Pour une introduction de cette autobiographie de 1967
essentiellement centrée sur les années de guerre et de Résistance…
Vous
pouvez lire ce livre de souvenirs en vous
procurant Le Silence de la mer et autres
oeuvres, dans la collection Omnibus
(Voir la page librairie).
Sinon, vous avez la possibilité d'un achat
d'occasion de l'édition de 1967 aux Presses
de la Cité, ou de celle de 1992 aux Editions
de Minuit.
Pour
aller plus loin, lisez mon article: "Jean Bruller-Vercors: se
dire pour dire", Lalies n°28,
Presses de l'ENS- Editions rue d'Ulm, août
2008 (format
papier ou électronique).
VERCORS ET SON APPROCHE AUTOBIOGRAPHIQUE
Raisons du projet
Vercors et le pacte autobiographique
Voiler/se dévoiler : la stratégie autobiographique de
Vercors
LA BATAILLE DU SILENCE, ENTRE DITS ET NON DITS
La période de l’Occupation
Incursion dans les années 30
Les silences
I VERCORS ET SON APPROCHE AUTOBIOGRAPHIQUE
1)
Raisons du projet
La Bataille du silence
constitue la première autobiographie assumée par Vercors dans son parcours
professionnel. Ce livre de souvenirs de 1967 se révèle donc fort tardif dans
une carrière débutée au début des années 20. Vercors a 65 ans, raison souvent
répandue chez les écrivains de se tourner vers le passé pour témoigner d'un
homme et d'un artiste, pour faire un bilan de vie, pour graver dans la page le
destin d'un individu dans une époque donnée. C'est d'ailleurs ce que le lecteur
peut penser, puisque Vercors signale en préambule vouloir fixer un temps
personnel aussi bien que collectif avant que sa mémoire ne lui fasse défaut :
"Quand la mémoire faiblit,
quand elle commence, comme une fragile falaise rongée par la mer et le temps, à
s'effondrer par pans entiers dans les profondeurs de l'oubli, c'est le moment
de rassembler ce qui en reste, ensuite il sera trop tard".
Remarquons au passage la
constance du réseau d'images chez Vercors : la mer rongeant les falaises
et faisant tomber oubli et silence sur des destinées. Ces trois
mots soulignés témoignent de deux idées obsédantes de cet auteur :
- l'effroi face à l'oubli
volontaire des horreurs de la Seconde Guerre mondiale, oubli dont il ne cessait
de s'inquiéter dès 1945 avec Le Sable du Temps.
- le silence et la mer vers lesquels
le dessinateur Jean Bruller revenait souvent, par exemple dans « Du suicide par
immersion totale » dans son premier album de dessins 21 recettes de mort violente (1926), ou encore « Mutinerie à
bord » dans La
Danse des vivants (1932-1938) et le dernier album Silences (1938)
avant que la guerre n'éclate, avant que l’Occupation ne réduise justement les
artistes à ne plus publier si ce n'est par des voies clandestines, comme le fit
Jean Bruller, pour rompre ce joug intolérable. L'année 1942 réunit ces deux images
récurrentes dans le double univers de Jean Bruller-Vercors. Il intitula en
effet symboliquement son premier récit Le
Silence de la mer et dans le même temps illustra à titre confidentiel trois
poèmes en prose d'Edgar Poe, imaginaire fantastique pénétré de ces deux réseaux
lexicaux.
Et justement, La Bataille du
silence, au titre hautement
significatif, narre la mise en place des Éditions de
Minuit, maison d'édition clandestine créée avec Pierre
de Lescure, et la diffusion de son fameux Silence de la mer
accompagné de 25 autres volumes.
La crainte de la perte de mémoire des années sombres
est-elle le motif préalable à l'écriture de soi ? N'oublions pas que dès
la Libération Jacques Debû-Bridel se chargea d'établir un récit circonstancié
de l'aventure des Editions de Minuit dans Les Éditions de Minuit.
Bibliographie et historique. L'initiative des mémoires de guerre de Vercors
revient à son éditeur. Celui-ci lui demanda expressément de plonger dans son
passé de Résistant pour que le grand public en prenne connaissance. Un public
avide de cette époque, alors même qu'il l'avait délaissée dès les années 47-48
(les ventes de cette littérature de guerre publiée aux Éditions de Minuit,
entreprise désormais légale, s'en ressentirent durement). Un milieu littéraire
penché sur ce passé-là et produisant ce que la critique nomme la « littérature
concentrationnaire ». Et Vercors, taraudé par ce passé indélébile, soucieux de
transmettre à la jeune génération ce devoir de mémoire. On comprend dès lors
pourquoi Vercors accepta la proposition de son éditeur et sortit ainsi sa
première autobiographie.
2)
Vercors et le pacte autobiographique
Nous empruntons cette notion de « pacte autobiographique »
à Philippe Lejeune.
