe: le cœur de la recherche médicale
repose sur la quête de l'immortalité
humaine, même si l'avènement de cette immortalité
n'est pas souhaitable:
Il est hors de question que la
médecine et la chirurgie puissent nous rendre éternels, réduire
notre mortalité à zéro. C’est pourtant dans l’étude raisonnée
de cette hypothèse que gît le fondement éthique de la Chirurgie (Lettre de
Vercors à Pierre Jourdan datée du 10 octobre 1954).
Plutôt que de
développer le contenu du roman, je vous livre l'une
de ses nombreuses discussions épistolaires autour de
la question qui le passionnait. Voici deux lettres de
Vercors au Docteur Claudine Escoffier-Lambiotte:
Le 4 Octobre 1967
Docteur,
C’est toujours avec un vif intérêt que je suis vos articles
dans Le Monde, et j’ai lu les derniers avec une
attention mêlée de mélancolie, ayant atteint moi-même l’âge de
la retraite…
Mais une fois de plus je suis surpris de trouver absente, dans
la revue des théories sur les causes du vieillissement, celle qui
depuis bien des années ma parait l’évidence même.
Il est évident qu’une espèce vivante n’a, pour s’étendre,
qu’un seul moyen : c’est que ses individus se reproduisent.
Sur des millions d’années, si les produits-reproducteurs étaient
pratiquement immortels, cette multiplication en progression
géométrique eût envahi la surface terrestre. Il était donc
indispensable que les individus disparussent : place aux
jeunes ! D’où la nécessité de la mort. D’où, inscrite
génétiquement, la durée moyenne de la vie. Mais comment s’y
prendre sinon en « prévenant » le moment venu les
cellules, les organes par « messagers » (hormones, ADN,
enzymes ?) qu’elles ont à ralentir, puis à cesser leur
métabolisme ? Les expériences sur la théorie d’Orgel dont
vous parlez, mais qu’on semble attribuer seulement à des
« défaillances », me paraissent prouver au contraire que
celles-ci ne sont pas fortuites, mais voulues
par l’espèce. Comment se fait-il qu’on ne franchit pas ce pas ?
Il me semble qu’il serait fructueux de diriger les recherches vers
le centre de décision, la nature des « messagers » et
des messages, et les moyens de les retarder. L’existence de ce
processus m’apparaît d’autant plus certaine (nécessaire) que le
vieillissement et la mort ont leurs horaires précisément déterminés
avec de grandes variations selon les différentes espèces (la
souris, la tortue).
Le cancer ne me paraît qu’un des moyens employés par
l’espèce pour supprimer l’individu.
Si nous sommes attentifs, ne pouvons-nous observer sur
nous-mêmes la période où se produit le « basculement »,
vers la trente-cinquième année ? Je l’ai éprouvé, pour ma
part, ce basculement, comme une sensation très forte : mon être
psycho-somatique (comme tous les être jeunes) se sentait immortel
jusque-là, et ne pouvait « croire » à sa disparition
future. Puis, brusquement, il s’est senti au contraire voué à une
mort déjà profondément présente – sans que rien dans ma santé
ni ma psychologie pût justifier cette sensation, les premières
atteintes de la sénescence se sont manifestées bien plus tard.
Mais, depuis cet âge-là, je me sens profiter de mon « rab ».
J’ai développé quelque peu ces idées, il y a une douzaine
d’années déjà, dans mon roman Colères, y
prévoyant l’existence de cet « ADN messager » qui
depuis a fait fortune.
Veuillez excuser cette trop longue lettre et croire au meilleur
souvenir de
VERCORS
Paris, le 27 Octobre 1967
Docteur et chère amie,
Nécessité, hasard, finalité, il y a beaucoup à dire sur ces
notions ! Le hasard seul ?hum…Nécessité dans le
hasard ? Le hasard peut-il contenir du nécessaire ?
J’hypothèquerais plutôt une « tendance organisatrice »
des grains d’énergie, une sorte de tandem énergie-latence dont le
deuxième terme, dans certaines conditions de température,
hygrométrie, lumière etc…s’actualise mécaniquement (sans
finalité ni même direction) en architectures que nous disons
« vivantes ».
Il n’y a en tous cas, je crois, aucune trace de finalisme
dans la notion d’une Mort « nécessaire ». A
moins que la constatation que « le caractère de la vie est
qu’elle tend à se perpétuer » soit déjà tenue pour du
finalisme…Or si une espèce tend à se perpétuer, ce ne peut être
que par reproduction : statistiquement en effet une espèce
d’individus « éternels » non reproductibles serait
voué (par les seuls accidents externes) à une prompte disparition ;
mais inversement s’il y avait reproduction sans mort des
reproducteurs, il y aurait actuellement sur la planète, depuis les
cinq ou dix mille siècles que notre espèce existe, quelque huit
cent mille milliards d’êtres humains…Je crois qu’on peut
conclure que la disparition individuelle doit donc être
nécessairement présente dans le bagage génétique de l’organisme
au même titre que la reproduction, la croissance, la puberté, la
maturité – puis (j’ajoute) le déclin. Le fait même qu’il
n’existe pas à proprement parler de mort biologique est en faveur
de ce point de vue : en dehors des accidents externes, seule la
décrépitude des tissus peut provoquer, passé l’âge reproductif,
la disparition des individus par accident interne.
