Une
journée dans la vie de Vercors en 1991
L'entretien
avec Jean-Luc Delblat que Vercors accepta
en avril 1991, deux mois avant son décès, fourmille
de détails concrets sur l'emploi du temps journalier
de l'écrivain dans son appartement du Quai des Orfèvres
à Paris. Si Vercors habitait depuis 3 ans exclusivement
dans la capitale, il avait les mêmes habitudes lorsqu'il
se rendait chaque année dans son Moulin des Iles en
Seine et Marne entre avril et novembre (voir ma
page sur ses
lieux de vie). Il s'agit d'une journée-type,
hors voyages personnels et/ou professionnels et hors réunions
pour les nombreuses instances culturelles et politiques
auxquelles il appartenait.
Certes, Vercors est un vieux monsieur
en 1991, il a ralenti ses activités professionnelles
hors composition de récits et d'articles, mais on peut
se dire qu'il avait l'habitude de ce type de journées depuis
des années. Cette journée-type doit d'ailleurs se répéter
bien plus fréquemment depuis son retrait de la scène
publique. Après sa période intense de grande figure
de la Résistance intellectuelle qui le projeta dans
les multiples activités propres à la vie publique
d'un artiste engagé, il fut volontairement plus absent
de l'engagement dans la cité des intellectuels, il fut
aussi moins demandé dans ce rôle. Ainsi la frénésie
de la vie publique s'estompa progressivement pour lui
à partir des années 60, encore plus à partir des années
70, au point de moins empiéter sur son temps d'écriture,
au point d'augmenter la fréquence de cette journée-type
dont il parle dans son entretien avec Jean-Luc Delblat.
Je restitue les éléments-clés ci-après:
"Avez-vous un endroit
favori pour écrire ?
- Le lit... (rires). Mais je
ne suis pas le seul! J'écris au lit tous les matins, très
régulièrement, de huit heures à l'heure du déjeuner... quand
ma femme m'appelle (nouveau rire).
- Et d'une ambiance
particulière pour travailler ?
- Absolument pas. Je
travaille chez moi ou à l'hôtel. Lorsque je ne peux pas être
dans un lit, il m'arrive d'écrire dans un endroit public. Le
bruit ne me dérange pas.
- Comment vous
installez-vous quand vous êtes dans votre lit ?
- J'installe un pupitre sur
mon lit et je prends ma plume. J'ai eu très longtemps un
Parker et puis je me suis mis au Bic il y a
quelques années. Je ne m'y suis jamais habitué tout à fait,
parce qu'il fallait trop appuyer pour que l'encre s'imprime à
mon goût sur le papier. Dernièrement, j'ai découvert un
feutre, avec une pointe de nylon et de la vraie encre. Il me
convient tout à fait...
- Avez-vous des moments
préférés pour écrire ?
- J'écris tous les matins,
dimanches et jours fériés compris! (rires). Il faut que
j'écrive une page tous les matins : c'est essentiel.
L'après-midi, je fais autre chose, mais tous les matins j'ai
une page de papier blanc devant moi. Le soir, je ne me couche
jamais avant minuit : j'aime me garder le plus d'heures
possibles de veillée, car je n'ai plus beaucoup de temps
devant moi...
- A vous entendre, on a
l'impression que l'écriture est une astreinte...
- C'est une astreinte en ce
sens que, si je m'arrêtais d'écrire trop longtemps, je ne sais
pas si je recommencerais. Alors je me méfie de ma paresse...
Dès que j'ai terminé un roman, j'en commence un autre ou bien
j'écris un article.
- Si je comprends bien,
vous ne connaissez pas le syndrome de la feuille blanche...
- Bien sûr, ça m'arrive!
Mais comme je me suis donné une discipline, je ne m'affole
pas. Si ma plume se comporte mal, j'écris quand même, quitte à
déchirer la page le lendemain, ou bien à la corriger si elle
n'est pas si mauvaise. Mais je n'ai pas d'angoisses.
[...]
- Vous paraissez assez
isolé. Est-ce dû aux exigences de votre travail?
- Non. J'ai tous mes
après-midi pour faire ce que je veux! (sourire). Depuis
quelques années, je ne sors plus beaucoup, mais auparavant, je
passais une grande partie de mon temps à la campagne où j'aime
bien bricoler autour du bois - et j'avais de quoi faire; j'ai
été menuisier pendant la Guerre et j'ai même construit des
bateaux. Et puis j'ai voyagé énormément. A Paris, je vais
souvent au cinéma, au théâtre, voir des expositions ou des
amis. Je suis tout à fait libre!"
Je ne m'appesantirai pas sur les
rituels et les manies de Vercors. Avoir le même stylo,
des manies récurrentes, presque superstitieuses, n'est
pas l'apanage de notre écrivain.
Je souhaite surtout étudier sa description
d'une journée-type, ainsi que le ressort de son
travail.
Le cadre général de son quotidien
se déroule de manière immuable:
- Travail littéraire le matin, de
8h jusqu'au moment de déjeuner
- Déjeuner
- Après-midi d'activités diverses
en fonction de l'envie du moment
- Dîner
- Aller dormir à minuit
Ecrire consiste ainsi à relire les
pages écrites la veille, à poursuivre le récit inachevé,
à corriger, remanier, raturer. Ce travail dure entre
4 et 5h au maximum. Vercors se mettait donc à l'ouvrage
entre 28h et 35h chaque semaine. Ecrire est une activité
solitaire, un repli sur soi hors du monde pour se glisser
dans un monde fictif. Si Vercors préférait travailler
confortablement dans son lit, il lui arrivait aussi
souvent de se mettre à son bureau, face à la nature,
quand il habitait encore son Moulin des Iles de 1950
à 1988:
![](bureau_Vercors.jpg)
Bureau
de Vercors dans son Moulin des Iles en Seine et
Marne, entre 1950 et 1988
On comprend également que, même en
voyage, même dans d'autres conditions, Vercors s'astreignait
à écrire.
Dans ses périodes de sédentarité,
au loisir studieux matinal succédaient des activités
à forte teneur intellectuelle qu'il se choisissait au
gré de ses envies et de la programmation culturelle
de Paris. Antérieurement, dans sa maison de campagne,
Vercors s'adonnait à des activités manuelles, en particulier
à la construction de ses voiliers dès l'entre-deux-guerres
(Voir ma page sur les
périples maritimes de Vercors en Bretagne).
Cet emploi du temps rappelle singulièrement
celui d'Emile Zola à Médan.
Cette astreinte au travail d'écriture
quotidien est une obligation qu'il s'imposait. La contrainte
relève du ressort interne, d'une résolution destinée
à faire obstacle à sa paresse. Nous le verrons dans
un autre article ultérieur, le dessinateur
Jean Bruller ne procédait pas ainsi. Aussi, s'il arrivait à
Vercors de ne pas vouloir écrire un matin ou même plusieurs,
de ne pas pouvoir faire ce sacerdoce, il n'y aurait
eu aucune conséquence extérieure. Indépendant,
sans souci de productivité, Vercors pouvait éventuellement
se presser de terminer un récit, de le publier, par
nécessité financière. Aucune de ses lettres ne laisse
présager ce cas de figure, sauf ponctuellement en
1979.
Ses journées-types de 1991, identiques
à bien d'autres journées depuis les années 60, soulignent
le privilège du libre choix de son existence, de la
souplesse de son emploi du temps s'il le désirait, de
l'appropriation de ses heures, de l'agrément de ses
activités tournées peu ou prou vers la skholé.
C'est aussi un bel exemple de lenteur propice à goûter
l'instant présent.
Article mis en ligne le 1er mai 2018
|