Allez sur son site pour davantage
de précisions concernant ses travaux consacrés aux écritures de soi.
Se présente comme une écriture de
soi pleinement assumée un récit rétrospectif d'une histoire individuelle dans
lequel l'écrivain signe un pacte implicite de sincérité avec le lecteur.
Partir de cette définition, c'est
reconnaître que Vercors ne s'adonna que fort peu à cet exercice. Vercors se
soumet en effet à ce pacte uniquement deux fois dans sa longue carrière, en 1967
avec cette Bataille du silence, parce qu'au départ son éditeur lui en
fait la requête ; de 1981 à 1984 avec ses mémoires en trois tomes Cent ans d’Histoire de France (dont d'ailleurs le
premier ne se centre aucunement sur Jean Bruller, du moins en apparence).
Pourtant, Vercors passa une
partie de son temps à trois autres projets autobiographiques : un journal
intime en 1930, un second en 1942 et un récit d'enfance commencé en 1978.
Ses deux journaux sont reproduits dans la
collection Omnibus: allez à la rubrique
"librairie"
Pour certains d'entre eux, il
avait l'intention de les éditer, mais il n'ira pas au bout de cette tentation.
On remarque que les interrogations autobiographiques remontent au début des
années 30. Dans son journal de 1942, notre diariste avoue son désir ancien de
publier son premier journal, celui de 1930, alors qu'il est encore
dessinateur-graveur, ce qui témoigne de son goût précoce pour l'écriture et
minore quelque peu ce mythe de l'écrivain né subitement des contingences
historiques.
Ainsi, sur cinq essais de soi, il n'en fait aboutir
publiquement que deux, ceux-là même qui mettent en scène un homme dans
l’Histoire, par devoir impératif de mémoire, pendant qu'il abandonne l’idée
d'exhumer devant ses lecteurs les trois autres archives de soi vouées uniquement
à sa personne.
3)
Voiler/se dévoiler : la stratégie autobiographique de
Vercors
Entre-t-il de la pudeur dans le
refus final de Vercors de mettre au jour des écrits intimes sans que l’Histoire
soit convoquée et qu’elle ne donne une justification à la publication ? Ce
n'est pas la raison première pour Jean Bruller-Vercors. Dans son bref journal
de 1930 destiné initialement à paraître, Jean Bruller s'interroge avec lucidité
sur la vanité de l'entreprise autobiographique : se dévoiler à ses yeux et aux
yeux des autres relève pour une bonne part de la comédie dans la mesure où
d'une part il est difficile de se connaître soi-même, d'autre part la vision
que les autres ont de nous peut être si contradictoire. Selon Jean
Bruller-Vercors, se mettre en scène, c'est adopter une posture inexorablement
fictive. C'est donc ne pas pouvoir accéder à la vérité essentielle de son moi.
L'écriture de soi est intrinsèquement vouée à l'échec. C'est pourquoi Jean
Bruller-Vercors préférera passer par la fiction, tant pour se dévoiler en
montrant consciemment la part de fiction inhérente à la découverte de soi, que
pour se voiler partiellement quand il s'agit de confidences intimes.
Au moment même où Jean Bruller
rédigeait son journal en 1930, il sortait son album Un
homme coupé en tranches un an plus tôt, album dans lequel le
personnage principal au nom symbolique, Polimorfès, se confie à son propre
journal intime dans le but de découvrir sa vraie personnalité et de la dévoiler
aux autres sans forfaiture. Sa conclusion aboutit aux mêmes constats que Jean
Bruller abandonnant rapidement son projet personnel : il est impossible de se
connaître véritablement, parce que la superposition de son regard sur soi-même
et de ceux des autres amène à couper littéralement un homme en tranches, titre
révélateur d'une pensée renforcée au fil des ans.
Plutôt que de passer par
l'écriture autobiographique, Jean Bruller, et encore plus Vercors, se glisse
dans la fiction et distille des révélations plus ou moins profondes que le
lecteur saura plus ou moins filtrer puisqu'aucun pacte autobiographique n'est
scellé. Les nouvelles de la guerre et de la Résistance – Le Silence de la
mer, La Marche à l’Etoile, Désespoir est mort, L’Imprimerie
de Verdun, L'Impuissance
- fourmillent d'anecdotes, facilement compréhensibles étant donné
qu'elles concernent le personnage public qu'il est devenu à partir de la
Libération. C'est surtout à partir de la trilogie Sur ce rivage (1958-1960) que la
confidence personnelle s'accentue pour éclater dans les années 70 avec Le Radeau de la méduse et Tendre Naufrage.