Si l’on accuse de finalisme cette notion de
déclin génétiquement inscrit, il faut aussi considérer comme
finaliste la même notion dans la croissance et son arrêt. Pour moi,
l’ensemble du phénomène répond à une seule et même nécessité :
naître, se développer, se reproduire et disparaître.
Nous nous réjouissons de vous revoir bientôt et ma femme se
joint à moi pour vous adresser notre meilleur souvenir,
VERCORS
Les
raisons de la colère
Si Mirambeau
choisit la voie de la science expérimentale et la recherche
fondamentale, Egmont s'éloigne du consensus et choisit
une voie originale. La
raison et la réflexion, outils utilisés par les scientifiques,
sont, au goût d'Egmont, trop lentes pour comprendre
l'organisme. Son expérience court-circuite la raison
au profit d'une démarche exploratoire directe avec l'organisme.
Cet ancien
médecin devenu poète traîne son
ennui dès le début du récit.
Fatigué de vivre, il ne combat plus, se laisse porter
par les événements. Cet ancien militant du PCF ne
prend pas part à la manifestation
des ouvriers qui passe sous ses yeux, alors que Mirambeau
le quitte pour rejoindre ce combat social. Un dramatique
incendie précipite son destin: apprenant la mort imminente
de Cloots au moment de sa convalescence, brûlé aux pieds
au point que les médecins lui parlent d'amputation,
Egmont se décide à utiliser les exercices de yoga pour
aller explorer ce corps que son esprit ne connait pas. Il
met en pratique ce que Cloots
théorise. Il s'interroge, veut savoir et retrouve par
là même une forme de combat.
C'est la partie
la plus imposante que Vercors ait écrite dans ce roman,
la partie qui l'inspire le plus autant idéologiquement
que littérairement. Et pourtant, c'est cette ire qu'il
désapprouve le plus, car c'est une "révolte à l'état pur"
pour un salut individuel. Contrairement à Egmont qui
croit que "l'acte
individuel peut l'emporter sur l'action de masse",
Vercors milita pour une lutte commune, solidaire, idéalement dans
une archipélisation des combats que ce roman exalte,
du moins interroge si la mise en place n'est pas effective.
Suspension of disbelief
Suspension of disbelief ou « suspension de l’incrédulité »...
Le temps de cette fiction inventée par Vercors, le lecteur
doit accepter l'étonnante expérience d'Egmont en faisant
taire son esprit rationnel. A quoi cela sert-il dans
le dispositif narratif et expérimental?
"Mais l’aventure
d’Egmont n’est en rien une expérience personnelle, ni celle de
quelqu’un que j’aurais connu. Elle est toute inventée. Est-elle
possible ? Je n’en sais rien. L’essentiel était de dire ce
qu’il en serait si jamais elle l’était. De montrer la situation
tragique de la fonction cérébrale dans le corps humain" (Lettre à Brigitte
Oger, 16 juin 1981)
Par l'esprit,
Egmont explore son corps, toujours plus loin, toujours
plus longtemps et c'est l'occasion pour Vercors
de proposer des decriptions du phénomène.
Le
Bateau ivre
L'exploration de son corps par Egmont
offre au lecteur de belles plongées rimbaldiennes. De
manière répétée, Egmont parcourt des paysages hallucinés
et oniriques dans un voyage initiatique entre navigation
et aventure
équatoriale.
Navigation
car n'oublions pas que la mer est une obsession majeure chez Vercors.
Aventure
équatoriale par le rappel d'Au coeur des ténèbres
de Joseph Conrad, longtemps écrivain préféré de Jean
Bruller, de ses illustrations des livres de jeunesse
comme Pif et Paf chez les cannibales, Loulou
chez les nègres, des chapitres africains du Mariage
de Monsieur Lakonik et de Baba-Diène et Morceau-de-Sucre.
Allez consulter ma
page sur la littérature de jeunesse.
Dans l'ivresse de cette recherche
organique où la pensée doit démissionner, il a "
pu enfin prendre part au combat". Rapidement,
il est épié, traqué par cet organisme qui se ne laisse
pas arracher ses secrets sans lutte.
Voici
des extraits de ses descentes dans son corps:
"Mon
rêve [...] ressemble [...] plutôt à du Chirico, revu
par Salvador Dali. J'étais au bord de l'eau. Une rivière
tumultueuse, qui charriait des chevaux morts. Des centaines.
Ils s'entassaient sur les rives. Si bien que les rives
s'écroulaient, peu à peu. Et l'eau emportait tout. Il
régnait une odeur de charogne absolument abominable.
[...]
j'essayais de trouver un sentier pour échapper à ce
spectacle, à cette odeur, mais ça n'en finissait pas,
la plaine était couverte de ces charognes et de fumée,
les charges de cavalerie s'y déployaient furieusement
dans la poussière. C'était une mêlée atroce. Je restais
caché derrière un mur en ruine, essouflé et tremblant,
et la peur m'a lentement réveillé. Dans le demi-sommeil,
je reconnaissais parfaitement le champ de bataille:
c'était le pouce de mon pied droit."
Plus tard,
après avoir découvert des palétuviers sur son passage,
lorsqu'il réussit à franchir ce qu'il appelle "la
douane", c'est-à-dire les obstacles sur son
chemin pour l'empêcher d'avancer vers des illuminations
toute rimbaldiennes:
"J'ai
vu, j'ai partagé tant de choses...Parfois un éclair
miroitait sur une vision éphémère: "Un ermitage!"
s'écriait-il soudain d'une voix sourde. Des cavernes
creusées dans la montagne...des roches cristallines,
tapissées d'une mousse frémissante, ondulante...On vient,
soufflait-il, un chant s'élève, un murmure céleste,
ah! je l'entends".
Un morceau
de chair, finit-il par comprendre, c'est "une
chorégraphie - une valse, une pavane! [...] ça n'existe
pas, une cellule? Une pavane, un ballet, est-ce que
ça existe? Penses-tu d'un ballet qu'il vit et
qu'il meurt? [...] les ballerines existent, elles existent
en chair et en os, mais le ballet? En revanche, la chorégraphie
demeure, quand bien même chaque danseuse serait remplacée
par une autre. Le ballet n'existe pas mais il reste
immuable, tandis que les danseuses existent mais elles
passent et changent".
Aussi Egmont
voudrait-il changer lui-même quelques mesures, modifier
l'état d'un tissu organique - "parce que la
chair ou la pensée [...] c'est la même chose, tout à
fait, absolument pareil, aucune différence [...]
sauf que la pensée, c'est toi le maître de danse, tandis
que la chair, ce n'est plus toi, et non seulement ce
n'est plus toi, mais défense absolue de t'en mêler".
Egmont
parvient à se mêler de cette chair qui le compose au
point de soigner son pied, ses reins et de rajeunir
physiologiquement et physiquement. Il commence ainsi
à ne plus être cet animal dé-naturé qui est le cœur
de la théorie de Vercors. Allant trop loin, il voit
finalement son système nerveux central être court-circuité.
Une
saison en enfer ou faut-il
"enfourcher le Tigre"?
Plus maître de ses plongées et de ses émergences,
Egmont reste inconscient. Les confrères d'Olga interviennent
pour rétablir la cohésion mentale: "nous allons essayer
de ramener Egmont à l'humanité". Sauvé, Egmont
se réjouit d'être revenu à l'humanité, d'être ici, parmi les
hommes.
Il ne faut pas lutter frontalement
contre la nature, conclut Vercors. "L'humanité reste quand même une collection
d'hommes seuls", pensent Egmont et Olga - et
Vercors également - . Le constat est identique, la solution
diverge. Seul(e), personne ne peut réussir à triompher
de la nature. Seul, on va plus vite, mais à plusieurs
on va plus loin. La nature est perçue comme un tigre
féroce et dangereux. C'est donc de façon solidaire
qu'il convient de se mesurer au "Grand Tigre"
comme dit Vercors, autrement dit au Tigre
d'Anvers.
Pour trois raisons, il ne faut pas
enfourcher seul le tigre:
- Même si Egmont a des preuves physiques
de ses plongées dans son organisme, il oublie pratiquement
tout de ses voyages: "Si Lazare mort a connu
Dieu, Lazare ressuscité ne s'en rappelait rien. Egmont
se réveillera toujours les mains vides". Vercors
revint sur ce thème dans la nouvelle du même nom
"Lazare aux mains vides" qui parut dans le
recueil Sept
Sentiers du désert.
Le désert justement...il est stérile par ce moyen.
- Olga et Egmont
aux prises avec ses plongées inconscientes pratiquent
une sexualité que Vercors réprouve. La première fois,
elle se raisonne ("j'ai subi l'étreinte d'une bête")
et se promet de ne plus succomber...en vain. Quelques
scènes sexuelles reviennent dans la narration. Il est
intéressant de voir l'évolution de ce personnage féminin.