Pourtant ce biais fictionnel rend les interprétations
dangereuses. Qui nous dit en effet que Vercors révèle des pans entiers de sa
vie privée ? Notre auteur s'amuse des multiples possibilités qu'offre la
fiction pour se dévoiler pleinement, pour se fantasmer en mélangeant
dans un même personnage des éléments de sa propre vie et ceux de ses proches , pour inventer aussi. La Bataille du silence, Cent
ans d’Histoire de France, Ce que je crois, A dire vrai permettent néanmoins
de recouper partiellement les indices disséminés dans ses divers récits. Encore
convient-il de suivre pas à pas l'ensemble de sa carrière, tout en acceptant
les lacunes et les mystères.
II LA BATAILLE DU SILENCE, ENTRE DITS ET NON DITS
1)
La période de l’Occupation
Assurément, Vercors se montre très prolixe quand il s'agit
de reconstituer les années de guerre qui le consacrèrent comme un mythe de la
Résistance. Le lecteur plongé dans La Bataille du silence sort comblé par la précision et la
sobriété des épisodes, deux qualités propres à Jean Bruller-Vercors. Nous avons
déjà abordé le récit circonscrit de ces années-là. Aussi renvoyons-nous aux pages de ce site évoquant la mise en place des
Éditions de Minuit, la diffusion du Silence
de la mer, récit qui suivit celui,
inachevé, de son amour de jeunesse pour Stéphanie et qui trouvera un écho dans Tendre Naufrage.
Vercors n'oublie jamais de faire comprendre que cette aventure
est avant tout collective. C'est pourquoi La Bataille du silence est
un hommage aux imprimeurs Ernest Aulard et Claude
Oudeville qui fabriquèrent au péril de leur vie les 26 volumes des
Éditions de Minuit ; à Yvonne Paraf, amie
d'enfance pour laquelle il avait inventé son premier album 21 recettes de mort violente ; et tous les réseaux de distribution de
cette littérature de combat.
Unifier son moi dans cette entreprise
autobiographique s'avère dans ce cas nécessaire à la narration de ces années
que la jeune génération se doit de connaître, selon les exigences de Vercors.
Ce livre de souvenirs s'ancre donc moins dans l'approche problématique du moi
que dans la lutte contre l'oubli de cette époque.
2)
Incursion dans les années 30
Le silence artistique que Jean Bruller s'imposa dans un
premier temps fut une forme de Résistance qui devint rapidement active quand il
se plongea dans la lutte littéraire clandestine.
Allez lire du dessinateur Jean
Bruller à l’écrivain Vercors.
Les choix de Vercors sous
l'Occupation ne peuvent
être saisis que par l'introduction aux années 30, période pendant laquelle,
anxieux, Jean Bruller voyait monter les fascismes. Ces années 30 sont beaucoup
moins détaillées dans La Bataille du silence que les années de guerre. Vercors suggère les circonstances de
certains de ses albums, sans approfondir, alors même qu'il regrettait l'oubli
de sa première carrière par le public. Certes, le sujet devait se concentrer
sur une période précise, mais c'était l'occasion pour Vercors de corriger cette
tendance par un récit plus précis de cette première vie professionnelle.
Le lecteur navigue cependant
globalement dans son milieu littéraire des années 30, ancré à gauche. Quelques
noms émergent et permettent de percevoir les réseaux constitués : celui de son
ami Pierre de Lescure proche des communistes à cette époque et décidé à
composer avec Jean Bruller un numéro de La Pensée
libre clandestine d'obédience communiste ; celui de son ami Jules Romains vecteur de ses liens vite amicaux avec
Roger Martin du Gard, Jean Tardieu, Georges Duhamel, Charles Vildrac et Jean
Richard Bloch ; celui également de l'équipe de Vendredi, revue
indépendante militante de gauche née et morte avec le Front populaire, équipe
dirigée notamment par André Chamson, Louis Martin-Chauffier. Entre 1935 et
1936, Jean Bruller accepta, contre son habitude, de prêter son crayon à la
satire, dans le temporel immédiat, anxiogène au point que le dessinateur
inventa au même moment ses Visions intimes et
rassurantes de la guerre.
3)
Les silences
Quid de son enfance et de son
adolescence ? La Bataille du silence n'est pas le lieu, nous l'avons dit. Peut-être ce livre de souvenirs
fut-il le moteur de confessions ultérieures dépassant le cadre strict de
l'Occupation, car deux ans plus tard Vercors transposait une partie de son
enfance dans Le Radeau de la
méduse, par le biais du personnage
de Fred, projet qu'il avait par ailleurs déjà commencé dans Sur ce rivage.
Le livre s'arrête comme il se doit à la Libération et
prend le risque de fixer encore davantage Vercors dans le mythe. Et le lecteur
d'avoir la curiosité de s'interroger sur la vie de Vercors entre l'arrêt de ce
récit en 1945 et la parution de l'ouvrage en 1967. Cela crée le mystère quand
le lecteur a la saine volonté de dépasser les limites fixées en un temps donné
de l'Histoire pour approcher de la réalité d'un homme.
|