Tout au long du roman, c'est une femme déterminée et
indépendante décrite avec des caractéristiques dévolues
à la virilité: elle jure ("chameau"
dit-il au sujet d'Egmont), elle conduit
vite, se tient mal à table. Elle emploie un vocabulaire
relâché dans son quotidien, comme quelques autres
personnages d'ailleurs afin de donner une sensation
de réel et de familiarité qui sonne faux. En revanche,
au moment des scènes de sexe, elle est réduite à une
petite fille. Elle se comporte comme une enfant affaiblie
qui a besoin de la force de l'homme, et Egmont le nomme
"Petite" comme pour la jeune Pascale.
On sent alors la peur masculine de la sexualité, de la relation
intime avec une femme. On sent le paternalisme aussi. Les deux ne s'excluent pas forcément.
On pourrait opposer à cette interprétation le fait que
cette sexualité est vécue hors de toute conscience par
le personnage d'Egmont et parfois par Olga quand elle
le rejoint dans ses méditations. J'acquiesce tout en
rappelant qu'il n'existe dans ce roman comme dans toute
la production de Jean Bruller-Vercors aucune scène de
sexe valorisée. Soit ces scènes n'existent pas pour
les couples bourgeois que Vercors approuve, soit
ces scènes sont celles de l'infidélité, soit elles sont
celles de la fuite dans le non-être et l'inconscience
(Dorothy et Richwick dans Sylva),
soit elles font l'objet de moqueries (ses premiers textes
légers des années 20 et 30) car le rire cache la honte,
la gêne et la culpablité apprises. Quid d'une
sexualité positive et épanouissante, quel que soit le
schéma de couples retenu?
- Egmont s'éloigne progressivement
des autres. Il rompt avec le peu de sociabilité et le
peu de solidarité qu'il lui restait avant cette expérience.
Vercors réprouve ce cheminement d'Egmont:
la démission de l'esprit et la soumission inconsciente
à la chair sont comparées au "Catoblépas
[qui] n'est pas l'innocence, c'est l'opposé de
l'innocence, c'est justement la tentation la plus perfide".
Cet animal est autophage, il rappelle "l'ultime
tentation, celle qu'Antoine peut à peine soutenir" dont
parla Flaubert. Cette référence, souvenez-vous, nous
la retrouvons dans son roman Quota
ou les Pléthoriens: le capitalisme est
tout aussi inhumain et destructeur que l'expérience
d'Egmont. Le capitalisme représente cette inconscience
immorale contre laquelle Vercors milita.
Quel bilan après cette expérience
d'Egmont? "la vie est impossible, mais il faut la vivre
[...] [d]ans l'insoumission". Et, si possible,
en regroupant les luttes.
Archipélisation,
limites, dangers
Archipélisation
refusée, archipélisation unilatérale, archipélisation
réciproque
Trois personnages refusent l'archipélisation
des luttes: Egmont, Olga, Cloots.
Vercors désapprouve la tentation
d'Egmont parce que c'est une quête solitaire. Certes,
Olga le suit dans l'expérience, elle reste à ses côtés,
quitte à se désocialiser elle-même partiellement avant
de revenir vers ses confrères pour sauver Egmont. Egmont
revenu à l'humanité à la fin reviendra-t-il vers la
cause commune? On sait qu'Egmont a été des années à
la pointe du combat social et politique. Cette mésaventure,
toutefois riche d'enseignements, le poussera-t-il à
revenir aux luttes solidaires? "Un peuple qui en sait trop devient
indocile, et l'on veut notre obéissance". affirme
Egmont en souvenir de sa conscience politique. Sauf
qu'au moment où il le dit, il évoque la nature et la
chair. Vercors laisse le récit ouvert, sans réponse.
Olga elle-même reste énigmatique
sur ce sujet. Néanmoins on en doute parce que dès le
prologue elle refuse tout militantisme:
"Elle traitait la misère
comme la maladie, professant que le monde n'est pas
réformable, ni l'homme, ni le train es choses. Toute
lutte sociale, à ses yeux, coûtait beaucoup trop cher
pour des renversements illusoires: simple changement
de maîtres, disait-elle. En conséquence elle acceptait
les injustices, les bassesses du temps présent comme
de moindres maux, et refusait de les combattre. Nous
nous étions plus d'une fois disputés comme des chiffonniers".
Plus loin dans le récit, elle a une
pensée politique, mais rien ne présuppose une tentation
d'archipélisation des luttes:
"Les
politiques nous ont montré comment on fait résigner
aux peuples par morceaux, sans même qu'ils réagissent,
ce qu'ils auraient défendu de leur sang si on l'eût
arraché en une fois. C'est ainsi qu'insensiblement on
les mène à la servitude, ou à la boucherie"
En revanche, Olga et Egmont reçoivent
de l'aide de leurs confrères. Mirambeau ne se mêle pas
de l'aventure solitaire d'Egmont. Il voit cette expérience
comme une forme d'hystérie dangereuse. Il s'inquiète
de lui, et les médecins viendront à la rescousse d'un
Egmont inconscient pour le ramener à la vie. Ils désapprouvent
tous les actions de ce patient, mais suspendent leur
jugement et appliquent leur serment d'Hippocrate de
soigner sans distinction: "le
simple fait d'être un médecin, c'est déjà une révolte".
Cloots, quant à lui, a toujours souhaité
préserver sa "pureté intérieure". Il
œuvre dans un combat solitaire: "refuser,
et se battre". Il est admiratif de son ami
moribond du chapitre I et espère avoir le même courage
dans la lutte finale contre sa propre mort. Cloots
est voué à une mort prochaine, il disparaît de la narration
avant la fin du roman. On comprend que rien ne pouvait
le convaincre de s'associer au combat. Ce n'est pas
un hasard s'il vient trouver Egmont pour lui raconter
sa dystopie. C'est en effet celui qui refuse désormais
toute lutte commune. La lutte politique, dit Egmont,
"c'est de la fausse monnaie" (un clin
d'oeil aux Faux-Monnayeurs de Gide qui joue sur
divers niveaux de ce titre et qui, par l'utilisation
de la mise en abyme, rappelle Paludes).
Mirambeau et son équipe du laboratoire
de l'Institut se solidarisent autour de leurs recherches.
Les médecins
existent à cause du divorce avec notre organisme, souligne
Vercors dans ce roman, et, par ces découvertes scientifiques
progressives l'humanité "découvrira peu à peu
quel Livre se trouve au bout". A cette mise
en commun des efforts au sein de leur catégorie sociale,
certains participent aux luttes sociales: Mirambeau
dont j'ai déjà parlé et Burgeaud qui se glisse dans
la manifestation des ouvriers en même temps que son
confrère. Mirambeau constate auprès du Préfet les ravages
de la hiérarchie sociale capitaliste:
"Dans le quartier populaire.
Vous maintenez l'ordre, dites-vous? Non: vous maintenez
un ordre. Il y a place pour beaucoup d'injustice
et de sang dans cette petite différence d'article".
Il n'est pas question de pensées
manichéennes ou comme dirait Mirambeau d'images d'Epinal.
On ne doit pas en effet répartir les gens en gentils et en méchants
selon la position sociale que l'on défend. C'est l'intérêt
de classe qui doit guider la réflexion politique.
Si Mirambeau
fait un pas vers le milieu ouvrier, dans une démarche
inverse Pélion fait-il l'effort de s'intéresser aux
recherches de Mirambeau? Au début du roman, Pélion ne
crée pas l'archipélisation réciproque. Lors de la leçon
autour du cœur de poulet dans le laboratoire, Pélion
écoute silencieusement et se montre à la fin pressé
de partir pour s'occuper de ses affaires avec les ouvriers
de l'usine. Après toute leur aventure commune pour gagner
cette grève, Pélion a évolué et l'archipélisation réciproque
devient possible:
"Il
avait perdu de sa morgue, de son assurance de gamin.
Quelques questions pertinentes sur les travaux du vieux
savant et sur des problèmes - horreur! - ayant quelque
parfum métaphysique, montraient l'ouverture d'une lucarne,
sinon d'une fenêtre, sur des paysages plus larges. C'était
bon signe".
Si chacun avait comme but commun
de chercher la "Vérité Cachée" dans
une archipélisation commune, espérait Vercors, les dissensions
disparaitraient:
"Votre gentil Pélion, le
vieux Mirambeau, Egmont, une carmélite, tous nous cherchons
à notre manière, mais ce que nous cherchons, celle-ci
l'appelle Dieu, les autres non, c'est simplement la
Vérité Cachée. Pourtant chacun accusera l'autre de résignation,
on accusera Pélion de tolérer le silence du Ciel, la
Carmélite de tolérer la détresse sociale...Egmont est
désormais du bord de la Carmélite, mais celle-ci l'accusera
d'orgueil...".
La raison d'être du roman Colères,
c'est de faire prendre conscience de l'intérêt indispensable
d'une archipélisation des séditions humaines.
Limites
et dangers
Cette troisième
ire comporte des limites et des dangers idéologiques
et politiques.
Vercors misa beaucoup sur la science,
celle expliquant le fonctionnement de l'Homme et de l'univers.
Or, cette approche l'amena
à flirter avec le transhumanisme
dont j'ai parlé à
cette page. Elle le
conduisit également à percevoir la médecine comme religion.
Les maladies, le "virus ignoble" évoqué
par Egmont, agents de la divinisation et de l'anthropomorphisation
de la Nature par Vercors, s'opposent aux courageux combattants
que sont les scientifiques. Le "Nous sommes en
guerre" contemporain rappelle étonnamment le combat
médical dans Colères.
Le savoir des
experts est convoqué sous la plume de Vercors comme
dans les discours politiques passés et actuels. Or,
il n'est pas inutile d'avoir en tête que
la science peut être instrumentalisée à des fins politiques.
La science
n'est pas indépendante de la société et de l'idéologie.
Les scientifiques peuvent orienter, même sans le vouloir,
les résultats de leurs recherches. Ils sont approchés
par les grands de ce monde - Mirambeau par le Préfet
- et par des firmes pharmaceutiques qui leur font miroiter
de belles rétributions au point de biaiser, de falsifier
des études. Mirambeau, coquille idéologique, est inflexible
face aux honneurs promis par le Préfet. Mais combien
d'autres se laissent tenter? Le roman Colères
et les propos ultérieurs de Vercors passent sous silence
les querelles intestines entre laboratoires, la lutte
des ego, la multiplication de publications comme
gage de financement au risque d'erreurs, la tentation
de travailler pour ce que l'on nomme désormais Big pharma.
Le danger de l'effacement du politique devant
un comité d'experts - dont les politiques se servent
dans un sens qui est favorable à leurs projets -,
devant
une technoscience toute puissante mais pas impartiale, induit un durcissement de l'autoritarisme:
question là encore pleinement d'actualité que cet
article synthétise.
Le virus de la peur peut aider à la soumission volontaire
des peuples.
Vercors
camusien?
Vercors se distingua toujours
de Camus et de Sartre dans sa correspondance. Il se
défendit contre des critiques de plagiat en rappelant
que son essai La
Sédition humaine avait
été publié deux années avant L'Homme révolté.
Il définit la philosophie de Camus
de "sentimentale". C'est la qualification
qu'il utilisa également pour sa propre philosophie des
années 30. Doit-on voir dans cette désignation une critique?
Vercors rejoignait Camus dans sa révolte sociale, mais
il appuya ses théories sur les sciences. C'est
ce qui le distingue de Camus, et c'est ainsi qu'il faut
comprendre son adjectif de "sentimental"
pour décrire la pensée de Camus. Dans l'esprit de
Vercors, un appui scientifique indiscutable bâti sur
les recherches expérimentales était le garant de la
Vérité (divinisée) au-delà d'une théorie subjective
non étayée par des preuves scientifiques, ce qui revenait
donc à ses yeux à une théorie "sentimentale".
Vercors et Camus se rapprochent dans
l'idée de la contingence et de l'absurdité de la condition
humaine, dans le refus de la résignation et dans l'appel
à la révolte. Pourquoi cette analogie troublante? Colères
offre une réponse par le biais de Burgeaud:
"notre précieuse pensée individuelle
est constituchionnellement une fabricachion collective
[...] Le cerveau même d'un génie n'est qu'un lieu de
rencontre privilégié, un relais de Grande Route, une
ville de foires. Descartes, Einstein sont des noms de
carrefours. Toute découverte individuelle reste un produit
de l'espèce humaine tout entière".
Vercors, Camus et d'autres intellectuels
de la même époque véhiculent des idées dans "l'air
du temps", ce qui explique en partie cette analogie
entre Vercors et Camus.
A André Wurmser, Vercors dit son
admiration pour le Camus de La Peste plus que
de L'Etranger. Sa longue lettre - dont la conclusion
sur l'origine sociale de Camus est un contresens
- condense de nombreux points que j'ai soulevés dans
cette page et en ajoute d'autres:
"« [...] au point que
je voudrais prendre sa défense - ce qui est curieux, puisque une part
non négligeable de mes ouvrages est écrite, en somme, contre sa
conception sentimentale de la « révolte ». Mais vous
êtes injuste pour La Peste, il me semble. Si
ni Camus, ni Benda ni moi-même n’avons jamais osé peindre le
peuple, la classe ouvrière, c’est, je pense, par respect – et
pour moi j’en ai eu la preuve avec l’essai timide que j’ai
tenté dans Colères et que je me suis promis de
ne pas recommencer. Ce n’est pas notre faute si nous n’avons
connu que l’environnement bourgeois avec sa forme de culture et si
nous ne pouvons parler en connaissance de cause, serait-ce pour le
condamner, que celui-là. La condition ouvrière, nous ne la
connaissons qu’à travers les livres, nous ne l’avons jamais
vécue. Nous pourrions l’inventer, bien sûr – avec assez
d’imagination, d’ « empathie », comme on dit. Et
c’est à quoi j’ai voulu m’essayer dans Colères,
un tout, tout petit peu et c’était déjà trop : je ne
cessais, en écrivant, de sentir combien mon invention restait
artificielle, indigne de son sujet. Je crois que Camus a souffert de
la même infirmité, et si l’Oran de La Peste n’est qu’un Oran bourgeois, c’est qu’il n’a pas connu
vraiment l’autre, malgré les origines populaires de sa mère ;
et que s’il n’a pas voulu peindre l’Oran du peuple, l’Oran
arabe, c’était par souci d’honnêteté. Quant au reproche plus
grave encore d’avoir décrit une « peste » sans racine
politique, n’est-ce pas lui reprocher son propos même ?
Sur ce point je me sens assez proche de lui, en dépit de ce qui m’en
sépare. En quelques lignes vous avez, dans votre article sur
Sillages, merveilleusement montré ( je crois
que vous êtes l’unique critique littéraire au monde à me
connaître et m’aimer assez pour cela !) la source de Vercors
dans Jean Bruller et la profonde révolution entre le dessin désabusé
(désespéré) de "Mutinerie à bord" et
l’optimisme de mon roman, dont le Nageur neurasthénique aurait pu
se trouver sur le navire minuscule du dessin. Ainsi la source de la
révolution de Vercors, où est-elle ? Sinon dans la prise de
conscience par Jean Bruller que la malheureuse espèce humaine
existe, qu’elle ne peut pas ne pas exister, qu’il est donc vain
de le déplorer, sinon pour constater qu’elle n’est « humaine »
que par sa réaction à sa condition misérable au sein des choses,
de l’univers, réaction de rébellion objective à cette condition
et qui oblige ses membres à la solidarité, et donc à la lutte
sociale – la lutte contre ceux qui brisent cette solidarité en
exploitant leurs pareils. Cette solidarité, cette lutte, où donc je
vois une obligation qui ne peut être éludée sans trahir notre
espèce dans son essence même, Camus n’y voit qu’un élan de
révolte, un élan du cœur devant le malheur des hommes – élan
qui distingue les âmes nobles de celles qui ne le sont pas- une
aristocratie, en somme, et c’est ce qui nous distingue aussi, lui
et moi. Mais ceci dit, sa « révolte » (comme ma
« rébellion ») a pour racine cette condition humaine que
nous (hommes) n’acceptons pas, et c’est cette racine, ce
fondement à toutes nos actions et à toute
lutte sociale que Camus a voulu peindre dans La Peste,
ce n’était pas cette lutte elle-même. De sorte que s’il eût
montré les racines sociales de cette « peste » il
aurait, par rapport à son propos qui était de montrer la racine de
ces racines, créé la plus grande confusion. Ce qu’il voulait,
c’était seulement faire voir que tout le monde est dans le même
bain, et ainsi de faire mesurer aux « traîtres »
exploiteurs, aux bourgeois d’Oran et d’ailleurs leur
anti-solidarité de victimes indignes, pareille à celle des déportés
qui se faisaient kapos et complices des nazis pour en tirer quelques
avantages – avant de passer, comme tout le monde, dans la chambre à
gaz. Aussi vos reproches à cet égard m’ont-ils paru un peu du
même tabac que si vous reprochiez, disons, à Edgar Poe d’avoir
écrit Le Puits et le Pendule plutôt que Guerre
et Paix. Oh ! je sais bien ce que vous me direz :
que ce que je viens de dire montre que nous n’avons pas lu La Peste
du même œil ; que vous y avez vu une parabole de l’occupation
nazie à laquelle manque ses sources politiques ; tandis que je
n’ai voulu y voir qu’une parabole de la condition humaine.
Seulement ce n’est pas tout à fait vrai. Car j’y ai vu
aussi une parabole de l’occupation nazie ; mais
justement en ce que le nazisme, en s’identifiant aux pires côtés
de la condition humaine au point que la parabole colle pour les deux,
aggrave horriblement cette condition au lieu d’y porter remède. Et
alors que s’agissait-il de montrer – et à qui ? Le monde
n’est pas tout entier acquis au communisme, il s’en faut, et ceux
qui, même dans le peuple, préfèrent encore une société de libre
concurrence demeurent hélas les plus nombreux. Aux partisans du
socialisme il n’y a rien à apprendre : ils savent déjà.
C’est aux autres, souvent sincères, à ceux qui pensent que la
libre concurrence doit être préservée fût-ce, en dernier
ressort, par voie d’autorité, c’est à ceux-là qu’il faut
montrer que ce qu’ils sont prêts, non à souhaiter sans doute, du
moins à tolérer comme moyen extrême, est contraire
à ce qui les a faits hommes et, en les ravalant à leur condition
native (animale) détruit en eux cette qualité. Ce n’est qu’un
premier pas, bien sûr. Mais c’est le plus urgent. Vous direz que
Camus aurait pu leur montrer aussi (et surtout) que la libre
concurrence, de nos jours, est enceinte du fascisme. Oui, mais
puisque ses partisans sont prêts à la rigueur à l’accepter, le
fascisme, et donc ne veulent pas en voir la nature déshumanisante ?
Ainsi c’était bien par la peinture atroce de cette nature
déshumanisante, je crois, qu’il fallait les secouer. Et de ce
point de vue je tiens quand même La Peste,
(malgré toutes mes réserves) pour un livre bénéfique.
[...]
Double
conclusion
Le roman Colères a, nous l'avons
étudié, des forces et des faiblesses, mais il a le mérite
d'archipéliser les luttes et de réserver une place de
choix à la lutte sociale, première des luttes à mener
pour dépasser le capitalisme et accéder à la lutte commune
qu'espérait Vercors et à laquelle il aurait mis la majuscule
transcendentale.
Mirambeau est trop dans l'action
pour théoriser longuement les raisons de cette sédition
commune. Vercors charge donc Dutouvet,
le père de Pascale, de conclure. Lui ne participe pas
activement à la conjonction interclassiste. Du moins
rien ne le certifie dans le roman. Néanmoins, il fait
une belle leçon d'humanisme à sa fille à la fin de l'oeuvre,
preuve qu'il est sensible autant à la misère des classes populaires
qu'au but supérieur et ultime de l'humanité:
"On
aimerait mieux voir la victoire, bien sûr, mais le principal
n'est pas tellement d'y assister, c'est de participer
à son avènement. [...]
Notre ami
Burgeaud te dirait: Einstein, ça n'existe pas, c'est
un nom de carrefour. L'animation du carrefour dépend
de l'affluence sur les routes qui s'y croisent
- mais elle est maigre, cette affluence, elle ne s'est
guère accrue depuis Platon. Attends seulement que la
circulation augmente, tu me reparleras du Carrefour
Einstein! [...]
Seulement,
voilà que ça change! [...] Voilà, depuis cent cinquante
ans, que le nombre de cervelles actives, que celui des
échanges se mettent à croître en progression géométrique,
et avec eux, la connaissance. [...]
- Alors, le principal, le plus
important de tout, c'est les écoles? [demanda Pauline]
- C'est la disparition de la misère,
en général. Et du travail abrutissant. Avec une politique
de la culture des masses qui reste encore à créer. Tout
va de pair. Et il y a de pauvres types, s'échauffa-t-il
soudain, pour rêver de malthusianisme - pour s'effrayer
de surpopulation, de hordes et d'invasions! Sans voir
qu'à mesure que l'humanité croît en nombre elle va croître
en connaissance et en sagesse, à un rythme qui deviendra
vertigineux. [...] Et il y a des gens pour s'effrayer
encore de l'avènement des peuples, des gens sincèrement
prêts à défendre au prix de leur vie, s'il le faut,
leur petit privilège d'ânonner dans les colonnes du
Figaro leur petit B-A-BA hebdomadaire ou leur
petit poème ésotérique ou leur petite peinture abstraite!
Ils se prennent pour des aristocrates et ne voient pas
qu'ils ressemblent à des ilôtes - qui sauraient graver
un cœur sur une écorce et se croiraient du coup les
gardiens de la plus haute forme de culture possible,
se flatteraient d'être la fine fleur de la pensée! Il
croient défendre la pensée et ils en étouffent l'épanouissement
[...]
- Alors il n'y aurait vraiment
qu'une chose à faire? Une seule chose? Se battre, se
battre et se battre pour libérer de leur étouffement
ces millions de pauvres cervelles, de cervelles misérables
qui ne peuvent pas penser? [dit Pauline]
- C'est tout à fait en tête dans
l'ordre des nécessités".
Malgré les réserves que l'on peut
faire sur Colères, laissons le dernier mot à
Georges Mounin, un des critiques les plus fins de la
prose de Vercors (il revient dans mon article Pourquoi
Vercors anthropomorphisa-t-il la nature?). Le
16 juillet 1956, il lui écrivit:
"En
lisant Colères, comme Les Animaux dénaturés, on pense
invinciblement que si vous étiez anglo-saxon ces deux volumes,
traduits, seraient célèbres en France, comme des modèles,
rarissimes, de science-fictions
intelligents : si l’on pouvait écrire des science-fictions
politiques, vous seul pourriez le faire".
Vous pouvez également aller lire une belle synthèse très récente
de ce roman dans le Club
de Médiapart. Deux
de mes sous-titres sont un clin d'oeil à cette synthèse qui
ouvre une nouvelle voie en comparant Vercors à Steinbeck, cet
écrivain dont Vercors publia Nuits noires
dans les Editions de Minuit clandestines et qui le déçut
par l'accueil froid qu'il lui réserva lors de leur rencontre.
[Cet
article appartient au cycle d'étude sur Vercors et le
capitalisme. Pour prendre connaissance de tous les articles
et de la logique du positionnement de celui-ci, cliquez
sur
ce lien] Article mis
en ligne le 1er, 16 et 22 avril, le 1er et 15 mai,
le 1er juin 2020
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